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Des idéaux d’une jeunesse luttant pour que Madagascar se libère de l’emprise coloniale à la boue des tranchées de la Grande Guerre, des parfums des jacarandas aux sables mouvants de la côte Atlantique, ce sont cinq années de la vie de deux amis qui constituent la trame de ce roman. Premier ouvrage, en France, à leur être consacré, il est dédié à tous ces soldats et manœuvres d’infortune emportés très loin de leur île natale, ayant perdu leur patrie, leur famille et leurs rêves
À PROPOS DE L'AUTEUR
Historien d’art et photographe,
Georges A. Bertrand est spécialiste des passages culturels entre civilisations orientales et occidentales. Il est l’auteur de nombreux essais et articles consacrés à ses recherches, ainsi que d’ouvrages photographiques, résultat de ses multiples voyages de par le monde. "Les Déracinés de la Grande Île" est son deuxième roman publié.
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Seitenzahl: 177
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Georges A. Bertrand
Les Déracinés de la Grande Île
Roman
© Lys Bleu Éditions – Georges A. Bertrand
ISBN :979-10-422-6523-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La Blessure – nouvelles corréziennes, Paris, éditions de L’Harmattan, 2024.
Christian Dotremont : à perte de souffle, Bruxelles, éditions Lamiroy, 2022.
Voyages | Paysages, Christian Dotremont, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2022.
Fissures intérieures, Donzenac, éditions créations, 2021.
Le Silence, Paris, éditions Corridor Éléphant, 2020.
Le Tisserand de Jérusalem, Paris, éditions Les Points sur les I, 2017.
Rêves carmin, Donzenac, éditions Créations, 2017.
De poésie et de Perse, Donzenac, éditions Créations, 2015.
Cambodge, le Danseur de mémoires, Neuchâtel, éditions Chaman, 2012.
Le Bleu de mon regard, Donzenac, éditions Créations, 2010.
TRACES, Mémoires musulmanes en cœur de France, Neuchâtel, éditions Chaman, 2009 ; réédition : 2014.
Dictionnaire étymologique des mots français venant de l’arabe, du turc et du persan, Paris, L’Harmattan, 2007 ; troisième édition : 2017.
Gaza, brisées d’empires, Donzenac, éditions Créations, 2007.
Dotremont, un Lapon en Orient, Bruxelles, éditions Didier Devillez, 2005.
Gens de Travassac, Brive-la-Gaillarde, éditions Écritures, 2001.
À la mémoire des soldats et manœuvres d’infortune
venus de Madagascar, et qui, emportés dans les tourments
de la Première Guerre mondiale,
n’ont jamais revu leur Grande Île.
Mes rêves s’estompent
et meurent sur ton cœur, car meurent sur les tombes
les jeunes fleurs qui tombent…
Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937),
Mes rêves
Lors de la commémoration du Centenaire de la Première Guerre mondiale, le Président Emmanuel Macron a inauguré à Reims le Monument aux héros de l’Armée noire, reconstruit après avoir été détruit par les nazis durant l’Occupation, une tardive marque de reconnaissance envers les troupes indigènes venues se battre aux côtés de la France contre l’Allemagne. Le 11 novembre 2018, les chefs d’État des anciennes colonies ont assisté à la cérémonie marquant ce centième anniversaire dont le temps fort fut un hymne à la paix interprété par la chanteuse béninoise Angélique Kidjo. Le temps est venu de se rappeler que des centaines de milliers de soldats indigènes furent arrachés à leur terre natale pour servir de chair à canon.
D’après l’historien Gilles Manceron, « ce sont, au total, près de 700 000 hommes des colonies qui ont été mobilisés dans l’Empire. Parmi eux, il y a eu plus de 80 000 morts ou disparus. » Des monuments aux morts, « lieux de mémoire » par excellence, pour reprendre l’expression de Pierre Nora, furent érigés dans chaque ville et chaque village de France. Pourtant, l’hommage de la Nation à ses braves a oublié, sinon effacé ces dizaines de milliers d’hommes de couleur et de religion différentes, tués loin de chez eux.
Si le rôle joué par les tirailleurs sénégalais, marocains ou indochinois a fait l’objet de nombreux ouvrages et documentaires, la situation des soldats malgaches reste, elle, trop méconnue. Arnaud Léonard, qui fut professeur d’histoire-géographie au Lycée français de Antananarivo, à Madagascar, a mené des recherches sur la participation des Malgaches à la Grande Guerre. Selon lui, plus de 41 000 Malgaches ont été recrutés par l’armée française, dont 32 000 pour la seule année 1917. La France avait perdu tellement d’hommes qu’il lui fallait des troupes fraîches. Paris mène alors dans la Grande Île une campagne de recrutement agressive. Pour certains, le départ pour l’Europe sera un non-choix. Ainsi, de jeunes Malgaches, arrêtés pour avoir été membres d’une société secrète œuvrant pour l’indépendance du pays, se voient proposer un marché : ils seront libres à condition de s’engager dans les troupes coloniales…
C’est à partir de cette histoire vraie que Georges A. Bertrand, photographe et historien d’art, a tissé la trame de ses Déracinés… On suit avec émotion le destin de deux amis, Joseph Rajaonarimanana, étudiant en médecine et de famille noble, et Manankisoke Solonomenjanahary, dit Mana, de condition sociale plus modeste, et qui se nourrit de poésie. L’un est protestant, l’autre catholique. Ils rêvent d’un destin nouveau pour Madagascar. Ils feront partie des personnes arrêtées lors du démantèlement de la société secrète V.V.S. qui demande à ses membres d’aimer leur patrie au-dessus de tout, même de leurs parents. Ils acceptent ce marché de dupes : la liberté en échange du sang versé. Séparés peu après leur arrivée en France, Joseph et Mana s’écriront pendant la guerre…
Le grand mérite de Georges A. Bertrand est de rendre leur identité à ces soldats malgaches anonymes. Ils sont incarnés. On a froid avec eux, on a peur avec eux, on espère avec eux. Il dresse un portrait tout en nuances de ses héros et nous raconte le quotidien de ces milliers d’appelés, menacés plus encore par la maladie que par les combats.
Le romancier a le pouvoir d’aller là où l’historien ne peut qu’arrêter son récit quand l’absence de documents empêche de sonder les âmes et les cœurs. Les noms de ces indigènes morts pour la France n’ont pas été gravés dans la pierre. Georges A. Bertrand vient réparer un oubli en même temps qu’il rend hommage à un pays qu’il aime et connaît bien. L’un des premiers, sinon le premier roman écrit en français sur le sujet, Les Déracinés de la Grande Île nous fait entrer dans les pensées de deux êtres qui représentent une partie des rêves et des aspirations des Malgaches de cette époque, des rêves qui vingt-neuf ans après la Première Guerre mondiale se heurteront à l’un des pires crimes coloniaux commis par la France.
Loïc Barrière
Journaliste et écrivain
« Votre invitation, s’il vous plaît… »
Esther Rajaonarimanana ouvre son sac, en tire, fébrile, le précieux carton.
« C’est pour moi et Joseph, mon neveu ! » dit-elle, désignant du menton le jeune homme à ses côtés. Et l’homme en uniforme et gants blancs, posté sous la marquise de fer forgé, de leur indiquer d’un large geste du bras les salons de la Résidence.
« Votre invitation, s’il vous plaît… »
Les hôtes de Monsieur le Gouverneur général de Madagascar continuent de se presser, serrant contre leur poitrine le bristol qu’ils doivent présenter au majordome. Tous ont d’abord franchi la grille d’entrée pavoisée, au-delà de laquelle sont massés ceux qui n’ont pas été conviés à la fête. Des gamins dépenaillés qui reluquent, les yeux brillants de curiosité et d’envie, les parures féminines négligemment couvertes de lambas1 de soie et les habits de ces messieurs à la moustache lustrée qui remontent l’allée de graviers blancs menant au large perron de pierre. De chaque côté du bâtiment, les branches de quelques jacarandas en fleurs se balancent au-dessus d’un gazon luisant encore des pluies de l’après-midi. En ce début de soirée, l’atmosphère est étouffante. Des bouquets opalins qu’Esther et Joseph découvrent, disposés ici et là, dans de grands vases posés sur les commodes encaustiquées exhalent leurs senteurs diverses et capiteuses. Poudroiement des lumières.
Son Excellence, M. Albert Picquié, a décidé d’offrir cette soirée aux notables indigènes de Tananarive. La réception réservée aux Français aura lieu, elle, pour la nouvelle année, dans quelques semaines.
« Et tu ne fais pas d’esclandre, mon garçon ! Tu sais que c’est important pour ton avenir qu’on soit là ». Esther avait ainsi averti à voix basse son neveu, avant qu’ils ne rejoignent les autres invités. Maintenant, elle salue à droite, à gauche, d’un signe de tête, quelques connaissances évoluant sur le parquet ciré. Elle cherche des yeux Madame unetelle. « Les Andri… je ne les vois pas ! Soit ils ne sont pas encore arrivés, soit ils n’ont pas été invités… Mais ça m’étonnerait… à moins que… » Les femmes, assises, comparent discrètement leurs robes. Scintillement des toilettes. Elles papotent entre elles. Les hommes, eux, sont restés debout, fument et discutent de sujets graves : la rentrée des fermages de leurs propriétés situées dans les campagnes, le cours de la vanille, de la bauxite… Ils se connaissent presque tous, font des « affaires » comme on dit, se reçoivent dans leurs demeures situées non loin de là, à Andohalo2, à l’écart des étendues marécageuses qui s’étendent au pied des collines.
Joseph est un garçon mince, de haute taille, élégamment vêtu ce soir, au fin visage surmonté d’une épaisse chevelure noire disciplinée par une raie tracée sur le côté gauche. Comment se coiffer, s’habiller, se tenir comme un Français, Joseph a appris tout cela avec gourmandise. « S’ils n’avaient pas été là, tu n’aurais pas autant d’élégance ! » lui avait fait remarquer sa mère. « Et tu ne serais pas instruit comme tu l’es maintenant ! » avait ajouté son père. « Tu ne peux pas t’en rappeler, tu étais trop jeune, mais c’est la première chose qu’on leur a demandée : qu’ils nous construisent une école ! » Chez eux, à Ambohimanga3, colline autrefois sacrée située à une quinzaine de kilomètres de la capitale, on n’était pas pauvre, mais on vivait encore au XIXe siècle. Ici, chez Esther, où son père l’avait envoyé pour qu’il puisse entreprendre des études de médecine, Joseph avait découvert la ville et sa modernité, et même quelques automobiles à la place des calèches qu’il croisait habituellement. Il avait tout d’abord craint d’éprouver de la nostalgie pour sa ville natale. « Tu reviendras à l’occasion des fêtes… » Et puis, les mois passant, retrouver, même rarement, les conventions et les croyances qui avaient imprégné son enfance, lui avait pesé. Avec sa tante, veuve depuis quelques années, il avait trouvé non pas une amie, mais quelqu’un qui lui semblait plus ouvert aux inéluctables changements de la société malgache.
« Permettez-moi de vous présenter mon neveu, Joseph Rajaonarimanana, un médecin qui ira loin !
— Pas encore ma tante, je prépare juste…
— C’est tout comme ! réplique-t-elle en tapotant doucement son bras de sa main gantée. Il vient d’avoir dix-huit ans ! »
On le considère un instant en silence…
« Ma chère Esther, comment va votre belle-sœur ?
— Bien doucement ! Mon frère n’a pas pu nous rejoindre ce soir, il a préféré rester auprès d’elle… sa santé ne s’améliore guère. Et vous, ma chère Aina ? »
Mais l’autre n’a pas le temps de répondre, car déjà d’autres femmes se sont approchées, curieuses de voir de plus près le neveu dont Esther leur parle si souvent. Il les regarde avec amusement et dédain mêlés. Les propos des femmes, souvent, l’ennuient. Il lève les yeux, contemple les lustres aux bougies vibrant aux bavardages, les stucs dorés, les corniches illustrées de scènes champêtres. Il se tourne ensuite vers les grandes baies vitrées aux stores encore baissés malgré la nuit venue. Ainsi, pense-t-il, on ne voit pas trop, du dehors, la richesse s’amuser…
Les serveurs en livrée se glissent sans bruit entre les groupes, proposent boissons fraîches et champagne à l’assemblée. Ce sont des indigènes, comme lui, comme tous ceux qui l’entourent.
« Tu vois le monsieur là-bas, il faut que j’aille te présenter, il pourrait t’être utile pour réussir !
— C’est qui ?
— Je ne me souviens plus de son nom, mais je sais qu’il a été nommé à un poste important à l’hôpital de Iarivo4… Mais pourquoi tu fais la moue ? Dois-je encore te répéter ce que je t’ai dit tout à l’heure ! On est là certes pour se divertir, mais il ne faut jamais perdre de vue ton avenir.
— Pffff…
— Non, Joseph, tiens-toi bien. On y va ! »
Mais une fois encore, et cela commence à le divertir, un tourbillon s’est formé dans la grande salle, détournant Esther et son neveu de l’homme qu’elle désirait rencontrer pour les emporter, vers un autre, bien plus âgé. Accompagné de son épouse, Monsieur Albert Picquié, Gouverneur général de Madagascar vient de faire son entrée. Il est petit, chauve, les yeux cerclés par les verres d’un pince-nez et porte-moustache ainsi que barbe blanche. Le silence se fait. Et commence un bref discours prononcé d’un ton affable : « En ce samedi 29 novembre 1913, mes chers administrés… » Peu de temps après, Joseph en rapporterait la teneur générale à ses camarades : la France voit dans les indigènes rassemblés autour d’elle non pas un peuple conquis – et pourtant c’est bien ce qui s’est passé, et ce fut brutal ! – mais des fils lointains dont le bonheur et la prospérité sont les premiers de ses soucis. À l’entendre, tout semble parfait à Madagascar…
Joseph essaie de découvrir ce qui se cache derrière les mots qu’il prononce. Il a l’intuition, depuis qu’il en a discuté avec ses condisciples, que la France joue à l’équilibriste entre une société traditionnelle et ses rites pesants et la modernité qu’elle veut apporter. Quand il a appris que les Français avaient détruit les tombeaux royaux d’Ambohimanga et déporté les dépouilles des souverains, il n’a pas compris pourquoi son père, issu d’une ancienne famille princière, avait accepté de devenir un représentant de l’administration coloniale pour la région imerina5. Et en même temps, il aime la vie bourgeoise qui est désormais la sienne, et c’est à la puissance occupante qu’il la doit. Il ne se comprend pas lui-même.
Mais Albert Picquié a achevé son discours, invitant la foule de ses hôtes à passer dans la salle à manger, où, sur de grandes tables, se bousculent canapés, amuse-gueule et petits fours. Les serveurs ont repris leurs arabesques.
Joseph a peu goûté à la nourriture. Il est fatigué, le champagne lui a tourné la tête. Sa tante l’a abandonné, partie discuter avec ses amies. Le gouverneur et son épouse se sont éclipsés depuis longtemps. Les notables indigènes lui semblent comme livrés à eux-mêmes, le visage peu à peu décomposé sous l’effet des boissons et de la chaleur moite de la nuit.
Il se demande ce qu’il peut faire pour tromper son ennui quand il remarque, suspendue au mur, une immense tapisserie. Voulant l’approcher pour en examiner plus à loisir les détails, il heurte un des serveurs qui passait par là. Son plateau bascule, renversant les verres vides qui se brisent au sol dans l’indifférence générale. Il se penche pour ramasser les morceaux, Joseph se baisse à son tour pour l’aider. Ils se retrouvent face à face, tous deux accroupis.
« Relevez-vous monsieur, c’est à moi de m’incliner !
— Mais c’est de mon fait, je ne vous avais pas vu, c’est normal que…
— Non ! » répond l’autre d’une voix ferme.
Ils se redressent, Joseph ne le quitte pas des yeux. Il vient de le reconnaître. Non pas qu’il l’ait vu auparavant, non, il vient juste de trouver en lui le frère qu’il n’a jamais eu…
* *
*
Lorsqu’il arriva enfin dans la capitale, Manankisoke Solonomenjanahary n’avait pas plus d’un sou en poche. Il s’était arrêté près de la gare de Soarano, là où on lui avait dit que vivaient les comme lui, les pauvres gars de la région de Fort-Dauphin fuyant la sécheresse. Il avait froid, mais ne voulait pas s’envelopper dans le lamba qu’avait tissé sa mère avant son départ. Il déambulait dans les rues, pieds sombres et nus. Il y avait déjà plusieurs mois qu’il était parti du sud de l’Île avec le père Marc qui voulait le présenter à quelque connaissance du diocèse de Tananarive. Des fils de son village les avaient accompagnés pour tenter leur chance sur le chemin, trouver un petit boulot agricole dans les environs de Manakara, Fianarantsoa ou Ambalavao, dans les plantations de café ou bien les rizières. Manankisoke, lui, devait suivre son maître d’école. Les paysages parcourus, à pied ou en carriole, il les avait sans cesse observés, essayant de les « comprendre », alors que le prêtre, lui, n’y avait même pas fait attention. Le soir, à la lueur d’une bougie, le jeune homme s’efforçait de trouver les bons mots pour exprimer ce qu’il avait vu. Il s’imaginait poète, ce qui, dans sa campagne, aurait déclenché l’hilarité s’il l’avait avoué. Sur la tête, il portait avec fierté le chapeau traditionnel du Sud, avec son rebord en ligne brisée.
Manankisoke était un gamin rêveur. C’est ainsi qu’on le jugeait. Parce qu’il aimait la solitude. Il était allé à l’école catholique du village que les Français avaient agrandie et modernisée, le temps d’apprendre à lire et écrire. L’instituteur, un pauvre missionnaire français, arrivé il y a une dizaine d’années et qui semblait vivre comme eux, lui avait donné des cours, le soir, car il croyait en lui. Vers douze, treize ans, lorsqu’il eut assez de vocabulaire pour lire la « grande » littérature, le père Marc lui prêta des livres d’aventures, Les Contes de Perrault, des recueils de poèmes. C’étaient ces derniers qui l’intéressaient le plus.
« Mon Père, vous croyez que c’est facile d’écrire des poèmes ?
— Non, bien sûr, mais rien n’est facile dans la vie, tu sais… Pourquoi tu me demandes ça, Mana ?
— Parce que je voudrais être poète plus tard ! »
Le père Marc avait esquissé un sourire.
« Tu es bien jeune… Continue à lire en tout cas et puis tu verras bien… »
Manankisoke s’était incliné devant le maître qui habitait une petite maison de briques construite un peu à l’écart, avant de rejoindre sa case, semblable à toutes celles du village, faite de planches que son père et ses frères avaient tirées du ravenala6 qui pousse partout dans la région et dont il aimait le port gracieux.
Il ne s’ennuyait jamais, n’arrêtait pas de divaguer comme on dit, même lorsqu’il partait garder, dès tôt le matin, juste vêtu d’un pagne court, les quelques bêtes de la famille.
Avez-vous déjà vu l’aube aller en maraude
au verger de la nuit ?
La voici qui en revient
par les sentes de l’Est
envahies des glaïeuls en fleurs :
elle est toute entière maculée de lait
comme ces enfants élevés jadis par des génisses…
« Eh Mana ! Fais attention à nos zébus, qu’on ne nous en chaparde pas un, comme chez le voisin la semaine passée ! ». De temps à autre, le père et le fils allaient à Fort-Dauphin échanger quelques-uns de leurs légumes contre des poissons. C’était là qu’assis en tailleur sur les pierres humides du quai, il aimait assister au départ du Mearandra, le bateau des Messageries maritimes qui partait pour Durban. Dès que le navire avait disparu, les flancs chargés de bétail, évaporé parmi les brumes de chaleur, il détournait les yeux et allait rejoindre son père. Durban…
Et puis c’est arrivé comme ça : « Je dois monter à Tananarive, si tu veux venir avec moi, je t’emmène ! D’une part, je ne serai pas seul et d’autre part, maintenant que tu es grand, je voudrais te présenter au directeur d’une école que je connais bien – on était ensemble au petit séminaire en France – et où tu pourrais continuer tes humanités. Je crois que tu le mérites ! » Manankisoke fut surpris de la proposition. « On va tout d’abord voir ça avec ta famille… si à toi, l’idée te plaît ! » Il avait acquiescé, le père avait donné son accord sans trop de difficultés, ce qui les avait tous deux étonnés. « Tu as eu raison de rêver, Mana ! Le destin te sourit ! »
Mais il fallut qu’un soir, sur la piste, ils tombent dans une embuscade. Des bandits de grand chemin les attaquèrent à coups de machette, les dépouillèrent. Le père Marc fut sérieusement blessé. On l’emmena en carriole jusqu’au village. Mais le sang teinta peu à peu le noir de la soutane, la main de Mana qui soutenait sa nuque. « À moi, le destin n’a pas souri, mon garçon… Prends soin de toi… » Il mourut rapidement. Il ne lui restait plus qu’à rebrousser chemin ou bien continuer.
Dès l’aube, chaque jour, des contremaîtres venaient chercher près de la gare les ouvriers dont ils avaient besoin pour combler les marécages bordant la ville basse et qui envahissaient de leur puanteur la ville haute. Pour cela, il fallait des bras, beaucoup de bras. Lorsque Edmond Lompierre le héla, Manankisoke peinait comme un diable à essayer de déblayer la route en construction sans cesse envahie par des coulées argileuses.
« Dis-moi, depuis combien de temps tu travailles ici ?
— Six mois environ…
— Et tu y arrives ? T’es pas encore mort ? »
Manankisoke planta sa pelle dans la terre épaisse, s’essuyant le front du simple lamba qu’il avait acheté avec ses premiers sous. À prononcer ces simples mots, « six mois », il se rendit compte que cela faisait déjà longtemps qu’il était arrivé à Iarivo. Et qu’il avait même réussi à ne pas y mourir.
« Ça te dirait de faire partie de mon personnel de maison ? Tu m’as l’air un peu moins emprunté que tes congénères. Je cherche quelqu’un… Tu pourrais t’occuper du jardin, faire le ménage, et puis quelques travaux – tu es petit, mais râblé ! – peut-être même le service quand nous recevons… tu as une bonne bouille ! » Et il ajouta après une pause : « Tu n’es pas trop noir, je pense que ça pourrait aller ! Réfléchis-y ! Je reviendrai te voir bientôt… »