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Entre passions et secrets, Juliette, jeune violoncelliste au talent prometteur, voit son univers bouleversé lorsqu’elle apprend que sa mère, Jeanne, est gravement malade. Cette épreuve, à la fois déchirante et porteuse de renaissance, rapproche les deux femmes et dévoile un passé longtemps enfoui sous le poids des silences. Alors que Juliette se prépare pour un concours décisif, elle doit affronter la fragilité des liens qui les unissent et puiser dans son amour inconditionnel pour avancer. Un récit bouleversant de résilience, d’amour profond et de vérités libératrices.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Maryline George EL Bouadili, après un parcours riche et varié, exerce comme professeure des écoles au Maroc. Elle trouve dans l’écriture une voie essentielle pour exprimer ses émotions et partager sa vision du monde.
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Seitenzahl: 329
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Maryline George EL Bouadili
Les cordes du destin
Roman
© Lys Bleu Éditions – Maryline George EL Bouadili
ISBN : 979-10-422-6079-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Juliette, ma grand-mère maternelle,
qui veille sur moi.
À Tamy
Croyez en vos rêves, ils se réaliseront peut-être. Croyez-en vous, ils se réaliseront sûrement.
Martin Luther King
Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve.
Antoine de Saint Exupéry
Courir après un rêve a un prix. Cela peut vouloir dire d’abandonner vos habitudes. Ça peut vous faire traverser des épreuves ou vous conduire à la déception. Mais peu importe le coût, le prix ne sera jamais aussi élevé que le prix payé par les personnes qui restent dans leur zone de confort.
Paulo Coelho
Un courant d’air me fait frissonner. Je suis glacée. Les voyageurs autour de moi ont le sourire. Ils sont en vacances et partent rejoindre leur famille pour Noël. Moi, je n’ai plus de travail et ma seule famille, c’est ma mère. Et je ne l’ai pas vue depuis six mois. Oh, bien sûr, on s’est parlé de temps en temps. Quelques coups de téléphone pour prendre des nouvelles.
Les guirlandes sont omniprésentes dans les vitrines. J’avance lentement, slalomant entre les familles. Je retiens un cri. Un couple vient de me heurter avec leurs grosses valises. Ils ne s’excusent même pas ! Deux enfants les suivent de près, chacun avec un petit sac sur le dos.
J’essaie de repérer un endroit où je pourrai me poser pour attendre mon train. J’ai une heure d’avance. Pourquoi suis-je venue aussi tôt ? On ne peut pas dire que je sois pressée de retrouver ma mère. Avec toute cette bousculade autour de moi, l’attente va être longue !
J’aurais bien aimé rester chez Madeleine pour les fêtes, mais impossible. Ses enfants et petits-enfants montent à Paris et je ne pouvais pas m’imposer dans leur cercle familial. Je me souviens de notre première rencontre. J’avais tout de suite été sous le charme de cette grand-mère pleine de vie, ne s’encombrant pas de détours pour livrer le fond de sa pensée. Elle recherchait à l’époque une jeune fille pour habiter avec elle en échange de quelques services. Une aubaine pour la petite provinciale que j’étais. Malgré notre différence d’âge, nous nous sommes tout de suite bien entendues. Après tout, c’est peut-être le moment de renouer avec ma mère. Et de revoir Adrien.
Sans lui, je ne sais pas ce que je serais devenue. C’est le petit frère de Madeleine. C’est bizarre de dire le petit frère alors qu’il a l’âge d’être mon grand-père. Je repère un siège libre près du Relais. Je me dépêche de l’atteindre avant qu’un autre voyageur ne le prenne. Mes jambes me portent à peine. Je n’ai rien avalé depuis hier soir. Pas faim. Le casque sur les oreilles, je me laisse absorber par la chanson de Grand Corps Malade. Il est facile de prendre un train. Encore faut-il prendre le bon ! Alors avec Alex, me serais-je trompée de train ? Je regarde autour de moi. Suis-je la seule à avoir cru au grand amour ? Pourtant, tout allait si bien jusqu’à ces derniers jours ! Alex et moi avions réussi à passer les confinements successifs et notre couple en était ressorti plus solide. Enfin, c’était ce que je croyais. Avant qu’il m’annonce la veille de notre concert que tout était fini entre nous.
Je me revois encore choisir avec soin ma tenue pour notre dernière répétition. J’étais sur mon petit nuage. Nous avions prévu de dîner ensemble ensuite. Moi qui espérais qu’il allait me proposer de chercher un appartement pour nous installer tous les deux ! Je n’ai rien vu venir. Vraiment rien du tout ! Comment tirer un trait sur trois années ? Trois ans que nous étions ensemble, Alex et moi. Son départ signe la fin de notre quatuor avec Alex, Antoine, et Marie.
Heureusement qu’elle est là, elle. C’est ma meilleure amie et ma confidente depuis que nous nous sommes rencontrées à nos débuts au conservatoire. Fraîchement arrivée à Paris pour mes études, je ne connaissais personne à l’époque et sa nature spontanée et directe m’avait tout de suite attirée. Elle avait applaudi des deux mains lorsque nous avions commencé à sortir ensemble Alex et moi. Normal, c’est sa petite sœur.
J’ai envie de pleurer. J’ouvre les yeux. Un mouvement de foule au loin attire mon attention. Un train doit être entré en gare. Je regarde le tableau d’affichage. Mon train pour Laval est annoncé. Je contourne des personnes âgées qui tentent de faire rentrer dans leur sac un cadeau qui s’est échappé.
Je me dépêche de prendre mes affaires et me dirige vers le quai numéro six. Un homme me bouscule en me doublant. Je suis à deux doigts de tomber et me rattrape de justesse. Je voudrais l’incendier. Il est déjà loin.
Arrivée devant mon wagon, je peine à monter mes affaires. Un voyageur me propose son aide. Je marque un temps d’arrêt. Je le remercie d’un sourire. Il réussit à mettre ma valise dans l’espace dédié et me montre mon instrument.
— Un violoncelle ?
— Oui.
Il doit se dire que je ne suis pas très bavarde, mais sa sollicitude me remue. Si Alex avait été là, c’est lui qui m’aurait aidée. Il se montrait si prévenant. Moi qui rêvais de le présenter à ma mère. J’ai été bien naïve !
Je regarde le jeune homme et secoue la tête. Je préfère garder mon instrument avec moi. J’y tiens. Je n’ai que lui.
Je m’installe à ma place. Côté fenêtre. Pour profiter du paysage. Et me laisser happer par les champs qui défilent. Malgré moi, mes pensées me ramènent à Alex. Mon premier amour ! Nous étions pourtant bien ensemble. Notre amour de la musique nous avait rapprochés. Nous passions des heures à répéter ensemble.
Je me suis trompée. Complètement. Quand moi je rêvais de concerts, lui rêvait de liberté, de fêtes avec ses amis, de voyages. Il avait l’impression d’avoir été enfermé pendant l’épidémie alors que moi, je m’épanouissais à jouer à longueur de journée.
Il me trouve trop ambitieuse. C’est le mot qu’il a dit. Ambitieuse. Pour lui, la musique n’est qu’un passe-temps. Mais moi, la musique, elle est toute ma vie. Est-ce trop demander que d’envisager de devenir soliste ? De vouloir jouer un jour comme Ophélie Gaillard ? Lorsque je l’écoute, son jeu me bouleverse, sa manière de jouer avec son archet, de faire chanter son violoncelle. Elle sait transmettre les émotions et vous ensorceler !
Je ne peux renoncer à la musique pour le suivre dans ses envies de voyages. Elle me fait vibrer depuis mes huit ans, depuis le jour où ma route a croisé celle d’Adrien.
Le train entre en gare du Mans et je me sens perdue. Revenir sur mes terres natales me bouleverse. Plus que je le pensais. Moi qui rêvais de revenir en musicienne reconnue, je rentre sans perspective d’avenir. Comment dire à ma mère que je ne vis que grâce aux baby-sittings et à quelques cours privés que je donne à de jeunes élèves du Conservatoire ? Sans oublier l’épicerie en bas de chez Madeleine où je donne un coup de main de temps en temps le soir et les week-ends ?
La boule d’angoisse grossit. J’ai du mal à respirer. Comment ma mère va-t-elle m’accueillir ? Lorsque je l’ai appelée pour l’avertir de ma venue, elle n’a pas semblé surprise. Après tout, c’est normal que sa fille unique rentre passer les fêtes avec elle.
Mais elle n’a fait aucun commentaire sur mon silence. Elle aussi, elle aurait pu m’appeler plus souvent ! Pourquoi a-t-elle toujours refusé de venir me voir à Paris ? De venir m’applaudir lors des quelques concerts que j’ai faits ? Je lui ai envoyé à chaque fois des invitations. Mais elle a toujours trouvé des excuses pour ne pas venir. Elle est ma seule famille pourtant !
Je me suis pliée à toutes ses exigences pour pouvoir continuer à faire de la musique. Pourquoi refuse-t-elle de me voir évoluer dans ce milieu ? Je secoue la tête. Non, je n’ai rien à me reprocher. C’est elle qui a eu des mots très durs lorsque je suis partie à Paris. J’ai tout fait pour la satisfaire. Mais apparemment, ce n’était jamais ce qu’elle attendait de moi.
Tout comme Alex. Il m’a demandé de sortir plus souvent, de moins jouer, afin de passer du temps ensemble, disait-il. Et c’est ce que j’ai fait. J’ai même renoncé à une master class de violoncelle très sélective pour passer une semaine au bord de la mer avec lui. Et pourquoi ? Pour qu’il m’annonce finalement que tout est fini ? Lui, il s’imagine peut-être que je peux tout lâcher comme ça pour le suivre dans ses voyages autour du monde ? Aurais-je dû céder à sa demande ? Cette question tourne en boucle dans ma tête.
Je regarde par la fenêtre. Je m’imprègne des images. Je ne veux penser à rien. Je dois apprendre à laisser venir les choses, sans chercher à tout vouloir contrôler.
Nous arrivons à la gare de Laval. Allons-nous réussir à nous parler sans nous disputer, ma mère et moi ?
Je prends mon instrument, ma valise et descends du train. Je m’avance lentement vers la sortie et la vois qui m’attend dans le hall. Elle est vêtue d’un pantalon foncé et porte une doudoune crème qu’elle serre contre elle. Elle semble en forme. On ne dirait pas qu’elle vient tout juste de dépasser la cinquantaine. Je lui souris et son visage s’éclaire en me reconnaissant.
— Bonjour maman, dis-je en me baissant pour l’embrasser.
— Enfin te voilà de retour. Tu as fait bon voyage ?
Ma mère n’a jamais été très démonstrative. Elle semble contente de me voir et cela me suffit. En voiture, j’observe la ville qui m’a vue grandir, celle que je me suis empressée de quitter à dix-huit ans, tant j’avais le sentiment de mourir à petit feu.
À la sortie de Laval, nous prenons la route de Rennes, direction Saint-Berthevin, le village où je suis née. Où j’ai grandi. Là où ma passion pour la musique et le violoncelle est née. En arrivant dans mon quartier, une douce chaleur m’envahit. Revoir cet environnement familier a quelque chose de rassurant. Je sens que retrouver mes racines va m’aider à faire le point.
La maison de mon enfance me paraît bien petite. Elle est entourée d’un jardinet. J’aimais, enfant, ouvrir les volets de ma chambre le matin et me perdre dans la contemplation des arbres, agités par le vent. L’eau du lac que l’on surnomme le lac bleu change de couleur au gré des nuages et de la météo.
Je monte mes affaires dans ma chambre et redescends aider ma mère à préparer le dîner. La radio est allumée. La même station depuis mon enfance. Elle me raconte son quotidien au travail. Mon regard se promène autour de moi et je remarque de nombreux bocaux entassés sur le buffet de la cuisine. Je m’approche. Ce sont des pots de confiture. Lorsque je lui pose la question, elle m’explique que cet été, elle a goûté une confiture aux tomates vertes chez une amie qu’elle a adorée. Elle a voulu alors essayer la recette et depuis elle a préparé d’autres confitures toutes plus originales les unes que les autres. Elle ajoute qu’elle fait aussi quelques marchés le week-end pour essayer de les vendre. Ma mère est capable de se passionner pour une nouvelle activité et d’y consacrer toute son énergie le soir après son travail et le week-end. Elle ne supporte pas de rester seule et s’emploie à multiplier les occasions de voir du monde.
Je souris en l’imaginant préparer ses confitures. Cela doit la changer du miel qu’elle a tenté de produire avec les quelques ruches qu’elle avait achetées quelques années plus tôt, mais qu’elle s’est empressée de revendre, au début de l’épidémie.
Je l’observe à la dérobée. Elle a bonne mine même si je trouve qu’elle a maigri. Je note aussi quelques cernes sous les yeux. Ses cheveux courts normalement bruns sont clairsemés de quelques cheveux blancs qu’elle n’avait pas la dernière fois.
Noël est dans deux jours. Nous le passerons toutes les deux. En tête à tête. Quand mes copines me racontaient leurs vacances en famille, moi, je n’avais jamais rien à raconter. Depuis l’enfance, je passe Noël en tête à tête avec ma mère. Les deux frères de ma mère sont loin. Et je n’ai pas connu mes grands-parents maternels, tous les deux décédés avant ma naissance.
— Tu restes combien de temps ? me demande-t-elle.
— Je ne sais pas encore.
Je n’ai rien décidé et je préfère ne pas m’engager, connaissant ma mère et sa volonté de vouloir tout contrôler.
— Tu as des vacances entre Noël et le jour de l’an ? je lui demande à mon tour.
— Comme tu venais, j’ai demandé à mon patron quelques jours de repos.
Ma mère est secrétaire médicale. Le médecin pour qui elle travaille est devenu au fil des années un ami. J’ai toujours vu ma mère travailler chez lui. Elle râle souvent après les patients qui se montrent grossiers avec elle ou qui s’énervent parce qu’elle ne peut pas leur trouver un rendez-vous dans l’agenda déjà surchargé du médecin. Elle n’est pas du genre à se laisser faire et sait les remettre à leur place lorsqu’ils outrepassent leurs droits.
Je lui demande des nouvelles de ses amies avec qui elle fait de la gym. Je suis étonnée d’apprendre qu’elle n’y est pas allée depuis deux semaines, se sentant trop fatiguée.
— Trop fatiguée, toi ? Ce n’est pas dans tes habitudes de sauter des séances de sport !
— Oui, et alors ! me rabroue-t-elle, d’un ton soudain plus sec.
Elle me tourne le dos et part dans la cuisine préparer une tisane. Je reste perplexe. La soirée s’était déroulée jusque-là calmement, ma mère se montrant ouverte et détendue. Son ton a brusquement changé. Elle revient vers moi, un plateau dans les mains avec nos tisanes. Nous nous sommes installées dans le salon où une photo de moi enfant trône au milieu du mur, face à l’entrée. Je me souviens encore des circonstances de cette photo. J’avais à l’époque six ans et ma mère venait de m’emmener voir le film d’animation Le Bossu de Notre-Dame. Après la projection, je l’avais suppliée de m’offrir le t-shirt à l’effigie d’Esmeralda. Son acharnement à défendre les opprimés et sa volonté de rester fidèle à ses convictions avaient résonné fort en moi.
Ma mère prend place à côté de moi. Elle semble réfléchir tout en me servant.
— Et toi, alors, ton travail ? me demande-t-elle en me fixant.
Je me doutais que la question allait arriver. Elle ne m’a pas, jusqu’à présent, interrogée sur ma vie à Paris. Elle sait que j’ai rencontré quelqu’un et que depuis ma sortie du conservatoire, j’essaie de vivre de la musique. Même si les fins de mois sont difficiles, je ne me plains pas et j’ai toujours fait en sorte de ne jamais rien demander à ma mère.
— Ça va, je lui réponds. On vient d’ailleurs de faire un concert ce week-end à Sarcelles.
Pour éviter de m’étendre sur le sujet, je lui parle de son amie Sylvie. Après avoir fini ma tisane, je me lève. Je me sens fatiguée. J’embrasse ma mère et monte me coucher. Dans ma chambre, je me laisse tomber sur mon lit et fixe le plafond tout en pensant à Alex. Il me manque terriblement. Même si j’ai terriblement envie de l’appeler, d’entendre sa voix, je ne vais pas le faire. Ce serait rendre notre séparation encore plus difficile. Je me mets à pleurer, enfouissant mon visage dans mon oreiller pour ne pas alerter ma mère.
Remonter un nouveau groupe de musique de chambre prendra du temps et dénicher des contrats aussi. Ma carrière de musicienne professionnelle ne correspond pas vraiment à ce que j’espérais. Et me retrouver dans ma chambre d’adolescente où les posters d’Ophélie Gaillard recevant son prix, de Rostropovitch jouant sur les ruines du mur de Berlin, ou sur la scène du Carnegie Hall me renvoient à la figure mes rêves d’adolescente. Cela me fait pleurer davantage.
Comment vais-je pouvoir dire à ma mère que je n’ai rien de prévu pour le moment et que je vais peut-être être obligée de rester un peu plus longtemps chez elle, car je n’aurai bientôt plus de quoi payer mon loyer à Paris ? Je sais que j’aurai du mal à lui cacher la vérité. Elle me connaît très bien. Trop bien même.
Je finis par m’endormir, espérant que la nuit m’aidera à reprendre des forces.
Je me réveille en sursaut. Il fait encore nuit. Tout est silencieux. Ou presque. Je prête l’oreille. Ce n’est pas le bruit de la circulation des rues de Paris que je perçois, mais celui du vent dans les arbres. Je comprends que je suis dans ma chambre, dans la maison de mon enfance. Je viens de faire un rêve où Alex était avec moi. Il m’avait invitée dans un restaurant que nous aimions tous les deux. Dans le menu, il avait glissé une jolie carte. Je l’ai dépliée doucement, devinant ce qu’il voulait m’annoncer. En découvrant sa demande, je me jetai dans ses bras.
La réalité me revient brutalement à la figure. Je suis en Mayenne et Alex m’a quittée. Je retombe lourdement sur mon oreiller et me mets à pleurer. Épuisée, je finis par me rendormir lorsque le jour commence à pointer à travers les volets.
Il est neuf heures quand je me réveille. Ma mère est en bas et je l’entends s’affairer. Je me lève péniblement et passe dans la salle de bain me laver le visage et tenter d’effacer toute trace de ma nuit agitée.
— Bonjour, lui dis-je en arrivant dans la cuisine.
— Bonjour, me répond-elle en levant la tête. Elle baisse le volume de la radio. Tu n’es pas matinale ! Et tu n’as pas très bonne mine, enchaîne-t-elle.
Ma mère aime se lever de bonne heure, même lorsqu’elle ne travaille pas. Elle dit toujours que rester au lit est du temps perdu.
— J’étais fatiguée ces derniers jours je n’ai pas beaucoup dormi, ne puis-je m’empêcher de lui répondre. Que fais-tu ? je lui demande, la voyant écrire.
— Je prépare la liste de courses pour le dîner de demain. D’ailleurs, que voudrais-tu manger pour le réveillon ?
— Et toi, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Ma mère veut toujours me faire plaisir, mais j’ai envie qu’elle pense un peu à elle pour une fois.
— Oh, moi, tu sais, je pourrais me contenter d’un bouillon. Depuis que tu es partie, je n’ai plus trop d’appétit.
Est-ce parce que je ne suis pas venue la voir depuis longtemps qu’elle a maigri ? Je ne sais pas si sa phrase sous-entend que mon absence est la cause de sa perte de poids. Ma mère peut me lancer des petites phrases comme celle-ci, me faisant culpabiliser d’avoir préféré quitter Laval plutôt que de faire mes études à proximité de chez elle.
— Que dirais-tu d’un peu de saumon en entrée ? je lui propose, sachant qu’elle aime beaucoup ce poisson.
— Oh, et on pourrait faire ensuite des noix de Saint-Jacques ? enchaîne-t-elle, avec un sourire. Mon amie Valérie, on s’est connue sur le marché de Changé, elle m’a donné une recette de noix de Saint-Jacques. J’ai bien envie de l’essayer. Elle me donne l’eau à la bouche.
— Et moi je me charge du dessert, lui fais-je avec un clin d’œil, car je devine ce qui lui fera le plus plaisir. Ma mère affectionne particulièrement la bûche glacée aux marrons et je pense pouvoir la trouver chez son boulanger.
— Et tu repars quand ? me demande-t-elle, son visage redevenant plus grave.
Que lui répondre ? Vais-je lui avouer que je n’ai plus de contrat en perspective et que je n’ai pas pris de billet retour pour Paris ? Vais-je pouvoir le lui cacher bien longtemps avant qu’elle ne le devine ? Je préfère être sincère. Je verrai bien sa réaction, même si je la devine à l’avance. Je me lève et commence à ranger le reste de mon petit déjeuner.
— Euh, pour le moment je n’ai pas de concert de prévu.
— Ah bon, même pour la fin de l’année ?
— Non, pas cette année.
— Mais d’habitude, vous jouez pas pour les malades ? Enfin, j’sais plus comment tu appelles ça…
— Tu veux dire un concert aux profits des enfants malades ?
Je me retourne et la regarde. Elle est là, plantée devant moi, et me fixe de ses yeux noisette. Elle est un peu plus petite que moi. Je la sens si forte, si sûre d’elle, mais en même temps, elle a un quelque chose de fragile qui me fait prendre conscience brutalement de sa vulnérabilité.
— Notre quatuor n’existe plus, finis-je par lui avouer.
— Quoi ?
— Notre quatuor n’existe plus, je répète.
Elle me fixe, incrédule. Alors j’explique qu’Alex a choisi de quitter notre groupe pour faire autre chose.
— Et toi, dans tout ça ? Vous êtes toujours ensemble, non ? continue-t-elle.
— Non, c’est fini, dis-je en me détournant afin qu’elle ne voie pas les larmes couler sur mes joues.
Elle m’attrape par le bras et me force à me retourner.
— Ne me dis pas qu’il t’a laissée tomber ? dit-elle d’un ton soudain plus dur.
— Il m’a dit qu’il voulait faire autre chose que de la musique, qu’il voulait voyager, s’amuser.
Je ne peux plus arrêter les larmes de couler.
— Je m’en doutais. Je n’aurais jamais dû te laisser partir sur Paris. Si tu étais restée sur Laval, j’aurais pu t’éviter de te laisser embarquer dans cette histoire. Et tu aurais fait des études qui auraient débouché sur un vrai métier. Regarde où cela t’a amenée de vouloir partir à Paris faire des études de musique ! Tu n’as pas de travail et ton petit ami vient de te laisser tomber. Mais tu n’es pas enceinte, au moins ? enchaîne-t-elle tout en m’observant attentivement.
— Bah non.
— Tu es sûre ?
— Écoute, les moyens de contraception existent.
— Tu devrais faire un test pour t’en assurer. Et je te conseille fortement de commencer à chercher un vrai travail. Tu as vingt-six ans et il serait peut-être temps que tu te réveilles. Je vais demander autour de moi. Je connais du monde. Je suis sûre que tu pourrais démarrer quelque chose rapidement, si tu voulais bien te donner la peine.
— Mais maman, je veux faire de la musique. C’est toute ma vie.
— Oh, ça y est, tu recommences. Reviens sur terre, ma fille. Quand vas-tu réaliser qu’il est très difficile de vivre de la musique ? Tu devrais te secouer et songer rapidement à trouver un travail sérieux.
— Mais tu ne comprends pas…
— Ce que je comprends surtout, c’est que tu es têtue comme une mule et que je regrette de t’avoir laissé partir sur Paris. Tu dois réagir pendant qu’il est encore temps. Tu es encore jeune.
— Arrête, je suis adulte et je sais me débrouiller. Je te rappelle que si j’ai pu intégrer le conservatoire de Paris, c’est parce que j’avais réussi les examens d’entrée. Et tu n’as rien eu à payer puisque j’ai obtenu une bourse pour mes études. Oui, c’est vrai, je n’ai pas de concert prévu dans les semaines à venir, mais je trouverai bien un moyen pour m’en sortir, finis-je par répondre.
— Oui, c’est ça. Et tu vas continuer longtemps à vivoter ? Regarde-toi ! Tu as vu la tête que tu as ? J’ai bien constaté hier lorsque tu es arrivée que quelque chose n’allait pas. Tu pensais que je n’avais rien vu ? Tu comptais me le cacher encore longtemps ?
— Écoute, je ne suis pas venue pour que l’on se dispute. Je vais faire un tour, je lui réponds pour couper court à notre discussion qui risque de nous emmener trop loin toutes les deux.
— Oui, allez, va prendre l’air, mais on reprendra notre conversation ce soir. Je ne te laisserai pas gâcher ta vie de cette façon.
Je monte dans ma chambre, me change rapidement et enfile une tenue bien chaude pour aller marcher dans la forêt.
Une fois dehors, je marche d’un bon pas vers l’entrée de la commune, et retrouve Le Vicoin, petite rivière qui traverse la ville du nord au sud. Je repère quelques moutons qui broutent paisiblement sur les berges. J’ai grandi dans ce village partagé en deux par la route nationale. Ma mère habite côté lac, et le Vicoin se situe de l’autre côté que l’on appelle la forêt. Il doit son nom à la forêt de Coupeau qui s’étale sur plus de six cents hectares.
La route nationale est peu fréquentée depuis qu’une déviation contourne le village. Je traverse rapidement. Je serre les poings au fond de mes poches. J’ai besoin d’évacuer la tension qui menace de me faire exploser. Je cours presque tant j’ai hâte de retrouver la forêt, celle de mon enfance. Les arbres ont toujours eu le pouvoir de m’apaiser et de me redonner force et courage.
Perdue dans mes pensées, je ne fais pas attention à une zone rendue glissante par la pluie et m’étale de tout mon long. Je me relève rapidement, en colère contre moi, et repars en essayant désespérément d’enlever la boue qui macule mes vêtements. Arrivée à l’orée de la forêt, je prends le chemin à droite qui s’élève et m’amène sur un espace dégagé me permettant d’avoir une vue sur la base de Coupeau où serpente Le Vicoin. Je dois ralentir mon pas, le chemin grimpe sec. Je m’accroche aux branches des arbres sur mon passage pour ne pas glisser. Arrivée au sommet, je m’arrête et contemple le paysage. La végétation semble au repos, les fougères ont jauni, les arbres me paraissent bien nus sans leurs feuilles. L’endroit est désert et c’est exactement ce dont j’ai besoin.
Je m’assois sur un tronc d’arbre et me perds dans mes souvenirs. Ils remontent nombreux et me rappellent mes rêves d’enfant. Je me souviens surtout d’une fois où je suis venue ici, avec mon amie Camille, et où j’ai fait le serment de devenir musicienne et de vivre de la musique. J’avais alors quatorze ans. Je suis rentrée si enthousiaste que je n’ai parlé que de ça à ma mère qui a fini par m’envoyer dans ma chambre me demandant de cesser de lui casser les oreilles avec la musique.
Déjà, à l’époque, ma mère avait souhaité me faire changer d’avis. Je me souviens même de mes débuts au violoncelle et de son manque d’entrain à vouloir me faire faire de la musique. Elle aurait nettement préféré que je fasse de la danse. Je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi elle est si réfractaire à cet art.
Respirer l’air de la forêt me calme. Je suis contente d’être venue ici. La nature me manque à Paris et je dois trop souvent me contenter de quelques sorties dans les parcs. Je reprends ma marche à travers la forêt et redescends vers Le Vicoin. Je me retrouve sur le pont, où se trouvait jusqu’en 2009 un barrage établi dans les années 70. Je n’ai pas assez marché et décide de pousser jusqu’à la grotte du petit Saint Berthevin. Cette cavité rocheuse s’élève à environ seize mètres de hauteur au-dessus du Vicoin. Les marches sont irrégulières et je dois faire très attention pour ne pas tomber. La grotte a été creusée à flanc de rocher, et est restée un lieu de pèlerinage jusqu’au vingtième siècle. Je poursuis mon chemin jusqu’à la croix implantée un peu plus haut. Je me repose quelques instants. Je me sens bien, je suis plus calme et réfléchis au conflit qui m’oppose à ma mère.
Nous ne pouvons pas passer les fêtes à nous disputer ainsi. Je n’ai qu’elle et je ne souhaite pas lui faire de la peine. Je dois me montrer patiente. Elle doit pouvoir comprendre que la musique est indispensable à mon équilibre.
Je me décide à rentrer. Les nuages au loin approchent et je vais devoir hâter le pas si je ne veux pas me prendre une averse.
Arrivée devant ma rue, je vois que ma mère n’est toujours pas rentrée. Cela me laisse le temps de me doucher et de me changer. La maison semble bien vide sans elle. En sa présence, on entend toujours la radio ou la télé allumée, simplement pour avoir un bruit de fond, ma mère n’ayant jamais supporté le silence.
Je me dirige vers la salle de bains et vois mon reflet dans le miroir. J’ai déjà meilleure mine, mes joues ayant rosi grâce à la marche. Je dois profiter du grand air plus souvent, l’effort physique me permet d’oublier, au moins provisoirement, Alex.
Me retrouver dans cet environnement qui lui est étranger, lui qui a toujours vécu en ville et qui ne jure que par la foule, me fait prendre conscience de ce qui nous sépare. Ai-je été trop naïve ? Nous venons tous les deux d’un monde totalement différent. Pourtant, nous avons tant de points communs, et le premier, celui qui nous a réunis, la musique.
Je secoue la tête et prends ma douche rapidement. Lorsque je descends, ma mère n’est toujours pas revenue. Elle a dû faire plusieurs magasins, à moins qu’elle soit passée chez des amis avant de rentrer.
Je décide alors d’aller voir Adrien. Il habite dans le même village que ma mère et sa maison n’est éloignée que d’une dizaine de minutes à pied. Je laisse un petit mot à ma mère pour la prévenir.
Ce chemin jusque chez Adrien, je le connais par cœur. Combien de fois l’ai-je emprunté ! Arrivée dans sa rue, j’aperçois sa petite maison au loin, toute en longueur, située au croisement avec une ruelle. Une de ses façades longe la rue adjacente. Le portail donne sur un petit jardin, où Adrien aime venir se reposer l’été, à l’ombre de sa pergola recouverte de vigne. En levant la main pour saisir sa clochette annonçant l’arrivée d’un visiteur, je suspends mon geste.
Je me souviens, comme si c’était hier, de la première fois où je me suis arrêtée là, devant cette maison. Je devais avoir huit ans et je passais dans la rue pour aller chez mon amie Camille qui m’avait invitée à son anniversaire.
C’était l’été, et je me rappelle encore la petite robe que j’avais revêtue pour l’occasion. Elle était blanche, avec de la dentelle, et de toutes petites fleurs rouges éparpillées çà et là. Ma mère m’avait fait une tresse qui dansait dans mon dos au rythme de mes pas.
Alors que j’étais au milieu de la rue, j’entendis de la musique. Troublée, je m’approchai doucement.
Et je le vis. Adrien était là, dans son jardin. Il était assis, son instrument contre lui et fermait les yeux. Il faisait corps avec son violoncelle. Il émanait de leur relation fusionnelle un magnétisme puissant. Tellement puissant, que je n’arrivais plus à bouger. Il vivait sa musique. Lorsqu’il s’arrêta de jouer, il ouvrit doucement les yeux et nos regards se croisèrent.
Il devait être étonné de me découvrir, là, à son portail. Il ne dit rien et me fit signe d’entrer, mais je n’osai bouger, tellement j’étais captivée par ce que je venais d’entendre. Cette osmose entre l’homme et l’instrument était tellement parfaite que je me sentais exclue.
Il posa son instrument et vint m’ouvrir son portail. Je me décidai enfin à entrer. Il me demanda comment je m’appelais, mais je ne répondis pas. Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de son violoncelle. Voyant que c’était lui qui me fascinait tant, Adrien reprit sa place et posa son instrument sur ses genoux. Je me décidai enfin à parler :
— C’est quoi ?
— C’est un violoncelle, me dit-il de sa voix douce.
— C’était beau ce que vous avez joué.
Je m’approchai encore un peu, jusqu’à presque pouvoir toucher l’instrument. Il était d’une belle couleur, patiné par le temps. Je ne pus m’empêcher de lui demander :
— Vous pouvez rejouer le même morceau, s’il vous plaît ?
— Cela te ferait plaisir ?
— Oh oui !
— Seulement si tu me dis comment tu t’appelles, me dit-il avec un clin d’œil.
— Juliette, lui répondis-je dans un souffle.
Et Adrien rejoua le même morceau, rien que pour moi. Je ne le quittai pas des yeux, captivée par la course de ses doigts sur les cordes.
Lorsqu’il s’arrêta à nouveau, j’avais très envie qu’il recommence, encore et encore.
— Vous croyez que je pourrai apprendre à en jouer ?
— Tu as quel âge ? Sept ans ?
— J’ai eu huit ans la semaine dernière, lui répondis-je toute fière.
— Alors, je crois que tu pourrais tout à fait apprendre à jouer du violoncelle, si tu en as envie.
En disant cette phrase, il me laissait entrevoir l’accès à un nouvel univers. Je m’imaginais déjà avec un violoncelle et vivre, ressentir la même magie que ce que je venais de découvrir pour la première fois.
Je quittai Adrien, non sans regrets, et passai le reste de l’après-midi chez mon amie Camille, souriant tout le temps, même lorsqu’on se moqua de moi parce que j’avais sali ma belle robe. Mais une partie de moi était restée dans ce petit jardin avec Adrien et son violoncelle.
Alors aujourd’hui, au moment de sonner chez lui, l’émotion m’envahit. Mon cœur bat la chamade, cela fait presque un an que je ne l’ai pas revu. J’ai laissé passer le temps, espaçant mes visites, lui donnant de moins en moins de nouvelles. Comment réagira-t-il en me voyant, alors que je lui dois tout ? Jusqu’à ce logement à Paris, chez sa sœur, qui a été providentiel pour la petite provinciale que je suis ?
Je ne peux pas reculer. J’ai envie de le revoir, de croiser à nouveau son regard si doux, sa bonté me manque terriblement. Aussi, je saisis la clochette et tire. J’entends au bout d’un moment quelqu’un approcher. Sa porte d’entrée s’ouvre et il est là, toujours le même. Il s’est un peu tassé, ses cheveux sont devenus tout blancs, mais son visage s’éclaire d’un immense sourire lorsqu’il me reconnaît :
— Oh… tu es revenue ! me dit-il d’une voix tremblante d’émotion.
Mon maître a toujours été pudique et aujourd’hui ses yeux brillent d’un éclat particulier. Sa main tremble lorsqu’il s’avance vers moi pour m’ouvrir le portail. Nul besoin de mots, nous sommes tous les deux profondément émus de nous revoir.
Il me fait entrer dans son salon. Celui-ci est très lumineux grâce aux grandes baies vitrées qui donnent sur le jardin. Je retrouve ce charme désuet de son intérieur qui m’a accompagnée tout au long de mon enfance et de mon adolescence. Quelques meubles anciens disposés çà et là, une comtoise qui trône dans un angle, rythmant les journées de son tic-tac régulier. On se sent bien chez Adrien.
Il s’installe dans son fauteuil et me désigne celui qui lui fait face, comme autrefois.
Il ne dit rien. Je ne sais comment commencer. J’ai tant de choses à lui dire. Il me fixe de ses yeux clairs, les mêmes que ceux de Madeleine, attendant que je prenne la parole.
— Bonjour Adrien…
Comment poursuivre ? Une boule dans la gorge m’empêche de continuer.
— Bonjour Juliette. Je suis content de te voir.
Je regarde autour de moi et vois son violoncelle posé à sa place habituelle. Alors je sais ce que je dois faire. Je me relève et vais prendre son instrument pour le lui apporter. Je reprends ma place et sors mon violoncelle de son étui. Il m’observe, un sourire d’une telle douceur que les larmes s’invitent. Comment ai-je pu le laisser de côté et ne pas lui donner de nouvelles ? Je ne suis pas très fière de moi à cet instant.
Nous échangeons un regard, Adrien commence à jouer. Il a deviné et vient d’entamer la sonate pour deux violoncelles de Haendel, notre morceau fétiche. Je ressens une bouffée d’émotion de constater que nous nous comprenons toujours aussi bien. Le chant commence, calme et mélancolique. Je perçois dans ces premières notes sa certitude que, malgré le temps qui passe, je finirai par revenir. Je le rejoins en jouant le contre-chant en réponse, en avançant pas à pas, tout en délicatesse, heureuse de le retrouver. Je le suis et me laisse aller. Nos regards se croisent régulièrement. Cette sonate magnifique nous permet d’y ajouter tour à tour notre propre regard. Nous racontons notre histoire, comblant cet espace laissé vide pendant mon silence. Les deux instruments se rejoignent régulièrement, puis s’entremêlent pour finir en apothéose. Cet air mélancolique me ravit toujours autant. Il s’accorde à ma tristesse d’avoir délaissé si longtemps Adrien. Et le final, tout en élégance, signe le point d’orgue de nos retrouvailles.
Le silence se fait, nous restons silencieux. Tout a été dit dans ce morceau, nous nous sommes exprimés à travers nos instruments. Il me sourit toujours, pas une trace de reproche dans ses yeux.
— Pardon, maître, finis-je par dire.
— Oh non, c’est moi qui m’excuse de ne plus jouer aussi bien, me répond-il.
— Je ne suis pas venue vous voir depuis si longtemps, je ne vous ai pas téléphoné ni envoyé de message, alors que vous avez tant fait pour moi.
— Mais tu ne me dois rien. Tu es devenue adulte, tu es devenue une belle jeune femme même et tu as ta propre vie à vivre. Tu n’as pas de compte à me rendre, jamais. Qui suis-je pour me permettre de te faire la morale ? Non, tu n’as pas à t’encombrer d’un vieux bonhomme comme moi. Si tu n’as pas donné de nouvelles, c’est que tu étais très occupée, et que tu avais mieux à faire.
Je baisse la tête. J’ai été si amoureuse d’Alex que j’en ai oublié le reste. À commencer par Adrien qui encore aujourd’hui m’accueille sans réserve.
— Que deviens-tu ma petite Juliette ? Raconte-moi ce qui s’est passé depuis la dernière fois. Mais avant, tu veux bien faire chauffer de l’eau pour nous préparer un thé ?
J’opine de la tête et me dirige vers sa petite cuisine. La maison d’Adrien n’est pas très grande. Elle se compose d’un salon et d’une cuisine et de deux chambres situées à l’extrémité de la maison.