L'édition
actuelle des
Chants de Maldoror
est la réimpression, revue et corrigée d'après le manuscrit
original, d'un ouvrage qui n'a jamais paru en librairie. Dans le
courant de 1869, M. le comte de Lautréamont venait de délivrer
les
derniers bons à tirer de son livre, et celui-ci allait être
broché,
lorsque l'éditeur—continuellement en butte aux persécutions de
l'Empire—en suspendit la mise en vente à cause de certaines
violences de style qui en rendaient la publication périlleuse.
«J'ai
fait publier un ouvrage de poésies chez M. Lacroix. Mais, une
fois
qu'il fut imprimé, il a refusé de le faire paraître, parce que la
vie y était peinte sous des couleurs trop amères, et qu'il
craignait le procureur général.»Ainsi
s'exprime l'auteur dans la lettre reproduite en
fac-simile
en tête de ce volume. L'ouvrage de poésies dont il est question
et
qui, ainsi présenté, atteste la visée lyrique qu'y attachait
l'auteur, est bien celui-ci. M. le comte de Lautréamont se
refusait
à amender les violences de son texte. Ce n'est qu'après s'en être
longtemps défendu qu'il consentit aux modifications qui lui
étaient
demandées. Des cartons destinés à remplacer les passages réputés
dangereux devaient être tirés. Mais en 1870, la guerre éclatait.
On ne pensa plus aux
Chants de Maldoror.
Et brusquement, l'auteur mourut, n'ayant exécuté qu'une partie
des
revisions auxquelles il avait consenti.Le
texte de la présente édition est donc conforme à celui de
l'édition originale dont le tirage alla s'égarer dans les caves
d'un libraire belge qui, timidement, au bout de quatre années,
fit
brocher des exemplaires avec un titre et une couverture
anonymes[1].
Quelques lettrés seulement connaissent ces exemplaires.Nous
avons cru que la réédition d'une œuvre aussi intéressante serait
bien accueillie. Ses véhémences de style ne peuvent effrayer une
époque aussi littéraire que la nôtre. Si outrées qu'elles soient,
elles gardent une beauté profonde et ne revêtent aucun caractère
pornographique.La
Critique appréciera, comme il convient, les
Chants de Maldoror,
poëme étrange et inégal où, dans un désordre furieux, se
heurtent des épisodes admirables et d'autres souvent confus. En
écrivant cette notice, nous voulons simplement détruire une
légende
formée, on ne sait trop pourquoi, à l'endroit de la personnalité
du comte de Lautréamont. Dernièrement encore, M. Léon Bloy, dont
la mission, ici-bas, consiste décidément à démolir tout le monde,
les morts comme les vivants, tentait d'accréditer cette légende
dans une longue étude consacrée au volume[2]: il y répète à
satiété que l'auteur était fou et qu'il est mort fou. —«C'est
un aliéné qui parle, le plus déplorable, le plus déchirant des
aliénés.»—«La catastrophe qui fit de cet inconnu un aliéné
...» —«... Car c'est un vrai fou, hélas! Un vrai fou qui sent sa
folie.» Et plus loin: «L'auteur
est mort dans un cabanon, et c'est tout ce qu'on sait de
lui.»
En écrivant cela, M. Léon Bloy a sciemment fait de très mauvaise
besogne; en effet, il résulte de l'enquête très approfondie que
nous avons faite, il résulte de documents authentiques que nous
avons recueillis, que l'auteur des
Chants de Maldoror
n'est pas mort fou. Le comte de Lautréamont s'est éteint à l'âge
de vingt ans, emporté en deux jours par une fièvre maligne. Si M.
Léon Bloy avait lu les aliénistes, et si la science physiologique
l'avait un peu allaité, il eût apporté plus de réserve dans
l'invention d'une fable, intéressante seulement au point de vue
de
l'effet littéraire qu'il désirait produire. La Science, en effet,
nous apprend que les cas de vraie folie sont extrêmement rares
au-dessous de vingt ans. Or, l'auteur naquit à Montevideo le 4
avril
1850; son manuscrit fut remis à l'imprimerie en 1868; on peut
sans
témérité présumer son complet achèvement en 1867; les
Chants de Maldoror
sortirent donc de l'imagination et du labeur cérébral d'un jeune
homme de dix-sept ans. Au surplus, l'extrait des minutes des
actes de
décès du neuvième arrondissement de Paris porte que
Isidore-Lucien
Ducasse—tel est son véritable nom—est décédé le jeudi 24
novembre 1870, à huit heures du matin, en son domicile,
Faubourg-Montmartre, no 7. Le numéro 7 du Faubourg-Montmartre n'a
jamais été ni un cabanon, ni une maison de fous.Nos
actives investigations n'ont pas abouti à pénétrer, dans son
intégralité, le mystère dont la vie de l'auteur à Paris semble
avoir été entourée. La Préfecture de police s'est refusée à
nous seconder dans ces recherches, parce que nous n'avions aucun
caractère officiel pour les lui demander. Voilà, certes, un
rigorisme administratif fort regrettable. Quel inconvénient
peut-il
y avoir à fournir à un éditeur quelques renseignements sur la vie
d'un homme de lettres mort depuis vingt ans? Borné à nos seules
enquêtes, nous avons acquis la certitude que Ducasse était venu à
Paris dans le but d'y suivre les cours de l'école Polytechnique
ou
des Mines. En 1867, il occupait une chambre dans un hôtel situé
au
numéro 23 de la rue Notre-Dame-des-Victoires. Il y était descendu
dès son arrivée d'Amérique. C'était un grand jeune homme, brun,
imberbe, nerveux, rangé et travailleur. Il n'écrivait que la
nuit,
assis à son piano. Il déclamait, il forgeait ses phrases,
plaquant
ses prosopopées avec des accords. Cette méthode de composition
faisait le désespoir des locataires de l'hôtel, qui, souvent,
réveillés en sursaut, ne pouvaient se douter qu'un étonnant
musicien du verbe, un rare symphoniste de la phrase cherchait, en
frappant son clavier, les rhythmes de son orchestration
littéraire.Si
de tels raccourcis de la vie d'un homme ne suffisent pas pour
reconstituer une ressemblance bien définitive, ils aideront
toutefois à élucider, pour une petite part, le mystère de cette
figure vouée à rester, par presque tous ses côtés, obscure. Mais,
restituer un caractère avec des documents, cela ne tient-il pas
un
peu du domaine des sciences occultes? Du moins, avons-nous
cherché à
éclairer ce sommaire portrait en recourant à celle des sciences
de
ce temps qui, d'après un texte, s'applique à évoquer les plus
fuyantes directions de l'Ame et de la Pensée. Puisque nous avions
cette fortune de posséder des manuscrits de Ducasse, il nous a
paru
curieux de demander à un graphologiste érudit son avis sur
l'auteur
des
Chants de Maldoror.«—Oh!
oh! c'est joli, dit-il (c'est là une expression familière aux
graphologistes lorsque le sujet leur semble intéressant);
singulier
mélange, par exemple. Voyez-donc l'ordre et l'élégance, cette
date
régulière en haut, cette marge, ces lignes rigides, et cette
distraction inattendue qui le fait commencer sa lettre à l'envers
en
oubliant les initiales que porte le papier[3] ... Majuscules
harmoniques: le V de Voltaire et l'R de Rousseau et d'autres.
Puis,
regardez maintenant
l'enfantillage
du P de Paris et le G de Grandes Têtes. Quant à la signature,
elle
est littéralement d'un enfant; comment concilier l'inharmonie
d'un
tel parafe avec ce que je viens de dire? Nous allons en avoir
l'explication en l'analysant. Il a signé: J. Ducasse, sans
parafe,
il devait n'en faire jamais, ce qui, vous le savez, est un des
signes
graphologiques de la distinction. Puis, se rappelant qu'il
demandait
de l'argent, il a ajouté son adresse, et pour réunir les deux
choses, par
ordre et logique,
il a entouré le tout d'une très vague ellipse faite un peu «va
comme je te pousse» et qu'il ne faudrait pas confondre, dans
cette
analyse, avec le parafe en colimaçon habituel aux amoureux de la
vie
familiale. Je vous le répète, il n'y a pas là de parafe,
et
il ne peut pas y en avoir,
étant donné
la sobriété du reste.«Mais,
continuons: l'harmonie m'a montré un artiste, et tout à coup je
découvre un logicien et un mathématicien. Les derniers mots:
«la
bonté de me l'écrire»,
cela ne ressemble-t-il pas à une formule algébrique, avec
l'abréviation de
bonté,
et à un syllogisme, avec cet étroit enchaînement des mots; et, il
est si étroit, cet enchaînement, le scripteur est tellement
obsédé
par la logique qu'il ne met les apostrophes qu'après le mot fini,
et
sans en oublier une seule! C'est admirable, je n'ai peut-être pas
vu
cela dix fois sur les milliers de lettres que j'ai
étudiées.«Barres
scrupuleuses et énergiques avec, quelquefois, un petit harpon
d'égoïsme (mais qui n'en a pas?). Il y en a juste
la dose nécessaire
pour n'altérer en rien la bonté qui éclate dans la rondeur des
lettres: comme il y a un peu d'acide prussique dans les amandes,
si
vous voulez. Un petit détail: votre homme me semble un peu
sensuel,
il y a parfois de l'empâtement; je ne suis pas fâché de cette
petite tache (si c'en est une), car vraiment c'était trop
beau.«Je
me résume: avant tout, équilibre: harmonie ou logique: peut-être
n'a-t-il jamais rien fait, mais j'en doute, car l'écriture n'a
rien
d'un paresseux: si c'est un artiste, il eût pu tout aussi bien
faire
un savant: si c'est un savant, il eût pu tout aussi aisément être
un grand artiste.«—Mais,
alors, il n'est pas fou?«—Que
voulez-vous dire? Ou bien tout ce qui précède est vrai, et tout
cela ne me semble guère d'un fou, ou alors la graphologie
n'existe
pas.»Seulement
alors, nous nous décidions à livrer à notre savant les quelques
détails de la vie de Ducasse que nous connaissions et que,
volontairement, nous avions différé de lui communiquer de peur de
l'influencer. Et surtout, nous insistions sur cette folie qu'on
lui
reprochait et par laquelle on semblait vouloir atténuer la
conscience de son talent.«—Mais
je m'étonne qu'une pareille légende ait trouvé crédit auprès
d'esprits distingués; vous n'ignorez pas combien les cas de folie
à
cet âge sont rares, j'entends de la vraie folie, car des idiots,
des
débiles, des mélancoliques, des crétins, les asiles en sont
bondés, mais un vrai
fou,
un fou de vingt ans qui, de sa folie, mourrait dans un cabanon,
je
doute qu'on en voie souvent: notez même que ce détail triste et
topique, la mort dans un cabanon, me fait tout de suite penser à
un
paralytique général avec toute cette succession classique:
intelligence vive,—obscurcissement,—folie des
persécutions.—mégalomanie, —excitation puis déchéance
complète et disparition de l'individu s'en allant depuis
longtemps
par lambeaux. Eh bien, interrogez des spécialistes et
demandez-leur
combien ils ont pu compter de paralytiques généreux de vingt ans!
Bayle déclare n'en avoir jamais vu avant vingt-cinq ans; Calmeil
ne
l'a observé que deux fois avant trente-deux ans. Restent enfin la
manie et la folie circulaire, mais ces deux formes de folie
suivent à
peu près les mêmes lois et sauf exceptions infiniment rares, il
n'y
a pas de fou furieux de dix-neuf ans. Enfin, si le volume est
paru
quand Ducasse avait dix-neuf ans, et qu'il soit mort à vingt ans,
voilà donc une aliénation qui aurait évolué en un an ... N'est-ce
pas le cas de dire avec Verlaine: Tout cela est
littérature!»Quoique
Montévidéen, Ducasse était français d'origine. Son père,
chancelier à la légation française à Montevideo, naquit à
Tarbes. La famille devait être riche. Elle se trouvait en
relations
d'affaires avec un banquier de la rue de Lille, M. Darasse, qui
payait au fils une pension mensuelle. Grâce à l'amabilité de M.
Dosseur, successeur de M. Darasse, nous avons pu prendre
connaissance
d'une partie de la correspondance du jeune écrivain et donner, en
tête du présent volume, une de ses lettres en
fac-simile.
Cette lettre contient en quelque sorte une profession de foi
littéraire et fait allusion aux circonstances qui s'opposaient à
la
mise en vente de son livre, ainsi qu'à la préface d'un nouveau
volume, que l'éditeur Lemerre n'a jamais reçue. La correspondance
de Ducasse est curieuse et montre combien étaient vives ses
préoccupations littéraires.Dans
une lettre, datée du 22 mai 1869, nous relevons les passages
suivants, que nous ne reproduisons qu'à titre de simple
curiosité:«Monsieur,«C'est
hier même que j'ai reçu votre lettre datée du 21 mai;
c'étaitla
vôtre. Eh bien, sachez que je ne puis pas malheureusement
laisserpasser
ainsi l'occasion de vous exprimer mes excuses. Voici
pourquoi:parce
que, si vous m'aviez annoncé l'autre jour, dans l'ignorance
dece
qui peut arriver de fâcheux aux circonstances où ma personne
estplacée,
que les fonds s'épuisaient, je n'aurais eu garde d'y
toucher;mais
certainement j'aurais éprouvé autant de joie à ne pas écrire
cestrois
lettres que vous en auriez éprouvé vous-même à ne pas les
lire.Vous
avez mis en vigueur le déplorable système de méfiance
prescritvaguement
par la bizarrerie de mon père; mais vous avez deviné quemon
mal de tête ne m'empêche pas de considérer avec attention
ladifficile
situation où vous a placé jusqu'ici une feuille de papierà
lettre venue de l'Amérique du Sud, dont le principal défaut
étaitle
manque de clarté; car je ne mets pas en ligne de compte
lamalsonnance
de certaines observations mélancoliques qu'on pardonneaisément
à un vieillard, et qui m'ont paru, à la première lecture,avoir
eu l'air de vous imposer, à l'avenir, peut-être, la
nécessitéde
sortir de votre rôle strict de banquier, vis-à-vis d'un
monsieurqui
vient habiter la capitale ...«
... Pardon, monsieur, j'ai une prière à vous faire: si mon
pèreenvoyait
d'autres fonds avant le 1er
septembre, époque à laquelle moncorps
fera une apparition devant la porte de votre banque, vous
aurezla
bonté de me le faire savoir? Au reste, je suis chez moi à
touteheure
du jour; mais vous n'auriez qu'à m'écrire un mot, et il
estprobable
qu'alors je le recevrai presque aussitôt que la demoisellequi
tire le cordon, ou bien avant, si je me rencontre sur levestibule
...«
... Et tout cela, je le répète, pour une bagatelle
insignifiantede
formalité! Présenter dix ongles secs au lieu de cinq, la
belleaffaire:
après avoir réfléchi beaucoup, je confesse qu'elle m'a
paruremplie
d'une notable quantité d'importance nulle ...»L'extrême
jeunesse de l'auteur atténuera sans doute la sévérité de certains
jugements qui ne manqueront pas d'être portés sur les
Chants de Maldoror.
Si Ducasse avait vécu, il eût pu devenir l'une des gloires
littéraires de la France. Il est mort trop tôt, laissant derrière
lui son œuvre éparpillée aux quatre vents: et par une coïncidence
curieuse, ses restes mortels ont subi le même sort que son livre.
Inhumé dans une concession temporaire du cimetière du Nord, le 25
novembre 1870, il en a été exhumé, le 20 janvier 1871, pour être
réinhumé dans une autre concession temporaire. Il se trouve
actuellement dans les terrains désaffectés et repris par la
Ville.L.
G.
Notes:[1]
La couverture et le titre sont ainsi composés:
Les Chants—de —Maldoror—par—le comte de Lautréamont—(Chants
I, II, III, IV, V, VI) —Paris et Bruxelles—En vente chez tous les
libraires—1874.
Au dessous de la couverture, dans le double filet, cette
mention:
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
Au verso du faux-titre:
Bruxelles—Typ. de E. Wittmann.
Cette dernière indication est fausse, aucun imprimeur du nom de
Wittmann n'ayant existé à Bruxelles. Couverture
brun-marron.En
1869, l'auteur témoigna le désir de posséder quelques exemplaires
de son livre; on lui en brocha une dizaine. La couverture de ces
exemplaires est jaune. Elle porte:
Paris. En vente chez tous les libraires (1869).
Au verso du faux-titre et en quatrième page de la
couverture:
Bruxelles. Imprimerie de A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie,
boulevard
de Waterloo, 42.[2]
V. la Plume,
2eannée,
no 33.[3]
La photogravure a rétabli le chiffre à sa place. Celui-ci se
trouve
en quatrième page de la lettre, barré par un trait de
plume.
CHANT PREMIER
Plût au ciel que le lecteur,
enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve,
sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison; car, à
moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une
tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations
mortelles de ce livre imbiberont son âme, comme l'eau le sucre. Il
n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre;
quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par
conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de
pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non
en avant. Écoute bien ce que je te dis: dirige tes talons en
arrière et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se, détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle;
ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses
méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers
le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de
l'horizon, d'où tout à coup part un vent étrange et fort,
précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à
elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une
personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle fait
claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas
à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et
contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations
irritées qui présagent l'orage qui s'approche de plus en plus.
Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés
avec des yeux qui renferment l'expérience, prudemment, la première
(car, c'est elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa
queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri
vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l'ennemi
commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure
géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le
troisième côté que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de
passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine;
et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes
que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend
ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que
j'invoque dans le commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu
n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables voluptés, tant que
tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en
te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et
noir, comme si tu comprenais l'importance de cet acte et
l'importance non moindre de ton appétit légitime, lentement et
majestueusement, les rouges émanations? Je t'assure, elles
réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre,
si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer trois mille fois
de suite la conscience maudite de l'Éternel! Tes narines, qui
seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase
immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace,
devenu embaumé comme de parfums et d'encens; car, elles seront
rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans
la magnificence et la paix des agréables cieux.J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut
bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c'est fait.
Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité
extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un
grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de cette
concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang
lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter
une pareille vie, il se jeta résolûment dans la carrière du mal ...
atmosphère douce!Qui l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant,
au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un
rasoir, et il l'aurait fait très souvent, si Justice, avec son long
cortège de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché. Il n'était
pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel.
Humains, avez-vous entendu? il ose le redire avec cette plume qui
tremble! Ainsi donc, il est une puissance plus forte que la volonté
... Malédiction! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la
pesanteur? Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec
le bien. C'est ce que je disais plus haut.Il y en a qui écrivent pour rechercher les
applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du cœur que
l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir. Moi, je fais servir
mon génie à peindre les délices de la cruauté! Délices non
passagères, artificielles; mais, qui ont commencé avec l'homme,
finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec la cruauté
dans les résolutions secrètes de la Providence? ou, parce qu'on est
cruel, ne peut-on pas avoir du génie? On en verra la preuve dans
mes paroles; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez
bien ... Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés
sur ma tête; mais, ce n'est rien, car, avec ma main, je suis
parvenu facilement à les remettre dans leur première position.
Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose
inconnue; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines
et méchantes de son héros soient dans tous les
hommes.J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un
seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et
nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous
les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire.
En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres; mais,
cela, étrange imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont
la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux
endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but
atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma
propre volonté! C'était une erreur! Le sang qui coulait avec
abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si
c'était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques
instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait
pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu
les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans
l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier
fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur
insensée des criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comédiens
les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et
les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et
du ciel; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire
retomber sur eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous
à la fois, tantôt le poing le plus robuste dirigé vers le ciel,
comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement
excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux chargés d'un
remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial,
n'oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur
sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et
attrister de compassion le Dieu de miséricorde; tantôt, à chaque
moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin
de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui
n'avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre
eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les
enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la
pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans
leurs abîmes les planches; les ouragans, les tremblements de terre
renversent les maisons; la peste, les maladies diverses déciment
les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas. Je
les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite
sur cette terre; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans; firmament
bleuâtre, dont je n'admets pas la beauté; mer hypocrite, image de
mon cœur; terre, au sein mystérieux; habitants des sphères; univers
entier; Dieu, qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que
j'invoque: montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce
décuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je
puis mourir d'étonnement: on meurt à moins.On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze
jours. Oh! comme il est doux d'arracher brutalement de son lit un
enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les
yeux très ouverts, de faire semblant de passer suavement la main
sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux! Puis,
tout à coup, au moment où il s'y attend le moins, d'enfoncer les
ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure pas;
car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses
misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures; et,
pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure,
l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang, extrait comme je
viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes,
amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand
par hasard tu t'es coupé le doigt? Comme il est bon, n'est-ce pas;
car, il n'a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d'avoir un
jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond,
sur ta ligure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux;
laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche, qui
puisait à longs traits, dans cette coupe, tremblante comme les
dents de l'élève qui regarde obliquement celui qui est né pour
l'oppresser, les larmes? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas;
car, elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle
qui aime le plus; mais, les larmes de l'enfant sont meilleures au
palais. Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal: celle
qui aime le plus trahit tôt ou tard ... je le devine par analogie,
quoique j'ignore ce que c'est que l'amitié, que l'amour (il est
probable que je ne les accepterai jamais; du moins, de la part de
la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te
dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes
et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu
déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir entendu de
longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que
poussent dans une bataille les gosiers des blessés agonisants,
alors, t'ayant écarté comme une avalanche, tu te précipiteras de la
chambre voisine, et tu feras semblant d'arriver à son secours. Tu
lui délieras les mains, aux nerfs et aux veines gonflées, tu
rendras la vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses
larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai! L'étincelle
divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre; trop
tard! Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui
l'on a fait du mal: «Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs
cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais
de quel nom qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous devez
souffrir! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus
près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis
maintenant. Hélas! qu'est-ce donc que le bien et le mal? Est-ce une
même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre
impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens
même les plus insensés? Ou bien, sont-ce deux choses différentes?
Oui ... que ce soit plutôt une même chose ... car, sinon, que
deviendrai-je au jour du jugement! Adolescent, pardonne-moi; c'est
celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os
et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton
corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct
secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de
l'aigle déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime; et
pourtant, autant que ma victime, je souffrais! Adolescent,
pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que
nous soyons entrelacés pendant l'éternité; ne former qu'un seul
être, ma bouche collée à ta bouche. Même, de cette manière, ma
punition ne sera pas complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais
t'arrêter, avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon
corps de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire; et
nous souffrirons tous les deux, moi, d'être déchiré, toi, de me
déchirer ... ma bouche collée à ta bouche. O adolescent, aux
cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te
conseille? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras
heureuse ma conscience.» Après avoir parlé ainsi, en même temps tu
auras fait du mal à un être humain, et tu seras aimé du même être:
c'est le bonheur le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus
tard, tu pourras le mettre à l'hôpital; car, le perclus ne pourra
pas gagner sa vie. On t'appellera bon, et les couronnes de laurier
et les médailles d'or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande
tombe, à la figure vieille, O toi, dont je ne veux pas écrire le
nom sur cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que
ton pardon fut immense comme l'univers. Mais, moi, j'existe
encore!J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer
le désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda
cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. J'entendis
un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit: «Je vais
t'éclairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que vient cet
ordre suprême.» Une vaste lumière couleur de sang, à l'aspect de
laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se
répandit dans les airs jusqu'à l'horizon. Je m'appuyai contre une
muraille en ruine, car j'allais tomber, et je lus: «Ci-gît un
adolescent qui mourut poitrinaire: vous savez pourquoi. Ne priez
pas pour lui.» Beaucoup d'hommes n'auraient peut-être pas eu autant
de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se
coucher à mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste: «Tu peux
te relever.» Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide
égorge sa sœur. Le ver luisant, à moi: «Toi, prends une pierre et
tue-la;—Pourquoi? lui dis-je.» Lui, à moi: «Prends garde à toi; le
plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci
s'appelleProstitution.» Les
larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi
une force inconnue. Je pris une grosse pierre; après bien des
efforts, je la soulevai avec peine jusqu'à la hauteur de ma
poitrine; je la mis sur l'épaule avec les bras. Je gravis une
montagne jusqu'au sommet: de là, j'écrasai le ver luisant. Sa tête
s'enfonça sous le sol d'une grandeur d'homme; la pierre rebondit
jusqu'à la hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac,
dont les eaux s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant
un immense cône renversé. Le calme reparut à la surface; la lumière
de sang ne brilla plus. «Hélas! hélas! s'écria la belle femme nue;
qu'as-tu fait?» Moi, à elle: «Je te préfère à lui; parce que j'ai
pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si la justice
éternelle t'a créée.» Elle, à moi: «Un jour, les hommes me rendront
justice; je ne t'en dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour
aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n'y a que
toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes,
qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m'as aimée!»
Moi, à elle: «Adieu! Encore une fois: adieu! Je t'aimerai
toujours!... Dès aujourd'hui, j'abandonne la vertu.» C'est
pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez le vent d'hiver gémir sur
la mer et près de ses bords, ou au-dessus des grandes villes, qui,
depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou à travers les
froides régions polaires, dites: «Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui
passe: ce n'est que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les
gémissements graves du Montévidéen.» Enfants, c'est moi qui vous le
dis. Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous; et que les
hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues
prières.Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits
isolés de la campagne, l'on voit, plongé dans d'amères réflexions,
toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises,
fantastiques. L'ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement,
court, vient, revient, par diverses formes, en s'aplatissant, en se
collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j'étais emporté sur
les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait
étrange; maintenant, j'y suis habitué. Le vent gémit à travers les
feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sa grave
complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui l'entendent.
Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes,
s'échappent des fermes lointaines; ils courent dans la campagne, çà
et là, en proie à la folie. Tout à coup, ils s'arrêtent, regardent
de tous les côtés avec une inquiétude farouche, l'œil en feu; et,
de même que les éléphants, avant de mourir, jettent dans le désert
un dernier regard au ciel, élevant désespérément leur trompe,
laissant leurs oreilles inertes, de même les chiens laissent leurs
oreilles inertes, élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se
mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui crie de
faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d'un toit, soit
comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de
la peste à l'hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air
sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l'est,
contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l'ouest; contre la
lune; contre les montagnes, semblables au loin à des roches
géantes, gisantes dans l'obscurité; contre l'air froid qu'ils
aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine,
rouge, brûlant; contre le silence de la nuit; contre les chouettes,
dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une
grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits;
contre les lièvres, qui disparaissent en un clin d'œil; contre le
voleur, qui s'enfuit au galop de son cheval après avoir commis un
crime; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font
trembler la peau, grincer les dents; contre leurs propres
aboiements, qui leur font peur à eux-mêmes; contre les crapauds
qu'ils broient d'un seul coup de mâchoire (pourquoi se sont-ils
éloignés du marais?); contre les arbres, dont les feuilles,
mollement bercées, sont autant de mystères qu'ils ne comprennent
pas, qu'ils veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents;
contre les araignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui
grimpent sur les arbres pour se sauver; contre les corbeaux qui
n'ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et qui s'en
reviennent au gîte l'aile fatiguée; contre les rochers du rivage;
contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles;
contre le bruit sourd des vagues; contre les grands poissons, qui,
nageant, montrent leur dos noir, puis s'enfoncent dans l'abîme; et
contre l'homme qui les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de
nouveau à courir dans la campagne, en sautant, de leurs pattes
sanglantes, par dessus les fossés, les chemins, les champs, les
herbes et les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage,
cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements
prolongés épouvantent la nature. Malheur au voyageur attarde! Les
amis des cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le
mangeront, avec leur bouche d'où tombe du sang; car, ils n'ont pas
les dents gâtées. Les animaux sauvages, n'osant pas s'approcher
pour prendre part au repas de chair, s'enfuient à perte de vue,
tremblants. Après quelques heures, les chiens, harassés de courir
çà et là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se
précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu'ils font, et
se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils
n'agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux,
ma mère me dit: «Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras
les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta
couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font: ils ont soif
insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des
humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te
mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est
assez sublime.» Depuis ce temps, je respecte le vœu de la morte.
Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini ... Je ne
puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis le fils de l'homme et
de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne ... je croyais
être davantage! Au reste, que m'importe d'où je viens? Moi, si cela
avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils
de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du
tigre, à la cruauté reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous,
qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un
souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides vertes de mon
front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes
de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la
mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent,
quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et,
quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits
orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des
tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma
face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui
remplit l'intérieur des cheminées: il ne faut pas que les yeux
soient témoins de la laideur que l'Être suprême, avec un sourire de
haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se
lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur salutaires
dans la nature, tandis qu'aucun de mes traits ne bouge, en
regardant fixement l'espace plein de ténèbres, accroupi vers le
fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m'enivre comme le
vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux.
Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage! Pourtant,
je sens que je ne suis pas le seul qui souffre! Pourtant, je sens
que je respire! Comme un condamné qui essaie ses muscles, en
réfléchissant sur leur sort, et qui va bientôt monter à l'échafaud,
debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je tourne lentement
mon col de droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures
entières; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque
mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il
s'arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je
regarde subitement l'horizon, à travers les rares interstices
laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent l'entrée: je
ne vois rien! Rien ... si ce ne sont les campagnes qui dansent en
tourbillons avec les arbres et avec les longues files d'oiseaux qui
traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau ... Qui
donc, sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme un
marteau frappant l'enclume?Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix
la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites
attention à ce qu'elle contient, et gardez-vous de l'impression
pénible qu'elle ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure,
dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je sois sur le
point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la
vieillesse n'est pas collée à mon front. Écartons en conséquence
toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence
s'envole, et ne voyez devant vous qu'un monstre, dont je suis
heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure; mais, moins
horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un
criminel ... Assez sur ce sujet. Il n'y a pas longtemps que j'ai
revu la mer, et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont
vivaces comme si je l'avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si
vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me
repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce
qu'est le cœur humain. O poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme
est inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du
globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents
ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence
naturelle, par un commun accord, d'un lien indestructible, la douce
vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n'es-tu pas
avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d'aluminium,
assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler
ce spectacle que j'adore!Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles
proportionnellement à ces marques azurées que l'on voit sur le dos
meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps
de la terre: j'aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect,
un souffle prolongé de tristesse, qu'on croirait être le murmure de
ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur
l'âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes
amants, sans qu'on s'en rende toujours compte, les rudes
commencements de l'homme, où il fait connaissance avec la douleur,
qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan!Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui
réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les
petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la
petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection
circulaire du contour. Cependant, l'homme s'est cru beau dans tous
les siècles. Moi, je suppose plutôt que l'homme ne croit à sa
beauté que par amour-propre; mais, qu'il n'est pas beau réellement
et qu'il s'en doute, car, pourquoi regarde-t-il la figure de son
semblable avec tant de mépris? Je te salue, vieil
océan!Vieil océan, tu es le symbole de l'identité: touj
[...]