Les bruyères - Alexandra Grosser - E-Book

Les bruyères E-Book

Alexandra Grosser

0,0

Beschreibung

"Les Bruyères" narre l’histoire de quintuplés, trois garçons et deux filles, qui naissent et vivent en symbiose, presque isolés, dans une vaste maison au cœur de la lande bretonne. À l’âge de quinze ans, la fratrie commence à se désunir et les destins se séparent. En réalité, ces cinq individus incarnent les différentes facettes de la personnalité de l’auteure qu’elle a su reconnaître et décrire. Le narrateur principal, dernier survivant de la fratrie, poursuit sa vie en tant qu’écrivain.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Alexandra Grosser, surnommée Fleur, a commencé à écrire à l’âge de neuf ans, d’abord des nouvelles puis plusieurs romans, tout en tenant un journal presque quotidiennement. Des années après son décès dans un accident de voiture, sa mère a transcrit un extrait de son journal sous le titre "Journal de Fleur", publié en 2022, suivi de "Les Bruyères" dont l’essentiel a été rédigé lorsqu’elle avait dix-sept ans.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 153

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Alexandra Grosser

Les Bruyères

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alexandra Grosser

ISBN : 979-10-422-2052-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

De la même auteure

Journal de Fleur,

aux Éditions Les 3 Colonnes, mars 2022.

Les Bruyères

La pluie tombe doucement, avec son murmure continu. Lancinante, incessante, elle étend sur toute la lande son voile triste.

Et tout est uniformément dans la même teinte grisâtre, la lande et la mer, les prairies et le ciel…

Et les bruyères ne sont plus qu’une confuse masse de couleurs tendres, noyées.

Et les sentiers boueux semblent se perdre dans le ciel détrempé.

Et la route ondoie mollement, et se perd…

Infiniment lentement, Les Bruyères émerge de la brume épaisse, ses murs chaulés ont éclairci le brouillard, les taches noires des fenêtres se sont découpées…

Les Bruyères se dresse massive dans son étendue monotone, comme un défi à tous les bouleversements.

Elle était arrivée par un matin d’octobre. La pluie avait collé tout autour de son visage des mèches brunes, qui soulignaient la pâleur de son teint et l’éclat affolé de ses grands yeux. Un regard de noyée, avait pensé Étienne, et il était resté figé. Un caban bleu marine, trop grand, lui tombait sur les chevilles et lui cachait les mains.

C’était Mélanie qui avait pris les choses en main. Elle l’avait entraînée vers sa nouvelle chambre, où elle avait déposé des brassées de bruyères. Elle l’avait changée, séchée, pomponnée comme un bébé, et Joan n’était plus qu’une jolie enfant au regard un peu triste, avec des cheveux gonflés et brillants, et une charmante petite robe rouge. Puis Mélanie l’avait emmenée visiter la maison, suivie de près par Étienne et Cathy.

Le lendemain, Joan avait suivi ses cousins vers la plage. Elle leur dit qu’elle avait habité un grand appartement à Exeter, avec pour tout terrain la cour de l’immeuble où elle avait bien souvent joué à la marelle. La mer était pour elle un symbole de vacances et de soleil. La mer grise ne correspondait pas à ses préjugés, et elle en fut quelque peu bouleversée. Puis elle fut terrifiée par le mince escalier qui descendait à flanc de falaise dans une crique.

Sur les rochers glissants, elle fut fascinée par la force d’Étienne lorsqu’il la porta comme une plume de l’autre côté de la faille. « Tu es gentil Tienne », dit-elle. Ce fut comme ça que Joan était entrée dans leur vie pour n’en plus ressortir.

Étienne avait alors 19 ans et Cathy 18, Mélanie n’avait que 14 ans et Joan 13. Plus tout à fait enfant, Joan avait banni les poupées de ses valises, mais le soir, dans le plus grand secret, elle berçait son pierrot emmailloté d’un plaid. Elle logeait dans la petite chambre du haut, à côté du grenier. Une très petite pièce mansardée, qu’elle avait envahie de fleurs séchées, de bibelots délicats et charmants. L’odeur même y avait un goût suranné mais délicieux.

Mélanie allait souvent la rejoindre. Elles se racontaient longuement rêves et secrets et s’émerveillaient d’avoir les mêmes. Elles découvraient l’amitié et il leur semblait l’inventer.

Le week-end était un évènement particulier et quasi sacré. Selon un rite jamais négligé, Mélanie et Joan allaient toujours avec Pa chercher Étienne à la gare. Il arrivait un peu lointain, un livre sérieux à la main, et dès qu’il voyait les deux « adonaissantes » courir vers lui, il perdait brusquement son air raisonnable et leur ouvrait grand ses bras. L’après-midi, il les entraînait, quel que soit le temps, pour une promenade dans « sa » lande. Ils rentraient souvent trempés, les joues en feu et unis dans un fou rire qui faisait dire à Ma : « Bientôt 20 ans ! Les hommes sont des enfants ! »

Cathy ne se joignait pas à eux. Étienne était pourtant plus proche d’elle que de Mélanie et Joan du fait de leur âge. Mais pas plus Étienne que Mélanie ou Joan ne s’intéressaient à cette grande fille blondasse, aux gestes raides. Brutale quand elle voulait être drôle, un peu ridicule quand elle voulait être gaie, elle s’était retirée dans un mutisme morose entrecoupé de propos vengeurs.

Le soir, Étienne montait rejoindre « les filles » dans la petite chambre de Joan. Un peu honteux au début de s’intéresser à d’aussi petites filles, un peu décontenancé aussi, il avait vite pris ses habitudes, et il était complètement ravi lorsqu’il percevait un secret entre elles deux, et qu’il parvenait par d’habiles questions à les amener à se confier.

Puis il partit à Paris pour faire ses études, mais il venait encore une fois par mois. Parfois, oubliant leur jeunesse, il leur parlait de sa vie d’étudiant, de ses tourments là-bas dans la grande ville, et elles l’écoutaient avec sérieux.

Les années passaient. Les filles accueillaient toujours Étienne avec joie, mais chez Joan, cette joie se teintait de réserve. Ce fut un jour de la fin d’août que tout fut dit. Ils avaient passé tout l’été ensemble, mais Joan semblait presque le fuir. Elle allait seule marcher pensivement dans les bruyères, ou bien elle s’enfermait dans sa chambre pour peindre ses aquarelles, ou bien elle entraînait Mélanie dans une conversation « chiffons » qui le laissait dans un ennui un peu morose.

En allant pêcher seul un matin, il l’aperçut qui dessinait, assise sur un rocher. Elle lui tournait le dos, et il avança très doucement, pour la faire sursauter en murmurant par-dessus son épaule « C’est beau ! »

Elle cacha l’esquisse d’une mouette posée sur un rocher et dit :

— Malin, elle s’est envolée !

— Mais au moins, pour une fois, toi, tu ne t’es pas envolée, rétorqua Étienne.

Joan rougit.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Te parler !

L’aube

Journal de Jonathan

Notre première action commune a été notre naissance un matin d’été, à Nantes. Aussitôt, dans un hurlement de sirènes, on nous a emmenés de l’autre côté de la ville, pour nous répartir dans cinq couveuses. Nos deux premiers mois dans ce monde, nous avons été totalement seuls.

Étienne, notre père, nous avait fait enregistrer sous cinq prénoms peu fréquents et ayant la même initiale « J » que Joan, le prénom de notre mère, et Jessica, celui de notre grande sœur, de trois ans notre aînée : Joachim, Jérémie, Jennifer, Joséphine et moi, Jonathan.

Après deux mois de couveuse, nous avons été réunis, et pour toujours. Notre grand-mère Madeleine, dite Ma, saisit cette occasion de venir s’installer chez nous. Elle ne quitta jamais plus la maison… C’était une grosse vieille dame, nous regardant un peu indistinctement à travers ses lunettes.

Elle nous avait installé de nouveaux prénoms : Jon pour Jonathan, Jock pour Joachim, Jennifer devenait Jenn ou Jenny et Joséphine, Joy ou Fine, mais Jérémie resta Jérémie. Pour nous reconnaître, elle nous donna à chacun une couleur de vêtement. Joséphine fut rouge, Jenny rose, Jérémie jaune, Joachim vert, et moi bleu.

Joan, notre mère ne s’est jamais remise de notre naissance…

Jennifer disait qu’Elle ne nous avait même pas mis au monde, mais qu’on nous avait arrachés à elle comme des tumeurs malsaines… Après notre grande sœur Jessica, elle avait souhaité avoir un petit garçon, un seul. Pendant des années, je me suis reproché d’exister.

Dans mes désespoirs, j’ai alterné entre cette culpabilité et un désir fou de tuer les quatre autres… pour être son seul petit garçon.

À l’époque des premiers pas, les photos nous montrent escaladant les tables et les chaises, nous bousculant, tandis que Jérémie nous regarde un peu passif. Notre mère s’est pris quelque temps d’un amour démesuré pour lui. Au bout de quelques semaines d’une brève passion, Jérémie s’est rattrapé en allant vers la cave et en y dévalant la tête la première, ce qui lui a valu cette grande balafre blanche sur le front, un bref séjour à l’hôpital, une rupture définitive avec notre mère, et de regagner nos rangs.

Après ce bref épisode, notre mère s’est retranchée presque à temps complet dans sa chambre, pour d’interminables dépressions. Parfois, l’été la faisait sortir, et je garde d’elle un seul souvenir, un des plus beaux de mon enfance… Elle riait dans le soleil, et nous semblait heureuse. Elle en prenait deux par la main et courait avec nous tous, étranglés de rires, de soleil et de vie.

Je tiens à la main une photo de ma mère. La flamme hésitante d’une bougie fait deux minuscules reflets dans les yeux sombres qui me fixent… Je me heurte à son regard. Je parviens à sourire, mais elle ne me répond pas. Dans ma main, la photo s’est mise à trembler.

On avait toujours différencié les jumellesl’une de l’autre. Dans son berceau, Jennifer écrasait sa sœur, s’agrippait aux rebords pour se hisser le plus haut possible, hurlait de faim bien avant son biberon, puis refusait de le finir. Elle avait su marcher avant tous les autres, au prix d’innombrables chutes, et très vite bien parler. Joséphine la suivait en tout ce qu’elle faisait avec beaucoup de bonne volonté. Elle marcha assez tardivement, trouvant beaucoup moins dangereux de suivre à quatre pattes les oscillations de sa sœur. Plus tard, elle la suivit dans ses découvertes du jardin, goûtant pour elle cailloux, plantes ou insectes… On essaya d’entraver cette relation, on plaignait cette « brimée ». Mais l’adoration inébranlable de Joséphine pour Jennifer faisait sa joie. Elle était certainement bien plus heureuse que Jennifer dans sa quête obscure.

Pour les trois garçons, il fut vite évident qu’ils n’étaient pas des triplés. Seuls Jérémie et Jonathanétaient jumeaux, et ils furent longtemps difficiles à différencier. Ils se plaisaient dans leur état d’égaux parfaits, et il n’y avait rien qu’ils ne souhaitassent réellement pas partager. Ils aimaient qu’on arrête sur eux un sourire qui les englobait comme une entité. Ils aimaient échanger leurs noms avec leurs médailles gravées. En fait, ils jouaient si souvent à ce jeu, qu’ils avaient fini par s’y perdre… Un jour, leur tante Cathy qui avait découvert leur jeu avait coupé très court les cheveux de Jérémie.

Ils avaient déjà sept ou huit ans, lorsqu’on remarqua que Jonathan parlait toujours au nom des deux. Cathy se mit alors à harceler Jérémie de questions. Mais en fait, ce que leur tante appelait « leur identité propre en tant qu’êtres humains distincts » ne laissa en eux que le souvenir d’un ennui. Ils continuèrent longtemps à vivre en symbiose. Jonathan se chargeant des contacts avec le monde externe, et protégeant son jumeau comme un être extrêmement fragile.

Joachim eut très tôt le droit à une certaine indépendance. Il grandit vite et garda toujours une allure osseuse, un peu maladroite, où rien n’attirait la caresse. Il était excessivement curieux, et observait tout minutieusement, avec un calme impeccable. Il ne rejetait pas un caillou avant de l’avoir bien regardé, et revenait jour après jour observer un nid d’oiseaux.

Journal de Jonathan

La plus grande partie du temps, la pluie tombait sur notre Bretagne délavée. Mais l’été, les flaques d’eau séchaient, laissant dans la terre pâle, lessivée, des ovales durs, cicatriciels. Nos journées étaient libres. Nous cavalions partout.

L’année de nos cinq ans, notre grande sœur Jessica trouva un matin maman inanimée dans sa chambre. Elle avait pris trop de somnifères. Elle s’est remise de cet incident mais, peu après, elle nous a définitivement abandonnés.

Jessica bénéficiait d’un avantage considérable sur nous Cinq. Nous nous débattions toujours en vain contre des fantômes, contre des souvenirs obscurs qu’on ne parvenait pas à identifier. Déchirés d’amour, les Cinq se traînaient désespérément dans le vide qu’elle avait laissé. Jessica, elle, se rappelait parfaitement son visage, le ton de sa voix, le frôlement de sa robe et les chansons qu’elle chantait parfois le soir en s’accompagnant sur le vieux piano. Mais surtout, Jessica n’aimait pas sa mère ni son souvenir. Elle avait l’atout de la haine de son abandon. Elle se souvenait parfaitement du départ avec sa mère, un mois de décembre, pour aller à Paris.

Journal de Jessica

Paris. Les boutiques étaient toutes décorées, il y avait du monde partout. Dans une très grande vitrine, un énorme ours en peluche en berçait un autre tout petit, tandis que des petits pingouins tournaient sur eux-mêmes. C’était beau. Je riais. Je crois qu’il neigeait un peu, peut-être même qu’il neigeait pour de bon. Il y avait des gens qui me bousculaient, mais je restais fascinée. Et puis j’en ai eu assez de regarder, et je l’ai cherchée. Elle n’était plus là ! J’ai eu peur, j’ai paniqué, j’ai pleuré, et personne ne me voyait. Ce n’est qu’après un long temps, quand la rue s’est vidée, qu’une dame m’a remarquée et m’a conduite à un poste de police. Mais je ne savais pas le téléphone de chez nous. Juste mon nom et mon adresse.

Le lendemain, papa est venu me chercher. Son visage était dur et ses yeux vides. J’ai eu peur de lui. Je l’ai suivi, sans lui prendre la main, sans lui parler, les yeux fixés sur le bas du pantalon gris, aveugle à tout le reste du monde.

Est-ce que tous les êtres souffrent toujours ? Ou bien est-ce toi, ma mère, qui nous as jeté comme un sort cette détresse en héritage ? Est-ce que tout le monde a au fond du cœur cette tristesse qui ressort au premier silence ? Ou bien est-ce que Les Bruyères nous a minés…

Mon père travaillait beaucoup, à Nantes. Nous ne le voyions que le dimanche quand il nous emmenait pour de grandes promenades en forêt. Seule Ma, qui nous soignait tous en bloc, était présente.

Je n’ai jamais reparlé de ces jours-là ni de cette… femme. Je les avais rayés de ma vie. Et j’ai commencé à jouer du violon, l’ami de ma solitude.

Journal de Jonathan

Je me souviens de notre première rentrée scolaire, trois ans après Jessica. Il n’y avait qu’une classe de CP au village, et nous avons constitué, nous les J. des Rouy, la moitié de la classe.

Je crois que nous avons été infernaux. Je crois que l’on cherchait à noyer notre chagrin en faisant le plus de bêtises possibles… Je crois aussi que, d’une certaine manière, c’est ce qu’on attendait de nous. À toujours nous grouper, nous mettre « en troupeau », les gens nous voyaient toujours comme ce groupe soudé et fermé que nous sommes devenus.

Rester six heures chaque jour sans se parler, sans rire, et sans courir dans la lande, c’était trop dur pour nous. Alors, en plein milieu de la cour, nous nous déchaînions… Oui, nous avons été terribles. Mais Jennifer et Joachim qui se battaient beaucoup à la maison ne se sont jamais battus face à des « étrangers ».

Pauvre Jessica. Elle souffrait. Elle nous attendait toujours. Elle voulait faire partie de nous. Mais c’est méchant, un groupe d’enfants. Nous nous sentions forts comme une meute de jeunes loups… Nous jouions à l’humilier. Elle fut toujours le « chat » qui devait nous poursuivre, ou « celui qui s’y collait ». Quand elle passait près de notre groupe, nous riions, poussions des cris ou disions « Caca s’amène. »

Journal de Jonathan

Pendant les vacances, nous vivions seuls avec Ma et Jessica. Sauf le week-end où rentrait notre père et, de temps à autre, l’intrusion de Cathy ou de Mélanie. Nous aimions Mélanie, détestions Cathy, et avions pour notre père une commune indifférence.

Les jumeaux ne se vengeaient jamais de Jennifer lorsqu’elle renversait brutalement l’échafaudage de leurs cubes ou piétinait leurs voitures. Ils la laissaient faire, avec un certain intérêt pour sa rage inexplicable. Très vite, Jennifer et Joachim, eux, se heurtèrent. Joséphine soutenant toujours Jennifer, Joachim, pris de fureur, finissait par griffer et donner des coups de pied aux deux. Les adultes ne savaient jamais qui avait commencé, et jamais ils n’acceptèrent de se dénoncer. Une fois, une fois seulement, Joséphine accusa Joachim. Le soir, il lui flanqua une raclée mémorable, sous les yeux impassibles de Jennifer.

Ce fut la grande époque des Jeys. Jeys, c’est un nom que Jessica avait trouvé un jour où nous l’avions admise dans nos jeux. Elle avait crié, rouge de joie : « Comme on s’appelle tous par un J, on s’appellera les Jeys », et… on avait accepté. C’est aussi l’époque des mots secrets qui nous faisaient rire à en pleurer, mais que personne ne comprenait. Notre monde était peuplé de jeux et de secrets. Les Bruyères était notre « château ».

Le vrombissement de la voiture lentement l’enivrait, elle appuyait la tête contre la portière, jamais elle n’avait été si épuisée. Elle tourna la tête, doucement, sur la gauche, et au même instant il la regarda. « Ça va ? » Elle acquiesça doucement. Ses mains étaient dures sur le volant, semées de veines saillantes et de nœuds nerveux. De temps à autre, un tic les faisait frémir. C’étaient des mains fortes. Des mains qui n’auraient pas dû avoir des écarts nerveux…

Elle appuya de nouveau la tête contre la vitre, elle avait froid, il le vit et lui dit : « Remonte ton col, attends, tiens ! » Les yeux rivés sur la route humide, il attrapa, derrière sur la banquette, le vieux plaid d’enfants, et le lui tendit. Elle s’y lova. Son cœur battait au bout de sa main, battait à l’en assourdir, sûrement il devait l’entendre…

Déjà, on y était, il la prenait dans ses bras, pour qu’elle ne marche pas nu-pieds sur le bitume trempé. Il courait sous la pluie.