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Le jeune David revient au pays, traumatisé par ce qu’il a vécu durant la guerre d’Algérie. Il constate que les relations entre le bourg et la cité ouvrière où vivent ses parents se sont singulièrement dégradées, mais aussi que Robert, son ami d’enfance, a épousé son ex-petite amie Ève. Pour les trois amis, rien n’est plus pareil. La violence des sentiments réciproques entre en résonance avec la tension qu’il y a entre la cité et le bourg. L'issue sera fatale.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dans
Les collines meurtrières,
Claudio Ponté s'inspire de la guerre d’Algérie avec les appelés du contingent, l’attitude de la population de la métropole et les problèmes soulevés par les rapatriés et les harkis.
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Seitenzahl: 320
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Claudio Ponté
Les collines meurtrières
Roman
© Lys Bleu Éditions – Claudio Ponté
ISBN : 979-10-377-8085-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Prologue
Au sommet de la plus haute des collines, il guettait depuis près de deux heures.
L’ombre des acacias le protégeait du soleil ardent. Il avait les mains moites, pas bon pour le job. Il faisait chaud, très chaud.
Il rêvait d’une bière fraîche, d’une douche froide, d’un bon cigare.
Ne rêvait pas d’un plongeon dans une piscine ou dans un océan, il avait horreur de l’eau.
Rêver ? Non, pas lui.
Pas pour un homme, un vrai. Et pas bon pour le job.
La veille au soir, il avait démonté, nettoyé, graissé son fusil. Il n’aurait pas de surprise à craindre de ce côté-là.
Des heures d’attente.
Il somnolait quand il entendit enfin des bruits de voiture au pied de la colline. Le soleil était bas sur l’horizon. Il allait être gêné, merde.
Il se déplaça, prit ses jumelles.
Il sourit. Non, cette fois c’était un couple de jeunes amoureux qui grimpaient à la recherche d’un endroit tranquille. Ces deux-là ne savaient sans doute pas que des amants s’étaient suicidés par là, un jeune avait été retrouvé à moitié dévoré par un animal, un autre s’était pendu…
Depuis, les collines étaient déclarées meurtrières et maudites. De la pure superstition. Très bon pour un job en solitaire.
De nouveau l’attente.
En revanche, sa situation pouvait être qualifiée de maudite. Il enrageait d’avoir les mains liées. Il haïssait le salaud qui le payait, ainsi que tout ce petit monde qui grouillait au pied de la colline, dans cette cité qui dévorait ses enfants.
Là, il aspirait à une bière fraîche et respirait déjà l’odeur du corps de sa belle négresse. Il allait la retrouver cette nuit. Se roulerait dans ses bras frais et voluptueux, plongerait en elle comme un guerrier. Et enverrait chier le monde entier.
À nouveau des bruits de voitures.
Jumelles. Il mit au point. Cette fois, oui, l’attente prenait fin. Il essuya les mains moites avec son mouchoir, le visage aussi et s’empara de son fusil.
Tu vas déguster, putain.
Il ajusta, cessa de respirer, cessa de caresser sa négresse… Compta jusqu’à… Et appuya sur la détente. Choc à l’épaule. Grimace.
Raté ! Attends, attends.
Sans s’affoler, il réarma, sûr de lui, ajusta…
Regarde, t’es mort… T’es mort…
Cette chaleur le faisait souffrir. Il s’essuya à nouveau et le front et les yeux. Respira à fond, se calma. Reprit position.
Là, je t’ai… Tu vas crever…
Il appuya sur la détente.
Bye…
1
Juin 1962…
Le paysan ouvrit un œil.
La nuit encore.
Il dormait d’un profond sommeil. Sa femme à ses côtés le bousculait en murmurant :
— Réveille-toi ! C’est quoi ça ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Une lueur ténue dansait sur les murs de leur chambre comme un spectre dans un autre temps.
— C’est quoi ce bruit ?
Il tendit l’oreille. Et comprit soudain :
— Les vaches ! Il bondit de son lit, enfila son pantalon, les bretelles claquèrent sur ses épaules, il chaussa ses charentaises et dégringola au rez-de-chaussée en maillot de corps.
Quand il ouvrit la porte de la maison, il eut un choc au cœur.
« Nom de… Non, pas ma grange ! »
Des flammes sortaient de la large porte, encore pas très hautes mais virulentes ; elles s’élevaient dans la nuit d’été ici et là, cessant de s’en prendre à cette planche pour lécher telle autre dans une sorte de danse satanique avant de bondir et de s’en prendre au toit.
Une odeur de chair brûlée affola le paysan.
« Le bétail ! »
Des flammes rougeoyantes s’en étaient déjà prises à l’étable. Les vaches ruaient, hurlaient, affolées par la fumée ; les flammes comme des épines acérées les piquaient au corps, les harcelaient, sortaient de partout comme si elles aussi étaient prises au piège.
Et il comprit, on avait mis le feu à sa ferme.
Il cria à sa femme d’appeler les pompiers tandis qu’il ouvrait l’enclos pour faire sortir le troupeau affolé. Les enfants arrachés au sommeil se serraient les uns contre les autres, fascinés, abasourdis par le spectacle, terrorisés par les hurlements des bêtes.
Les vaches se bousculaient, mugissaient, chutaient, se chevauchaient, s’écrasaient pour essayer de sortir au plus vite et d’échapper au feu, laissant derrière elles les premiers cadavres carbonisés.
Du côté de la grange, où la moisson venait à peine d’être rentrée, les flammes avaient déjà plusieurs mètres de hauteur.
Hébété, le paysan s’empara du misérable tuyau d’arrosage et se mit à arroser les flammes… Elles se jouaient à plaisir du jet d’eau dérisoire, se tortillaient dans tous les sens comme si elles s’en amusaient, avant de s’élancer à des hauteurs gigantesques, éparpillant, disséminant dans le ciel étoilé des brindilles enflammées incendiaires. Une infernale sarabande qui crucifiait le paysan et sa famille.
Des pickups surgirent de la nuit. Des voisins accouraient leur porter secours, qui avec des citernes, qui avec leurs pompes à eau, avec des seaux ou des couvertures…
Le bétail survivant s’était dispersé dans la nuit.
Soudain un grand souffle chaud repoussa les corps en sueur : le toit de la grange comme soulevé par des flammes gigantesques venait de s’effondrer…
Enfin les pompiers arrivaient. Et, derrière eux, les gendarmes.
Alors le paysan effaré comprit que le cadavre qu’il croyait être un veau était un corps humain.
2
Hoquetant du piston, brinquebalant de la tôle, poursuivi par un nuage bleu pétrole, l’autocar marron de la Dietrich & Fils déboula hors de la forêt de la Hardt, prit le virage trop large et faillit entrer en collision avec une voiture roulant en sens inverse ; sur le toit, les bagages mal arrimés se déportèrent d’un côté et percutèrent la ridelle… Vrrrouustoc ! Le chauffeur somnolent sursauta, leva son poing en hurlant « Imbécile ! » à l’adresse de la voiture.
À la hauteur du carrefour, il roulait toujours trop vite et freina dans un long hennissement d’air comprimé. Il se pencha dangereusement sur sa gauche pour prendre le virage, puis il se redressa par miracle, le chauffeur bomba le torse et fit une entrée tonitruante dans la petite ville écrasée de soleil.
Devant le bar-restaurant La Couronne, l’autocar fit enfin relâche.
La porte en accordéon s’ouvrit.
D’un coup, la canicule assomma les voyageurs.
Les têtes dodelinèrent contre les carreaux vibrants ; les doigts moites relâchèrent la pression sur la lanière des sacs gonflés d’achats divers. Ceux qui descendaient pensaient poser le pied sur de la lave en fusion. Le chauffeur à la moustache baveuse tirait sur sa blouse nylon ; il ne supportait pas la chaleur et maudissait le soleil, le Sud, les gens du Sud. D’un coup de pied, il balança le sac postal sur le trottoir, le goudron fondu l’avala.
Quand l’autocar s’éloigna traînant derrière lui son nuage de fumée nauséabonde, David se retrouva seul sur le trottoir. Les autres voyageurs avaient disparu dans le chaudron bouillant de l’après-midi.
Pour rejoindre la cité ouvrière, il lui fallait faire le reste du chemin à pied. La Dietrich & Fils n’avait toujours pas prévu de détour.
Son regard bleu fut happé par le bar, de l’autre côté de la rue, avec ses panneaux publicitaires aux pinups sirotant des boissons fraîches et pétillantes, l’invitation aux lèvres. Les vicieuses.
L’entrée était ombragée et la table libre ; une chope de bière moussue lui lançait des appels. David s’apprêtait à traverser, mais il reconnut le gars dont la main levait la chope tentatrice.
Pas de bière, non.
En reprenant son sac militaire, il fut gêné par un reflet de côté.
À l’ombre des platanes, une voiture de la gendarmerie, portières ouvertes, prenait le frais. Deux flics l’observaient, adossés aux ailes, apparemment indifférents à la chaleur. Le premier avait un cou de taureau et jouait négligemment avec un scoubidou ; l’autre faisait osciller ses lunettes noires au bout d’un doigt, l’air de rien. Le reflet venait de là.
Le gars quitta l’ombre et traversa avec sa chope.
Sa chemise brune à manches courtes et à grosses fleurs jaunes n’était qu’un chiffon humide au col ouvert sur une poitrine velue.
— Ce n’est pas possible, je rêve. C’est toi ?
David l’avait reconnu.
— Attends… Tu ne me remets pas ?
Comment aurait-il pu oublier ce regard bleu de husky ?
— C’est moi, Robert, tu ne me remets pas ? Et toi c’est… Il fit semblant de chercher dans la mousse blanche de la chope. Samuel… Jésus… non, David ! Ouais, David ! Il apostropha les flics : Eh, les gars, c’est mon vieux copain David qui revient de guerre… David Schlosser ! Sacré vieux, tu es de retour parmi nous, tout propre, et entier.
En plein soleil, David avait l’impression de se liquéfier. Il envia une hirondelle qui filait s’abriter sous une corniche, immédiatement rejointe par une autre. Ce que c’est que l’intelligence des oiseaux.
— Ça fait longtemps, hein ? Combien… trois, cinq ans ?
Robert l’examinait de la tête aux pieds, un léger sourire aux lèvres.
— Bon retour au pays, vieux David ! Alors, c’était bien, l’Algérie ?
Lui, un « vieux copain » ? Cela devait remonter au Jurassique inférieur. Un trou du cul d’un mètre quatre-vingts, plutôt. Un fils à papa qui, à l’école, pompait ses devoirs sans honte, contre quelques billets craquants. Il avait décroché le Bac dans un lycée privé de Mulhouse pendant que lui se les brisait en mécanique auto au lycée technique.
Et maintenant ?
La chope pointa vers la canne et le sourire moqueur s’effrita comme du lait en poudre :
— On dirait que les bougnoules t’ont amoché. Tu es cul-de-jatte ?
Une sonnerie retentit. Le nouveau venu se retourna lentement.
L’école primaire.
Son école… Avec son préau en tôle ondulée. La sonnette n’avait pas fondu sous la chaleur. Ni l’école elle-même, jadis détruite par un incendie accidentel. C’était là qu’ils avaient fait les quatre cents lignes de conneries, lui et son copain Robert… Robert Ringler, deuxième du nom. Son père était un des plus riches céréaliers de la région, et généreux mécène, de quoi éviter les punitions au galopin, mais pas au copain David pour qui le père ivrogne et sans le sou ne levait pas le petit doigt.
L’égalité des chances, hein… Vaste question.
À l’intérieur du bâtiment, un grondement lointain annonçait la montée en puissance de la déferlante enfantine. Quelques secondes de patience et, sous le préau, ce fut le chaos criard et libérateur des petits d’homme et la course vers la barrière blanche que le factotum ouvrait. Alors les mères, que David n’avait pas remarquées, quittaient l’ombre pour leur tendre les bras. Un spectacle familial touchant, un truc du passé que David avait oublié.
Tous les enfants avaient des chaussures aux pieds.
3
Les pompiers avaient maîtrisé le feu à temps. Le corps retrouvé dans la grange était encore presque intact. Il s’agissait de la jeune fille mineure dont la disparition avait été signalée depuis une dizaine de jours. Le médecin légiste ne se prononçait pas sur les causes de la mort. Il fallait attendre l’autopsie. Cependant les marques au cou ne laissaient planer que peu de doutes, la malheureuse avait été étranglée.
La nouvelle provoqua un grand émoi dans la cité ouvrière. La fille d’origine italienne, âgée de dix-sept ans, suivait des cours au lycée Montaigne de Mulhouse. Une fille réservée et sérieuse d’après ses amies. Sa famille était dévastée par le drame.
Le capitaine Jean-Marie Rheinhardt était chargé de l’enquête.
4
Sous le dur soleil d’Alsace, une jeep s’arrêta le long du trottoir, conduite par une jeune femme à l’opulente chevelure rousse. Des Persol sur le nez, elle tira le frein à main et descendit de voiture. Dans un short arrivant aux genoux et une chemise en toile couleur sable, elle avait une élégance naturelle qui attirait les regards. Sans refermer la portière, elle traversa la rue, souple et légère, à la rencontre d’une blondinette qui bondissait comme un chevreau.
Robert avait suivi son regard et lui donna un coup de coude.
— Bouge pas, dit-il à son ami d’enfance.
Il vida sa chope et l’envoya valdinguer vers la poubelle contre laquelle elle se brisa. Il s’essuya la bouche d’un revers de la main, traversa la rue et s’avança vers la jeune mère d’une démarche de seigneur.
Devant les familles, il la saisit par la taille et l’attira contre lui. Étonnée, la rouquine ne réagit pas, ne résista pas quand il l’embrassa dans le cou devant tout le monde et lui glissa dans l’oreille :
— J’ai une surprise pour toi, chérie.
— Bonjour, papa ! s’écria la petite en se jetant dans ses bras.
— Bonjour mon trésor ! Il la prit dans ses bras. Suivez-moi.
Quand elle croisa le regard du militaire à la canne, Robert la sentit se raidir et il émit un petit ricanement moqueur.
— Ça fait drôle, hein ? Mais ne rougis pas comme ça, Ève !
Elle ne rougissait pas, ne baissait pas les yeux non plus derrière ses lunettes fumées.
— Il n’est pas super, notre vieux copain, avec ses cheveux en brosse et sa canne d’éclopé ? Elle le salua d’un mouvement imperceptible de la tête. Je te présente ma femme Ève.
David trouva cette plaisanterie de mauvais goût.
Le trio se connaissait depuis la maternelle. Adolescents, ils étaient inséparables. Robert se prenait pour le « King Elvis », Ève se voulait un vrai garçon manqué et David cachait ses boutons d’acné derrière une grosse mèche tombante.
Apparemment Robert n’avait pas changé, il en faisait toujours trop. David retrouvait son côté loufoque. Un fils de.
À présent, après autant d’années qu’il y a de doigts dans les mains, Ève était devenue une jeune femme à la beauté renversante. En un sens, Robert avait eu raison de faire les présentations.
— Voilà ma fille Rose, reprit le deuxième du nom.
— Bonjour, Monsieur. La petite regardait avec curiosité les grosses santiags, le pantalon kaki, la chemise militaire trempée aux aisselles.
Il s’accroupit à sa hauteur. Elle avait des yeux couleur bleu vert comme sa mère :
— Je m’appelle David et toi ?
Elle arrondit les yeux :
— David ? Tu es youpin alors ?
Une seconde de stupeur. Puis Robert éclata de rire pour dissiper la gêne.
— Longtemps qu’on ne te l’avait pas faite celle-là, hein mon pote ?
Il lui tapota l’épaule avec une familiarité déplacée. David regarda la main d’un air dur et Robert la retira.
— Bon, cassez-vous, les filles.
La jeune femme rajusta ses lunettes, repoussa ses longs cheveux en arrière et entraîna sa fille vers la jeep. David suivait du regard son ex.
— Beau cul, hein ?
— Toujours aussi drôle, Bobby, dit-il sans détourner le regard.
— Robert, corrigea-t-il. Bobby c’est de l’histoire ancienne, okay ?
David ôta sa chemise, la roula en boule et la fourra dans le sac.
Des bulles de chaleur semblables à des cloportes s’arrachaient du sol et montaient vers le ciel chauffé à blanc. La jeep elle-même ressemblait à une grosse bulle bleu pétrole qui prenait de la vitesse sans parvenir à décoller.
Assise à l’arrière, la petite Rose se retourna ; il lui fit un petit signe de la main, elle hésita puis lui rendit son salut. Dans le rétroviseur, il devina le regard de la maman malgré les lunettes.
— Viens boire un coup, proposa Robert. On va fêter ton retour et parler un peu des évènements, hein ?
Depuis mars, la guerre d’Algérie qui ne disait pas son nom était terminée. David n’avait aucune envie d’en discuter.
Sous les platanes, le flic au cou de taureau faisait tourner son scoubidou autour de son index. À croire que la maréchaussée s’ennuyait à mourir dans cette partie du monde septentrional.
— Une autre fois, dit David, vêtu de son seul maillot blanc.
Il jeta son sac militaire sur l’épaule et reprit sa canne.
Robert n’insista pas et retraversa paresseusement la route.
— Tu es là pour longtemps ?
— Ça dépend.
— De quoi ? David s’éloigna sans répondre. Okay, je n’ai rien dit. À un de ces jours, vieux pote !
Toujours aussi con, se dit Robert en haussant les épaules.
5
Une cloche se mit à tinter dans la ouatine surchauffée du jour.
Tout près du ciel, l’imposant clocher de l’église romane couleur sable et or semblait protéger le cloître St Pierre et Saint-Paul des pillards du 11e siècle. Au Moyen Âge, depuis le sommet, on jetait les condamnés ! S’ils en réchappaient, ils étaient déclarés innocents à la grâce de Dieu ; c’est pourquoi la légende prétendait que la terre était si fertile au pied du clocher. D’autres langues prétendaient qu’elle avait été fertilisée par les cadavres des nourrissons mort-nés et enterrés là. Des nourrissons issus de bonnes sœurs du cloître voisin ayant fauté.
La chaleur écrasait tout, les couleurs, les souvenirs – et les hommes.
Il avait l’impression de rentrer d’un voyage dans une galaxie lointaine, où régnaient le chaos et la souffrance, alors qu’ici tout semblait calme et paisible, grâce et volupté, une vie protégée.
Une paix aimable et propre.
Le luxe.
Les géraniums rouges ou orange fleurissaient aux balcons ; les lilas embaumaient l’air ; les potagers regorgeaient de légumes trop gonflés d’eau.
Protégeant la flamme de son briquet, il alluma une Gauloise.
Il avait débarqué à Marseille la veille, avec d’autres Français d’Algérie, des « rapatriés », des « pieds-noirs » paumés, des « harkis » déboussolés. La crème, quoi.
Le bateau, qui les ramenait au pays, semblait n’être rempli que de valises trempées de larmes, de douleur, de chagrin et aussi de colère. Les femmes en voulaient aux hommes et frappaient leurs enfants ; les hommes en voulaient aux militaires et se battaient entre eux.
L’exode infernal.
Un putain de choix entre « la valise ou le cercueil ».
Des bombes à retardement.
David n’avait pas dormi de toute la traversée. Ce n’est que dans le train qui remontait vers le nord qu’il avait sombré dans un sommeil agité.
Il rentrait à la maison, après des années d’absence et à présent, sur le point d’arriver, inexplicablement, il ralentissait le pas, prenait son temps. Sur le chemin de terre mal entretenu, il s’arrêtait, tirait de longues bouffées de cigarette, écoutait le bourdonnement d’une abeille, l’aboiement lointain d’un chien, le gloussement lascif d’une poule, le bruit d’un camion. Par le travers, le jaune du colza tacheté du rouge des coquelicots était si lumineux que l’air en vibrait.
Plissant les yeux, il tenta d’évaluer la distance qui le séparait de la cité ouvrière. Allait-il se liquéfier sous le soleil, avant de franchir l’espace ?
Sous le talon, il écrasa soigneusement son mégot et se dit : Tu es retour à la maison, caporal Schlosser. Repos…
Dieu que c’était bon de rentrer d’un si long voyage.
Il ne savait pas combien il se trompait.
6
Quand il releva les yeux, la longue baraque La Bella Vita se trouvait en travers de son chemin. Impossible de la manquer. Ce foutu bar à ivrognes était toujours debout avec son air maussade de loup prêt à bondir ; ses tuiles rouges descendaient au ras des fenêtres, ses murs jaunis, noirs par endroits étaient plus sales que dans son souvenir.
La plupart des fenêtres donnaient sur un vaste parking en terre battue où des semi-remorques gisaient-là, énormes vers de terre comme assommés, écrasés de soleil ; l’air chauffé à blanc vibrait au-dessus des tôles ; les bâches ramollies sentaient le caoutchouc brûlé.
David retrouvait l’été alsacien de son enfance.
Il grimpa une à une les trois marches du perron. Une tiède odeur de Javel sévissait sous le porche, mêlée à celle du vin ; il poussa les battants et entra dans la salle.
Bruyante et rectangulaire, elle avait un plafond bas rendu gras par les vapeurs de cuisine et la fumée des cigarettes. Cela sentait la Javel aux choux, les frites à la Javel, le poulet rôti à la Javel et la sauce tomate caramélisée… Au plafond, un ventilateur poussif brassait lentement l’air sans parvenir à rafraîchir l’atmosphère.
Les hommes en maillot de corps piochaient dans leurs spaghettis rutilants à grands coups de fourchette, une main sur la chope de bière fraîche.
Le restaurant routier gardait table ouverte jusque tard dans la nuit.
À main droite, dans l’embrasure d’une porte marquée « Privé », une femme bien en chair, les bras nus et blancs, relevait ses cheveux noirs en chignon.
Sa gorge se noua. C’était elle, Linda.
Des yeux noirs de Sicilienne, un regard perçant de celle à qui on ne la fait pas, la lèvre inférieure un peu plus marquée que dans son souvenir, sensuelle et comme affamée.
David s’accouda au zinc.
Derrière Linda, en clair-obscur dans le corridor privé, des gosses invisibles se chamaillaient. Elle leur cria de se taire : Ma che banditi !
— Bonjour, jone homme, dit-elle avec son accent italien impayable. Elle essuya le zinc devant lui sans le quitter des yeux. Ça sera quoi ? Eh, bello mio, tou m’écoutes ?
Un type au comptoir racontait à un autre que les gendarmes avaient retrouvé la petite Italienne recherchée depuis des semaines. Son corps était dans la grange qui avait brûlé la nuit de dimanche à lundi.
— Étranglée, putain…
— Violée ?
— On sait pas… Sûrement, parce qu’elle était trop canon. »
Le feu dans la grange, le type comprenait vu les problèmes de cohabitation avec la cité, mais le meurtre de la fille, non. Il ne voyait pas le rapport entre les deux. C’était crapuleux.
Linda écoutait d’une oreille et répéta :
— Tu bois quoi, jone homme ?
— Paraît que le paysan est en garde à vue.
— Non ? Il aurait violé la fille et ensuite foutu le feu à sa grange ? Arrête, c’est tordu ça… Cher payé pour un coup !
Les deux hommes rirent grassement au sous-entendu.
David posa sa canne contre le comptoir, commanda une bière, puis alluma une Gauloise en observant la patronne. Sa robe noire un peu fendue sur le côté, le petit tablier blanc, le décolleté en V, la peau laiteuse, il retrouvait Linda la blanche. Comme s’il était parti hier.
Enfant, il venait souvent boire une grenadine avec son père, le dimanche après la messe. Elle était la première femme qui l’avait troublé. Un sentiment nouveau, étrange, incompréhensible pour l’enfant qu’il était.
Rondelle de liège et bière pression, la même façon qu’avant.
David finit par comprendre ce qui se chuchotait d’une table à l’autre. Une fille assassinée dans une grange en feu. Comme si la violence algérienne avait traversé la Méditerranée.
Putain.
Il tira sur sa cigarette en fermant les yeux.
— Eh Linda ? appela un type dans le fond. Deux pressions, siouplaît !
— J’arrive, bello mio !
Partie de sa Sicile natale avec une simple valise en carton, elle avait rejoint son mari qui travaillait dans les mines de potasse. Quelques années plus tard, il était tombé gravement malade des poumons et donc sans travail, sans argent. Il fallait nourrir les enfants et continuer à vivre. David savait avec quel pain elle avait payé sa gargote. Mais pour lui, elle était clean, elle voulait seulement échapper à une vie de merde. Point barre.
Elle revint derrière son comptoir et lui lança un regard aigu.
— Touriste ?
Il allait répondre, mais soudain il entendit un bruit de chaises, des voix se heurtaient là-bas dans le fond. Il se retourna. Deux hommes avaient bondi et se faisaient face, des Arabes.
Instinctivement il s’écarta du comptoir, les bras le long du corps.
— Immmbeciliii !
La voix suraiguë de Linda perça tout tympan à la ronde, depuis Oslo jusqu’à Tamanrasset. Les fourchettes suspendirent leur vol, les regards pétillèrent, Linda en colère, quel spectacle ! La chair en ébullition, le volcanique verbe sicilien, les routiers allaient en fantasmer pendant leurs longs trajets de nuit.
Les Arabes se repoussèrent l’un l’autre, sans se lâcher des yeux.
Linda frappa dans ses mains :
— Madonna Santa ! Vous n’êtes pas à Bab-el-Oued ici ! Vous n’êtes pas in Algéria ici, porca miseria ! Giuseppe ? Giuseppe ? appela-t-elle.
Dans le corridor, un claquement de semelles en bois, puis l’apparition d’une frêle charpente d’os en équilibre, battant des ailes et surmonté d’un crâne oblong lisse comme une patinoire.
Elle lui montra les plats renversés par terre :
— La serpillière, sbrigati ! Dépêche-toi ! Le mari pivota sur une rotule, grimaça de l’autre avant de disparaître dans l’espace marqué « Privé » en cliquetant des sandales.
— L’Algéria, toujours l’Algéria, ma che ! Harkis, pas harkis, pieds noirs ou blancs, ma che gentalia !1 C’est français tout pareil, no ? Qu’ils se fousillent là-bas, oui, mais ici, no !... Pas ici, pas de guerre chez la Linda… Ou alors dans mon lit !lança-t-elle à la cantonade en un rire authentiquement lubrique.
David retrouvait ce rire intact après des années et c’était émouvant. Libérateur pour les poitrines en surchauffe… La pression tomba d’un coup. Les fourchettes reprirent leur va-et-vient dans le calme.
De retour au comptoir, Linda vrilla son regard encore chaud de colère dans les yeux bleu gris :
— Toi, c’est Schlosser, hein… c’est toi, David l’introverti… Un regard vers la canne tempéra son agressivité et bloqua la montée de souvenirs gênants. Tu reviens de là-bas, no ?
Il sourit en la regardant comme un homme et non plus comme l’enfant timide qu’il avait été :
— J’ai souvent rêvé de vous.
Le regard noir vacilla, se radoucit, une lueur sexuellement déloyale brilla dans les yeux de l’Italienne, il était beau, bien bâti, musclé,son typed’homme. Elle murmura :
— Coglione, va…
Sa lèvre inférieure était charnue et humide. Il se troubla. Elle le remarqua et des papillons remuèrent dans son ventre.
— Ici, reprit-elle en baissant la voix, c’est plus comme avant.
Ses mains criaient Va-t’en ! Des têtes brûlées comme toi, je n’en veux pas ! tandis que son regard l’hameçonnait, chargé de désir.
Sans faire exprès – ou alors un peu –, il renversa maladroitement son verre avec le pommeau de la canne.
— Porca miseria, Giuseppe ? Giuseppe, la serpillière !
Il voulut payer, mais elle refusa.
Il avait un pied dehors lorsqu’elle lui lança dans le dos : Benvenuto in inferno !
7
À l’extérieur, la luminosité était si forte qu’il tituba, aveuglé.
Après un instant, les acacias apparurent en premier, puis le parking avec les reflets coupants des tôles, puis la route, tel un fleuve de lumière ondoyant entre des buissons noircis par les fumées d’usine et les gaz d’échappement. Pas un chant d’oiseaux, pas un vol d’insectes. La nature comme engourdie, accablée de silence, de ferraille et de cervelles en surchauffe.
Il contourna le restaurant en clopinant. Le chemin en pente et ombragé serpentait sous les acacias.
De la fournaise dorée de l’après-midi, émergea peu à peu l’amas rougeâtre et ocre, ratatiné et grotesque, de la Gare 9… La cité ouvrière tel un fauve accroupi, assoupi.
Au-delà de la cité s’élevaient les collines boisées ; derrière elles, invisible, coulait le Rhin, le puissant fleuve frontière ; et enfin, encore au-delà, la Germanie et sa montagne de la Forêt Noire.
Il reconnut la carotte rouge de l’épicerie-tabac de Madame Crédit, les bouteilles de gaz bleues enchaînées le long du mur. Une porte plus loin, dans une modeste vitrine, des photos jaunies par le soleil montraient des visages souriants et une enseigne arborait fièrement : Maison Haute Coiffure.
David rentrait au pays.
Par moments, une tuile éclatait, un volet couinait, une tôle frémissait. Tout semblait désert et brûlant, éteint et désert.
Il s’engagea dans une ruelle caillouteuse et rectiligne en mauvais état. Le soleil au zénith carbonisait les détritus ménagers dans les fossés. Un voyage olfactif déroutant. Il n’en avait même pas la nausée.
Il prit à main droite.
Parallèle à la route de service, la rue du Jura balafrait la cité du nord au sud. Une putain de rue… Trop longue pour être honnête et trop étroite pour être accueillante. Ici, pas de buildings comme à New York, pas de villas cossues comme à Los Angeles, ou de terrasses ombragées comme à Alger la blanche ; tout se passait au ras du sol, derrière des cloisons trouées par endroits, mal insonorisées, sous des combles communs et accessibles à tous.
Voilà, c’est ici…
Son cœur se mit à battre plus vite… ho con… ho con…
Il se retrouvait devant la barrière à claire-voie. De fines lattes en bois vert bouteille assemblées par du fil de fer torsadé.
Il passa la main sur son crâne rasé, son pouce glissa sur la joue râpeuse. Il s’épousseta un peu puis souleva le loquet.
Tout à coup, dans le coin de l’œil…
8
Les chiens !
Il les vit bondir et recula d’instinct.
Dressés sur leurs pattes arrière, les bergers allemands pesaient sur la barrière en aboyant comme des enragés, les crocs dégouttant de salive.
Dans son dos, un rire rauque glissa jusqu’à lui :
« Zont failli t’avoir, beau gosse. »
Il se retourna.
De l’autre côté de la rue, une femme souriait, une cigarette à la main, assise à l’ombre d’un chêne sur une chaise à bascule trop large pour elle. En paraissait anorexique, un corps pudiquement enroulé dans une légère robe mauve.
— Bonjour, m’âme Torres…
Le rire s’arrêta net.
David revint sur les chiens enragés. La porte de la petite véranda s’ouvrit et une silhouette massive s’y encastra.
— Holà, les chiens, la paix !lança une femme obèse en vaste robe grise à pois blancs. Ya, weich ! qu’est-ce que c’est ? Elle hésitait à quitter l’ombre fraîche. La paix, Mirza, Rexy ! Qu’est-ce que c’est donc ?
Elle ne cachait pas sa mauvaise humeur. C’était l’heure de la sieste, pas l’heure des visites. Elle regardait le nouveau venu de travers.
— Y a donc la pancarte « Chiens méchants » une fois !
Tout d’un coup elle écarquilla un œil puis l’autre, chassa une mouche de la main :
— Herrgott sacrament ! Seigneur Dieu ! Le cerveau sembla émettre un bruit de relais : David ? C’est toi ? Toi, vivant ? Gott sei dank… Dieu merci !
Sans un mot, il prit sa mère dans les bras. Son haleine sentait l’ail mêlé au gingembre, un mélange hallucinant mais si émouvant.
Elle le repoussait, le contemplait de la tête aux pieds, l’embrassait à nouveau pour le repousser ensuite.
— Dirchen ! C’est donc toi ! Yôh, tais-toi ! Laisse-moi t’embrasser.
À ses cris, les rideaux d’en face se soulevèrent ; madame Torrès cessa de se balancer.
— Mon fils, lui annonça-t-elle tout haut, mon fils est de retour ! Mirza, Rexy, la paix !
La gorge nouée, David était incapable de parler.
Elle le poussa dans la salle à manger et ferma la porte au monde. Les stores étaient baissés pour garder un peu de fraîcheur.
Les narines dilatées par l’émotion, il retrouvait l’odeur un peu rance et familière. Et aussi la tapisserie délavée à grosses fleurs rouges qui enlaidissait tellement la pièce que ç’en était touchant.
Cette fois, oui, il était de retour à la maison.
— Assieds-toi donc !
À peine assis, il dut se relever, elle le reprenait dans ses bras, n’en croyait pas ses yeux, soupirait, le relâchait.
Elle avait vieilli, mais le nez aquilin, le regard gris perçant, il les retrouvait intacts. Sa bouche n’était plus qu’un trait horizontal, les lèvres avaient disparu ; elle avait trop longtemps cessé de rire.
Pas les yeux : ils riaient, eux.
— T’as pris un courant d’air entre deux portes ? dit-elle en lui caressant ses 2 mm. Ils t’ont rasé propre hein ? Tes cheveux blonds, pfuit !
— Tu te souviens de mes cheveux ? (Ils n’étaient pas blonds.)
— Oh lala, mon fils ! Elle leva un bras en signe d’évidence. Ohoui, tu es un homme maintenant !
Il s’enfonça avec délices dans le vieux canapé à ressorts déglingués et sursauta, piqué par une aiguille. Mère était en train de repriser.
Il jeta un coup d’œil admiratif vers l’affreux buffet en formica jaune avec sa vitre brisée au coin, scotchée depuis des années - une ancienne bêtise de gamin. Une photo de famille dissimulait en partie le scotch.
— Tu vas boire une bonne bière de chez nous, hein dirchen ?
Il regarda autour de lui :
— Tu n’as pas de ventilateur, m’man ?
— Was noch ? Un ventilateur ? Elle fit un geste du bras. Ici on n’est pas en Afrique,Davidchen !On n’en a pas besoin, on n’est pas chez les nègres !
Il la regarda fixement pour voir si elle plaisantait, mais elle lui colla une bière fraîche dans les mains « Prosit ! » et elle s’écroula sur une chaise ; la chaise disparut.
— Est-ce que tu m’as seulement écrit deux fois dans tout ce temps ? Son regard gris acier découvrit enfin la canne et elle balaya vite le reproche.
— C’est quoi ça ?
Il essaya de cacher la canne :
— Rien de grave…
— Tu es revenu vivant de cette sale guerre et ça me fait quêque chose dans mon vieux cœur, oh oui ça me fait.
Les chiens grattaient à la porte.
— La paix, Mirza, Rexy ! Ils ne t’ont pas reconnu, ça fait tellement longtemps, une fois, nê ? Tu as peut-être changé d’odeur à force de manger du couscous ! Elle se mit à rire. Mais maintenant c’est fini, la guerre, les bougnoules et tous ces morts pour rien.
— À la tienne, m’man !
Il ferma les yeux. Au soleil, à la guerre, à la mort. La fraîcheur de la bière avait quelque chose de laxatif.
— À la vie, m’man !
— Voui, santé, mon fils ! Quand je pense que tu aurais pu r’venir les pieds devant ! Ça t’aurait fait une drôle de jambe, nê !
Fugace odeur de sapin.
— Ton père va en faire une tête. Mais voui, il n’est pas encore dans la tombe, ce gentil. Il travaille toujours dans sa foutue usine chimique de merde. Il va être content de te revoir, même estropié, il sera content.
Elle eut un rire grinçant.
— Son nez d’alcoolique va rougir comme une tomate, tu verras, tu te souviens donc ?
Il essaya de lui expliquer que dans quelques mois il ne boiterait plus, mais visiblement elle ne l’écoutait pas.
Elle dit avec sa brusquerie retrouvée :
— Elle est mariée, tu ne sais pas ? Qui donc ? Mais ton Ève Rheinhardt, ajouta-t-elle comme s’il avait posé la question.
Sans un mot, il reposa la bière et se pencha sur son sac.
Un peu dépitée de son silence, elle s’étonna :
— Ça te fait donc rien ? Ta copine, la femme de ta vie, que tu disais. T’en as plus rien à foutre d’elle ? C’était pourtant ta chérie d’amour, que tu disais. Une femme que dans la vie tu n’en rencontres qu’une seule, etc. Amoureux fou, tu étais ! Maintenant elle est encore plus belle qu’avant avec ses cheveux blond roux comme le feu…
Pour couper court, il lui tendit un coffret en bois marbré délicatement incrusté d’ivoire et de pierres précieuses.
— Mein Gott ! C’est pour moi ? Elle mit sa main potelée devant la bouche puis sur son cœur, n’osant pas l’ouvrir. Le coffret renfermait de délicats bijoux en or et vert émeraude.
— C’est du vrai au moins ? Il acquiesça. Dis, tu ne les as pas volés ? Ses yeux gris brillaient de convoitise. Oh ! regarde donc ce collier… Il est en or ? Du vrai or ?
David posa enfin la question qu’il repoussait depuis un moment :
— Et Alfred, qu’est-ce qu’il devient ?
— Ton petit frère ? Son visage s’éclaira d’un coup. Toujours aussi flemmard, tu sais, sauf pour faire les gosses, ah ça ! s’esclaffa-t-elle avec fierté. Il a un bon fusil pour ça, lui. À droite, à gauche, oh oui ! Il ne chôme pas, lui. Tu ne sais donc pas qu’il en a trois légitimes maintenant ? Trois qu’il a reconnus, ah ça, c’est la bêtise de sa vie !
Rien n’avait changé de ce côté-là.
Son regard caressa les horribles fleurs de la tapisserie, le poêle dodu, le coucou patiné, le lino usé en faux carrelage. Il retrouvait le lieu et les objets de son enfance et cela le troublait.
— Trois enfants ? Alors tu es quatre fois grand-mère, m’man.
Elle fronça les sourcils étonnamment fins, méfiante tout à coup, s’attendant au pire. Il avait fait une « connerie » avec une négresse ? Avec une Arabe ?
— Pire…
Elle cessa de respirer.
— Avec un homme ?
— Pire… Il plongea la main dans son sac, et une petite tête brune aux cheveux crépus surgit au ras de la fermeture Éclair.
« Salut, mamama ! Je m’appelle Palestro. »
L’œil gris de la vieille s’arrondit tout blanc, elle eut un vertige, se balança d’avant en arrière, entre l’horreur et le rire, entre la raison et la folie, tétanisée, privée d’oxygène…
Elle lâcha le coffret, il roula sur le gros sein, chuta sur le genou et se brisa en trois morceaux sur le linoléum.
— Hor ça ! dit-elle enfin en reprenant vie… Les gros yeux qu’il a ! Un rire féroce lui montait dans la gorge. Hor ça, un bougnoule, une fois !
Dans un grincement de dents et une poussée de vapeur, la locomotive du rire démarra ; les seins tambourinèrent sur le gros ventre comme des queues de castors sur un fût de chêne, et elle se rejeta en arrière pour ne pas mourir de rire. Pas le même rire que celui de Linda. Rien de merveilleux ou de sexy, pas musical pour deux sous. Une poulie qui grince. Un tremblement de boyaux qui râlent. Les quatre fers de la chaise s’agrippaient au lino de façon sinistre et désespérée.
— Où que tu as déniché un « machin » pareil ?
— Je ne suis pas un « machin », dit la marionnette, je suis Palestro, un petit garçon, je viens des Aurès.
Elle dévisagea son fils aîné.
— David, tu ventriloques maintenant ?
Avec la patience d’un vieux marabout, David lui expliqua que la marionnette appartenait à un copain. Avant de mourir, tué dans une embuscade, il lui avait demandé de l’adopter.
— « Adopter » ? C’est marrant ça, une fois ! Sa grimace prouvait le contraire. Moi, grand-mère d’une marionnette crépue !