Les architectes ne meurent pas toujours dans leur lit - François-S. Braun - E-Book

Les architectes ne meurent pas toujours dans leur lit E-Book

François-S. Braun

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Beschreibung

Juin 2015 : cinquantenaire de la mort du célèbre Le Corbusier, une icône de l’architecture du XXe siècle. Henri Ferracci, architecte très médiatique, déclenche une violente polémique en menaçant de dévoiler le côté sombre de cet homme. Ayant ouvert une boîte de Pandore, il libère des passions meurtrières. Le Corbusier était-il véritablement ce génie qu’on vénère encore aujourd’hui ? Entre fiction et réel, ce récit interroge la légende et s’adresse à ceux pour qui les architectes demeurent un mystère.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Chevalier de l’ordre du Mérite, François-S. Braun a mené une carrière d’architecte en tant que fondateur d’une agence réputée. Enseignant impliqué dans la vie politique de sa profession, il a milité pour une architecture humaniste.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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François-S. Braun

Les architectes

ne meurent pas toujours

dans leur lit

Roman

© Lys Bleu Éditions – François-S. Braun

ISBN : 979-10-377-7608-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Peut-on d’emblée aimer ou détester Le Corbusier, celui dont la réputation est établie comme celle de l’homme qui voulait détruire Paris pour ne laisser subsister que Notre-Dame… Et encore !

François Braun, dans cette attachante fiction, qui mêle intrigue policière, portrait psychologique du « grand homme », mais aussi réflexion sur l’architecture contemporaine, son univers et ses missions, nous donne des raisons plus subtiles de nous méfier de lui, de ne le placer ni dans l’enfer, ni au paradis, mais dans une espèce de purgatoire.

Bravant avec témérité (et peut-être inconscience, mais je le connais, il dit toujours ce qu’il pense) l’opinion la plus répandue, la « doxa » de toute une génération, il en fait l’un des mentors de la pensée totalitaire du siècle qui nous a précédés ; l’un de ces « Prométhée » qui, au lendemain de la Grande guerre, dans le fracas de l’effondrement des dieux et celui de la vieille Europe, ont voulu nier la complexité du monde, faisant litière de toute considération humaniste. Attila, celui après le passage duquel l’herbe ne repousse pas, Méphisto, l’esprit qui toujours nie, il y a de tout cela dans Corbu, parce qu’en plus, le bonhomme est doué et possède au plus haut point le talent de faire scandale et de persuader.

Le Corbusier, séducteur pervers, c’est ce que nous suggère Braun, traduisant par là aussi qu’il avait de multiples talents : l’imagination, la main sûre sur la feuille blanche, le goût de la mise en scène et du mystère, la passion d’indigner. En somme tous les atouts d’un grand artiste mais aussi d’un grand manipulateur puisqu’il allait mettre ce « génie » au service d’une vision discutable et souvent effrayante.

Du temps où j’écrivais des fictions radiophoniques pour France Inter, j’avais traité le sujet de la rencontre, tout à fait historique et documentée, à Vichy, en 1941, d’Auguste Perret et de Le Corbusier. Il n’est que leur dialogue que j’avais dû imaginer. Le premier se trouvait là, contraint et forcé, que pour défendre les intérêts de l’Ordre des architectes ; Corbu venait, lui, déjà, avec son projet de la Charte d’Athènes. Dans cette lumière grise (ou brune) s’opposaient deux visions d’ordre, l’une qui allait réglementer les choses et qui devait rencontrer un écho auprès des autorités du temps et du lieu ; l’autre qui tendait à tout dissoudre pour reconstruire selon les vues les plus audacieuses, avec des principes plus souvent négatifs que solides. (Deux conceptions qui n’étaient pas en complet désaccord avec les contradictions de l’État français où se côtoyaient suppôts de l’ordre moral mais aussi premiers technocrates.) Corbu ne se vantera pas, plus tard, de ce passage de quelques semaines dans cette Gomorrhe où, malgré ses efforts, il ne put pas rencontrer le maréchal. Tout cela le campe bien dans un flou, un entre-deux, nous le donne à voir comme un homme insaisissable et inclassable, appliqué à tisser une toile aux figures inattendues.

Braun a bien su mettre le doigt sur cette opacité… Ce « vague. »

Braun est également convaincant dans son évocation des dédales du métier, de nos jours, dans lesquels il nous plonge pour les besoins de son intrigue et qu’il nous montre à voir avec la précision de celui qui « connaît la boutique. » On y sent affleurer l’attachement profond à cette profession, tout l’intérêt qu’il continue d’y porter et on peut le dire sans exagérer, l’affection qu’il voue à ses contemporains, étudiants et confrères. Son héroïne est attachante. Il nous la montre à la barre du navire, assumant, malgré ses faiblesses, malgré les coups du sort, son rôle de chef d’orchestre d’une machine à la grande complexité dans un métier (est-il art ou science ?) dont les contraintes, artistiques, administratives, financières, exigent des qualités qui parfois se combattent entre elles. Tout cela, Braun, à qui l’on doit l’aboutissement de tant de vastes chantiers, le tire de son expérience.

C’est d’ailleurs pour cela que, parfois, dans le cours de son récit, on s’imagine faire partie de l’agence, être embarqué dans des « charrettes » qui ne sont pas celles de 1793.

Terminant cette lecture, j’ai songé au tableau de Goya qui est au Prado, Saturne dévorant l’un de ses fils… Des hommes s’agitent, courent, travaillent et, derrière eux, se dresse la figure d’un père-ogre que certains, encore, de nos jours, ne peuvent se départir d’aimer. Mais, je l’ai dit, Braun est de ceux qui se méfient et souhaitent prolonger son purgatoire. Tel est le sous-entendu de ce conte plaisant.

Jean-Paul Desprat,

À son témoin de mariage, François

1

Vichy, janvier1942

Enfin muni de l’indispensable ausweis rapidement obtenu grâce à l’intervention de son ami Lagardelle, ministre du Travail, il se dirige vers la gare de Vichy pour prendre le train qui va le conduire à Paris. Demain, il en prendra un autre pour Berlin. Cela fait plus d’un an qu’il arpente les couloirs de l’hôtel du Parc, siège du gouvernement de Pétain, pour tenter d’obtenir un poste ministériel où il pourrait donner enfin la mesure de son génie. Sans succès. Il est amer et plein d’une colère à la mesure de sa frustration : il est le maître du Mouvement Moderne. Il a défini d’une manière définitive comment on doit loger les populations et s’affranchir de tout le fatras historiciste qui fait toujours la loi à l’École des Beaux-Arts. Il veut organiser rationnellement le monde nouveau issu de la révolution de 1917 et de l’expansion du fascisme dans toute l’Europe. Mussolini, en qui il avait mis tous ses espoirs, l’a déçu. Trop brouillon, et avec ça, sa détestable politique du pastiche : prétendre faire la nouvelle Rome en copiant les modèles de la Rome antique !

Lassé des critiques dont ses premières réalisations et les conférences où il expose sa doctrine sont l’objet, il va tenter sa chance avec Hitler, un homme intéressant dont la vision est à l’échelle de ses propres ambitions. Bien sûr, l’occupation de la France par les armées allemandes est désagréable, mais avec le Front Populaire et l’influence envahissante de Blum et de ses amis juifs, on courait à la décadence et au désordre. D’ailleurs, c’est à cause des amitiés de la petite Perriand au sein du Front Populaire et de son humanisme rétrograde qu’il a dû s’en séparer : une grande perte pour l’atelier mais ses critiques étaient devenues insupportables.

Calé dans le fauteuil près de la fenêtre de son compartiment de première, il a brièvement salué le couple et l’officier allemand qui l’occupent avec lui, pour se plonger aussitôt dans ses notes. Il met la dernière main à l’exposé qu’il fera dans deux jours devant Albert Speer, l’architecte du Führer. Il est vrai qu’il est agacé par le caractère grandiloquent de son confrère allemand, maladroitement influencé par les soi-disant canons esthétiques de l’antiquité, mais il lui reconnaît un sens de la grandeur. Bien qu’au fond un concurrent, il est convaincu de pouvoir s’en faire un allié. La tâche est suffisamment immense pour être deux : à lui les monuments, à moi l’urbanisme nouveau et les machines à habiter !

D’ailleurs, sans qu’il le lui ait explicitement demandé, c’est bien son jeune ami Ernst Neufert qui est à l’origine de cette rencontre. Bien qu’il ait été formé, puis membre actif au Bauhaus – repaire d’un art dégénéré suivant la doxa nazie – il est devenu un des principaux collaborateurs de Speer pour introduire la standardisation et la normalisation dans la construction des logements, dans les territoires conquis par l’Allemagne. Il rêve depuis près de vingt ans de pouvoir mettre en œuvre son Plan Voisin 1: il s’agit de raser le centre de Paris pour recevoir cinq cent mille habitants dans vingt-quatre tours identiques. Le coup de génie de ce concept, c’est qu’on peut le réaliser n’importe où, sous tous les climats. Alors, Varsovie ? Budapest ? Prague ? Et pourquoi pas Dresde ou même Berlin ? II s’était promis d’adresser à Neufert 2 un exemplaire de son opuscule sur le nouveau système de mensuration basé sur la combinaison géniale d’un rapport d’échelle entre les proportions de l’homme idéal et le nombre d’Or. Il n’y avait plus pensé et avait laissé les exemplaires restant dans son agence de la rue de Sèvres au moment où il avait décidé d’aller faire le siège du gouvernement à Vichy.

Arrivé à la gare de Lyon, il dispose de quatre heures avant le départ de son train pour Berlin. Il saute dans un G7 pour se faire conduire à son agence.

— Attendez-moi, j’en ai pour une heure, vous me conduirez ensuite à la gare du Nord !

L’atelier est fermé depuis près d’un an au moment de son installation permanente à Vichy. Il a expédié sa femme Yvonne près de sa mère à La Chaux-de-Fonds, bien à l’abri sous le parapluie helvétique. Il a laissé l’agence sous la garde de Charlotte, finalement revenue après leur brouille. Elle voulait terminer une série de dessins, des détails techniques de la façade pour un immeuble en projet à Boulogne. Mais cette tête de mule, au prétexte qu’elle trouvait inacceptable le régime imposé par les nazis, a fermé l’atelier et quitté Paris sans laisser d’adresse.

— Bonsoir madame Verdier. Alors, comment ça va la vie à Paris ces temps-ci ?
— Oh ! bien le bonjour, Maître. Vous êtes donc de retour ? Ben vous savez, Paris, c’est comme l’immeuble : bien vide et pas gai ! Vous rouvrez votre atelier ? Madame Charlotte, elle a laissé les clés et puis elle est partie en ne disant pas où on peut la joindre ni quand elle va revenir.
— Je suis au courant. Non, on ne rouvre pas encore, je suis juste de passage et j’ai besoin de papiers que j’ai laissés ici, je voudrais les clés.

Arrivé au dernier étage, dès le vestibule, il est saisi par le spectre des odeurs familières de son repaire professionnel : l’alcool de la ronéo, le trichloréthylène qui sert à nettoyer les calques, l’ammoniac de la tireuse de plans, puissant mélange qui domine un fond de poussière de papier et de carton. Le sol en lino vert est recouvert d’une fine pellicule de poudreuse. Il ne crisse pas sous la semelle comme d’habitude. Dans son bureau, rien n’a été touché depuis son départ ainsi qu’il l’avait exigé. Il s’assied un moment à sa table de travail, repense à ces heures fiévreuses où il a conçu ce modèle qu’il sait indépassable : les Unités d’Habitation de Grandeur Conforme. Malgré les délires néo-classiques de Boris Iofane ou symbolistes de Constantin Melnikov, il a bien réussi à convaincre, lors de son triomphal voyage d’octobre 1928 à Moscou, une grande part des architectes soviétiques du bien-fondé des principes qu’il a synthétisés dans la Charte d’Athènes. Même si depuis l’année dernière, le pacte germano-soviétique a volé en éclats, les principes totalitaires de rénovation de la civilisation restent les mêmes chez Hitler et chez Staline. Le reste est affaire de politique. Par sa seule architecture, il fera le bonheur de l’humanité. Il saura bien convaincre les maîtres du Reich !

Pressé par l’horaire, il sort de sa rêverie, se lève et va prendre sur l’étagère derrière sa table à dessin trois exemplaires de sa monographie sur la normalisation des proportions et les tracés régulateurs qu’il a rédigée récemment comme contribution à l’ASCORAL3pour l’AFNOR4. Il compte les dédicacer à ses hôtes à Berlin. En regardant la dernière toile sur laquelle il travaillait en appliquant cette nouvelle méthode de composition basée sur le nombre d’or, il sent remonter un sentiment de colère jalouse en pensant au succès de ce Pablo Picasso qu’il considère comme son rival et qui, lui, connaît un succès éclatant. Il a néanmoins renoncé à emporter un de ses tableaux qu’il aurait aimé offrir au Führer, comptant ainsi accroître sa notoriété. Il sait par Neufert que l’art abstrait est plutôt mal vu par l’occupant du « Berghof » à Berchtesgaden qui considère la production picturale du mouvement cubiste comme un art dégénéré !

Il a un petit pincement au cœur en refermant la porte de l’agence, non pas qu’elle lui manque vraiment mais il se désole de l’avoir revue ainsi, désertée et improductive. Il dépose les clés chez la concierge. Le taxi l’attend devant le porche et le conduit à travers un Paris hivernal tout en grisaille jusqu’à la gare du Nord.

Dans le hall, il confie ses bagages à un porteur. Les accès aux quais sont contrôlés par des patrouilles de miliciens encadrés par des soldats allemands. Il présente son ausweis à un sous-officier, puis son billet à un agent ferroviaire à l’air revêche :

— Le train spécial pour Berlin, voie 9, départ dans quarante minutes !

Neufert a bien fait les choses : il dispose d’un compartiment individuel dans une des voitures wagon-lit Cook réquisitionnée. Le contrôleur vient le saluer et lui demander s’il souhaite réserver un couvert au wagon-restaurant où le dîner sera servi à dix-neuf heures trente. La journée a été fatigante, il n’a pas eu le temps de déjeuner. Il accepte, réjoui à la perspective de ce moment de détente et demande au contrôleur de le prévenir vingt minutes avant. À dix-sept heures, la grosse locomotive Baltic lâche trois jets de vapeur sifflante et se met en branle. Il s’allonge sur la couchette. Le train accélère et quand la musique binaire des roues sur les rails se stabilise, il s’endort en rêvant, tendre souvenir, à ses amours avec Joséphine Baker.

À l’heure dite, le contrôleur frappe à la porte de la cabine :

— Bonsoir Monsieur, le dîner sera servi dans une demi-heure ; le restaurant est dans le wagon juste derrière le nôtre.
— Merci, pendant que je me prépare, faites-moi, je vous prie, apporter un verre de porto ;
— Navré, Monsieur, nous n’avons pas été livrés, mais je peux vous proposer un excellent « vendanges tardives » du Rhin.
— Va pour votre vin du Rhin !

Il se lève, fait une rapide toilette, enfile une chemise propre, ajuste son nœud papillon, se tamponne le visage avec de l’eau de toilette, vérifie qu’il est à son avantage, puis se dirige vers le wagon-restaurant.

Malgré les convictions qu’il affiche, malgré le brutalisme qu’il prône, il se laisse séduire par le luxe et la finesse de la décoration de Jean Prou : le wagon-restaurant est une merveille d’Art Déco, avec ses bois précieux, les bronzes rutilants des lampes et des appliques, la chaleur des velours frappés de Patou. Au fond, il s’agace du plaisir que lui procure cette esthétique qu’il veut rejeter. Il ne comprend pas pourquoi ces décors l’émeuvent, mais c’est comme ça.

La salle est remplie, surtout d’officiers en tenue vert-de-gris ou noires. Il n’est rien moins qu’enthousiaste à la perspective de partager son dîner avec des convives qui ne vont parler que mouvements de troupes ou intrigues militaires. Avisant deux personnages en civil, jeunes et l’air avenant, il demande au maître d’hôtel de le placer à leur table.

— Bonsoir, merci de m’accueillir à votre table. Je suis architecte urbaniste. Je me rends à Berlin pour y présenter à monsieur Speer et ses collaborateurs mes conceptions pour un développement urbain moderne et rationnel.
— Bonsoir monsieur. Je me présente à mon tour : Carl Schmitt, avocat constitutionnaliste, professeur à l’Université de Berlin et conseiller auprès du gouvernement du Reich. Et voici mon épouse Duska avec laquelle je viens de prendre quelques jours de repos chez des parents de cette dernière à Opatija avant de repasser par Paris pour un séminaire avec quelques confrères. Vous voudrez bien pardonner mon accent que je n’arrive pas à améliorer quand je parle votre langue !
— Vous êtes bien modeste ! c’est à moi de déplorer, bien que Suisse d’origine, de ne pas maîtriser l’allemand aussi bien que vous maîtrisez le français.

Sur ces civilités, ils passent leur commande. Les convives échangent quelques aimables banalités sur les mérites comparés des villégiatures sur l’Adriatique ou la Méditerranée. Un sentiment de sympathie s’installe entre eux progressivement, et ils engagent une conversation sur leurs engagements professionnels, chacun avec passion :

— L’épisode honteux de la république de Weimar a eu un mérite : celui de disqualifier aux yeux du peuple allemand l’inefficacité des régimes parlementaires avec toutes les lâchetés et les compromissions qu’ils entraînent. Il était grand temps de redonner à cette race, fière et forte, toute la place qu’elle mérite pour mener le monde vers une civilisation nouvelle ; clarté, ordre et discipline. J’ai beaucoup réfléchi et travaillé en tant que constitutionnaliste à cette question pour aboutir à la conclusion que : notre système politique n’était pas amendable. Le réformer ne pouvait que lui laisser, par les manœuvres obscures et l’action subversive des coteries judéomaçonniques, des chances de retomber dans ses errements. J’ai donc, avec quelques amis dont certains de vos compatriotes que je viens précisément de retrouver à Paris et en m’appuyant sur les travaux de Martin Heidegger et d’Ernst Jünger, élaboré la doctrine de « l’Abbau » c’est-à-dire dans votre langue la « déconstruction » : déconstruire pour fonder une nouvelle société strictement et rationnellement organisée. Pour ce faire, nous avons défini un nouveau cadre institutionnel qui, à notre sens, est le seul en mesure de mener à bien cette révolution : il est fondé sur ce que nous appelons « l’État total », c’est-à-dire un mode de gouvernement qui organise, planifie et contrôle la vie de la nation dans toutes ses dimensions. Ainsi…

— Pardonnez-moi de vous interrompre, mais je ne peux retenir plus longtemps avec quel enthousiasme j’entends ce que vous me dites : vous décrivez précisément les principes de société sur lesquels je veux fonder mon action. Je ne fais pas de politique, ça n’est ni de mon goût ni de ma compétence, mais j’ai la volonté de poser les règles qui doivent présider dorénavant à la façon de construire les villes et à la façon dont la population doit pouvoir les habiter rationnellement : « mens sana in corpore sano », en ce siècle où les concentrations urbaines se multiplient, garde toute son actualité. Espace, Verdure et Lumière, tels sont les principes essentiels que j’ai mis en exergue lors de la quatrième session du CIAM5 (Congrès International d’Architecture Moderne) que j’ai dirigé à Athènes.

— Abbau, dites-vous ? Dans mon domaine, cela supposera de raser sans remords le fatras insalubre des centres anciens pour y appliquer ces nouveaux principes. Tenez, par exemple, j’ai établi un projet de rénovation du centre de Paris pour y loger, une fois rasés les anciens quartiers insalubres des Halles et du Marais, la population existante et celle à venir des trente prochaines années. Je propose de construire des tours abritant des logements normalisés qui n’occuperont que le cinquième des terrains, laissant le reste disponible pour la création de vastes jardins où l’on trouvera les équipements de loisirs et les commerces nécessaires à la vie quotidienne. De larges autoroutes urbaines conduiront aux zones dédiées à l’industrie et aux bureaux : un air pur pour habiter, un accès aisé pour travailler.

— Voilà qui me paraît extrêmement intéressant. Dans votre spécialité, vous vous inscrivez dans notre ligne politique, même si vous vous défendez d’en faire ! Je ne doute pas que vous allez recevoir chez nous un accueil on ne peut plus favorable de la part de votre confrère Speer. Bien que fort peu instruit dans votre art, il me semble que vos propositions pourraient trouver leur place dans Germania, le grand projet de nouvelle capitale pensée par notre Führer qui lui en a confié la conception d’ensemble.

— C’est ce que j’espère ! En France, j’ai été mal compris, et les premières expériences que nous avons pu réaliser, dans la région de Bordeaux, par exemple, n’ont pas rencontré le succès qu’elles méritaient. Chez nous, il y a trop d’indiscipline et trop de pusillanimité. Mes projets ont été édulcorés sous la pression des régionalistes qui pensent encore comme au dix-neuvième siècle. La mise en application du cahier des charges sur le mode d’habiter n’a pas été contrôlée, d’où des désordres regrettables. On n’a pas donné la chance aux habitants de ces nouveaux immeubles de pouvoir comprendre et profiter de ce nouvel univers où tout a été pensé pour leur bien-être dans un cadre fonctionnel.

Si je viens rencontrer mon confrère Speer, c’est avec l’ambition de définir et dessiner les plans de villes nouvelles à édifier dans les nouveaux territoires rattachés à l’Allemagne après les ravages de la guerre.

Le repas terminé, Duska qui, bien qu’ancienne étudiante de son mari, est plus intéressée par les arts de la scène que par des considérations constitutionnelles, ne manifeste aucun intérêt pour la conversation. Elle ne connaît que trop les exposés de Carl et n’a aucun appétit pour les questions d’urbanisme. Elle leur souhaita le bonsoir et regagna son compartiment (dommage, son parfum était délicieux et elle était fort agréable à regarder).

Les deux hommes rejoignent le wagon-salon qui avait appartenu avant sa réquisition à l’Orient-Express, décoré, cette fois, par René Lalique. Installés confortablement dans des fauteuils club généreux, un verre de vieille prune à la main, ils refont le monde à leur idée avant de se séparer en se promettant de se retrouver prochainement. Légèrement gris et euphorique, il rejoint sa couchette pour se laisser prendre par un sommeil sans rêves.

En début de matinée, après s’être fait servir un café dans sa cabine, il se dirige vers la sortie de la Lehrter Banhof où il avise un homme en tenue de chauffeur, culottes de cheval, bottes et casquette à visière en rhodoïd, tenant à la main une pancarte à son nom :

— Bonjour, je suis attendu par mon ami Neufert. Je suppose que vous êtes chargé de me conduire à lui ?
— Certainement, Monsieur, permettez-moi de prendre votre bagage. Herr Neufert vous attend.

Il est un peu surpris par l’excellent Français de ce chauffeur, mais repris par ses pensées, il néglige de l’interroger et le suit jusqu’à la Mercedes garée sur la place, en bordure la Spree.

Comme en négatif, Berlin est blanche d’une neige étincelante sous un ciel gris fer. Ici, nulle trace de la guerre. À cette heure matinale, dans Tiergarten, les Berlinois marchent d’un pas vif vers leur travail. Passé Charlottenburg, ils croisent dans Grundwald des troupes de la Hitlerjugend en uniforme, à l’exercice. À Wannsee, la villa où réside Neufert est située près du lac, au bout d’une impasse entre le yacht-club et le parc de la majestueuse villa Minoux, propriété de Richard Heydrich, le patron des SS. Elle est pour l’heure entourée de nombreux gardes en uniforme qui battent la semelle dans une gadoue glacée.

Passé la grille du jardin, il reconnaît de loin la silhouette élancée de son ami qu’il n’a pourtant pas revu depuis les belles années du Bauhaus où ils s’étaient rencontrés. Celui-ci, qui devait surveiller son arrivée depuis le bow-window jouxtant le porche d’entrée, s’avance à sa rencontre :

— Bienvenue, mon vieux ! quel plaisir de te voir après tout ce temps. J’espère que tu as fait bon voyage !

— Salut mon cher Ernst, tu n’as pas changé. Ah ! sauf qu’il me semble que ta coquetterie dans l’œil qui t’a toujours valu de faire fondre les filles s’est un peu accentuée. Dis donc, j’ai remarqué en arrivant que tu étais sacrément bien gardé. Pourquoi toutes ces troupes dans ce quartier qui m’a l’air pourtant bien tranquille ?

— Ne m’en parle pas, ma maison de Gemerolda, près de mon travail à Weimar, me manque sacrément. Je n’habite ici que temporairement et avec des voisins que je ne tiens pas à fréquenter de trop près. Speer m’a demandé de venir à Wannsee pour des raisons de commodités. Nous devons nous voir souvent et il habite dans le coin. Quant à ce déploiement de petits hommes vert-de-gris, c’est pour mon voisin Reinhard Heydrich. Il paraît qu’il a convoqué pour ces jours-ci une conférence avec tout un tas d’huiles du gouvernement à propos de l’organisation de l’expulsion des indésirables du territoire du Reich. D’ailleurs, Speer m’a dit y être convoqué pour prendre en charge des questions de logistique… mais rentrons, je n’ai rien sur le dos et tu dois avoir envie de t’installer !

À l’intérieur, la maison est chaleureuse, meublée dans le style Art Déco. Elle appartenait à un juif négociant en blé qui a, paraît-il, quitté le pays il y a deux ans. Neufert montre sa chambre à son ami et lui propose de se retrouver après qu’il aura ouvert ses bagages et se sera rafraîchi.

Une demi-heure plus tard, nos deux architectes se retrouvent dans le bureau d’Ernst au rez-de-chaussée.

— Alors mon cher Ernst, tu as pris du galon, on dirait, malgré ta réputation sulfureuse d’ancien de Dessau6. Remarque le succès de ton bouquin l’explique peut-être, le justifie en tout cas pour moi…

— Je t’avoue que je m’en passerai bien de ce que t’appelles mon succès ! même si le boulot que je fais ici est en droite ligne avec ma théorie sur les règles de construction. J’en suis maintenant au stade de l’application. J’ai encore beaucoup à faire pour compléter mon travail théorique et je rêve du moment où je pourrai retrouver mon poste à la faculté et la tranquillité dont j’ai besoin.

Et puis la vie à Berlin ne me plaît pas : on passe un temps fou en réunions stériles au lieu d’y travailler effectivement, ou en réceptions où il faut faire des ronds de jambe qui me cassent les pieds et où il faut ingurgiter des discours enflammés sur le futur radieux de l’Allemagne et de sa nouvelle capitale.

— D’accord, d’accord ! Il n’empêche que toi, au moins tu es à la manœuvre, on reconnaît ta valeur. Ce n’est pas comme pour moi : aucune commande depuis le début de la guerre. À Vichy, on me fait des promesses qui ne débouchent sur rien. J’ai un plan tout prêt pour organiser un ministère de la construction dont on a sacrément besoin, mais ils ne comprennent rien. C’est une vraie pétaudière là-bas !

— Alors, moi, je peux te dire que j’ai le temps pour le travail théorique ! « L’homme, mesure de toutes choses » : je me souviens de ta phrase. J’y ai toujours souscrit de mon côté, j’ai mis au point un outil de graduation qui abandonne le système métrique au profit des suites arithmétiques et géométriques qui rendent compte des mesures du corps humain. On disposera ainsi pour maîtriser les dimensions d’une architecture d’un outil rationnel et harmonieux, tout comme la gamme chromatique pour la musique. Les possibilités sont infinies. Je l’ai appelé le Modulor. J’ai apporté quelques exemplaires de l’opuscule où j’en expose la genèse et le mode d’emploi, à ton intention et à celle de Speer et des architectes qui travaillent avec lui. Je pense qu’on pourrait aisément le combiner à ton travail sur la normalisation et faire de l’ensemble l’outil universel pour l’industrie du bâtiment. Tiens, celui-là, je te l’ai dédicacé.

Tandis que Neufert prend le document, un tic lui crispe spasmodiquement la mâchoire. Il a l’air gêné :

— Merci mon ami. Je vais lire ça dès que j’ai un petit moment dans la journée. Maintenant, et crois-moi j’en suis vraiment désolé, je vais être obligé de te laisser jusqu’à ce soir : juste avant ton arrivée j’ai été convoqué à une de ces foutues réunions où on attend des heures des soi-disant experts qui sont en fait, j’en suis sûr des oreilles de la Gestapo – elle veut tout surveiller. Impossible de m’y soustraire, c’est comme ça que ça marche maintenant. Enfin, tu es chez toi ici, Hilde va te servir le déjeuner. Si le temps se lève, va faire un tour du côté du lac : c’est une jolie balade qui te détendra après ce long voyage. Je te retrouve ce soir dès que possible. On parlera du planning des prochains jours.

Un peu vexé, son visiteur ne peut retenir une grimace d’agacement :

— Je comprends, je comprends. Ne t’en fais pas pour moi, je saurai bien m’occuper. Bonne journée quand même !

Confus, Neufert part à sa réunion.

« Ça commence bien, se dit-il. Ce Ernst n’est qu’un larbin à la botte. Je me demande si j’ai bien fait de lui faire confiance et de passer par lui. Faut dire qu’avec les gens de Vichy ça risquait d’être encore pire. Bon, je me calme : Speer est d’une autre pointure, avec lui ça sera autre chose. »

Il décide de suivre les conseils de son hôte et sort se promener le long du lac en direction du port. Le site est charmant, c’est vrai : les vernis et les cuivres des luxueux bateaux de plaisance brillent sous le soleil hivernal qui a fait son apparition. La neige immaculée comme de la ouate crisse sous ses pas. Il reprend son calme et passe mentalement en revue l’ordre dans lequel il a l’intention d’exposer, dès le lendemain, il l’espère, ses idées et ses propositions pour rationaliser l’urbanisme de l’Europe nouvelle.

Ragaillardi, il rentre prendre le copieux déjeuner arrosé d’un savoureux pinot noir que lui sert Hilde, grosse fille souriante mais pas bavarde. Habitué à se nourrir très légèrement, il se sent repu, prend un exemplaire de la dernière édition du bouquin de Neufert pour rapidement piquer du nez dessus. Alertée par ses ronflements, la bonne Hilde, aux petits soins, vient tirer les rideaux pour que le soleil ne vienne pas troubler sa sieste.

Il se réveille vers quatre heures, la tête lourde et la bouche pâteuse, ne sachant plus très bien où il se trouve. Il part à la recherche de la cuisine pour demander du café. Pour calmer l’impatience qui le reprend, il monte dans sa chambre et s’installe au bureau. Il écrit une lettre à sa mère où il lui raconte son voyage et le but de ce celui-ci. Il met aussi un mot à son ami Georges Sorel qui assure une espèce de permanence comme rédac-chef de leur revue « Prélude ». Il lui annonce l’envoi prochain d’un article sur les avantages de la standardisation de l’habitat qu’il souhaite voir publié dans la prochaine livraison.

À son retour, en fin de journée, Neufert fait une drôle de tête, il a l’air de ne pas savoir par où commencer, et finalement, il lâche :

— Hitler vient d’annoncer qu’il nomme Speer ministre de l’Armement et de la production de guerre, en plus de ses responsabilités actuelles. Inutile de te dire que son agenda est bouleversé. Je ne sais plus quand nous allons pouvoir le rencontrer. Demain, je suis convoqué à côté, à la villa Minoux : il sera là et je vais faire le maximum pour t’obtenir un entretien avec lui le plus vite possible.

À cette nouvelle, il se sent pris de vertige. Ses jambes sont prises de crampes douloureuses. Il est en état de sidération, sensation qu’il a déjà eue à Vichy, toutes les fois où ses espoirs ont été trahis. Il ne peut pas admettre d’être une nouvelle fois confronté à son impuissance. Inutile pourtant de s’en prendre à ce malheureux Ernst dont il sait l’admiration et le dévouement sincère. Au prix d’un douloureux effort, il se reprend :

— Je comprends, mon vieux, tu n’y peux rien. Je ne vais pas te cacher que ce contretemps est sacrément fâcheux et me contrarie d’autant que ce voyage n’a pas été une mince affaire à organiser. Espérons que demain tu reviendras avec de meilleures nouvelles.

En attendant, profitons de cette soirée ensemble. J’aimerais que tu m’en dises plus sur cette histoire de mesure octamétrique que tu es en train de mettre au point, et qu’on voie ensemble comment ça peut coller avec mon Modulor.

Pendant le dîner léger que leur a servi Hilde, ils oublient leurs tracas en reprenant avec passion leur débat sur les mérites comparés de la standardisation vue par l’un et l’autre. Une grave question les occupe : l’homme idéal à partir duquel définir les dimensions normalisées dans la construction mesure-t-il 1,70 m comme le propose Neufert ou 1,83 m tel que défini dans le Modulor ? Sans avoir définitivement tranché cette délicate question, ils montent se coucher de bonne heure, l’esprit morose.

C’est seulement quatre jours plus tard que Neufert annonce à son ami qu’il va rencontrer Speer le lendemain après-midi :

— Tu vas avoir les honneurs de la Neue Reichkanzlei, la résidence du Führer. Tu sais que c’est Speer qui l’a construite en 1938. Il y est un peu chez lui, il s’y sent mieux que dans son ministère qui est à côté. De plus, Hitler a sans cesse besoin de le consulter et il lui a fait installer, sur place, un bureau particulier.

La Mercedes conduite par le même chauffeur francophone – Neufert explique à son ami qu’il a travaillé cinq ans au consulat à Paris – les emmène à la Wilhelmstrasse, tout près de la Potsdamer Platz. Il les dépose devant l’entrée monumentale située sur la Vosstrasse.

Neufert explique :

— Tu vas voir qu’ici tout est hors d’échelle ; c’est un geste politique délibéré : Hitler a demandé à Speer de lui créer un décor propre à impressionner pour ne pas dire inquiéter ses visiteurs étrangers : 220 mètres de façade, 400 000 m²… pourtant, tout ça comparé au projet de la nouvelle chancellerie prévue dans le projet Germania, fera passer celle-là pour un pavillon de banlieue !

Passé le porche et le vestibule monumental, ils traversent une vaste cour entièrement minérale pour rejoindre la rotonde d’accès à la résidence. Un officier de la SS les accueille pour les conduire à la galerie qui fait office d’antichambre : 145 m de long, un plafond à caissons perché dix mètres plus haut, un sol, comme dans toutes les pièces, de marbre poli miroir bien glissant et sans aucun tapis – encore une facétie du Führer pour déstabiliser ses visiteurs ! L’endroit est complètement désert.

On les installe dans une des niches où sont disposés fauteuils et tables basses et commence une attente qui durera plus d’une heure et demie. Il se sent de plus en plus nerveux, impressionné par ce décor glacé et tente tant bien que mal de rassembler ses idées et de se répéter les propos qu’il a préparés pour cette entrevue.

Un huissier vient enfin les chercher :

— Le ministre Speer va vous recevoir dans la salle du conseil des ministres. Veuillez me suivre, je vous prie.

Après avoir parcouru près de cent mètres sur la patinoire de la galerie, ils sont introduits dans la salle du conseil qui n’est jamais utilisée, Hitler réunissant toujours ses collaborateurs dans le salon privé qui jouxte son bureau, réservé, quant à lui, uniquement aux visites protocolaires (il est d’ailleurs aussi « chaleureux » que la grande galerie qui y conduit). Sur la longue table une maquette du projet Germania. Le maître du troisième Reich et son architecte s’y retrouvent à tout moment pour commenter et faire évoluer tel ou tel détail de ce projet.

Une porte s’ouvre au fond de la salle. Accompagné d’un secrétaire qu’il oubliera de présenter, Albert Speer, haute silhouette élégante à la physionomie ouverte et souriante, se dirige d’un pas alerte vers ses visiteurs.

— Bonjour Neufert, et bienvenue à vous cher confrère. J’ai évidemment beaucoup entendu parler de vous et je suis très heureux de faire votre connaissance…
— Mes respects, Monsieur le Ministre. Notre ami Ernst m’a appris l’ampleur de la tâche et des responsabilités qui viennent de vous être confiées en plus de l’énorme charge de travail qui pèse déjà sur vous et sur votre atelier d’architecture.
— En effet, en effet, ma récente nomination bouleverse mon agenda ; c’est la raison pour laquelle je vous ai demandé de me rejoindre ici. Notre Führer m’a fait installer un bureau dans la pièce voisine pour gagner du temps et me permettre d’avoir avec lui des entretiens sur Germania en marge de mon activité ministérielle. J’avais prévu pour vous accueillir une réunion élargie avec nos confrères en charge des grands projets d’urbanisme que nous voulons mettre en œuvre. ça sera malheureusement impossible. Nous sommes tous mobilisés par des programmes d’urgence qui nous ont été commandés avant-hier lors d’une réunion, tiens ! justement, à Wannsee, à côté de chez notre ami Ernst. Mais au fait, pas de monsieur le ministre entre nous, je vous en prie, ceci n’aura qu’un temps mais nous serons toujours confrères !

Un peu décontenancé par cette entrée en matière à la fois chaleureuse et en même temps ne laissant pas augurer d’un long entretien, il répond :

— Je comprends la situation… cher confrère ! J’avais effectivement apporté tous les éléments nécessaires pour exposer mes conceptions et mes contributions possibles en matière de rationalisation urbaine et architecturale pour l’édification des villes du futur. Peut-être serait-il possible que je rencontre vos collaborateurs sans vous prendre personnellement du temps afin de définir avec eux les termes d’une collaboration ?

Speer semble subitement s’impatienter :

— Écoutez, je ne peux vous donner des détails, raison d’État, mais je peux vous dire que nous sommes tous ici, sacrément « charrette » comme vous dites ! En outre, ne croyez pas que je sois ignorant de vos thèses : j’ai suivi avec grand intérêt ce qui se passait aux cessions du CIAM dont je sais que vous êtes l’âme, et avant nos – disons nos divergences avec leur gouvernement – j’ai eu l’occasion d’échanger avec les gens de Moscou que vous avez enthousiasmés lors de vos conférences là-bas. J’ai compris votre démarche, elle s’inscrit parfaitement dans l’approche totalitaire et normative que nous entendons développer ; c’est d’ailleurs aussi la mission principale de notre ami Neufert. Je suis sûr que nous allons pouvoir collaborer, mais pas tout de suite. D’abord, le projet Germania est trop avancé pour vous y associer, et ensuite, nous ne sommes pas assez près de la fin des hostilités pour nous attaquer déjà à la question de la reconstruction des territoires réintégrés au Reich. Nous resterons en contact par l’intermédiaire de Neufert qui ne manquera pas de vous faire savoir, et ça ne saurait tarder, quand nous pourrons commencer à travailler ensemble.

Maintenant, à mon grand regret, je suis obligé de vous laisser : je suis débordé, je vous l’ai dit, et ce n’est pas un vain mot ! je vous souhaite un agréable séjour à Berlin. Baladez-vous avec Ernst sur les sites de notre grand projet, vos commentaires m’intéresseront, et j’espère à très bientôt, cher ami.

Ne laissant pas le temps à son visiteur qui s’apprêtait à sortir de sa sacoche un exemplaire dédicacé du Modulor de répliquer, Speer quitte la salle.

Livide, il reste un long moment sans voix devant un Neufert qui, connaissant le caractère orgueilleux de son ami, ne sait plus où se mettre. Tout ce voyage pour ça ? Dix malheureuses minutes d’entretien, pour être finalement traité comme un voyageur de commerce importun ? Ne voulant pas laisser paraître sa rage et son humiliation, il se tourne enfin vers Ernst et d’un ton faussement enjoué :

— Dis donc, ça a l’air d’être une sacrée pagaille par ici aussi ! bon, écoute, je suis resté trop longtemps absent de Vichy. Je ne vais pas prolonger plus longtemps mon séjour à Berlin. Tu me feras savoir quand quelque chose de sérieux se présente. Pour le moment, rentrons chez toi, je vais faire mes paquets et merci de te renseigner sur le prochain train pour Paris.

Dans la soirée, furieux, humilié, il quittait Berlin.

2

Paris, le 18 juin 2015

Le couvent des Récollets est aujourd’hui le siège de la Maison de l’Architecture à Paris. La chapelle a gardé, au moment de la subtile restructuration du bâtiment en 2003, les traces de son histoire : sous la voûte en berceau, les graffiti des artistes qui ont un temps squatté cet ancien hôpital sont toujours là, sur les vieux murs aux antiques peintures écaillées. C’est devenu un lieu à la mode de la vie culturelle dans la capitale. Ce soir-là, il y a foule. On a ouvert la porte monumentale qui donne vers l’arrière chapelle pour accueillir tout ce qui compte dans le monde de l’architecture et de la critique. Pauline Denouël, Line ou Lina pour certains, est une jeune architecte qui a déjà rencontré le succès – elle fait partie des NAJA7. Elle est venue assister à la conférence du jour, surtout pour y entendre l’intervention de son ami et associé occasionnel Henri Ferracci (Rico pour les intimes). Elle est venue avec Carmen, son amie de cœur du moment, et Alain Duchamp, le chef d’agence de Rico.

Il est sept heures du soir, Jean Tissandier, président de l’Ordre, introduit la soirée :

— À l’occasion du cinquantième anniversaire de sa disparition, cette année est pour nous, vous le savez sans doute déjà, l’année Le Corbusier. En accompagnement de l’expo sur son œuvre à Beaubourg, nous avons organisé ce soir une table ronde qui réunit Gratien Van Loo, président de l’Académie d’Architecture, Boniface de la Prévôté, Inspecteur Général des Monuments Historiques, Francis Garon, critique d’architecture spécialiste du Mouvement Moderne et Henri Ferracci, architecte, que je ne présente plus. Chacun d’entre eux nous livrera librement son éclairage sur l’œuvre de celui qui fut peintre, sculpteur, et peut-être l’architecte le plus important du 20e siècle. Nous pourrons ensuite donner la parole à la salle où, je n’en doute pas, les questions seront nombreuses, avant de nous détendre et poursuivre nos échanges autour d’un verre. Je donne sans plus tarder la parole à notre confrère Van Loo.

L’exposé de ce dernier, comme on pouvait s’y attendre, est très académique. Sans parler de langue de bois, il ne surprend personne en se lançant dans un interminable panégyrique du grand homme, insistant sur les qualités plastiques de son œuvre, tant graphique qu’architecturale, et sur le caractère pionnier de sa pensée. À l’entendre, passant allègrement sur l’expérience du Bauhaus et autres recherches menées ici et là dans le monde, sans lui le Mouvement Moderne n’aurait pas existé.

La Prévôté, ensuite (conservateur légèrement obsessionnel pour tout ce qui appartient de près ou de loin à l’Histoire), rappelle l’importance de toute l’œuvre bâtie de Le Corbusier. Surprenant son auditoire, il en fait l’apologie – lui qui habituellement ne jure que par le dix-huitième siècle. Il s’échauffe pour dénoncer le scandale de la criante insuffisance des moyens mobilisés pour la préservation de ses œuvres. Murmures d’approbation et quelques applaudissements dans la salle.

Francis Garon prend alors la parole, son exposé se concentre sur l’homme lui-même, ses théories, son parcours, ses amitiés et sur l’influence qu’il a eue et qu’il a encore aujourd’hui. Il évoque des articles parus avant-guerre dans la revue « l’Esprit Nouveau » et dans « Prélude » qui lui a succédée. Il rappelle qu’au comité de rédaction, avec Le Corbusier qui en était un des principaux pourvoyeurs d’articles, figuraient Sorel, Lagardelle, Winter, ou Dom Moreau, membre du DRAC8, tous proches des Croix de Feu et de l’extrême droite ; des antisémites affichés, manifestant un intérêt non dissimulé pour l’expérience mussolinienne. En même temps, il évoque le rôle premier qu’il a tenu aux CIAM, sa contribution décisive dans la rédaction de la Charte d’Athènes. Il lui attribue la paternité du modèle urbain de la reconstruction : les « grands ensembles » que la novlangue a rebaptisé « quartiers sensibles ».

Il conclut sur une interrogation :

— On peut se demander jusqu’à quel point, comme l’a clairement revendiqué Le Corbusier lui-même, ces brillants intellectuels pouvaient se prétendre à l’écart de la politique.

Nouveaux murmures dans la salle, mais cette fois nettement moins approbateurs : « qu’est-ce qu’il raconte… d’où sort-il tout ça ? » D’autres protestations fusent çà et là dans le public. Garon reprend la parole pour revendiquer le droit à l’objectivité critique que lui donne son travail d’historien basé sur des sources matérielles et sur l’observation de faits incontestables.

Un grand gaillard, avec tous les attributs vestimentaires – costume trois-pièces en tweed, nœud pap, et grosses lunettes d’écailles – de cette génération d’architectes qui ont prospéré après-guerre en reconstruisant le pays par paquets de milliers de logements, se lève et l’apostrophe :

— Et depuis quand êtes-vous historien, monsieur le critique ?

Tissandier, dans son rôle de modérateur, intervient :

— Je vous rappelle que dans cette enceinte la parole est libre, et ne soyons pas surpris que notre sujet de ce soir suscite les passions. À la suite du dernier exposé, celui de Ferracci, chacun pourra poser des questions, apporter son commentaire et défendre son point de vue. Henri, tu as la parole !

Ferracci est lui aussi coquet mais à la mode. La quarantaine fringante, il porte « l’uniforme » des jeunes du métier (il faut dire qu’en archi, on commence à ne plus être tout à fait jeune qu’à la cinquantaine bien entamée). En noir de la tête aux pieds, une longue écharpe de coton, à gros motifs pied-de-poule noirs et blancs, enroulée plusieurs fois autour du cou, la barbe de trois jours lui mangeant les joues, noire elle aussi. Son talent est très largement reconnu, il profite de cette récente notoriété pour se lancer dans les débats les plus polémiques du moment, exercice qu’il goûte particulièrement et où il excelle. Forçant délibérément son accent méridional dont il sait si bien jouer, il commence :

— Merci Garon, merci d’avoir laissé le bla-bla politiquement correct au vestiaire ! je pense que tu viens d’approcher avec ta subtilité et ta réserve habituelles le cœur de la question que nous pose l’universelle notoriété de ce Le Corbusier. D’entrée, je préfère l’appeler de son vrai nom, Charles – Edouard Jeanneret et ainsi éviter ce pseudonyme, signe de son attachement œdipien à sa maman, sous lequel on l’a déifié. Dangereux, parce qu’il a imposé son discours, sa vision et une idéologie dont il semble qu’on n’a toujours pas fini de mesurer les dégâts qui en ont résulté… (nouveaux murmures et mouvements houleux dans la salle).

Ferracci sent que ça va chauffer. Il sourit, c’est tout ce qu’il aime ! Faisant comme si de rien n’était, il continue :

— Si je suis le premier à reconnaître la qualité plastique de certaines de ses œuvres auxquelles, soit dit en passant des Charlotte Perriand et autres collaborateurs de grand talent ont largement contribué, principalement des commandes particulières comme la villa Savoye, le petit immeuble de la rue Nungesser et Coli ou encore la chapelle de Ronchamp, j’aurais pu rendre hommage à sa contribution au Mouvement Moderne. J’aurais été le premier à reconnaître l’intérêt de ses travaux sur le béton ou ses recherches picturales sans aller jusqu’à le comparer à Picasso dont, dans sa grande modestie, il s’estimait l’égal insuffisamment reconnu. Mais plutôt que de vous infliger mes sentiments, je vais livrer à votre réflexion quelques citations de l’illustre bonhomme lui-même ou de certains de ses contemporains, à son propos. Je les ai retirées d’un travail de collecte réalisé avec une rigueur scientifique incontestable par l’un des nôtres. Je tairai son nom pour lui épargner des tracas inutiles. Ensuite, on pourra en discuter. Quelques exemples en vrac 9:

— Dans « l’esprit nouveau » en 1921 :

Il faut créer l’état d’esprit de la série,

L’état d’esprit de construire des maisons en série,

L’état d’esprit d’habiter des maisons en série,

L’état d’esprit de concevoir des maisons en série.

— Ou encore, dans la revue « Volontés » créée par Raymond Quenaud qui lui demande un article en 1937 :

L’urbanisme doit créer une race solide, belle et saine.

— De la même veine, dans la revue « Prélude », 1933 :

Le fascisme et le racisme sont tous deux légitimement expansionnistes, le bolchévisme est intéressant à observer… le fascisme résistera à la pesanteur, il sauvera l’Italie et la France.

— Dans une lettre à sa mère en avril 36 :

Hitler n’est pas si sot qu’on a voulu l’écrire, et d’autres encore pensent le contraire.

— Sur le mode du génie bafoué, à propos du quartier qu’il a construit en 1926 à Pessac, il écrit en 1929 :

C’est une nécropole ! nos millionnaires parisiens s’y raviraient ; l’ouvrier, le petit peuple ne sait rien, ne comprend rien. Sur soixante maisons, trois sont habitées, le reste tombe en ruine…

— Commentaire de son ami d’enfance Blaise Cendrars10, originaire lui aussi de La Chaux-de-Fond, à propos de ces mêmes maisons de Pessac :

L’hurluberlu officiel et diplômé qui avait conçu cette foutaise n’avait pas craint de lâcher les couleurs en liberté en n’employant que des badigeons criards… ce qui faisait très salon d’automne assurément. … est-ce que cette scandaleuse aventure aura au moins servi de leçon à notre urbaniste décoré ?

— Après l’avoir reçu chez lui à Vézelay en 39 puis rencontré à nouveau en 41-42 quand il était à Vichy pour essayer de se faire nommer ministre du Logement, Romain Rolland, le dépeint à son tour dans une note :

Il est surtout préoccupé de ses plans, près d’espérer les destructions pour faire table rase de la vieille Europe pour permettre à messieurs les architectes de bâtir leur cité. Il fait comme toujours l’effet d’être très intelligent bien qu’enfermé dans son domaine, prêt à toutes les politiques pourvu qu’elles favorisent la réussite de son plan. Il méprise tout le monde, sauf Pétain « pour son ferme bon sens ».

— Même la fidèle Charlotte Perriand s’insurge :

Il aurait pactisé avec le Diable pour voir ses projets prendre forme.

J’arrête là ce panégyrique. Voyons la suite :

À la Libération, il fera profil bas pendant quelques mois, se désolidarisant de ses amitiés collaborationnistes. Puis, toujours habité par cette fièvre qui le caractérise, il reprendra sa croisade.

À son propos, les frères Riboud dénoncent en 1968 « la terrible loi des grands ensembles, la Gestapo des structures. »

Un an avant, Raymond Quenaud prophétisait dans son poème « Le grand standigne » :

« Un jour, on démolira ces beaux immeubles si modernes, on dévissera les ascenseurs, on anéantira les vide-ordures, on broiera les chauffoses, on pulvérisera les frigidons quand ces immeubles vieilliront du poids infini de la tristesse des choses. »

Un silence, puis Ferracci reprend dans un murmure qui s’amplifie : sa voix monte, grondante comme un mascaret sauvage, pour résonner dans la voûte de la chapelle :

— Le poète voyait juste, mais il s’est trompé : loin de le rejeter, on a porté au pinacle le père de la pensée totalitaire qui a ouvert la voie à un urbanisme totalitaire. La vision de Jeanneret était terrifiante, mécanique, réductrice de l’humanité à une masse imbécile qu’il convient de discipliner. Il a voulu dicter, « dictatorer » devrais-je dire, aux hommes comment vivre de manière CONFORME dans des villes CONFORMES et une architecture CONFORME, conçue à partir de tracés dits régulateurs à la géométrie implacable pour une population aux mensurations standardisées. Délire mégalomaniaque, conforme, lui aux courants délétères de la pensée dominante de la première moitié du siècle passé. Je me serais borné à ranger ça dans le tiroir des passions tristes pour passer à autre chose si les dégâts qu’il a provoqués n’avaient pas pris les proportions vertigineuses que nous allons devoir longtemps encore tenter de réparer. Malheureusement, ce néfaste personnage avait une énorme puissance de travail et une tellement grande gueule qu’il a mystifié ses contemporains et j’entends encore ce soir que restent nombreux les adorateurs de cette idole maléfique. On a trop souvent, nous autres architectes, une réputation sulfureuse de démiurges narcissiques et névrosés. Je ne sais pas jusqu’à quel point elle est justifiée, mais pour ce qu’il en est, je vous rejoins, vous disciples de Môssieur Charles-Edouard Jeanneret : dans ce domaine, il a été et, manifestement, reste notre maître à tous.

Cette fois, après un moment de silence sidéré, la salle se déchaîne :

« C’est une honte, un scandale !

Ferme ta gueule, espèce de mégalo toi-même !

Dehors Ferracci ; tu es la honte de la profession !

Mais non, il a raison, il faut enfin le dire, bordel !

Pauvre type : tu débites tes conneries pour qu’on s’intéresse encore à toi !

Mais laissez-le parler, il se ridiculise !

Bravo Rico, ne te laisse pas museler par ces vieux cons !

Aux chiottes, le frustré ! »

Suivent d’autres amabilités du même genre. Les architectes – une espèce à la tête près du bonnet – ne sont jamais de reste quand il s’agit d’entrer dans la querelle des Anciens et des Modernes et de s’envoyer à la figure des noms d’oiseaux. Ça chauffe !

Tissandier tente, en vain, de ramener le calme ; Ferracci, toujours à la tribune, affiche un sourire ravi : c’est tout ce qu’il attendait. Il laisse la salle s’essouffler, puis dominant le tumulte de sa puissante voix chantante, il jette :

— Merci, messieurs les censeurs. Vous ne me ferez pas taire quand je revendique pour nous et notre profession un vrai droit d’inventaire, celui de pouvoir admettre qu’à côté de figures héroïques il y a eu parmi les nôtres des individus dont l’inconscience et les compromissions ont eu de tragiques conséquences ; je revendique le droit de dire que la pratique de notre métier doit être dictée par de la tendresse pour l’homme et que nous devons le dire haut et fort et le vivre.

Et je n’en ai pas fini : je vous donne rendez-vous, quand vous serez rentrés bien bronzés des plages où vous allez vous prélasser cet été. En septembre à l’Académie d’Architecture. On y poursuit le cycle de cette année « Le Corbusier » et j’aurai le plaisir de vous y retrouver. Mon vieil ami Van Loo ayant eu la gentillesse – ou l’imprudence ! – de m’inviter à la table ronde qui aura pour thème « Le Corbusier, et après ? ». Je vous y promets de nouvelles révélations à propos de votre héros qui peut-être vous feront voir l’histoire avec un peu plus de lucidité. Je vous salue malgré tout confraternellement et vous souhaite le bonsoir.

Il descend de l’estrade et à grandes enjambées quitte la chapelle.

Tissandier, trouvant sans doute que le départ de Ferracci risque de provoquer des paroles malheureuses s’il ne met pas un terme aux débats, invite les participants à continuer d’échanger de manière plus détendue autour du pot qui les attend dans l’arrière-chapelle.

Pauline, troublée et fâchée par le numéro de son ami Rico, dit à Carmen :

— J’ai un mot à lui dire avant de le laisser filer je ne sais où. On se retrouve pour dîner à côté, « Aux Enfants Perdus », ok ?

Pour éviter la cohue dans la salle, elle se faufile vers la petite porte de l’arrière-chapelle qui donne sur la galerie extérieure, sous les arcades de l’ancien cloître. Elle aperçoit Rico qui est déjà sur l’esplanade de la gare de l’Est, en train de monter dans un taxi. Il est trop loin pour qu’il l’entende. Rageuse, elle prend son portable et l’appelle :

— Qu’est-ce qui t’a pris, Rico ? On est en train de se défoncer sur le concours de l’Hôtel de Ville et tu sais parfaitement que Dominique Blanchet, grande prêtresse de l’Archi à Ville est une fan du Corbu. Malaga, la Maire, ne prend jamais une décision sans la consulter, même par-dessus son adjointe à l’urba. On a déjà le handicap de ne pas faire partie de la cour de ses petits chéris, là on va l’avoir clairement contre nous. Tu veux vraiment... ?

Il la coupe :

— Calme-toi ma Lina, je sais ce que je fais et c’est pas maintenant que je vais me mettre à faire le caniche. On a des convictions, le principe de réalité, c’est-à-dire ici la vérité de l’Histoire, en fait partie. T’es la première à me dire que dans notre boulot si on transige, on est foutus, et t’as raison. Mais t’inquiète pas, j’ai un copain historien qui a trouvé un truc énorme. Je sais comment je vais arranger ça en septembre à l’Académie. Bon, ce soir, je me paye une virée dans ce que t’appelles mes « bouges » ; si tu veux, passe me prendre demain vers trois heures sur mon chantier rue de la Fédération, on prendra un pot avant de commencer le rendez-vous avec les entreprises que j’ai fixé exceptionnellement l’après-midi, et je te raconterai. Au fait, pour l’organisation de l’équipe concours entre les gens de chez toi et les miens, Alain te dira comment on pense faire. On en reparle demain tous les deux. Allez, bises et te bile pas.

Perplexe, Pauline sort de l’enceinte du couvent et s’engage dans la rue des Récollets, vers le canal Saint-Martin ; elle pense rattraper Carmen avant même d’arriver au restaurant. Comme c’est souvent le cas quand elle a subi une émotion un peu forte, vite son esprit s’évade vers ce monde de rêverie où elle se sent chez elle, libre et capable de tout inventer. L’air est doux, les frondaisons du jardin Villemin foisonnent, masses de vert tendre de la végétation renaissante. Elle sent sur sa peau, dans son ventre, toute la jouissance d’exister, là, à cet instant, narcissisme joyeux et assumé qui l’aide à dominer l’anxiété latente, propre aux architectes passionnés par leur métier. Elle a un petit sourire en pensant à cette jolie expression anglaise qui décrit si justement l’état dans lequel elle se sent : to feel butterflies fluttering around your stomach11.

Sans qu’elle l’ait voulu, son pas s’est ralenti comme pour faire durer plus longtemps cette courte promenade. Elle pense à Carmen, à l’extraordinaire finesse de sa peau mate dont le parfum subtilement musqué invite à cette langueur tendre et élégante qui l’a fascinée. Elle n’avait pourtant jusque-là jamais pensé pouvoir être attirée sexuellement par une autre fille. Par ricochets paresseux, son esprit dérive vers des bribes de souvenirs de ses amours passées : elle est toujours pleine d’appétit pour les garçons mais, ces derniers temps, ils lui en ont fait trop baver, d’où ce plongeon vers les rives inconnues du saphisme.

Soudain retour réflexe à l’actualité, elle pense à l’agence, aux mille petits sujets à traiter, à son équipe. En ce moment, elle est complètement concentrée sur ce concours et les autres projets de l’agence doivent pouvoir avancer pratiquement sans elle. Elle sait que les concours sont trop souvent pipés, qu’ils sont parfois, c’est le cas ici, ridiculement mal indemnisés, mais elle a eu une idée folle, lumineuse, elle en est convaincue.

Elle en a parlé à Emile Beauvoir, son ancien prof qui est resté un ami proche. L’ampleur du projet n’est pas à l’échelle des moyens dont elle dispose avec sa propre agence. Ce dernier lui a alors suggéré de proposer à Henri Ferracci de faire équipe (ils se connaissent bien).

Après quelques verres et dans la fumée des Havanes qu’il affectionne. Il a tout de suite dit banco, et ils sont arrivés à la conclusion qu’ils devaient tout faire pour être autorisés à concourir. Ils ont bataillé dur pour accéder à cet étrange privilège qui donne le droit de dépenser ses réserves, de passer des nuits blanches, de se torturer les neurones pour concevoir un projet qui n’a que peu de chances de voir jamais le jour ! Mais son idée, elle y tient, et la puissance de travail de l’équipe de Rico couplée à la sienne, la force et l’enthousiasme naturel de son ami ont rendu l’aventure possible.

En arrivant au restaurant, elle ne peut s’empêcher d’avoir un désagréable pressentiment en repensant à ce qui vient de se passer. Malgré l’indestructible optimisme de son ami, elle trouve que là, il est allé trop loin. Ses provocations sont, il est vrai, un vrai courant d’air frais, bénéfique aux débats du moment, englués qu’ils sont dans l’hypertrophie du Principe de Précaution érigé en dogme, générateur de peur et de repli sur soi. Mais ce soir, il s’est attaqué à l’un des plus sacrés monuments de la pensée unique. Confusément, elle sent qu’il va leur en cuire.