Les chroniques du Pacifica - Préquelles - Blanche de Kérity - E-Book

Les chroniques du Pacifica - Préquelles E-Book

Blanche de Kérity

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Beschreibung

Serais-tu nostalgique ? Tu as tout le temps de rêver, profite de l'instant présent, bientôt tu retrouveras tes amis et alors tu voudras être ailleurs. » Ainsi Ketut racontera l'histoire des grands personnages qui ont traversé l'histoire. Celle de la famille du pacificateur Jean le Rêche des Grands Lacs dont la lignée manqua d’être brisée ; Des rois fous du Taladar, d'Adélard le Barde à Dagmar le Mastard; D'Ambrose le Majestueux et d'Alma la reine manipulatrice des Landes Tourbeuses; De Lado le Voyageur et de son fils Eustache, grands bâtisseurs des Montagnes Ardentes; De Sérenna la Féroce, reine des Plaines, et de son combat contre les guerrières du désert ; De Mâlo, le premier roi fondateur du. territoire de Wildcoast et du maître Sand Kan. Une grande fresque historique et romanesque à l'origine de l'écriture des "Chroniques du Pacifica".

À PROPOS DE L'AUTRICE

Blanche de Kérity - Après avoir trouvé son public avec les trois premiers tomes des "Chroniques du Pacifica", un grand roman de fantaisie issu de sa passion pour l'histoire et la sociologie, l'auteure propose ici de plonger les lecteurs dans les fondements les plus intimes de son univers.

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Seitenzahl: 418

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Blanche de Kérity

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les chroniques du Pacifica

Préquelles

Le voyage de Ketut

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Blanche de Kérity

ISBN : 979-10-422-5551-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la même auteure

 

 

 

Les Chroniques du Pacifica :

 

– Tome I, Les fils de Bòr ;

– Tome II, Le livre de Tyr ;

– Tome III, Les chevaliers Ingväones.

 

Le Lys Bleu Éditions, 2024.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Suzon.

N’oublie pas que la mémoire

est comme une fleur de printemps,

si tu ne l’arroses pas, elle se fane.

 

 

 

 

 

 

 

Avant-propos

 

 

 

Ce récapitulatif permet d’éclairer sur la période de la guerre des fils de Bòr contre le Pacifica, antérieure de cinq années standards au voyage de Ketut.

 

An zéro

 

Six royaumes formaient un vaste territoire, ceint du nord au sud par des Montagnes dont les sommets fendaient les nuages, des volcans rarement en sommeil, une mer turbulente et un grand désert qui bordait l’ouest. Les royaumes vivaient isolés les uns des autres par des frontières naturelles. Une paix relative régnait entre les peuples, due à un réciproque désintérêt, lorsque soudain apparut le Kracken. Le monstre sorti des profondeurs de la mer envahit les terres du Sud, détruisant tout sur son passage. Aucun royaume, seul, ne pouvait faire face à une telle monstruosité. Le premier à demander de l’aide fut celui de Wildcoast, le royaume de l’extrême sud. Les voisins ne répondirent pas à l’appel, indifférents au malheur des Coastiens. Puis les Landes Tourbeuses, les Plaines, le Taladar et enfin les Grands Lacs furent à leur tour engloutis par pans entiers par le Nidog, le serpent géant frère du Kracken. Aucun roi ne voulant apporter de l’aide à ses voisins, les royaumes s’isolèrent jusqu’au jour où les populations, lasses d’être victimes des monstres, fils du dieu Bòr l’Ancêtre, et du protectionnisme de leurs souverains, se soulevèrent. Commença alors le Grand Massacre. Les rois durent se rendre à l’évidence, une alliance devait être formée pour à la fois éliminer les monstres et protéger les populations d’elles même. Ils créèrent une Confédération, avec à leur tête un pacificateur élu en Agora par un comice composé des six rois, des tofas, les représentants des peuples, et des éminences des trois grands Ordres ; Émérites, collège de savants et philosophes, Célestins, ordre de prêtres mendiants itinérants et enfin Scienzatas, femmes prescientes et mentalistes, tous au service du Pacifica. Les monstres disparurent aussi soudainement qu’ils étaient apparus et les royaumes purent panser leurs plaies. En l’an zéro du Pacifica, le premier pacificateur, Orion, fut élu.

 

An 280

 

Le pacificateur Connord Heydon va fêter le jubilé de son soixantième anniversaire. Comme le veut la loi du Pacifica, un successeur doit être élu. Les six royaumes vivent en paix, commercent et prospèrent, mais la Confédération est un colosse aux pieds d’argile et ses fondations tremblent sous la pression de l’envie, de la jalousie, de l’ambition et de la soif de pouvoir. Aussi soudainement qu’ils avaient disparu deux cent quatre-vingts ans plus tôt, les fils de Bòr ressortent de leur gouffre. Les druides de la forêt profonde, chassés par les hommes pour leurs croyances, annoncent que le temps d’Einda Heimseins, la prophétie de la fin du Monde, est venu. Le malheur frappe la lignée du pacificateur, sa famille est déchirée, à la merci de l’ambition des dynasties voisines et trahie par ceux qu’elle a nourris. Connord devra forger des alliances auprès des sages qui ont été bannis au cœur de la forêt profonde et lui enseigneront la voie de la raison. Les druides initieront les profanes au mystère des runes alors que les fils de Bòr ravagent les territoires. Six Porteurs d’écaille , Will, Guardian et enfant illégitime de la lignée Heydon, Gusta la guérisseuse, Thildame reine des guerrières du désert, Aël la Scienzata, Carry cavalier ucceliz et enfin l’enfant Timéo, fils de Thildame aux étranges pouvoirs, seront accompagnés de leurs protecteurs, les dix Servants de l’écaille. Recrutés sans en avoir conscience dès leur naissance, les jumeaux Emilia et Aslinn Fiàin, nés de l’union d’Eva Heydon, sœur du pacificateur au roi Aengus Fiàin, Agnès Heydon, sœur cadette du pacificateur, Boris de la Ropa héritier du trône des Montagnes Ardentes, Edouard Heydon fils de Thewlis Heydon duc de Cômin cousin germain de Connord, Shean Fiàin fils illégitime d’Aïdan Fiàin Premier ministre du Conseil du pacificateur, Axel de la Toladro héritier du trône du Taladar, Edwinn le druide, Fabian, le palefrenier d’Alhama, et Vic le prostitué, constitueront un rempart aux Porteurs face aux fils de Bòr. Porteurs et Servants formeront la ligue des chevaliers Ingväones et vaincront après une longue et sanglante bataille contre les fils de Bòr et les soldats fanatiques de l’armée de la sorcière Nighean Teine. Mais seul le chant réonian, le chant de la concorde, porté par les trois Ordres et leurs frères de la forêt, aura raison de la folie sanguinaire des fils de Bòr.

 

An 285

 

Connord le Juste a cédé son Siège et profite d’une retraite paisible dans le duché de Cômin, au nord du royaume des Grands Lacs. Les territoires sont en paix, la ligue s’est endormie, Porteurs et Servants ont repris le cours de leur existence.

 

 

 

 

 

Prélude

 

 

 

Printemps de l’an 286, cinq ans après la fin de la guerre des fils de Bòr

 

Je n’aurais jamais cru être un jour projeté dans la lumière, moi Ketut, petite banane, fils d’une famille de paysans des Plaines. J’ai œuvré dans l’ombre durant toute ma vie, dont de nombreuses années au service du pacificateur Connord. Que tous les hommes respectent son nom. Ce furent de belles années, car il est réjouissant de se mettre au service de plus brillant que soi. Notre collaboration, il me traitait plus comme un collaborateur qu’un simple sous-fifre, fut féconde. Grâce à lui, j’ai apporté ma pierre à l’édifice de la paix pendant cette longue année 280, alors que les fils de Bòr ravageaient la Confédération. Lorsque tout fut fini, alors que les quatre ordres, dans un élan de fraternité, chantaient le chant réonian dans la forêt sacrée des druides et que le Kracken et le Nidog rejoignaient leur gouffre, j’étais préparé à quitter mes compagnons. J’avais accompagné la Ligue des chevaliers Ingväones dans leur longue traversée des Six Territoires, en qualité d’émissaire du pacificateur. La tâche de chevaliers terminée sonnait le glas de la mienne. C’est alors que Connord Heydon, maintenant doyen du Pacifica, me confia la lourde charge d’historiographe officiel des six territoires. J’allais devoir m’installer au palais d’Alhama et me rendre dans les différents royaumes afin de consulter leurs archives. Il y a deux ans maintenant que je voyage sur les routes de la Confédération et m’attelle à cette lourde tâche. Mais ma plus grande satisfaction est sans doute de rédiger cette histoire destinée aux jeunes coturnes, et de tutorer Timéo Edgewood. C’est un garçon prometteur que ses origines Coastienne et Sélénite privent de concordat. La grande guerre contre les fils de Bòr n’aura rien changé aux fondements de la société Coastienne. J’aurais beaucoup à raconter sur le vent du changement qui a soufflé sur le Pacifica ces cinq dernières années. Que mes lecteurs patientent, tout vient à point pour qui sait attendre.

Mon jeune élève âgé de douze ans représente l’avenir des Sélénites. C’est un garçon intelligent qui fait honneur à sa famille. Son plus grand défaut, toutefois, est d’avoir l’esprit toujours ailleurs, toujours occupé à autre chose qu’au sujet qui devrait retenir toute son attention. Sa mère Thildame a accepté qu’il soit élevé dans la Confédération, les Sélénites n’étant pas encore prêtes à accepter un adolescent dans leurs tribus. Il m’accompagne depuis peu lors de mes voyages, s’avère être un parfait assistant, déjà marqué par la vie, curieux, d’une grande intelligence du cœur. L’avoir à mes côtés est un soutien quotidien. Cette version de l’histoire des territoires, destinée à mes futurs jeunes élèves du concordat, devra étayer celle, officielle et séculaire, des Emérites. Pour la première fois depuis la création de la Confédération, elle sera racontée en dehors de leur contrôle. Les journaux intimes, témoignages, échanges de courriers serviront à comprendre les acteurs majeurs de notre histoire. Mais tout ne pourra pas être révélé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le livre de la famille Heydon

Royaume des Grands Lacs

 

 

 

 

 

 

 

 

1

Rolland Heydon dit l’Orné

 

 

 

« La pacificatrice demande de tes nouvelles, Timéo. Ton escapade avec sa jument n’a échappé à personne, ni ta chute dans le lac. Que t’est-il passé par la tête mon garçon ?

— La jument ne sort pas suffisamment, elle avait besoin de galoper.

— Ce n’est pas de ton ressort, il y a des palefreniers pour cela. Il paraîtrait que tu l’aurais fait sortir des stalles sans en informer le maître des écuries. Et tu es tombé, tu aurais pu te briser le cou.

— Calypso, c’est son nom, vous le saviez ? Elle était si heureuse, nous avons rejoint les berges du grand lac en passant par la muraille nord, et c’est alors qu’elle s’est presque envolée. Elle s’est dirigée vers l’eau, j’ai lâché la bride et je suis tombé ! Et puis ce n’est pas tout à fait exact. Je n’ai pas demandé l’autorisation au maître des écuries, mais le pacificateur était là, il m’a vu et n’a rien dit.

— Connord Heydon n’est plus pacificateur depuis trois ans déjà. Cesse de l’appeler ainsi. Ce n’est pas respectueux pour la pacificatrice.

— Je respecte la pacificatrice Isabelle, mon maître.

— Et cesse aussi de m’appeler maître, surtout avec ce petit sourire en coin. N’en parlons plus, et concentre-toi sur tes études au lieu de secourir toutes les bêtes de la Confédération.

— J’ai aidé à soigner le cheval du pacificateur… Pardon, du doyen Connord, avant qu’il ne reparte vers le duché de Cômin. Il m’a invité à lui rendre visite. Il possède de très belles écuries. Connaissez-vous son domaine ?

— J’y suis allé, lorsqu’il en a pris possession après son jubilé. Comparé au domaine du duc de Cômin, celui de la Garde abrite un petit château. Il a été construit au début du règne de Rolland 1er pour Adélaïde, son épouse. Il est tout en pierres roses, ce qui est assez rare dans cette région. Cela confère à l’édifice beaucoup de douceur et une dimension plus humaine. Il communique avec une petite chapelle abandonnée depuis longtemps par les Célestins. Les dalles se couvrent d’une petite mousse verte au printemps, c’est un lieu charmant. Le doyen s’y sent bien, je crois. Il cultive de nombreux légumes, élève ses chevaux et des chiens. Il ne se rend plus que rarement à Alhama, uniquement lorsqu’il livre du vin de Cômin. Il préfère recevoir sa famille et ses amis fidèles à la Garde.

— Édouard est duc, maintenant, pourquoi n’est-ce pas lui qui s’occupe des vignobles ?

— Edouard apprend à gérer le domaine aux côtés de Connord, toutefois il le fait en mémoire de son père, sans grande passion. Il laisse à son oncle l’entière responsabilité des vignobles. J’ai peu connu Thewlis Heydon, mais aux dires des viticulteurs, il aurait été rassuré de voir ses vignes confiées à un autre qu’à son fils. Yves, le grand-père d’Edouard surnommé tout à fait justement le Prince Modeste, les inspectait chaque jour, aux côtés de Thewlis. Il avait bien tenté de transmettre sa passion à son unique petit-fils, mais en pure perte.

— Édouard est épris d’aventure.

— Comme l’était sa mère.

— Gladis était folle. Édouard, lui, est sain d’esprit !

— Tu as sans doute raison. Je l’espère… Reprenons la leçon. Puisque nous parlions de Connord, pourrais-tu me citer les pacificateurs depuis la création de la Confédération ?

— Orion premier…

— Ensuite ?

— Pourquoi Connord vous a-t-il confié la mission d’écrire l’histoire des grandes familles ? Les Emérites sont les historiens officiels de la Confédération.

— L’histoire dépend de celui qui la raconte… Connord voulait ma version, celle d’un homme proche du peuple… Qui ne craint pas la vérité, même parfois la plus honteuse. Mais tu éludes ma question… Bien, allons dans la chapelle de la Concorde, là se trouvent les portraits des pacificateurs. »

 

J’aime cette chapelle qu’Orion Heydon fit ériger lorsqu’il fut élu premier pacificateur de la toute nouvelle Confédération, il y aura bientôt 286 années. Les meilleurs architectes des royaumes furent mis à contribution et la compétition fut rude, voire même brutale puisque l’on parla d’assassinats entre concurrents. La chapelle d’Orion, débaptisée à sa mort, avait été conçue à la gloire de son commanditaire. Il avait gagné l’ultime bataille de pouvoir contre le royaume de Wildcoast, mené à bien les négociations de paix à la fin du Grand Massacre et avait été élu par les représentants des royaumes, pour être le chef suprême de la Confédération jusqu’à ses quatre-vingts ans, cumulant ainsi deux mandats. Cette chapelle était dédiée à sa propre gloire et à celle de la famille Heydon, dont il espérait que les rejetons occuperaient le siège pacifical jusqu’à la fin des temps. Les hommes étaient forts dans sa famille, ils ne trahiraient pas son souvenir. L’histoire s’avérerait être plus chaotique. Sa construction durera une douzaine d’années, d’autres bâtiments du palais pacifical retenaient l’attention des maîtres d’œuvre. À la mort d’Orion, non seulement la chapelle fut rebaptisée, mais dédiée à Tyr et aux vingt divinités de la Confédération.

On y pénètre par plusieurs accès. Timéo me suit docilement depuis l’entrée principale, qui conclut une volée de marches. L’escalier est de marbre blanc, tout comme l’édifice, dont la coupole en ardoise noire brille sous les pluies de printemps. Tout en grimpant les larges marches, je raconte à mon jeune page l’histoire de sa construction, mais son esprit est ailleurs. Franchir les grandes portes est toujours une expérience édifiante pour qui a l’âme sensible. Toutes les essences de bois du Taladar ont été utilisées à la réalisation du gigantesque ouvrage de marqueterie rehaussé de paillettes d’or fin et dominé par un fronton sur lequel sont gravés tous les préceptes de l’Ordre de la concorde. C’est d’une telle magnificence que de nombreux pacificateurs ordonnèrent que les portes soient gardées nuit et jour par des Guardians, de peur des pillards. Mais jamais personne n’osa profaner le sanctuaire. C’est l’imposante statue de Tyr, le dieu de l’assemblée du peuple, qui nous accueille, comme tous les pèlerins avant nous. Je ne suis pas dévot, toutefois après ce que j’ai vécu aux côtés des chevaliers Ingväones, je peux envisager qu’il y ait des forces supérieures qui dirigent la destinée des hommes. Timéo avait à peine sept ans lors de la guerre contre les fils de Bòr. Bien qu’il fût l’un des Porteurs d’écaille, investi d’une mission quasi divine, il ne semblait pas sensible à la puissante aura du lieu. Il ne paraît pas dans de bonnes dispositions aujourd’hui, du moins pour apprendre l’histoire de tous ces pacificateurs, aussi vais-je me contenter de commencer mon récit par Rolland Heydon, le grand-père de Connord.

« Timéo, je te présente Rolland Heydon, dit l’Orné, qui occupa le siège pacifical durant trente années.

— Il ressemble à Edouard !

— C’était son arrière-grand-père. Il était très beau n’est-ce pas ? Lorsque ce premier portrait a été réalisé, Rolland avait trente ans, l’âge d’Édouard aujourd’hui. Vois comme il a de la prestance, c’est un très bel homme, de belle taille puisque, selon les sources officielles, il mesurerait plus d’un mètre quatre-vingt-cinq. J’ai lu dans le journal du peintre que Rolland avait exigé de lui de le grandir légèrement, en particulier lorsqu’il posait aux côtés de son épouse Bianca de Duertana, elle-même très grande. Il a été l’un des plus jeunes pacificateurs de l’histoire, après son oncle Gass le Quatrième élu dans sa vingtième année. Rolland avait le sourire avenant de sa mère, il en avait également hérité la carnation très blanche et des manières en apparence enjouées, de celles qui cachent un caractère trempé. Pour le haut du visage, il ressemblait à son arrière-grand-père William, le Troisième. Un front lisse, de grands yeux bleus d’une froideur d’acier. Même sur son portrait, il nous regarde fixement, d’une manière qui contredit l’aménité de son sourire enjôleur. Il avait le don de commander et le mépris du risque. Rolland l’Orné était un dominateur. Toutes les créatures à ses yeux lui étaient inférieures, exception faite de sa femme Bianca qu’il admirait profondément.

— Vous dites que l’épouse de Rolland s’appelait Bianca de Duertana, comme le duc Brun ?

— Oui, elle était sa grand-tante. Brun aura hérité de son ambition. Bianca était une arriviste. Elle aurait pu prétendre elle-même à être pacificatrice, mais sa famille n’était pas suffisamment puissante pour obtenir le nombre de voix nécessaire à son élection. Elle se contentera, du moins à ses yeux, d’être médiatrice, un statut pourtant déjà très envié. Bianca aura beaucoup d’influence sur les multiples aménagements du palais d’Alhama. On peut d’ailleurs affirmer qu’elle sera celle qui laissera le plus de traces de son passage. C’était une esthète fascinée par l’art et plus particulièrement par l’architecture. On lui doit les magnifiques jardins et la construction des Petits Palais qui accueillent les familles royales de la Confédération. Rolland et Bianca auront deux fils, Jean, le prince nécessaire et Yves, le grand-père d’Edouard.

— Pourquoi le prince nécessaire ?

— On appelle prince nécessaire le fils aîné qui reprendra le titre de son père, dans les territoires où les filles ne peuvent pas en hériter où lorsque la succession est ouverte à tous les enfants.

— Donc le prince Jean était destiné depuis sa naissance à devenir pacificateur, où roi des Grands Lacs ? Comment était-il lorsqu’il était jeune ?

— Il était fougueux, un grand séducteur. J’ai retrouvé les retranscriptions des Emérites de l’époque. Il est arrivé à Jean ce qui arrive à tous les jeunes gens. Alors que ses parents le croyaient à l’abri de tout sentiment, contrairement à son frère Yves bien plus sensible, il tomba amoureux. »

 

 

 

 

 

 

2

Jean Heydon dit le Rêche

 

 

 

Printemps de l’an 219

 

Bianca, en ce matin de printemps, portait une robe couleur puce. L’élégance ne lui faisait jamais défaut. Le gris acier de ses grands yeux et le blanc neige de ses cheveux s’accordaient parfaitement au moiré de la soie grise, rehaussée d’un ruban carmin et d’un diamant porté en sautoir de la même couleur. Elle aurait cinquante ans dans quelques semaines, et portait encore la dragée haute face aux autres femmes résidant au palais d’Alhama. Depuis que son époux était pacificateur, elle régnait à ses côtés, en charge de la délicate mission de médiatrice. Elle avait été major de sa cohorte durant ses quatre années de concordat, ce qui avait attiré sur elle l’attention du pacificateur Gass, le père de Rolland. Il avait rapidement décidé de faire de la plus jeune fille du duc de Duertana la future reine des Grands Lacs, et mieux encore la femme du pacificateur. Bianca faisait preuve d’une grande intelligence, d’une étonnante finesse pour son jeune âge et de l’avis du commandant du concordat d’une parfaite connaissance des six territoires ainsi qu’une infinie curiosité des coutumes des territoires lointains. Elle n’était pas fille de roi, mais d’un simple duc, ce qui présentait l’avantage de ne froisser aucun royaume, puisqu’il ne ferait preuve d’aucun favoritisme.

Bianca attendait ses deux fils. Comme à leur habitude, ils entrèrent l’un derrière l’autre, Yves suivant Jean de cinq bons pas. Bianca n’était pas dupe, il ne s’agissait pas d’une préséance liée à l’âge ni au futur titre de Jean, mais plutôt d’un désintérêt d’Yves pour les affaires du Pacifica. Leur mère les convoquait dans son bureau uniquement dans ce cadre. Bianca n’était pas une mauvaise mère, elle n’était tout simplement pas une mère. Elle était reconnaissante à Fréa de lui avoir donné deux fils pour assurer la lignée. C’était bien assez.

« Bonjour, mes fils.

— Bonjour mère.

— Bonjour mère.

— Asseyez-vous, comment vous portez-vous ? Bien apparemment. »

Bianca n’avait pas pour habitude de s’étendre sur l’état de santé ou le moral de ses héritiers. Les Emérites lui fournissaient un compte-rendu chaque semaine, c’était suffisant. S’il y avait le moindre problème, elle leur rendait visite, dans le cas contraire ce n’était pas nécessaire. Ils n’étaient plus des petits garçons, et même à cette période elle faisait entièrement confiance aux nourrices.

« J’ai entendu, Yves, que tu t’obstinais à vouloir nous quitter pour l’île de Cré. Tu sais qu’il en est hors de question. J’en ai pourtant déjà parlé avec l’archivénérable. J’espère qu’il ne t’incite pas à nous désobéir, à ton père et moi.

— L’archivénérable n’est pour rien dans ma décision. Je veux être Émérite.

— Tu hériteras du duché de Cômin à la mort de ton oncle et tu te marieras pour engendrer un petit duc. Ce n’est pas négociable. Le duché de Cômin doit rester dans la famille et votre oncle n’a pas estimé nécessaire de s’en occuper. Il a eu la présence d’esprit de te désigner comme successeur, tu ne refuseras pas. J’ai déjà pensé à te choisir une femme.

— Mère, si je ne peux pas choisir ma vocation, laissez-moi au moins choisir ma femme !

— Nous en reparlerons, tu n’as que quatorze ans après tout. Jean, cesse de sourire comme un idiot.

— Tu n’y couperas pas, toi non plus…

— Ne sois pas insolent, Yves. Jean, ton père et moi t’avons choisi une épouse.

— Sans m’en parler ???

— Ce n’était pas nécessaire, cela n’aurait fait qu’embrouiller la situation.

— Mais enfin, il s’agit d’une femme avec qui je devrai passer toute ma vie !

— C’est pour cela que cela demande une longue réflexion.

— Arrête de ricaner Yves où je te fais avaler tes dents !

— Suffit ! Je disais que nous t’avions choisi une épouse. D’une très bonne lignée…

— Serait-ce une jument ?

Bianca ne releva pas la pique.

— Une fille de roi.

— J’ai hâte de savoir qui devra me subir toute sa vie…

— La fille aînée du roi Eustache et de la reine Paloma des Montagnes Ardentes. Tu la connais très bien, vous avez fait votre concordat ensemble.

— Adélaïde de la Ropa, cette grande tige ! Elle ne m’a même jamais adressé la parole, tant elle me dédaignait. Son frère et moi nous détestions. Feddor le Magnifique, quel coq prétentieux !

— Il faudra apprendre à vous apprécier à défaut de vous aimer, vous serez beau-frère et il sera roi après son père. Il ne doit pas être si terrible que cela, j’ai été coturne d’Eustache et de Paloma, ils étaient charmants.

— Le charme ne doit pas être héréditaire.

— C’est une affaire réglée. Nous devons signer le contrat dans quelques jours et le mariage aura lieu à Alhama à la fin de l’été.

— Et si je refuse ?

— Tu ne refuseras pas. Tu n’as pas le choix, c’est une excellente opération. J’ai entendu bien des rumeurs sur tes aventures amoureuses, la vie maritale ne doit avoir aucun secret pour toi. Il est temps que tu te maries, avant que j’apprenne qu’un petit Heydon se prépare quelque part. En attendant, je voudrais que tu te rendes dans la province d’Atacama, au fort de Rocio. Les Sélénites sont de plus en plus invasives. Je ne peux pas m’y rendre en personne, d’autres affaires exigent mon attention. De plus, tu n’as jamais vu le désert. Tu seras, je l’espère, un jour pacificateur. Les Sélénites sont de féroces ennemies, tu dois apprendre à les connaître. Le commandant du fort est parvenu à obtenir une entrevue avec les oblates pour négocier la paix. Elle ne sera qu’éphémère malheureusement, nous le savons très bien, mais elle nous permettra de renforcer nos défenses. Il te faudra trois jours pour atteindre Rocio, à bonne allure. Tu partiras demain, j’ai fait préparer ton escorte. Voici le traité, profite de la soirée pour en prendre connaissance. Les Sélénites ne signent pas, mais sont des femmes de parole. Si elles te donnent leur accord, tu peux repartir confiant. »

 

Le lendemain, Jean quitta Alhama avec son escorte de quinze Sand kan. La nuit avait été mauvaise, sa rancune contre ses parents l’avait rongé, mais à l’aube alors qu’il chevauchait vers la zone franche, il se sentait enfin libéré de l’emprise de sa mère. Trois jours plus tard après un agréable et très calme voyage, ses hommes et lui arrivèrent aux portes du fort de Rocio. Il abritait une garnison de bonne taille, d’environ deux cents Guardians et toute une population de civiles responsables de son entretien, soit environ cinq cents occupants. Il régnait dans le fort une activité militaire qui captiva le jeune homme. En quittant le concordat deux ans plus tôt, il avait perdu cet esprit de corps, si fort entre gens d’armes. Il était nostalgique de cette camaraderie, mais aussi de ses joutes armées, de l’odeur de cuir des selles, de celle presque sirupeuse de l’huile des armes, de sueurs des corps en perpétuel exercice. Il aurait tant aimé, plus tard, prendre le commandement de la Citadelle, mais son avenir était tout tracé selon les volontés de son père. Le commandant lui avait fait préparer un appartement spartiate, mais assez confortable, qu’il n’occuperait que quelques nuits. Le lendemain il se rendrait de l’autre côté de la frontière, en territoire Sélénite, à une journée de cheval du fort. Il serait accompagné d’une escorte de dix Guardians, c’est tout ce que les oblates avaient concédé. Leur parole qu’elles n’enlèveraient pas l’envoyé du pacificateur devrait suffire.

Ils quittèrent Rocio avant les premières lueurs de l’aube, profitant de la fraîcheur de la nuit pour chevaucher sans trop d’inconfort. Jean suivait ses compagnons sans un mot, vêtu comme eux de la grande cape qui protégeait le Guardian des cruels rayons du soleil. Il était d’une humeur morose après avoir passé une abominable nuit au son des ronflements des hommes qui logeaient sous son appartement. Il menait une vie princière à l’abri des inconforts du quotidien des hommes d’armes, et depuis son départ d’Alhama il en avait ressenti presque des regrets. C’était avant le concert de ronflements. Son moral était en berne, jusqu’au moment où le soleil se leva, ensanglantant les dunes. La troupe progressait sur les petites crêtes de sable jaune d’or, en attendant de gravir la grande dune que Jean devinait plus loin, dominant l’océan de sable. Ce qu’il découvrit lui fit tout oublier. Alors que l’aube se levait, le ciel s’embrasa dans un incendie de lumière. Il aurait aimé rester là, s’asseoir sur le sable et profiter du spectacle, mais les Guardians le pressèrent. Ils devaient arriver au bivouac des oblates avant les trop grandes chaleurs. Ils y furent accueillis deux heures plus tard environ. Le campement semblait abandonné de toute vie, et pourtant Jean devinait la tension grandissante chez ses gardes. D’une voix à peine audible, son plus proche compagnon lui expliqua que deux douzaines environ de Sélénites étaient tapies derrière les crêtes et que les oblates les attendaient dans la grande tente, suffisamment armées pour être dangereuses. Les onze hommes descendirent de leurs montures. Jean déposa les armes, dans un geste de paix, ce qui lui paraissait être le plus approprié. Il demanda à ses compagnons, rétifs, de faire de même. Alors les guerrières s’approchèrent, sans baisser leurs armes, mais retirant leur bandeau, signe qu’elles acceptaient la trêve. Jean se présenta comme étant l’ambassadeur du pacificateur et une jeune femme le fit entrer dans la grande tente. Il y faisait sombre, mais il devinait cinq oblates, accroupies autour d’un brasero. Au fur et à mesure que ses yeux s’acclimataient à la pénombre, il put noter les détails de la scène comme on le lui avait appris alors qu’il n’était encore qu’un jeune coturne. Des armes étaient posées sur une peau de mouton, aux côtés de plusieurs outres. Il flottait dans l’air une odeur forte et sucrée, sans doute celle du salak, l’alcool dont lui avait parlé l’un de ses guides. Les oblates avaient, elles aussi, tombé leur bandeau. Elles étaient vêtues d’une multitude de couches de tissus très fins qui évoquaient la soie. Jean devinait la plus âgée à la courbure de son dos, et lorsqu’elle se pencha doucement vers les flammes, le visage parcheminé lui confirma qu’il avait à faire à une vieille femme, sans doute leur matriarche. Progressivement les oblates se découvrirent à lui jusqu’au moment où il croisa le regard de la plus jeune. Il en ressentit une telle émotion qu’il resta muet, contre toutes les règles de bienséance. Ses yeux étaient splendides, l’un vert comme l’eau qui caresse les plages de sable blanc de la mer Ombreuse, l’autre du bleu des lacs d’altitude des Montagnes Ardentes. La jeune femme, qui devait avoir sensiblement son âge, ne paraissait pas très grande. Sous ses couches de tissu, il devinait un corps voluptueux. Ses cheveux noir de jais tressés retombaient lourdement autour d’un visage gracieux, qui aurait pu être parfait sans un nez légèrement décentré. Elle lui souriait et la première prit la parole d’une voix mélodieuse, dans laquelle perçait une légère pointe d’ironie.

« Bienvenue, ambassadeur. Nous sommes les oblates du peuple des Sélénites. Nous t’attendions. Qu’as-tu à dire à notre matriarche ?

À la surprise de Jean, ce ne fut pas la vieille oblate qui se tourna vers lui, mais une grande femme, forte de carrure comme de voix.

— J’attendais la médiatrice Bianca. Au lieu de cela, c’est un enfant qui se tient devant moi.

— Je suis son premier fils, Jean Heydon.

— Pourquoi n’est-elle pas venue ?

— Elle voulait que je vous rencontre et que vous voyiez celui qui sera le pacificateur des six territoires après son père. Elle vous envoie tout son respect, matriarche. Et si vous êtes contrariée, je m’en excuse.

— Nous verrons. Buvons le salak. Ensuite, nous te montrerons ta tente. Tu vas rester auprès de nous. Miline te conduira.

— Je vais rester dans le désert ? Combien de temps ? Et mes compagnons ?

— Ils devront partir, pour leur propre sécurité. Ils seront prévenus lorsque le temps sera venu pour toi de nous quitter. »

Jean se rappela les consignes de sa mère. Il devait faire confiance à la matriarche. Il expliqua donc aux Guardians la situation, qui l’acceptèrent avec réticence. Ce qui lui importait plus que tout, viscéralement, était de retrouver Miline. Il n’eut pas longtemps à attendre. Après avoir bu un bon nombre de gobelets de salak que lui servaient sans discontinuer les oblates sans que rien d’important ne se dise concernant l’objet de leur rencontre, il se fit conduire à sa tente par Miline. Il faisait nuit dans le désert. Les tentes étaient très rapprochées les unes des autres, exceptée celle qui lui était réservée. Il suivait la jeune Sélénite en silence, précautionneusement. Il fallait être vigilant pour ne pas se prendre les pieds dans les cordages qui fixaient les tentes, d’autant qu’il se sentait légèrement ivre, conscient de son ivresse et du désir qui le tenaillait. Jamais encore il n’avait ressenti une telle attirance, maîtriser son corps en devenait douloureux. Il se demanda s’il n’avait pas été drogué. Elle marchait devant lui et il devinait un corps parfait. Il souffrait de la frustration de ne pouvoir l’attirer vers lui. Il la précéda dans la tente et lorsqu’il se retourna pour la remercier et la saluer, avant que la tentation ne se fasse trop grande, et qu’il regrette un geste déplacé auquel elle aurait sans doute répondu par un coup de poignard, il la découvrit totalement nue. Son premier réflexe fut, bêtement, de la couvrir. Mais elle s’approcha de lui, offerte, les cheveux maintenant dénoués et recouvrant des seins qu’il devinait parfaits. Il repensa à la mise en garde de sa mère, mais il était trop tard.

Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, le soleil était déjà haut. Le camp était animé, les Sélénites revenaient de la chasse, d’avoir été cherché de l’eau, préparaient le repas ou se fourbissaient leurs armes. Il devinait en bruit de fond le tac-tac du géocoucou qui chassait le crotale. Devant la tente l’attendait un repas frugal, qu’il ne put pas avaler. Miline avait disparu. Il voulut partir à sa recherche, mais dès que les femmes l’aperçurent, elles le guidèrent fermement vers sa tente. La journée s’écoula lentement et à la nuit tombée on vint le chercher pour le ramener près des oblates. Les cinq femmes de la veille étaient présentes, rejointes par trois nouvelles venues. La même soirée se déroula, aussi inféconde que celle de la veille. Après avoir ingurgité plusieurs gobelets de salak, il quitta l’assemblée, précédé de Miline et elle s’offrit de nouveau à lui, mais cette fois presque avec tendresse. Le lendemain, la même soirée se profilait. Il décida alors de ne pas boire et lorsqu’ils se retrouvèrent sous la tente, c’est avec l’esprit clair qu’il lui demanda ce qu’elle attendait de lui. Elle se recouvrit et pour la première fois le regarda au fond des yeux.

« Asseyons-nous. Je m’en voudrais si tu croyais que je me moque de toi. Je ne me donne pas à toi par simple luxure. Bien que j’avoue que ce que je découvre avec toi est bien plus agréable que tout ce que mes sœurs m’avaient raconté. J’étais vierge jusqu’à cette nuit avec toi. Je ne voulais pas de n’importe quel homme pour être le père de mon premier enfant. J’ai vingt ans, je dois donner une fille à mon peuple. Mes lunes me disent que je suis féconde.

— Je ne suis donc qu’un géniteur…

— Si c’était le cas, je ne serais pas là. J’ai menti aux oblates, je leur ai dit que tu ne m’avais pas prise. Je voulais une autre nuit avec toi, avant que tu ne rentres dans ton pays des lacs.

— Tu m’as drogué.

— Nous droguons toujours les géniteurs au chandoo.

— Tu n’avais pas besoin de me faire boire ton chandoo. Moi aussi je voulais une autre nuit avec toi, et plus encore. Tu pourrais partir avec moi. Ce n’est pas la drogue qui me fait tenir de tels propos, regarde-moi, j’ai tous mes esprits.

— C’est impossible, je suis une oblate, j’appartiens au désert et à ma tribu. Je serais une paria dans ton monde. Profitons de ces moments, je peux encore mentir quelques jours à mes sœurs, mais bientôt tu devras partir et ne jamais revenir. Tu es un ambassadeur, protégé par ta mission. Mais tu as possédé une oblate et si tu reviens elles te tueront. C’est la loi de notre peuple. Je porte sans doute déjà ton enfant. Espérons que ce sera une fille que j’élèverai en ta mémoire. Si c’est un garçon, je devrai l’abandonner aux pirates, c’est la loi.

— C’est hors de question, je l’adopterai.

— Non, Jean. Tu ne me reverras jamais, ni moi ni notre enfant. Une fille deviendra une guerrière Sélénite et restera parmi son peuple. Mais si c’est un fils d’oblate, il partira, mais sera bien traité, je te le jure.

— Si c’est un fils, je te jure sur tous les dieux de la Confédération que je le retrouverai. Comment pourrais-je avoir de tes nouvelles ?

— Je suis fille de Luna du royaume de Wildcoast, abandonnée aux Sélénites dès ma naissance. Je ne connais pas ma famille, mais tu pourrais la retrouver, je vais écrire une lettre à son intention, je veux qu’elle sache que je suis en vie. »

Jean et Miline se retrouvèrent encore deux nuits, puis le traité fut signé et Jean repartit.

 

« C’est une triste histoire. Il s’agit de l’histoire de Minéas n’est-ce pas ? Je suis content de savoir qu’il aura eu de vrais parents qui s’aimaient. Que s’est-il passé ensuite ?

— Dès son retour à Alhama, Jean fut marié à Adélaïde de la Ropa. Il ne fit aucune objection à la grande surprise de ses parents, qui imaginèrent que sa mission auprès des oblates Sélénites lui avait fait prendre conscience de ses futures responsabilités. On apprit bien plus tard, par une confession d’Adélaïde, que Jean lui aurait avoué son amour pour Miline, et demandé d’accepter cette passion de jeunesse, condition sine qua none à leur mariage. Il lui aurait promis fidélité et espérait-il, affection. En réalité, il sombra dans une grande nostalgie. Les rapports des Emérites de l’époque sont alarmistes, évoquent un état mélancolique, dangereux chez un dirigeant. Le royaume du Taladar en était le parfait exemple. Nous en parlerons une autre fois. Jean reprit progressivement goût à la vie à la naissance de ses enfants, on ne lui connaît plus aucune aventure, du moins durant son mariage. »

 

 

Faisons un bond dans le temps. À la mort brutale du pacificateur Rolland en 245, un an après sa réélection, Jean fut établi sur le siège pacifical par le comice. N’oublie pas qu’il était le prince nécessaire, celui qui avait été conçu et destiné à régner sur la Confédération où à défaut sur le royaume des Grands Lacs. Le comice s’était réuni quelques semaines plus tôt pour le jubilé de Rolland, et sa réélection était apparue comme une évidence. Rolland l’Orné avait emporté les voix indispensables à son maintien sur le Siège par un discours magistral, qui le présentait comme un cosmogone béni de Tyr et de tous les dieux majeurs de la Confédération. Bien qu’ayant préparé son fils à la succession, il était incapable d’abandonner le pouvoir. Aucun concurrent en lice n’était à la hauteur de la fonction, de mémoire d’Emérites on n’avait encore jamais connu élection si vite entérinée. Jusqu’à celle de Jean, trente jours plus tard, délai légal prévu dans le Livre de Tyr après la mort d’un pacificateur. Jean en fut amer. Il n’avait pas eu à combattre d’adversaires, à s’imposer comme le meilleur candidat, non pas parce qu’il était le fils du pacificateur sortant, mais pour ses formidables aptitudes. D’où son surnom de Jean le Rêche. Il fut élu l’année de ses quarante-six ans. Il était marié à Adélaïde de la Ropa depuis vingt-six ans et père de six enfants légitimes. C’était une preuve suffisante de stabilité pour le comice, qui ne souhaitait pas faire de vagues dans les six territoires, alors que tout allait pour le mieux. Pendant quinze ans Jean avait siégé au Conseil, dont huit à la droite de son père. Les rouages du pouvoir n’avaient pas de secrets pour cet homme méthodique et rationnel. Il avait fidèlement servi Rolland et fait prévaloir, toutes ces années, la même politique. Jean avait été certain de retrouver à ses côtés des subordonnés intelligents, voire même des amis fidèles. Mais lorsqu’il franchit la porte de la chambre du Conseil, il sut que tout était changé. Une nouvelle vie l’attendait.

La veille avait eu lieu la remise des symboles de sa fonction dans l’agora. La salle était comble, tout ce que le Pacifica comptait de nobles familles, de tofas représentants du peuple et de dignitaires des trois ordres s’étaient réunis pour saluer le nouvel élu et sa compagne. Adélaïde serait d’une aide précieuse. En ce jour de fête, sa mine haute, sa beauté tragique rehaussait le somptueux manteau de velours cramoisi brodé de perles. Elle était femme de la Ropa, intelligente, cultivée, dévouée à sa famille. Jean la respectait, mais son cœur était toujours ailleurs.

L’heure de la cérémonie avait été judicieusement fixée par les astronomes Emérites, afin que lorsqu’il prêterait serment devant Tyr, le soleil percerait les vitraux de l’édifice et ses rayons viendraient illuminer le Siège. Tout était précisément orchestré, parfait, et pourtant, alors que Jean était auréolé de ses nouveaux pouvoirs, Adélaïde surprit le regard lointain de son mari.

« Tu pensais encore à elle… Crois-tu que je ne le remarquerais pas ? Tu m’as humiliée, le jour le plus glorieux de notre existence, celui où nous devions faire front commun, tu pensais à une autre femme. Alors que tes enfants étaient tous là pour te faire honneur, ton esprit vagabondait. Peut-être aurais-tu souhaité que ce soit une autre qui se tienne à tes côtés ?

— Ne sois pas stupide, tu es ma femme, la mère de mes enfants. C’est toi qui vas régner à ma droite.

— Mais tu ne parles pas d’amour.

— Je te respecte, je te suis fidèle depuis que nous sommes mariés.

— En acte peut-être, mais pas en pensée. Qu’a-t-elle de plus que moi, cette Miline ? Une Sélénite qui vit dans le désert !

— C’est une oblate respectée dans sa tribu. C’est une vieille histoire, tu le sais. J’avais vingt ans, toi et moi n’étions pas encore mariés, je te connaissais à peine.

— Nous étions fiancés, nous nous sommes mariés à ton retour du désert alors que tu sortais à peine de sa couche !

— Ne sois pas vulgaire Adélaïde, cela ne te va pas. Et ce n’est pas digne de la femme d’un pacificateur.

— Gauvin n’est peut-être même pas ton aîné, qu’en sais-tu ? Crois-tu qu’un jour un homme viendra réclamer son héritage maintenant que tu occupes le poste suprême ?

— Il n’y a aucun risque. Les oblates Sélénites ne reconnaissent pas leurs enfants.

— Je vois que tu t’es bien renseigné.

— J’ai vécu quelque temps en zone franche, j’ai rencontré les oblates, je connais leurs coutumes.

— Elle t’a ensorcelé, plus de vingt ans après tu y penses encore.

— Ce n’est pas à Miline que je pense, c’est peut-être à ma jeunesse perdue.

— Tu ne voulais pas être pacificateur n’est-ce pas ? Peut-être regrettes-tu de m’avoir épousé.

— J’étais destiné à m’asseoir sur ce Siège, tu crois peut-être que mon frère Yves aurait pu succéder à notre père ? Mon pauvre frère Yves, le Prince Modeste et sa femme Mary, si insipide. Toi et moi sommes là où nous devons être. Et nous devons préparer nos enfants à nous succéder. »

 

Timéo restait silencieux, comme tous les jeunes enfants lorsqu’ils cherchent les mots justes.

« Minéas n’a jamais connu sa mère. Il n’a appris son existence que lorsqu’il a rencontré Connord. Son demi-frère.

— C’était il y a cinq ans, Miline était morte depuis quelques mois à peine.

— C’est très triste. J’ai rencontré la mienne aussi il y a cinq ans, et j’en suis heureux. Elle me manque, j’aimerais être à ses côtés dans le désert.

— Tu sais que ce n’est pas envisageable pour l’instant. Les Sélénites ne sont pas encore prêtes à accepter des hommes dans leurs tribus. Tu dois être patient, Thildame a beaucoup à faire pour changer les mentalités. Les razzias devaient cesser, mais il paraîtrait que certaines tribus continuent à enlever des hommes de la zone franche, malgré l’interdiction d’Ibbu, la matriarche oblate. Les factions se déchirent. Tu pourrais être tué. Ta mère te sait en sécurité ici. Je suis certain qu’elle nous rendra bientôt visite.

— Ma mère m’a souvent parlé des oblates, de son amie la matriarche Ibbu, mais surtout de la matriarche Miline. Elle l’aimait beaucoup et lorsqu’elle a appris qu’elles étaient de la même famille, elle en a été très fière. Et si elles sont de la même famille, moi aussi, ainsi que Minéas.

— Elles sont effectivement du même sang, d’ailleurs je me demande comment elle l’a appris, je croyais le secret bien gardé. Mais peu importe, au fond, cela remonte à si longtemps.

— C’est Aël qui le lui a dit. C’est une Scienzata, elle sait beaucoup de choses. Mais je n’ai pas bien compris, c’est si compliqué.

— Miline était la sœur du roi Giono Edgewood ton arrière-grand-père. Elle était fille aînée première-née de Luna et donc a été confiée aux Sélénites selon la tradition. Tu vois que le lien est ténu. Nous parlerons plus tard de ces vieilles traditions que le roi Hugo Edgewood tente de changer. Revenons à la famille Heydon. La famille des rois Consacrés. Sept pacificateurs et une pacificatrice Heydon depuis la création de la Confédération. Celui dont le mandat aura sans doute été le plus lourd à porter, tu le connais, c’est Connord le Juste.

— Pourquoi le Juste ?

— Il a été le septième Heydon à siéger à Alhama. Dans les vieilles croyances, le sept symbolise la perfection, la justice, l’équilibre et la sagesse. Un vieux dicton populaire dit que “la sagesse s’est bâti une maison, elle a taillé sept colonnes”. Je soupçonne l’archidiacre Basile d’être à l’origine de ce titre, puis de l’avoir glissé via son Ordre à l’oreille des populations, toujours prêtes à propager les nouvelles. L’Ordre des Célestins est itinérant, c’est le meilleur vecteur et le plus rapide. Je soupçonne l’archivénérable Enguerrand d’avoir fait de même avec ses Emérites historiens. Si je ne les respectais pas autant, je les traiterais de propagandistes… Mais ce fut là une bonne propagande, Connord mérite son titre de Juste. Que tous les hommes respectent son nom.

— J’ai aussi entendu beaucoup de critiques.

— N’y porte pas attention, les hommes ne sont pas avares de mauvais mots et croient toujours pouvoir mieux faire. Connord n’eut pas un règne facile, je dirais même que de tous les pacificateurs, c’est celui qui dût affronter le plus grand danger.

— Comment êtes-vous entré à son service ?

— C’est une longue histoire, c’est aussi celle de sa fratrie. Mais il se fait tard, nous en parlerons demain. »

 

La curiosité de mon jeune élève est sans fin. Je retrouve en lui un trait de caractère Heydon. À peine un récit fini, qu’il lance un nouveau défi à ma mémoire. Mais je dois lui taire certains détails qui resteront dans l’ombre. Un enfant si jeune peut-il comprendre les choix dictés par l’amour, ou le devoir dû à l’écrasante charge du pouvoir ? Jean ne rechercha jamais Minéas. Après avoir avoué à sa fiancée Adélaïde son histoire d’amour, il lui jura d’enterrer son secret. Ce fut sans aucun doute un choix difficile, respecter la promesse faite à Miline de retrouver sa famille, lui transmettre sa missive, et bafouer celle faite à la femme qui était maintenant son épouse, où oublier cette parenthèse de sa vie.

Un accident de chasse qui manqua de lui ôter la vie en l’an 255 le dégagea de son serment. Il déterra la missive de Miline et ordonna une enquête discrète pour valider son histoire et retrouver sa famille. Le royaume de Wildcoast est certainement le plus opaque de la Confédération. Le statut et le rôle des Luna sont les secrets les mieux gardés du royaume des Edgewood. C’est là que j’entrais en scène. J’étais très jeune alors, recruté au service du Pacifica quelques mois plus tôt. Ketut, si insipide qu’il passe partout inaperçu, avait été repéré par le premier secrétaire du chambellan alors Premier ministre, qui m’avait confié plusieurs missions délicates. On ne parlait pas bien sûr d’espionnage, mais de renseignements sensibles au profit du bien public. Un bel exemple de langue de bois. Le pacificateur Jean me convoqua discrètement, un soir d’hiver. Son bureau dominait les jardins, je m’en souviens encore. Je découvrais un bel homme de cinquante-cinq ans encore séduisant. Les muscles de son visage étaient durcis par une longue destinée de labeur, ces cheveux avaient la couleur de la cendre chaude, cette couleur qui vient aux hommes noirs de chevelure lorsqu’ils blanchissent. Il avait l’autorité que confèrent les expériences accumulées tout au long d’une existence agitée. Jean le Rêche était un colosse vieillissant, je sentais en lui une force surprenante. À cinquante-cinq ans, il pouvait encore sans fatigue suivre une chasse pendant des heures ; de même, il continuait de rêver. Il m’exposa rapidement sa requête, sans fioriture, comme le font les hommes habitués à être obéis. Il me confia la lettre et me demanda de retrouver la famille de l’oblate Miline puis de la lui remettre anonymement. Je compris à demi-mot que ma mission remplie, elle devrait être totalement effacée de ma mémoire, et que jamais nous n’en reparlerions. Ce « nous » me fit entendre que j’avais gagné sa confiance. La Luna Jeanne, cousine germaine de Miline, découvrit un jour par le plus grand des hasards la lettre écrite trente-cinq ans plus tôt. Un échange discret entre les deux femmes confirma son origine. Le pacificateur ne voulut rien savoir.

Ce fut la première des nombreuses missions que me confia Jean le Rêche. Puis, plus tard, j’entrais au service de son fils Connord le Juste.

 

 

 

 

 

 

3

Thewlis Heydon

 

 

 

« Durant tout leur règne, Jean et Adélaïde donnèrent au peuple l’image d’un couple exemplaire.

— Je n’ai jamais vu de portrait d’Yves Heydon. Ressemblait-il à son père, Rolland l’Orné ?

— Yves ne ressemblait à personne, c’était un homme très discret, solitaire, il portait sur lui un perpétuel vague à l’âme. Il était doux, tout à l’inverse de ses parents. Il hérita du duché de Cômin de son oncle, le frère de Rolland. Dès lors, on ne le vit que très rarement à Alhama. Il était presque transparent, c’est sans doute pour cela que les seuls portraits de lui se trouvent dans la bibliothèque du château de Cômin. Yves porta très bien son surnom de Prince Modeste. On le voit poser aux côtés de sa femme, Mary Dhafi, qui ressemble à un petit oiseau. De ce mariage naîtra un seul enfant, Thewlis. Il ressemblait à son père, c’était un jeune garçon calme, discret. Il passait ses étés aux côtés de ses cousins et le reste de l’année au concordat comme tous les enfants nobles de la Confédération. Jeune coturne, Thewlis resta éloigné de Cômin pendant trois ans, avant que son père ne l’appelle à ses côtés pour lui présenter sa promise, Sophia, une cousine par alliance. Il avait à peine seize ans. »

 

 

 

 

 

Été de l’an 254