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Lorsque le monde du héros s’effondre en quelques mois, il se retire dans un petit village pour échapper à son passé. Il sait désormais qu’il ne contrôle pas son existence suspendue à trop d’incertitudes. Résolu à vivre en solitaire, il fera quand même des rencontres inattendues. Seulement, suffiraient-elles à le guider vers une nouvelle vie ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Georges Morin, auteur du livre "Le journal d’un maire de campagne dans les territoires oubliés" en 2022, utilise l’écriture pour immortaliser une partie de son parcours de vie. Dans le présent ouvrage, "Les déchirures", il explore des thèmes bouleversants qui remettent en question des certitudes.
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Seitenzahl: 184
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Georges Morin
Les déchirures
Roman
© Lys Bleu Éditions – Georges Morin
ISBN : 979-10-422-1530-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je regarde les étoiles de la ville s’allumer sur les façades des grands bâtiments, les derniers rayons du soleil déchirent l’horizon de couleurs vives orangées. Ce soir, une année se termine, je me prépare à faire la fête avec des amis. Je retarde le moment de partir, je fixe encore les lumières de la capitale cherchant un signe d’un passé que j’avais follement aimé. Deux années déjà que je m’étais promis de construire une autre vie. Qu’en est-il aujourd’hui pour qu’il suffise de regarder les lumières de la cité dans la nuit qui s’avance pour que ressurgissent mes doutes ? Une phrase d’un auteur me revient en boucle : Il ne suffit pas de se convaincre que l’on a pris une juste décision pour qu’elle soit forcément la bonne. Plus je retourne cette phrase et plus, dans ma tête, rien ne s’éclaircit, une sorte de brume m’empêche de tenir un raisonnement logique. C’est pourtant moi qui ai décidé de partir, brutalement après de si longues années où j’avais partagé un temps de bonheur, même s’il ne fût pas celui auquel j’avais rêvé. Je n’en pouvais plus d’attendre qu’il se décidât à vivre avec moi et j’ai cette intuition terrible qu’il avait choisi de ne rien envisager de durable.
C’est vrai également qu’il ne m’avait jamais rien promis, que c’était un accord tacite qui nous unissait. Plus le temps passe et moins cette situation me convient. J’ai cette impression d’être une parenthèse comme un CDD, reconductible, mais sans véritable issue. J’étais condamnée à attendre et cette situation ne me paraissait plus supportable. Je rêvais de voyages partagés, de sorties aléatoires non programmées avec des horaires indéfinis permettant de laisser libre cours à nos envies. Je ne voulais plus calculer, ne plus dépendre d’un coup de fil ou d’un message. Je voulais retrouver une liberté simple, comme de lui prendre la main dans la rue, de l’embrasser furtivement sans m’inquiéter du regard des autres. J’avais mon espace de liberté, mais ce n’est pas celui que j’envisage maintenant. Je savais qu’il ne prendrait pas cette décision de rompre, alors je l’ai faite d’une façon rapide pour ne pas trop souffrir. Je pense qu’il l’a pressenti, il n’a rien laissé paraître. Je n’ai pas vraiment compris si, cette rupture, il l’avait envisagée ou si elle le délivrait, lui aussi. Je l’aperçois encore de temps à autre mais nous évitons de nous regarder. Après quelques échanges de mails très convenus, le silence absolu s’est installé. Pour ma part, j’ai trop mal, il me manque tant, plus que je ne l’aurais imaginé. Tourner la page, il n’y a que dans les romans que nous pouvons passer sans encombre d’une vie à une autre. J’essaye de reprendre une vie entièrement à moi, je sors beaucoup et je déborde d’activités en m’inscrivant dans de nombreuses associations. C’est ma façon de l’oublier, il faut m’occuper l’esprit pour parvenir à effacer cette absence. Le temps a cette particularité d’atténuer les douleurs.
Deux mois sont passés très vite, je ne le croise plus, il a disparu, c’est mieux comme cela, me suis-je convaincu. Je m’habitue peu à peu à cette nouvelle vie, je voyage dans de nombreux pays pour atténuer ma douleur. Je ne cherche plus à savoir ce qu’il devient et lui non plus n’a pas donné de nouvelles, la rupture est totale, après tout, c’est ce que j’ai voulu. J’ai mis du temps à retrouver le chemin des bras d’un autre homme qui devait m’apporter ce qu’il ne m’a jamais offert. Mon corps demande cette tendresse indispensable à mon équilibre. Ces aventures sont souvent sans lendemain, j’essaye d’effacer mes souvenirs mais ils remontent à chaque fois dans ma mémoire. Je veux absolument m’interdire des comparaisons et pourtant, les sensations d’autrefois sont plus fortes, indélébiles. Il m’est impossible d’oublier ses caresses et la douceur de ses lèvres sur mon corps. Je repense parfois à ce qu’il me disait et qui m’énervait un peu quand il évoquait notre amour tactile, trop charnel. La magie de deux corps qui se rencontrent, l’étincelle qui jaillit ou pas à la première étreinte. Je n’ai pas encore rencontré cette sensation qui me manque et que je n’ai jamais retrouvée. Il a raison sur cette approche au début, mais la suite nous apporte ce bonheur suprême qui allume dans nos regards des étoiles. Je me suis interdit de savoir ce qu’il devient, mais après un an d’absence, bien que chaque jour qui passe, je repousse ce vide, j’ai fini par me convaincre qu’il fallait que je sache, ce silence m’obsédait à tel point que j’en perdais le sommeil. Je suis allée dans sa rue, au pied de son appartement. Le hall est ouvert, je regarde les noms sur l’interphone et les boîtes aux lettres. Je lis plusieurs fois avec l’espoir d’identifier avec certitude, mais plus rien ne correspond à mon attente, il n’habite plus là. Derrière moi une voix m’interroge :
Une dame plus âgée que moi, qui visiblement habite un appartement, cherche à me renseigner très aimablement. Je cite son nom avec dans la voix le ton le plus impersonnel possible pour ne pas dévoiler une émotion qui commence à me submerger. Elle me regarde étrangement avant de me glisser :
Cette réponse, je la redoutais, je ne l’ai pas revu depuis si longtemps. Ma déception doit être visible, car la vieille dame d’un air rassurant me répète deux fois :
Elle remonte dans l’ascenseur et revient quelques minutes plus tard avec dans sa main un papier sur lequel il y a une adresse griffonnée à la main. Je la remercie et je sors de l’immeuble avec la précieuse information. Je ne me reconnais plus, je le quitte et deux ans après je m’inquiète de ne plus le voir. Quel paradoxe ou quelle folie, je ne raisonne plus, j’ai ce sentiment de ne plus avoir cette capacité d’analyse qui est ma force. Quelques semaines m’ont été nécessaires pour m’organiser, l’adresse indiquée est localisée en Bretagne et plus exactement à proximité de Saint-Malo. Je suis devenue folle, jouer les détectives à mon âge et pour quoi faire ? La finalité n’a pas de sens, mais je veux savoir. Comment peut-on revenir en arrière quand je l’ai jeté avec cette dureté qui ne me ressemble pas ?
Le temps est pluvieux, le vent balaye la plage de cette petite ville près de Saint-Malo en direction du Mont-Saint-Michel. En cette période de l’année, la plage est désertée par les touristes. Je m’installe à l’hôtel et je décide d’aller marcher au vent pour me remettre un peu les idées dans un ordre plus raisonnable, même si ce voyage ne l’est pas. J’aime fouler le sable quand la marée se retire au loin et sentir ces odeurs iodées venues du large. J’arrive vers les rochers quand les vagues plus fortes éclatent, formant une gerbe blanche qui s’évanouit aussitôt avant de réapparaître comme par magie. C’est un éternel recommencement, imperturbable aux sentiments qui commencent à m’envahir. Je redoute d’aller à cette adresse, je fixe un point lointain pour ne plus me détourner de mon désir de savoir ce qu’il est devenu. Je reste immobile, incapable de bouger, quand la pluie se remet à tomber et m’oblige à retourner à l’hôtel. Demain, j’irai, ai-je pensé avec détermination. Le voyage avait été long et épuisant.
Le lendemain, le soleil éclaire l’horizon. Sur la plage, sa lumière joue avec les quelques nuages qui fuient à l’intérieur des terres, laissant une multitude de nuances danser sur le sable. La maison est dans une rue à l’abri des vents, les volets bleus sont ouverts quand je m’approche discrètement. J’ai reconnu tout de suite sa femme dans le jardin, elle est seule. Au bout d’un moment, elle entre à l’intérieur et plus rien ne bouge durant la matinée. Je suis restée debout à l’abri des regards durant l’heure du repas. J’étais figée, incapable de réfléchir, puis comme rien ne se passait, je suis repartie à l’hôtel. Je suis revenue en fin d’après-midi attendre, je ne sais plus très bien pour quelle raison, tout est devenu presque irréel. Enfin une voiture s’arrête, je regarde ma montre, il est dix-neuf heures. Un homme descend du véhicule, mon cœur bat plus fort, la femme sort à sa rencontre, il l’enlace tendrement, ils s’embrassent comme un couple amoureux. Ma poitrine se serre davantage, quand il se retourne, je distingue son visage, ce n’est pas lui. Une larme coule sur ma joue et je regagne mon hôtel.
En revenant à Paris, je ne suis pas plus avancée. Sur la route, les paysages défilent à grande vitesse, mais dans ma tête les questions arrivent dans toutes les directions sans que je puisse émettre des hypothèses plausibles. Je n’ai qu’une seule certitude, sa femme a changé de vie. « Où est-il ? » revient en boucle, me laissant encore plus dans le doute. Je me suis peut-être trompée sur l’attachement qu’il avait pour moi. Ce constat est une interrogation à laquelle je ne peux pas apporter de réponse. Je ne lui ai pas laissé le temps. L’eau a passé sous les ponts de la Seine et je me suis perdue en recherches vaines, il a disparu de mon paysage et je n’ai plus aucun moyen de le retrouver. L’absence est la pire des sentences, je sais maintenant qu’il me manque.
Je regrette le temps où il était toujours le premier par mail à me souhaiter mon anniversaire, ma fête et la bonne année. Il écrivait juste après minuit pour être certain d’être le premier. Ma messagerie reste désespérément vide de ses attentions qui chaque fois m’apportaient un sourire de tendresse.
La sonnette retentit, elle m’extirpe de mes souvenirs. L’espace d’une seconde, mon cœur bat plus fort j’espère encore que c’est lui. Les voix de mes amis retentissent dans l’interphone. Je referme doucement la porte sur ces souvenirs et je m’engage dans une nouvelle année en souhaitant toujours ce bonheur qui lui ressemble et l’espoir de lire un jour de nouveau son message où ses mots éclairaient de tendresse mes nuits.
La maison était appuyée contre un petit monticule qui s’élançait, à pente douce, vers l’orée d’un bois épais qui s’étendait jusqu’au sommet de la colline. Elle était abritée du vent du nord, les fenêtres s’ouvraient sur le soleil matinal. L’endroit était discret, quelques maisons voisines à bonne distance m’assuraient la solitude que je recherchais après le bruit de la capitale. J’avais besoin de me couper de ma vie d’avant, de fuir en quelque sorte ce qui m’avait construit jusqu’à présent.
C’était le hasard, en cherchant sur internet les maisons à vendre, que cette habitation m’avait accroché par un indicible sentiment difficile à déterminer. Les photos présentaient une façade de pierres à l’ancienne, la disposition m’avait attiré comme si, dans ma mémoire, elle me rappelait un vague souvenir. Elle était discrète, mais dégageait un charme imperceptible que cependant je devinais.
J’étais allé sur place pour une première visite. La journée s’annonçait ensoleillée et à la sortie de Paris, j’avais cette impression de liberté au volant de ma voiture. Les trois cents kilomètres à travers les nationales et départementales prolongeaient le trajet en évitant l’autoroute monotone. Mais qu’importe, j’avais désormais tout mon temps. Le paysage semblait m’inviter à un voyage dont toutes les données m’étaient inconnues. J’avais découvert le village dans le dernier virage, il était construit autour d’une petite rivière que l’on enjambait par un vieux pont aux arches nombreuses, témoignage d’un autre temps. J’étais, comme à mon habitude, un peu en avance. Je m’étais garé dans la rue déserte, j’étais impatient de cette toute nouvelle rencontre. La première impression est souvent déterminante sans jamais cependant pouvoir l’expliquer. La magie s’opérait ou non, je ne devinais pas mon avenir, mais je savais en un instant si l’histoire pouvait avoir une suite. Avec les femmes, c’était également cet état second qui vous figeait un destin ou pas. Sur l’instant, j’étais incapable d’expliquer le pourquoi de ce déclic qui vous poussait à vous décider. Ne pas trop réfléchir, se fier à ces sensations instantanées qui vous inondaient, vous bousculaient, vous sortaient de votre confort habituel. Dire oui sans regret, après on verrait bien. Dans ma vie, je le regrette encore maintenant, j’avais été trop sage, j’avais manqué d’un peu de folie. Cette ivresse qui vous secouait et vous emmenait sur d’autres chemins. Le soleil inondait le jardin bordé d’un muret de pierres grises posées depuis fort longtemps dans un ordre qui me semblait aléatoire mais qui obéissait à un savoir ancestral.
La maison était sur un même niveau, cependant sur le toit deux petites fenêtres s’ouvraient sur la vallée. L’endroit était calme, quelques maisons de chaque côté étaient du même style et donnaient un ensemble apaisant. La porte du jardin était ouverte et m’invitait à prendre connaissance. Quelques arbres fruitiers, une allée et, adossés au mur plein sud, trois pieds de vigne étaient accrochés en espalier. Quelques marches descendaient à un ancien puits sur la droite à l’endroit le plus bas. Un banc en pierre attendait la douceur du soir pour contempler les prés et les champs qui fuyaient à l’horizon. J’avais eu cette impression d’apaisement et de calme que je n’avais pas ressenti depuis longtemps. Je m’étais assis sur ce banc, me laissant emporter par ce paysage nouveau et la chaleur des rayons du printemps. Le propriétaire était arrivé, me tirant du voyage que je venais d’entreprendre, je savais déjà que je dirais oui. Après, tout était allé très vite, le compromis, le notaire et la signature s’étaient enchaînés sans problème majeur. J’avais emménagé très vite, ce nouveau chez-moi à la retraite, loin de ma vie d’avant, seul avec mon histoire et mes blessures.
Partir définitivement dans un village inconnu, couper les liens sociaux d’un seul coup me plongeait, dans un premier temps, sur des réflexions personnelles. Rien n’était effacé, tout revenait par petites touches parfois assassines. Heureusement, le nouveau cadre m’obligeait à des contraintes matérielles qui occupaient mon esprit et réveillaient quelques douleurs musculaires d’un corps qui redécouvrait les tâches quotidiennes. Se faire à manger m’était presque totalement inconnu. À part cuisiner des œufs sur le plat et des pâtes, mes talents de cuisiniers n’avaient rien des masters chefs de la télé. J’avais regardé quelques émissions par curiosité. Ils avaient la capacité de faciliter toutes les recettes, mais quand je les mettais en application, seul dans ma cuisine, c’était un autre combat. D’abord, il me manquait toujours un ingrédient et ce petit savoir-faire qui permettait de lier les choses les unes aux autres. Cuisinier c’est un métier et je le découvre chaque jour et pourtant je n’innove pas. Je me contente des classiques les plus simples.
Internet, avec ses recettes, aidait un peu mais cela ne suffisait pas à rendre un plat supportable à un néophyte. Heureusement, j’étais le seul à goûter mes préparations et les variations n’étaient pas infinies, mais je progressais par nécessité et à la longue, je trouvais mes plats de bonne tenue. J’arrivais même à en apprécier les saveurs qui montaient de la cuisson.
Le jardin m’occupait un peu, je n’avais plus le souvenir récent de l’entretien, mais je regardais les voisins et je faisais un minimum pour le rendre présentable. Un peu de pelouse demandait une tonte régulière et dans l’allée, les mauvaises herbes poussaient à une vitesse consternante. Une vieille binette dans le garage m’invitait à être écologique, mais j’avais oublié que de bonnes résolutions n’évitaient pas des ampoules aux mains. Pourtant dans mon enfance, dans le jardin de mes parents maraîchers, j’avais comme tâche, durant l’été, d’entretenir les allées interminables avec une simple binette. J’avais retrouvé le coup de main en utilisant le côté plus tranchant qui entrait dans la terre plus facilement. J’avais également facilité le travail en binant après les jours de pluie. La terre était plus tendre et mes mains résistaient mieux aux frottements du manche en bois. Je m’étais souvenu pourquoi je n’avais pas repris ce métier difficile et exigeant. Mais il m’arrivait, après deux heures de travail, de m’asseoir sur le banc de pierre et de voyager avec mes parents, aujourd’hui disparus. C’était une manière à moi de ne pas les oublier et de revivre ces moments heureux en famille. Les premiers mois, les occupations ne manquaient pas, je devais prendre mes marques, organiser une nouvelle vie matérielle. Cela m’évitait de trop penser. La vie du village se faisait sans moi, je n’avais pas cherché à m’intégrer, en vieillissant les contacts sont plus rares et j’avais une certaine retenue par convenance personnelle. Comme si, dans ma nouvelle vie, je voulais rester seul avec mes souvenirs. Le partage m’apparaissait comme dépassé au regard de mon âge, je devenais plus méfiant.
Mes voisins étaient discrets et ne cherchaient pas non plus à entretenir plus que des bonjours d’une politesse minimale. C’était très bien comme cela, je ne voulais plus de ces relations sans âme et ces discussions où les mots convenus n’apportaient que des banalités répétées avec trop de retenue pour être crédible. Je prenais mes marques dans cet espace nouveau où mes repères habituels avaient complètement disparu. J’avais le temps de ne rien faire. Ce n’était pas si simple de ne plus avoir des activités qui vous encadraient et régissaient votre temps en vous obligeant à être toujours en mouvement. Vos pensées, avant, étaient dirigées par des objectifs impératifs liés à votre travail, vos responsabilités. Mon cerveau était toujours à calculer le temps d’après, anticiper mes actions. C’était comme si quelqu’un d’autre organisait ma vie et je croyais naïvement que j’étais maître de la situation. En définitive, j’étais comme tout le monde, asservi à un mode de vie contrôlé par une société de plus en plus envahissante, même dans les domaines plus personnels.
À la retraite, je découvrais une liberté qui me faisait peur. C’était moi maintenant qui décidais et non plus les évènements qui s’imposaient. Le soleil me chauffait le visage assis sur le banc de pierre à l’abri du vent qui venait de se lever. Je me posais des questions sur mon avenir perdu dans ce village que je venais de découvrir. Au loin, je devinais un tracteur sur le chemin blanc inondé de lumière matinale. Je le suivais du regard avant qu’il ne disparaisse derrière un bosquet. La vue invitait à la rêverie et je m’imaginais sur un nouveau trajet dont la destination m’était inconnue, mais le désir d’avancer était plus grand et je marchais pour chercher ce qu’il y avait plus loin. Je savais ce parcours infini et je rêvais de voyages imaginaires en restant dans ce jardin.
Le petit mur qui me séparait de mon voisin n’était pas bien haut et me permettait d’apercevoir sa maison aux volets bleu marine qui dénotait des couleurs locales plus discrètes. C’était tellement frappant que je trouvais l’ensemble attirant, contrastant avec les façades grises et tristes des autres maisons. J’imaginais des couleurs plus prononcées sur chaque façade et le village serait moins lugubre. L’ensemble de nos villages que je traversais dans les territoires oubliés comme les Parisiens les appellent, devraient se donner les moyens de mettre un peu de joie et les rendre, au premier coup d’œil, plus attractifs. Il faudrait peut-être que les mentalités puissent évoluer et mettre des priorités dans leurs politiques. Je me demandais pourquoi cette pensée m’avait effleuré, ce n’était pas mon problème. Toujours était-il que mon voisin devait avoir une autre vision pour avoir osé se démarquer. Je l’apercevais le matin dans son jardin, il passait sa matinée entière à bêcher, à planter, à semer, et à arroser avec une maîtrise parfaite de ces gestes. J’aimais le regarder s’affairer sans geste brusque, le dos courbé, il observait ses légumes. Son visage n’avait plus d’âge, le temps s’était arrêté de le vieillir. Il devait avoir près de quatre-vingt-dix ans. Il s’arrêtait souvent, s’asseyait sur un petit banc en bois sous une treille et contemplait son univers restreint à son petit jardin. Quand il me voyait, il portait la main à sa casquette, sans la soulever, pour me témoigner un bonjour poli. Cela faisait maintenant deux mois que j’étais installé et je n’avais pas encore entendu le son de sa voix. Je n’avais pas moins non plus engagé la conversation. Chacun s’observait et personne ne voulait s’extraire de son paysage. Mes journées se ressemblaient, je me levais vers neuf heures et je prenais un café sur la terrasse quand le ciel était clément. Je n’avais pas de programme particulier, sauf les jours de marché à la ville voisine, distante d’une dizaine de kilomètres. J’en profitais pour m’assurer le ravitaillement de la semaine, ce qui me laissait entièrement libre les six autres jours. La maison était devenue mon refuge, le mobilier était simple et pratique. J’avais fait réaliser quelques petits aménagements par un menuisier du village voisin avec notamment une cuisine plus pratique et un coin bureau où je pouvais poser un ordinateur. Plusieurs étagères pour ranger mes livres couvraient maintenant tout un pan de mur dans la grande pièce. À l’opposé, une cheminée avec un insert me réchaufferait pour l’hiver. La décoration mériterait un rafraîchissement, mais je l’avais remise à plus tard. Je m’imprégnais de l’histoire de ces murs et de ces poutres apparentes taillées à l’herminette irrégulièrement. J’imaginais la vie d’avant de ces habitants et cela occupait mes pensées et me rendait les journées moins longues. Le rapport au temps changeait sans que j’en prenne garde, comme s’il voulait m’indiquer un autre chemin.