Les Contes du Milieu du Monde - Pourtalès Guy de - E-Book

Les Contes du Milieu du Monde E-Book

Pourtalès Guy de

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Beschreibung

  • L’auteur et la plume d’oie
  • Le Pays du Milieu du Monde
  • Qui perd gagne
  • Le Coq du clocher
  • Tristesse de la Beauté
  • Gaspar des Fontaines
  • Le Grain de Tabac
  • Bijou
  • Le Mariage du fantôme
  • Le remonteur de pendules
  • Les trois pèlerins de Chartres
  • Histoire du brin de muguet
  • Une histoire de la montagne
  • La Fête de la marquise

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Guy de Pourtalès

LES CONTES DU MILIEU DU MONDE

1940

© 2021 Librorium Editions

ISBN : 9782383831228

 

 

PRÉFACE

L’auteur et la plume d’oie

Le Pays du Milieu du Monde

Qui perd gagne

Le Coq du clocher

Tristesse de la Beauté

Gaspar des Fontaines

Le Grain de Tabac

Bijou

Le Mariage du fantôme

Le remonteur de pendules

Les trois pèlerins de Chartres

Histoire du brin de muguet

Une histoire de la montagne

La Fête de la marquise

NOTE DE L’AUTEUR

 

PRÉFACE

Voici un livre apparemment inactuel. Des contes ; des contes bleus, alors qu’on voudrait nous faire croire que les fées n’existent plus ! Un pays du Milieu du Monde, quand on ne sait plus où placer des frontières sur la carte !

Et pourtant nous savons tous que les fées existent. Et que les pays n’ont pas bougé de place. Et qu’il y a donc encore un Milieu du Monde. Avec des hommes dedans. Et dans chacun de ces hommes un peu d’esprit – juste assez pour que les fées puissent continuer à vivre parmi eux. Car l’espèce humaine périrait vite sans les fées.

Ce livre, qui rapporte quelques-uns de leurs faits et gestes, est donc très instructif et plus actuel qu’il ne semblait d’abord. Les grandes personnes peuvent aussi le lire, même s’il est un peu au-dessus de leur âge. Les enfants leur expliqueront ce qu’ils ne peuvent pas comprendre.

L’auteur et la plume d’oie

La diligence poussiéreuse qui s’en allait grinçant et bringuebalant à travers la campagne au trot de son vieux cheval faisait, ce jour-là, son dernier voyage. On devait la remplacer dès la semaine suivante par un car flambant neuf, qui pourrait emmener trente voyageurs confortablement assis dans de bons sièges de cuir. Aussi personne ne s’était soucié d’emprunter une fois encore l’antique patache qui roulait d’un côté de la route à l’autre, sur son gros ventre jaune, comme elle le faisait depuis un demi-siècle.

Personne, sauf le Vieil Écrivain qui revenait de la ville, où il avait pris part à un congrès d’écrivains. Il en était accouru de tous les coins du pays, et même des pays voisins : des jeunes et des anciens, des célèbres et des inconnus, de graves et d’amusants, de beaux et de laids. Le congrès, comme tous les congrès, s’était terminé la veille par un banquet. Il y avait eu beaucoup de discours et force compliments échangés ; on avait vidé beaucoup de bouteilles, et les hommes célèbres s’étaient félicités mutuellement de leur gloire réciproque, pour adresser ensuite aux moins célèbres des paroles d’encouragement, tels de bons maîtres lorsqu’ils sont satisfaits de leurs élèves.

Le Vieil Écrivain avait applaudi à tous les discours avec enthousiasme, bu consciencieusement à la santé des illustres, de ceux qui allaient le devenir, et même de ceux qui ne le seraient jamais (il y en avait deux ou trois de cette sorte dans la salle). Et à présent, il rentrait chez lui tout songeur, la pensée lui étant soudain venue qu’il comptait parmi ces derniers. Aucun orateur n’avait cité son nom au cours de ces belles journées. Il avait passé inaperçu dans la foule, telle une ombre, car nulle étoile de diamants ne s’étalait sur sa poitrine (comme chez le président) ; il ne possédait pas de breloque d’émail suspendue à son cou (comme le vice-président), et ne montrait pas le moindre bout de ruban à sa boutonnière, ni insigne d’aucune sorte, comme en portaient presque chacun des invités. Il avait même oublié à la maison la petite croix d’honneur reçue autrefois à l’école, en récompense de sa bonne conduite ; mais le Vieil Écrivain était un homme négligent.

La campagne couverte de cerisiers en fleurs, le ruisseau gonflé de neiges fondues, les premières hirondelles arrivées tout essoufflées le matin même d’Afrique et qui gazouillaient gaîment sur les fils du télégraphe, ne le détournaient pas de ses chagrines pensées. Tout lui paraissait morne et ennuyeux, quoique le cocher arrêtât sa guimbarde et son unique occupant devant chaque auberge, pour aller boire un coup en mémoire de cet ultime voyage. Et le cheval aussi laissait pendre sa tête de façon lamentable, comme s’il se refusait à croire au bonheur d’être arrivé au bout de ses longues peines.

Cependant, d’auberge en auberge, de village en village, de cahot en cahot, la patache finit par déboucher du tournant d’où l’on aperçoit, découpés sur le ciel, le clocher pointu du bourg et la tour du château. La voiture s’arrêta ; le Vieil Écrivain descendit devant sa porte et entra dans sa maison qui paraissait toute curieuse d’apprendre ce qu’était devenu son maître pendant cette absence. Mais il ne lui raconta rien. Non plus qu’à Euphrosine, sa servante, qui attendait pourtant ses confidences en tiraillant le bouquet de poils qui ornait son menton. Non plus qu’aux fauteuils, pendules, lampes, miroirs et objets familiers auxquels il s’adressait d’habitude, n’ayant guère d’autre compagnie qu’eux.

Il resta muet trois jours entiers. Mais au soir du quatrième, il revêtit sa bonne vieille robe de chambre usée, se planta devant sa bibliothèque et, tirant quelques volumes, se mit à les battre les uns contre les autres comme pour les châtier. Puis, les caressant d’une main affectueuse et repentante :

— Mes enfants, leur dit-il, il faut en prendre votre parti : vous êtes et resterez décidément de pauvres inconnus. Moi, votre père, je me suis rendu en ville, où j’espérais un peu entendre parler de vous et de vos succès dans le monde. Je pensais qu’au cours des ans vous vous étiez fait des amis. Je supposais même qu’un ou deux d’entre vous se pouvaient vanter d’avoir capté un tout petit, un minuscule rayon de cette gloire qui plaît tant aux hommes, parce qu’elle leur donne à penser que le mot « immortel » signifie réellement quelque chose. Mais il paraît que je me suis bien trompé, puisque nul ne soupçonne votre existence. J’ai travaillé toute ma vie à vous écrire et n’en vais retirer d’autre orgueil que d’y avoir usé mon temps et mes culottes. Peut-être encore la médiocre satisfaction de rendre service à l’épicier notre voisin, qui fera de vous des cornets à empaqueter ses bonbons.

Or, il n’avait pas fini de parler qu’un drôle de bruit se fit entendre sur la table. C’était l’encrier qui protestait à sa manière, en manœuvrant son couvercle avec violence, tandis que les quatre porte-plumes se dressaient tout en colère hors de la coupe où ils étaient couchés.

— De quoi donc te plains-tu, maître, dit l’encrier, et surtout, de quoi plains-tu messieurs les livres ? Mon sort n’est-il pas cent fois plus ingrat que le leur ? Que sont-ils, sinon de simples reflets de ta pensée en mauvaise encre d’imprimerie, alors que mon encre à moi fut leur sang véritable ? S’il est vrai que tes œuvres seront un jour transformées en cornets, c’est donc mon existence seule qui fut gâchée, puisque je ne connaîtrai même pas le plaisir de respirer le parfum des bonbons de l’épicier, notre voisin.

Mais le premier porte-plume, un gros stylo mal élevé en ébonite noire, lui coupa la parole :

— Monsieur est prétentieux, fit-il, car n’est-ce pas sur moi d’abord que le maître devrait s’apitoyer ? S’il a puisé votre encre de temps en temps, c’est moi seul qui ai tracé toutes les lettres de ses bouquins.

— Vantard ! interrompit à son tour le second porte-plume en se haussant sur son bec d’or (car il était plus petit et plus mince que son compère). Vous ne fûtes jamais qu’une lourde plume domestique, mon ami, et chacun sait que le maître ne se servait de vous que pour faire ses comptes de cuisine. Moi, au contraire, il m’emmenait en promenade, et lorsqu’une belle idée lui venait, il s’arrêtait à l’ombre d’un arbre et me tirait de sa poche pour la noter. C’est grâce à moi, et à moi seul, qu’il a écrit son œuvre de poète.

— De poète ? fit avec un sourire dédaigneux une longue plume d’argent qui faisait la dégoûtée ; de poète ? Qu’est-ce que cela ?

— Ce serait trop long à expliquer, reprit la plume poétique d’un air profond et entendu. Et même si je me donnais la peine de vous l’apprendre, vous ne comprendriez pas.

— En tout cas, répliqua la plume d’argent vexée, quand notre maître écrivait autrefois à la dame de ses pensées, est-ce à vous qu’il s’en remettait, Madame la Poétique ? Ou à vous, mon gros compagnon ? Non, c’est à moi qu’il faisait appel. J’étais seule assez belle pour cela, seule assez élégante, seule assez passionnée.

— Oh ! mais il y a si longtemps, reprit le stylo noir impoliment, si longtemps, si longtemps, que l’encre a dû sécher au bout de votre bec pointu.

Le Vieil Écrivain voulut alors faire cesser la dispute :

— Allons, mes enfants, dit-il, chacun de vous m’a servi fidèlement et selon ses moyens. Si aucun libraire en ville n’a souvenir de mon nom, sans doute est-ce plus de ma faute que de la vôtre. Aussi ai-je résolu de briser désormais mes plumes, de vider mon encrier et de jeter mes livres dans la voiture du chiffonnier…

À ces mots, qui mirent toute la chambre en rumeur, la quatrième plume qui n’avait encore rien dit, prit à son tour la parole. C’était une plume d’oie, une jolie plume à l’ancienne mode, qui se terminait par une longue chevelure blanche. Elle s’avança d’un pas gracieux et dansant, fit une révérence à la ronde et, s’adressant au Vieil Écrivain, elle lui dit :

— Mon jeune maître (elle était si âgée qu’elle pouvait se permettre de le traiter en enfant), mon jeune maître, j’ai écouté attentivement ce qu’ont dit cette belle demoiselle d’argent et ces aimables seigneurs, et je n’en suis point trop surprise, car il est dans la nature des plumes d’être orgueilleuses. Mais tu t’es trompé en les chargeant d’une tâche qui n’était pas de leur force, puisqu’elle n’était pas de la tienne. As-tu donc oublié que la gloire vient en dormant ?

Le Vieil Écrivain allait répondre qu’il était tout disposé à finir ses jours en somnolant dans son fauteuil jusqu’à ce qu’on le transportât au cimetière, d’où il ne s’éveillerait que pour monter au ciel des poètes, mais la plume d’oie ne lui en laissa pas le temps.

— C’est donc en dormant, continua-t-elle, que tu tenteras ta chance un dernier coup. Seulement, cette fois, c’est moi que tu prendras en main.

— Toi ! s’écria le vieil auteur. Mais fais donc appel à ta mémoire, mon amie ! Chaque fois que j’ai voulu me servir de toi, cela m’a été impossible. Ton bec s’ouvrait de façon lamentable, tu grinçais sur mon papier, tu gémissais. Si je prenais un canif pour te tailler quelque peu, ainsi qu’on en use avec vous autres plumes d’oie, tu n’en criais que plus fort et je n’arrivais même pas à former mes lettres. C’est pourquoi, depuis tant d’années, je t’ai abandonnée à ton sort.

La plume d’oie se mit à rire d’une petite voix fêlée :

— Mon cher enfant, dit-elle, c’est que tu voulais toujours m’imposer tes idées et je suis beaucoup trop vieille pour chercher à les exprimer. À mon âge, vois-tu, on n’aime plus du tout à penser. On aime l’insouci, la gaîté, l’innocence. On aime surtout les fleurs, les oiseaux, la musique, le vent, les nuages, la lune, et si je vis encore – à deux cent sept ans et quart bien sonnés – c’est grâce à une de mes tantes fées (encore plus âgée que moi) qui s’appelle Dame Fantaisie.

— Tu me parles, répliqua l’Auteur, du temps de la Reine Berthe, où non seulement les choses, mais aussi les bêtes parlaient…

— Eh ! ne vois-tu pas bien qu’elles parlent encore, puisque nous voilà à ergoter tous deux sur des vérités incontestables ! Renonce donc à poursuivre cette gloire, qui n’est faite que pour les gens de la ville. Et ne me jette pas au panier. Tu es sans doute fort savant, mais j’ai peut-être quand même nombre d’histoires instructives à te raconter. Car j’ai été la confidente de quelques personnages bien curieux, comme tu le verras si tu m’écoutes.

— Allons, je te prends au mot, dit l’Écrivain après un instant de réflexion. Au diable les livres ennuyeux et vive ta tante Fantaisie ! Donne-moi le temps d’aller souper, car j’entends déjà s’impatienter Euphrosine ; mais aussitôt après, je reviendrai m’assoupir ici selon ton conseil et nous nous mettrons, en dormant, à la besogne.

Ceci dit, le Vieil Écrivain jeta les trois plumes désormais inutiles au fond d’un tiroir, où elles roulèrent les unes sur les autres en se piquant et en se battant ; il glissa la plume d’oie derrière son oreille et passa dans la salle à manger. Après les longues journées un peu mortifiantes qu’il venait de vivre, il semblait tout ragaillardi. Il se fit donner ses pantoufles brodées, ordonna de déboucher une bouteille de son vieux vin de Malvoisie flétri, s’installa le dos au poêle et mangea du meilleur appétit. Si bien qu’Euphrosine, sa servante, tout en tiraillant ses poils mentonniers, faisait le tour du petit nombre d’idées qui garnissaient son cerveau sans parvenir à deviner la cause de l’heureux changement de son maître.

Celui-ci remonta bientôt dans sa chambre, rajouta une bûche sur le feu, alluma sa pipe Jacob et entr’ouvrit sa fenêtre pour laisser entrer les esprits nocturnes. Les étoiles brillaient toutes dans le ciel printanier. Le hibou, planté sur une branche du tilleul, causait silencieusement avec la lune. Les grenouilles chantaient à leur manière, au bord de l’étang.

Alors l’Écrivain se carra dans son fauteuil, ouvrit sur sa table un cahier neuf et souleva le couvercle de l’encrier (qui ne put s’empêcher de soupirer avec satisfaction : « Je suis donc le seul dont on ne puisse se passer… » Mais son maître fit semblant de ne pas l’entendre). Il saisit la plume d’oie et la laissa courir à sa guise sur le papier, tandis qu’il s’enfonçait dans ses rêves. Parfois, il s’éveillait en sursaut et prétendait bavarder ; mais la plume impatiente et colère comme un enfant gâté faisait aussitôt un pâté au milieu de la page. C’était, paraît-il, sa manière de taper du pied.

Le lendemain, quand le soleil se leva, elle avait écrit la plupart des histoires contenues dans ce livre. Le Vieil Écrivain les lut avec surprise.

— Et où donc as-tu appris tout cela ? demanda-t-il.

— Tu es bien curieux, répondit la plume. Mais puisque tu t’es fort appliqué cette nuit, je te dirai comment ces petits contes sont venus à ma connaissance.

Le Pays du Milieu du Monde

À peu près au milieu du monde, il y a un tout petit pays qui, justement pour cette raison, s’appelle le Pays du Milieu du Monde.

On trouve tout ce qu’il faut dans ce petit pays : la plaine et les montagnes, des vallées et des lacs, des forêts, quelques villes, beaucoup de villages avec leurs villageois, beaucoup de vignes avec leurs échalas, beaucoup de champs, d’arbres, de bêtes, d’oiseaux et de fleurs.

Deux ruisselets y prennent naissance, dont les eaux coulent, les unes vers les pays du nord, où il y a de la neige, de la glace et des aurores boréales ; les autres vers les pays du sud, où il y a la grande mer bleue, des palmiers et un éternel printemps. C’est aussi à cause de ces deux ruisselets que ce petit pays s’appelle le Milieu du Monde.

Au temps jadis, il a appartenu à des rois et à des reines, à des barons et à des ducs, et même à une famille d’ours qu’on traitait d’Excellences. Le pays était alors rempli de fées, de princesses enchantées, de trésors cachés, de surprises et de merveilles. Comme on l’enviait à cause de ses richesses, il était souvent en guerre. Et comme il était couvert de châteaux forts pour se défendre, l’on y vivait très vieux. Madame la Lune, qui est fort curieuse comme vous savez, qui écoute derrière les murs et regarde à travers les branches, qui adore surprendre les secrets des gens et se faire raconter des histoires, Madame la Lune a pris ce petit pays en grande amitié. Quand elle est fatiguée de voyager de l’autre côté de la terre, ou bien lorsqu’elle s’est assez ennuyée au beau milieu du ciel, elle arrive tout doucettement sur un nuage au Pays du Milieu du Monde. Elle se dirige vers une montagne, en haut de laquelle se dressent un chêne immense et un énorme sapin qu’on dit être les plus vieux de tous les arbres connus et que l’on appelle les « guigants » (ce qui veut dire les géants en langage Milieu du Monde). Là, elle s’accroche à la branche la plus solide, se repose un moment pour reprendre son souffle et sourit à travers les feuilles ou les aiguilles.

Et aussitôt accourent de partout des hiboux et des chauves-souris, des fouines, des belettes, des vers luisants, des hérissons, des lièvres, des crapauds, des souris, des rossignols, enfin toutes sortes de gens qui n’aiment pas à se coucher avec les poules et qui sont amateurs de contes. Car voilà le grand plaisir de Dame Lune et de quelques hiboux qui vivent retirés dans de vieilles tours ou d’anciens clochers : ils aiment à bavarder intarissablement en parlant du temps passé, de leur jeunesse, de tout ce qu’ils ont vu ou entendu dire. Et toute cette petite société les écoute parfois jusqu’au matin. Mais, dès que le coq chante, tout le monde disparaît. Madame la Lune pâlit, comme si elle allait se trouver mal et hop ! la voilà qui remonte d’un saut là-haut dans les nuages, où elle va dormir jusqu’au soir.

Or, parmi les hiboux qui viennent ainsi causer avec elle sur les guigants, il en est un très âgé et très soigneux, qui aime tant à écouter ces contes qu’il décida une fois de les faire mettre par écrit sur du papier. Et c’est moi qui vous parle, moi la plume d’oie, qu’il chargea de ce soin. Voici comment il s’y prit.

Ce vieux hibou habitait pour lors la Tour Carrée, la seule qui subsiste du château où la Reine Berthe filait à son rouet des vêtements pour les pauvres. Il trouva un jour sur son toit une pie qu’un chasseur avait blessée, et puisqu’il était très savant en herbes et en remèdes, il guérit cette pie, qui lui voua une vive reconnaissance. Comme il parlait devant elle de son projet d’écritures, la pie s’offrit à lui procurer une plume d’oie qui sût ses lettres et sa grammaire. Peu de temps après, elle s’avisa de ma présence dans l’écritoire d’un notaire, où je travaillais alors. Chacun sait que la pie est voleuse. Je fus volée prestement un matin, tandis que le notaire, qui avait laissé sa fenêtre ouverte, lisait tranquillement son journal. La pie me déposa dans la tour et le hibou m’interrogea.

J’ose prétendre que mon instruction, sans être brillante, est pourtant d’une moyenne honorable. À l’école des plumes-fées, où l’on était assez difficile au temps de ma jeunesse, je n’étais ni la dernière, ni la première ; mais notre institutrice a toujours dit que j’avais un certain goût pour écrire. Du reste, le hibou n’avait pas le choix. Il me prit à ses gages et la pie, jour après jour, poursuivit ses larcins.

Une fois, ce fut l’encrier du Conseil communal qu’elle vola, une autre fois, un carnet tout neuf, où le régent inscrivait les notes des petites filles. Elle parvint même à enlever feuille à feuille le cahier où le gendarme marquait les amendes et les contraventions.

Alors, une nuit, le vieux hibou m’emporta dans son bec et prit un rouleau de papier dans ses serres. C’était une belle nuit claire d’été, avec des étoiles partout dans le ciel et par-ci par-là un petit nuage aux franges dorées, cherchant à regagner son gîte derrière les montagnes. Le vieux hibou me tenait délicatement pour ne pas me faire de mal et me disait à travers son nez : « Nous voyageons, nous voyageons, ma petite plume d’oie ; regarde un peu là en bas et tu verras les lampes s’allumer dans les maisons. Tu vois ? C’est l’heure où l’homme va se coucher et où nous nous éveillons, nous autres noctambules. Tiens, voici la grande forêt de sapins qui sent bon la résine. Et voici l’une de nos deux rivières. Et voici la grotte aux fées. Et voici l’antre où l’Ogre s’est retiré depuis que Gaspar des Fontaines lui a ôté son charme. Et voici la chaumière du prince Ivan Alexandrovitch. Et voici le château du baron de Quatre-Vents. Et tout là-bas, tout là-bas, tu peux apercevoir les lumières du Pays des Lunettes… Nous approchons maintenant, ma petite amie. Vois-tu entre les arbres cette jolie lumière verte et dorée ? C’est Madame la Lune ; je suis sûr qu’elle est arrivée déjà, car les ombres s’allongent dans les clairières. Elle doit être suspendue à la grosse branche d’un des guigants. Regarde, la voilà. Elle nous salue, elle nous sourit de sa noble figure de dame du ciel étoilé.

Madame la Lune nous attendait en effet et je lui fus présentée aussitôt en qualité de secrétaire. Le vieux hibou m’installa sur une fourche du sapin millénaire, où il y avait déjà pas mal de monde : un grand-duc, des effraies, un couple d’engoulevents, des chauves-souris agitées et craintives. Un personnage étrange, que je distinguai mal et qui me parut tout enveloppé de longues écharpes vagues et flottantes, était étendu mollement dans le creux des branches : on me dit que c’était Monsieur le Songe. De vieilles âmes humaines s’accrochaient à lui, et même des âmes de poètes. (Je vis plus tard que ce n’étaient pas les moins bavardes.) Puis un lapin ailé vint apporter une table et y déposa le papier sur quoi je fus placée. Et Madame la Lune, s’étant éteinte le plus possible pour ne pas nous éblouir, commença de parler.

Puisque je venais aux guigants pour la première fois, on décida de m’étrenner en me donnant à choisir le conte qu’il me plairait d’entendre. Je répondis que le nom du prince Ivan Alexandrovitch m’ayant frappée, je serais curieuse d’apprendre comment cet étranger était venu de ses steppes lointaines au pays du Milieu du Monde.

Madame la Lune raconta alors l’histoire intitulée

Qui perd gagne

que je transcrivis à mesure. Puis on en conta d’autres, et d’autres encore, et cela pendant bien des nuits de suite.

C’est ainsi, Monsieur l’Écrivain, qu’il ne m’a pas été difficile de remplir ton livre.

Lorsque la plume d’oie eut cessé de parler, le vieil auteur se prit à réfléchir que sa part à lui serait bien modeste dans cet ouvrage. Aussi, sans en rien dire à la petite fée blanche, glissait-il parmi les feuillets encore humides quelques pages de son cru, qu’il jugea ne pas devoir gâter l’ensemble. Le lecteur les démêlera sans peine. Et s’il n’y parvient pas, peu importe.

Qui perd gagne

Au Colonel Comte

Serge Steenbock-Fermor

Le petit prince Ivan Alexandrovitch vint au monde le matin de Pâques, dans un palais sombre et immense, tandis que sonnaient les cloches des trois cent soixante-cinq églises de l’ancienne capitale des tzars.