Les discours des étoiles - P. Fontvieille - E-Book

Les discours des étoiles E-Book

P. Fontvieille

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Beschreibung

Estelle Veyrat, seize ans, n’a toujours pas ses règles.
Comme mère nature est parfois cruelle, elle l’a également dotée d’un corps aussi plat que le QI des lycéens qui la harcèlent et se moquent d’elle.
Un soir, Estelle découvre une flèche plantée contre le volet de la chambre de sa meilleure amie, Asma. Un collier, gravé de son nom et son prénom, se balance à son bout.
En essayant de découvrir l’identité de l’expéditeur, Estelle va se lancer sur les traces de sa féminité et des origines de l'astrologie.
Les astres portent notre destin, et celui de l’adolescente est hors du commun.

À PROPOS DE L'AUTEURE

P. Fontveille - "Elle a grandi en Savoie. Avec une mère scénariste et un père directeur de cinéma, elle a très vite pris plaisir à inventer des histoires, en commençant par les faire vivre à ses playmobiles et barbies. A 10 ans, Pauline juge qu’elle est devenue “trop grande pour continuer de jouer aux playmobiles” et se met donc à défouler son trop plein d’imagination sur papier (parce que ça, c’est un truc d’adulte !)
Bien lui a pris, car à 11 ans, le si désiré hibou (sensé lui apporter sa lettre pour son admission à Poudlard) se perd en chemin.
Pauline se fait une raison, elle restera moldue, mais qu’à cela ne tienne : elle continuera d’écrire des histoires pour continuer de s’évader dans les mondes qu’elle s’invente !
Les Discours des étoiles est son premier roman édité. "

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Seitenzahl: 398

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture par Miblart

Maquette intérieure par Ecoffet Scarlett

Correction par Sophie Eloy

 

© 2023 Imaginary Edge Éditions

© 2023 P.Fontveille

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

 

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

ISBN 9782385720421

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À toutes ces personnes qui luttent contre la dépression.

À ma maman, tout particulièrement, qui a allumé une étoile le jour où elle est partie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’astrologie »(du latin astrologia), dérivé du grec ancienἀστρολογία, composé de ἄστρον (astron) « astre, étoile » et de λόγος (logos) « parole, discours ». Étymologiquement, l’astrologie se traduit par « discours sur les astres ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

 

 

 

Sagittaire 

Ouvrez bien les yeux  ! Quelque chose se produit sous votre nez, et cela pourrait bien changer le reste de votre vie.

 

 

 

Deux légendes entouraient les montagnes de la Savoie.

La première concernait les Savoyards et leur réputation de jeter leur argent par les fenêtres : de l’extérieur vers l’intérieur. La seconde était qu’elles renfermaient, dans leurs plus hauts sommets, au cœur même de leurs bois enneigés, toutes sortes de créatures fantastiques.

Estelle Veyrat n’était pas du genre à croire aux légendes. Elle ne possédait aucune économie, et même si elle l’avait souhaité, elle n’aurait pas disposé d’assez de force pour les balancer jusqu’au vingtième étage de son immeuble. Quant aux créatures, les seules qu’elle croisait étaient les quatre éléphants en pierre qui habillaient la fontaine principale de Chambéry.

Chacun des pachydermes indiquait un point cardinal en tournant résolument le dos aux autres. On ne voyait d’eux que leur tête et cette étrangeté n’avait jamais cessé d’étonner l’adolescente. Petite, elle avait supposé que cela venait du fait que leur sculpteur ne savait pas graver les derrières d’éléphants. Elle s’était alors prise d’affection pour ces pauvres bêtes qui se seraient pelé les miches (si elles en avaient eu) dans une ville aussi peu adaptée à leur climat naturel. Jean, Tania, Alphonse et Sarah, ainsi baptisés par ses soins, étaient devenus ses meilleurs amis. Lorsque le chemin pour aller à l’école lui semblait trop difficile, elle leur inventait un destin plus prometteur que le sien. Elle voulait croire que le tronc central de la statue était une porte magique, leur permettant de passer en un instant de Pondichéry à Chambéry. À sept ans comme à seize, il était plus agréable pour Estelle d’imaginer leurs derrières se baigner dans le Gange, plutôt que dans les eaux froides de la fontaine. Tout comme eux, elle rêvait de pouvoir basculer en un claquement de doigts, de sa classe à sa chambre. Les années n’avaient rien arrangé à la torture que représentait le fait d’aller à l’école. La tâche était encore plus éprouvante en cette matinée de novembre.

La pluie tombait à verse dans la ville. De larges ruisseaux d’eau longeaient les trottoirs, remplissant les égouts à ras bord. Estelle accéléra le pas, déçue de constater, une nouvelle fois, l’inefficacité de son parapluie. Il n’arrêtait pas de se refermer tout seul, déversant sur son crâne toute l’eau qu’il avait jusqu’alors tenue à l’écart.

Mélodie Laine, la pimbêche de sa classe, la repéra dès qu’elle arriva devant le lycée Notre-Dame des Bauges. Plus sa quantité de followers augmentait, plus Mélodie se montrait cruelle avec Estelle. Malheureusement pour elle, son nombre d’admirateurs grossissait de jour en jour.

— Hey, Estelle, espèce de ringarde  ! Tu t’es habillée avec les fringues de ta grand-mère ce matin  ?

Mélodie avait abrité ses beaux cheveux blonds sous un parapluie rose serti de diamants. Estelle remarqua sa manucure parfaite et ses lèvres maquillées, qui s’étiraient en un sourire moqueur et impitoyable.

Habituée aux railleries, Estelle ne dit pas un mot. Les éclats de rire glissèrent sur son imperméable jaune, tandis qu’elle s’empressait de gagner l’établissement. Le lycée catholique Notre-Dame des Bauges n’avait rien à envier aux vieux châteaux. Son intérieur ressemblait à ces cachots qu’Estelle avait vus dans les films d’horreur. Les murs étaient froids et la pierre prédominait dans cet édifice datant du début du XIXe siècle.

— T’as pas pris de parapluie  ? L’interrogea Asma en l’observant arriver dans la classe. Tu es trempée de la tête aux pieds.

— Si, répondit Estelle en agitant le parapluie de sa mère sous ses yeux, mais il s’est refermé trois fois sur le chemin. C’est vraiment de la daube ce truc, souffla-t-elle en se laissant tomber sur la chaise à côté d’elle.

Comme toujours, les deux filles étaient les premières à prendre place dans la salle. Asma, qui arrivait quelques minutes avant elle, passait tous les matins par le bureau des surveillants pour récupérer la clé. Sa meilleure amie justifiait sa ponctualité par son refus d’attendre dans le froid, mais Estelle savait que ce n’était pas la raison principale. Asma voulait s’installer à l’avance pour éviter les remarques des autres élèves dans les couloirs. Cela, plus particulièrement depuis que Natacha Hergoz, l’une des amies de Mélodie, l’avait insultée de sale terroriste.

— Tu as fait tes devoirs  ? Lui demanda Asma.

Estelle sortit de la poche avant de son sac à dos, la feuille de papier A4 sur laquelle elle avait écrit quelques lignes, la veille au soir. Heureusement pour elle, son exercice avait survécu à l’eau qui avait infiltré le tissu de son sac.

— Tiens. Essaie de reformuler, l’encouragea-t-elle.

Asma s’empara de la feuille et Estelle l’observa s’affairer à prendre des notes dans son cahier.

— Ça valait le coup ton émission d’hier  ? Demanda Estelle.

— Et comment  ! On a découvert dans la constellation d’Hercule une exoplanète si proche de son étoile qu’elle la déforme  ! Crois-moi, c’était bien plus intéressant que la SVT. Je te parie ce que tu veux que cette foutue madame Poireaut va m’interroger moi, déclara Asma avec appréhension.

— Pourquoi  ?

— Elle sait que je m’en fous de ses cours. Qu’est-ce que j’en ai à faire des différentes phases du développement embryonnaire  ?

Estelle s’autorisa un rire qui fut de courte durée. Déjà, la vingtaine d’élèves s’engouffrait dans la classe, en faisant autant de bruit que s’ils s’étaient trouvés dans une cour de maternelle. Asma attrapa à temps une boulette de papier que l’un des jumeaux Mongaz lui avait envoyé du bout du pied.

— Apprends à viser, tocard, répliqua Asma en la relançant sur Jules.

— Mademoiselle Zitoune, un peu de retenue, je vous prie, l’intima madame Poireaut qui avait gagné sa place juste devant le tableau.

Leur professeur de Sciences de la Vie et de la Terre avait des allures de mante religieuse, avec ses yeux exagérément écartés l’un de l’autre. Ses tenues étaient très souvent criardes, mais en ce lundi de novembre, la quarantenaire avait décidé de ne porter qu’une seule couleur : du pourpre.

Madame Poireaut leva les mains au ciel pour imposer le silence. Estelle s’étonnait toujours que ce geste puisse fonctionner.

— Un peu de calme, jeunes gens, demanda-t-elle de sa voix haut perchée. Le cours d’aujourd’hui n’est pas comme les autres. J’ai besoin de toute votre attention.

Tout le monde se tut, sauf Mélodie qui s’était assise à côté de son petit ami dans le fond de la salle. Sa voix continuait de ricaner bêtement à une blague, probablement pas drôle, que lui avait fait Ayden.

Madame Poireaut ignora ces minauderies et sortit de sous son bureau un grand bocal vide qu’elle secoua sous les regards curieux de ses élèves.

— Nous allons procéder à la correction de votre devoir maison et après cela, nous jouerons un petit peu, déclara-t-elle d’un ton malicieux.

Asma et Estelle échangèrent un sourire. Elles n’avaient pas la même définition de l’amusement que celle de madame Poireaut. L’enseignante n’était pas le genre de professeur à prendre des libertés et à innover au niveau du programme scolaire. En deux ans, le projet le plus fou qu’elle avait mené était une visite au muséum d’histoires naturelles.

— Comme vous le savez, nous allons entamer le prochain chapitre, déclara-t-elle d’un ton jovial. Celui-ci portera sur le cycle de la vie et la sexualité. Je voudrais que chacun d’entre vous écrive une question sur ce sujet. Nous les rassemblerons toutes dans le bocal et nous dépouillerons tous les jours un nouveau message  ! Cela permettra aux plus timides d’entre vous d’obtenir les réponses aux questions que vous n’avez jamais osé poser.

Leur professeur avait dû s’attendre à des cris d’enthousiasme, car elle afficha une mine déçue devant le peu d’entrain que manifestèrent ses élèves.

— Nous allons commencer par corriger l’exercice que vous aviez à faire pour ce matin. Vous verrez que ça vous aidera à vous lancer  ! Qui veut nous faire partager ses réponses  ?

Une mouche bourdonna contre le bord de la fenêtre, dans le fond de la salle. Estelle pouvait entendre l’un des néons grésiller.

— Allons donc, personne  ? Ne m’obligez pas à désigner quelqu’un au hasard.

Estelle ne détourna pas les yeux de sa trousse. Elle sentit le corps d’Asma se contracter, son amie détestait avoir à s’exprimer devant les autres.

— Bien…, Mélodie  ? Je vous écoute.

Asma expira fortement et Estelle se retourna, tout comme la vingtaine d’élèves, vers le bureau du cobaye fraîchement tiré au sort.

— Je… Je n’ai pas… Enfin… Vous nous aviez donné un exercice  ?

— Oui, sur les différentes phases embryonnaires. Allez-y.

Mélodie se mordit la lèvre et fit mine de chercher une réponse dans son cahier violet, décoré de stars de la téléréalité et de marques de cosmétique.

— Je… Je vais trouver, déclara-t-elle en continuant à tourner les pages.

À côté d’elle, Ayden avait ouvert son manuel de SVT pour voler à son secours. Exaspérée, Asma leva les yeux au ciel et se pencha vers Estelle.

— Elle n’a pas fait ses devoirs parce qu’hier, elle a publié une nouvelle vidéo sur le maquillage nude, lui confia-t-elle.

— C’est quoi ça, le nude  ? Interrogea Estelle, perplexe.

— C’est une technique à la mode. L’objectif est de se maquiller, sans paraître maquillée. Mélodie a obtenu des partenariats avec une grosse marque, je sais plus laquelle. La semaine prochaine, elle va faire un tuto sur des pilules amincissantes. Cette imbécile va réussir à percer en tant qu’influenceuse avant que je devienne astrophysicienne  !

— Quel est l’intérêt de se maquiller si c’est pour faire comme si on ne l’était pas  ? Interrogea Estelle. Autant ne rien mettre sur sa peau, non  ?

Estelle n’entendit pas la réponse d’Asma. Madame Poireaut avait crié haut et fort :

— Ça ira, Mélodie. Vous n’avez pas fait votre exercice, comme toujours. Arrêtons de perdre du temps. Estelle  ? Pouvez-vous nous donner la solution  ?

Estelle se retourna sur sa chaise pour faire de nouveau face à leur professeur. Elle faisait exprès de s’asseoir devant, pour que ses camarades ne remarquent pas la couleur rouge que prenait son visage, lorsqu’elle se faisait interroger.

— Eh bien, tout commence par l’ovulation. Puis il y a la fécondation, suivie de l’implantation de l’œuf, répondit-elle.

— Parfait  ! Mélodie, prenez un peu exemple sur Estelle, voulez-vous  ?

Estelle ferma les yeux pour essayer de disparaître. C’était le réflexe qu’elle avait développé depuis toute petite, lorsqu’elle avait essuyé ses premières moqueries. Ses enseignants l’avaient prise toute sa scolarité pour modèle : quand un élève ne travaillait pas assez, on le comparait à Estelle et sa rigueur. Elle était systématiquement la préférée, la chouchoute des profs. Les choses s’étaient gâtées à douze ans, à l’âge auquel les corps commencent — normalement — à se former tandis que le sien restait désespérément plat. Elle s’était alors réfugiée dans les livres, en tentant d’ignorer les moqueries que suscitait la platitude de sa poitrine. Estelle avait observé les autres filles enfiler leurs premiers soutiens-gorge, ou se plaindre de l’inconfort provoqué par leurs tampons, en rêvant de pouvoir intégrer à son tour ce monde empli de codes. Malheureusement, ses menstruations n’étaient jamais apparues, malgré tous les tests médicaux qu’elle avait effectués. Sa voix n’avait pas adopté la douceur qu’elle enviait à celle de sa meilleure amie et son corps refusait de faire d’elle une femme. Les courbes gracieuses qu’elle admirait dans les publicités de son téléphone portable lui restaient résolument inaccessibles.

— Je vous propose maintenant de procéder à la rédaction de vos questions  ! Reprit madame Poireaut. Allez-y, ne soyez pas timides et surtout, ne signez pas de votre nom, tout cela doit être anonyme  ! Je passe dans trois minutes dans les rangs avec le bocal.

Asma déchira un bout de feuille en deux et tendit l’un des deux morceaux à Estelle. Cette dernière n’avait absolument aucune idée de la question à poser. Aussi se contenta-t-elle de dessiner une flèche dessus. Madame Poireaut récupéra ses précieux sésames quelques secondes plus tard, en agitant avec une fierté non dissimulée le gros bocal en verre.

— Bien, déclara-t-elle lorsqu’elle eut tout collecté. Qui veut piocher un premier message et le lire à haute voix  ?

Une dizaine de mains s’élevèrent au ciel. Estelle remarqua qu’il s’agissait, pour la plupart, de mains masculines. Son cœur battait la chamade. Ce sujet ne la mettait pas à l’aise et elle redoutait que certains en profitent pour faire leurs intéressants.

— Allez-y, Arthur. Piochez, l’invita madame Poireaut en tendant le bocal au frère jumeau de Jules.

Arthur fit semblant de se concentrer en fermant les yeux et en agitant ses doigts dans le récipient. Tous ses camarades éclatèrent de rire. Madame Poireaut s’impatienta.

— Lisez-nous ce qui est écrit dessus, lui pria-t-elle lorsqu’il eut retiré sa main du bocal.

Le garçon gloussa quelques secondes en découvrant le mot. Estelle et Asma se regardèrent à nouveau, exaspérées.

— J’peux pas le lire, m’dame, répondit Arthur.

— Allons donc, comment ça vous ne pouvez pas ? C’est du mandarin  ?

Jules, qui se trouvait à côté de lui, se pencha sur son épaule et lut à haute voix le bout de papier pioché par son frère.

— Estelle Veyrat est-elle une fille ou un garçon  ?

Estelle eut l’impression qu’elle allait s’évanouir. La brutalité de la question la frappa comme une claque au visage. Elle sentit ses joues s’embraser et son cœur tambouriner contre sa poitrine. L’air commençait à lui manquer. Elle rêvait de regagner sa chambre en se jetant sous son bureau.

Une vague de réactions toutes aussi différentes les unes des autres émergea du fond de la classe. Quelques pouffements s’élevèrent des derniers rangs, tandis que des cris de surprise et de compassion partirent des premières tables. Les vêtements pourpres dans lesquels madame Poireaut avait essayé de faire rentrer ses formes le matin même semblèrent la serrer jusqu’à l’étouffer. Son visage était devenu tout rouge et ses yeux noirs balayaient la pièce à la recherche d’un coupable.

— Taisez-vous  ! Silence  ! Hurla-t-elle sans parvenir à diminuer les bavardages. L’auteur de ce mot a dix jours pour se manifester, sinon, c’est zéro pour tout le monde. Je récupère le bocal, c’est moi qui sélectionnerai les questions dorénavant.

Furieuse, madame Poireaut tourna les talons et se rassit à son bureau. Estelle aurait préféré que l’enseignante se tienne de l’autre côté de la pièce, face au reste des élèves. À présent, elle était obligée d’affronter son regard empli de compassion.

— Cette question est intolérable, vous m’entendez  ? Intolérable, maugréa-t-elle en réponse aux protestations qui fusaient.

Asma posa une main réconfortante sur le genou d’Estelle. Celle-ci lui fut reconnaissante de ne pas chercher à la consoler devant tout le monde. Elle craignait que ses camarades se rendent compte qu’elle souffrait plus qu’elle ne voulait bien le montrer.

— Quels abrutis, murmura Asma, furieuse.

Estelle n’écouta rien de la suite du cours. Elle ne remarqua même pas la manière avec laquelle leur professeure avait éludé la question en passant à une autre. Les voix des élèves ne constituaient plus qu’un bruit de fond en accompagnement de ses pensées.

En réalité, Estelle se fichait bien d’avoir ses règles ou non. Malheureusement, sa différence attirait les moqueries de ses camarades, qui avaient fait d’elle une personne asexuée : trop plate pour être une fille, trop fine pour être un garçon.

C’est fatigant, soupira Estelle pour elle-même.

Elle ne s’était jamais considérée homme. Néanmoins, elle ne se reconnaissait pas dans l’image des adolescentes qu’elle voyait sur toutes les publicités. Elle ne se sentait pas légitime à son propre sexe et devait systématiquement le revendiquer. Comme s’il n’existait qu’une seule manière d’être femme.

— Je suis sûre que c’est cette idiote de Mélodie qui a écrit le mot, fulmina Asma tandis que toutes les deux attendaient le bus, à la fin de la journée.

Estelle se tourna pour observer Mélodie, derrière elle. Elle était en pleine conversation houleuse avec Ayden, son petit ami. Le jeune homme agitait les mains dans de grands mouvements et ses yeux lui lançaient des éclairs, tandis qu’il déballait un monologue qu’Estelle ne pouvait pas entendre.

— Elle ou quelqu’un d’autre, quelle importance  ? Répondit Estelle, blasée. C’est comme ça depuis toujours, je n’ai aucun moyen de m’en protéger.

Estelle avait, au fil des années, pris l’habitude de cacher ses absences de formes derrière de gros pulls extralarges. Elle avait fait pousser ses cheveux jusqu’au bas du dos pour contrebalancer son manque de féminité.

— Je sais ce que ça fait de ne pas être acceptée à cause de son apparence. On ne doit plus laisser passer ça. On doit aller voir le directeur, décida Asma, convaincue.

— Tu as dit quelque chose, toi, lorsque Natacha t’a traitée de terroriste  ? Demanda Estelle.

— Non, mais c’est différent. Ils t’ont humiliée publiquement  !

— C’est exactement la même chose  ! Tu me conseilles de faire quelque chose que tu es toi-même incapable de faire. Au moins aujourd’hui, Mélodie et sa bande n’osent plus me plonger la tête dans les cuvettes ou mettre des lézards morts dans mon sac.

Estelle observa Asma attraper l’une de ses mèches pour la tortiller autour de son doigt. C’était sa manière à elle de montrer sa contenance face à des réflexions qui la dépassaient.

— Donc j’imagine qu’on n’ira pas voir le directeur  ? Supposa Asma d’une voix déçue.

— Non. Je préfère qu’on rentre maintenant.

— Ta mère a accepté pour ce soir  ? Tu viens dormir à la maison  ?

— Oui, c’est OK, répondit Estelle en désignant le sac à dos supplémentaire qu’elle avait pris soin d’emporter avec elle ce matin.

Asma vivait en Maurienne, dans les montagnes savoyardes. Elle adorait s’y rendre à l’installation de l’hiver. La neige s’accumulait sur les toits des habitations et procurait à Estelle la sensation de séjourner dans l’une de ces boules en verre qu’elle retournait, petite, pour y voir tomber les flocons.

— Super, parce que maman a fait des crêpes mille trous pour toi, déclara Asma en s’engouffrant dans le bus chargé de les ramener jusqu’à chez elle.

— Elle n’aurait pas dû  !

— T’inquiète, ça lui fait plaisir  !

Estelle réprima son second sourire de la journée. Asma raffolait de ces crêpes et elle savait que c’était avant tout à elle, qu’elles faisaient plaisir.

Peu d’élèves prenaient le même bus qu’elles. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’il était d’une taille minuscule. Le moteur vrombit lorsque les passagers furent au complet. Estelle compta six lycéens et lycéennes.

— Ton frère n’est pas venu, aujourd’hui  ?

— Mehdi est “malade”, expliqua Asma en mimant les guillemets avec ses doigts. Il est resté à la maison, avec maman. Il a intérêt à nous avoir laissé des crêpes.

L’attention d’Estelle s’était posée sur le grabuge qui régnait devant le portail. La seule chose qu’elle aimait dans son lycée, c’était sa cour centrale. Elle ressemblait à une forêt miniature, avec ses arbres et son rocher au milieu. L’année précédente, douze faucons s’étaient enfuis d’un centre de dressage et s’étaient installés sur l’épaisse pierre blanchâtre. Depuis, les élèves l’appelaient la roche aux faucons.

— Tes parents ont déjà rentré le bois ? interrogea Estelle.

Chaque année en novembre, les Zitoune faisaient venir chez eux un énorme camion chargé de bûches. Depuis qu’elles étaient gamines, Asma et elle adoraient le voir les déverser dans le jardin. Elles empilaient alors les tronçons à l’entrée de la demeure.

— Oui, il a été livré il y a deux jours. Et si ça peut te consoler, il n’est pas réapparu.

Estelle sourit. Asma lui reparlait chaque hiver de l’inconnu de la forêt, un petit garçon qu’elles avaient rencontré alors qu’elles rangeaient les bûches quand elles avaient sept ans.

Une amitié forte et éphémère s’était créée, et Estelle gardait de merveilleux souvenirs de ces quelques journées glaciales passées à jouer tous les trois dans les bois.

Puis, peu de temps après, tout avait basculé.

Le père d’Estelle était mort, et sa mère et elle avaient été obligées de quitter leur foyer pour emménager dans l’un de ces immeubles insalubres au centre-ville de Chambéry.

Cela avait été le début de sa descente aux enfers.

— Ce n’est pas à cause de lui que j’aime bien décharger le bois ! se défendit Estelle, piquée au vif.

Et c’était vrai. Estelle adorait cette activité parce qu’elle lui rappelait l’époque la plus heureuse de sa vie, celle durant laquelle Asma et elle étaient voisines.

— Donc ça n’a rien à voir avec lui ? demanda Asma d’un air sceptique.

— Sois pas ridicule ! On a traîné ensemble que quelques après-midis, et on était gamines.

Asma pouffa.

— Est-ce de la frustration que je décèle dans ta voix ? la nargua-t-elle, les yeux emplis de malice. Parce qu’il a cessé de venir jouer avec nous du jour au lendemain ?

— Asma, tu deviens reloue, prévint Estelle.

— Mieux vaut reloue que folle ! Ce garçon était bien mystérieux. Si on n’avait pas été deux à lui parler dans la forêt, j’aurais probablement cru que je l’ai inventé, reprit Asma plus sérieusement.

— Qu’est-ce qui pourrait te faire penser une telle chose ?

— Tu te rappelles pas ce que ma mère nous avait dit ? Aucun voisin aux alentours n’avait d’enfant de neuf ans.

Estelle haussa les épaules.

Elle avait oublié la plupart des évènements qui avaient suivi cette rencontre. Elle ne se souvenait que de la tristesse qu’elle avait ressentie lorsque sa mère lui avait expliqué que son papa était mort, l’odeur des cartons qu’elles avaient préparés pour quitter leur domicile, ainsi que le goût salé de ses larmes. Elles lui avaient brûlé les joues, et lui avaient laissé depuis une blessure éternelle dans le creux de l’estomac.

— Ça compromettrait tes chances de devenir astronaute, s’il s’avérait que tu es folle, non ? taquina Estelle dans une tentative de penser à autre chose.

— T’inquiète pas pour moi. L’inconnu de la forêt, ça fait un bon titre de livre. Je me rabattrai peut-être sur une carrière d’auteure, si les étoiles ne veulent pas de moi.

Le bus démarra et Estelle appuya sa tête contre la fenêtre. Les aventures extraordinaires n’arrivaient que dans les livres. Aucun d’entre eux ne courrait le risque de prendre pour héroïne une adolescente paumée, dont la féminité restait à prouver.

 

2

 

 

Scorpion

Il est temps de prendre des décisions et de passer à l’action. Attendre ne fera que repousser l’échéance!

_________________

 

 

Quel était donc ce message que les étoiles tentaient de lui transmettre?

L’homme — si tant est qu’il en soit vraiment un — n’avait jamais été très doué pour lire les présages du ciel. Et pourtant, il savait qu’à la manière dont Jupiter et Vénus étaient visibles ce soir-là, de grands évènements étaient à venir.

Sagittaire, celle qui avait été l’une de ses premières amies, excellait dans la lecture des astres. Une nuit, elle lui avait confié, alors qu’ils contemplaient tous les deux les étoiles :

— C’est de là d’où nous venons, Scorpion. C’est ce qui explique que nous soyons si spéciaux.

Ces mots, prononcés dans le seul but de l’instruire, l’avaient marqué à vie. Était-ce parce qu’il appartenait au firmament qu’il n’avait jamais réussi à trouver sa place sur Terre?

Malgré ses interrogations, Scorpion n’était pas du genre à regretter quoi que ce soit. Pas même ses convictions, qui lui avaient valu d’être exclu de la pathétique famille que les monarques du zodiaque avaient tenté de former, il y a trois mille années de cela. Il ne déplorait aucune des décisions qu’il avait prises, et il se félicitait précisément d’être le seul d’entre eux à être encore en vie. Toutefois, il lui arrivait de regretter de ne pas avoir questionné davantage Sagittaire pendant qu’il était temps.

Peut-être aurait-elle été capable de lui en apprendre plus sur le mystère de ses origines.

— Maître?

La voix transpirait l’effroi, mais Scorpion ne connaissait aucune autre manière de s’adresser à lui. La plupart de ses petites mains, comme il les nommait, le craignaient plus que tout. Et c’était très bien ainsi.

— Maître, reprit la Sirène, nous sommes au complet. Je… Je vous rappelle que nous devons attaquer maintenant…

Sa servante déglutit en posant deux doigts sur ses lèvres, comme si elle regrettait d’avoir prononcé ces mots.

Ce brusque excès de peur révolta Scorpion. Il méprisait la faiblesse, et il ne tolérait certainement pas que ses combattants puissent en manifester.

Le monarque balada ses yeux sombres sur les pieds nus de la Sirène qui pataugeaient dans la boue.

— Sais-tu pourquoi tu es si pathétique? lui demanda-t-il dans un râle.

Celle-ci baissa le visage. Elle avait fait l’erreur de parler sans réfléchir. Sans doute jugeait-elle à présent plus prudent de faire profil bas.

— Non, Maître. Je l’ignore.

— Tu l’es parce que tu as été créée par le plus faible d’entre nous.

Scorpion songea avec dégoût à son frère d’eau. Il lui était quasiment impossible de regarder les Sirènes sans penser à Poisson. Il leur avait donné ce front large qui le caractérisait, ainsi que des yeux si ronds qu’ils lui rappelaient les planètes dont chacun des Monarques était originaire. Poisson considérait que les gens étaient profondément bons, et que le passé n’appartenait qu’au passé. Tout ce que Scorpion réfutait. Pour lui, rien ne comptait plus que le pouvoir, et quoi de mieux que les sentiments d’amertume et de vengeance pour le servir?

Scorpion ne croyait qu’en deux choses : la loi du plus fort, et la nécessité de ne jamais oublier. Tout n’était qu’une question de place, et l’ennui, c’est qu’aucun des feus monarques n’avait consenti à lui laisser celle qui lui revenait.

— Pardonnez ma faiblesse, Maître, balbutia la Sirène en effectuant un moulinet maladroit de sa main.

— Il fut un temps où mes Manticores tuaient ton peuple pour le simple plaisir de vous entendre hurler, se souvint Scorpion avec nostalgie.

— Il semble que votre infinie sagesse ait une nouvelle fois de plus parlé, Maître! Je ne connais aucune créature terrestre qui ait été aussi dangereuse que l’a été la manticore! Seul un grand monarque tel que vous pouvait…

Scorpion émit un grognement, à mi-chemin entre le râle et l’éclatement de rire.

Il n’était pas dupe. La moitié des Sirènes lui obéissait par peur et non par conviction. Elles s’étaient toutes inclinées devant lui comme de misérables insectes lorsqu’il avait terrassé la prétendue héritière de Poisson. Il n’en avait fait qu’une bouchée.

Depuis qu’elles avaient changé de Maître — ce qui remontait à un peu plus d’un an—, une partie d’entre elles nageaient dans les eaux les plus éloignées possibles de lui, dans l’espoir de ne jamais avoir à lui faire face. Et cela lui allait. Il lui était plus facile de commander ses troupes en inspirant la peur plutôt que le respect.

— Mon Maître, êtes-vous certain qu’il soit prudent d’écouter le Centaure? Il pourrait s’agir d’un piège, trembla la Sirène en jetant des regards effrayés en direction de la grotte.

Scorpion évalua son interlocutrice avec dégoût. Il lui sembla qu’elle s’était davantage enfoncée dans la puanteur du sol. Son visage trahit une seconde fois la peur qu’elle ressentit à l’idée d’être allée trop loin.

— Qu’essaies-tu d’insinuer?

Silence.

Quelques crapauds, à moins que ce ne soient des corbeaux, coassèrent au loin.

— Eh bien, je… C’est-à-dire que les Centaures se sont toujours montrés fidèles à Sagittaire…

— Es-tu en train de me suggérer de craindre une âme morte il y a des milliers d’années?

— Non, bien sûr que non, Maître… Je voulais juste dire que les Centaures sont attachés aux valeurs de leur ancienne monarque… Il me semble donc difficilement concevable que l’un d’eux puisse trahir sa mémoire pour vous aider dans votre honorable quête.

Scorpion agita la main d’un geste impatient. Aussitôt, la boue des environs vint recouvrir la peau de la Sirène.

Scorpion contempla avec un plaisir sadique le liquide visqueux et nauséabond pénétrer d’abord dans sa bouche, puis dans ses narines.

La Sirène suffoqua et tenta par tous les moyens de se débarrasser de la boue qui emplissait son corps : Scorpion l’observa essayer de la retirer en insérant ses doigts dans sa gorge, puis incliner la tête en avant dans le but d’en faciliter sa sortie.

Scorpion applaudit pour mettre un terme à sa torture.

— Cours prévenir les autres que nous y allons, ordonna-t-il.

La créature mi-femme, mi-poisson, acquiesça en silence. Elle se releva avec hâte et s’éloigna avec tout autant de précipitation. Scorpion la vit distribuer les ordres avec difficulté, tant elle continuait de cracher les litres de boue qu’elle avait avalés contre son gré.

Le monarque avança le premier en direction de la grotte. L’humidité de l’endroit était suffisante pour permettre l’utilisation de l’eau, son élément de prédilection. Bien sûr, les conditions ne seraient pas aussi optimales qu’elles ne l’auraient été dans un lac ou dans un océan, mais enfin, c’était mieux que rien. D’autant plus que les membres de son armée étaient cinq à six fois plus nombreux que ne le seraient les Centaures. Si toutefois son informateur ne l’avait pas piégé.

Scorpion et les Sirènes pénétrèrent dans les premiers couloirs de la grotte sans encombre. Son complice l’avait prévenu qu’ils ne rencontreraient aucune résistance à ce niveau-ci. Les soirs de pleine lune, lui avait-il dit, les Centaures tiennent un conseil à l’occasion duquel ils échangent sur les différents présages lus pour le mois à venir.

Scorpion émit un rire sarcastique. Il ne savait pas lire les lignes du ciel, mais il était certain qu’aucun Centaure n’avait anticipé les évènements qui allaient survenir.

Ses troupes ne tardèrent pas à tomber sur leurs premiers ennemis. Scorpion entendit des bruits de flèche fendre les airs, et le son des flaques s’abattant sur les parois des murs. Même s’il se tenait loin des scènes de combat, Scorpion ne doutait pas de la hargne avec laquelle les Sirènes se battaient.

Il ordonna à ses rangs, restés en retrait, de courir en renfort. Les Sirènes lui passèrent devant en hurlant leurs cris de guerre et en brandissant les coquillages aux rebords tranchants qu’elles utilisaient pour leurs affrontements.

Il n’était plus question d’être discrets, à présent.

Les Centaures étaient organisés, et il faisait nul doute que tous étaient avertis que leur grotte avait été attaquée. Petits et grands n’hésiteraient pas à prendre les armes.

Scorpion s’éloigna des couloirs éclairés par les flambeaux pour se diriger vers ceux qui étaient totalement obscurs.

Son informateur lui avait indiqué avec précision quel chemin emprunter, ce qui n’était pas du luxe étant donné la fourmilière géante dans laquelle il progressait.

Le monarque arriva dans une pièce étroite, la première qu’il trouva lumineuse depuis un long moment.

Une fresque murale dépeignait des hommes et des femmes à moitié cheval. Une jolie jeune fille était peinte en son centre, au milieu des Centaures.

Scorpion prit quelques secondes pour la contempler.

La représentation de Sagittaire ne rendait pas hommage à sa beauté. Ses cheveux blonds étaient lâchés, ce qui aurait paru absolument inconcevable pour quiconque aurait connu la monarque du temps de son vivant.

Sagittaire les attachait toujours en une tresse improvisée. C’était, disait-elle, plus pratique pour chasser.

Ce lieu faisait-il office de pièce de recueil pour les Centaures?

Scorpion observa les parois de la grotte. Douze statues, toutes de la taille d’un homme adulte, semblaient le contempler avec désapprobation. Le monarque s’en approcha par curiosité.

Bélier, Taureau, Gémeaux, Cancer, Lion, Vierge, Balance, Sagittaire, Capricorne, Verseau et Poisson étaient tous et toutes présents. Même Scorpion, dont la statue avait été sculptée dans une pierre de qualité médiocre, avait été posé négligemment dans un coin.

Certaines d’entre elles avaient été décorées de colliers de fleurs. Pour Sagittaire, les Centaures avaient entrepris de sublimer son buste de santal et de sauge, tandis que les tulipes de Bélier avaient séché depuis longtemps.

— Maître, d’autres troupeaux de Centaures sont en chemin, nous devons nous dépêcher, informa l’une des membres de sa garde rapprochée.

Pour toute réponse, Scorpion grogna. Il effleura du bout des doigts le collier de Sagittaire.

Bientôt, il mettrait la main sur son médaillon. Celui-là même qui contenait les pouvoirs de celle qui avait été à la fois son amie et son ennemie.

— Maître, nous devrions chercher ici, insista la Sirène en désignant du doigt la minuscule arcade située au bout de la pièce.

Scorpion lâcha avec regret le collier de fleurs de Sagittaire. Il avança en direction de la voûte qui était constituée de pierres lunaires. Scorpion les reconnaissait à leur manière de briller dans l’obscurité.

Une flèche fusa et lui frôla la joue au moment où il franchit l’arcade.

Cinq Centaures l’attendaient de pied ferme de l’autre côté. L’un d’eux, au centre, tenait une boîte métallique dans les mains.

— Vous n’êtes pas de taille, prévint Scorpion.

Le plus âgé d’entre eux lui répondit en tirant une nouvelle flèche. Celle-ci atteignit le cœur d’une Sirène qui s’effondra au sol.

— Nous défendrons le médaillon que tu es venu chercher! s’écria-t-il.

— Je n’en attends pas moins de vous, déclara Scorpion en enjambant le corps inanimé de la Sirène.

De nouveau, tous les arcs et les flèches se braquèrent sur lui.

— Il n’y a pas d’eau autour de toi, tu ferais mieux de partir tant qu’il en est encore temps, conseilla le Centaure.

Scorpion sentit les Sirènes s’agiter tout autour de lui. Il pouvait entendre leurs cœurs tambouriner dans leur poitrine, ce qui ne pouvait signifier qu’une seule chose : elles avaient peur. Il se promit de tuer ces lâches lui-même si d’aventure les Centaures échouaient à cette tâche.

— Donnez-moi ce médaillon, et je vous laisserai l’opportunité de rejoindre mes rangs, proposa Scorpion.

Le chef des Centaures cracha par terre, tandis que le reste de son troupeau racla le sol de leurs gros sabots.

— Nous ne rallierons jamais ta cause. Nous protégerons l’héritage de Sagittaire coûte que coûte, au prix de nos vies s’il le faut.

— Si tel est votre volonté, capitula Scorpion en levant une main.

Le corps de la Sirène, tuée quelques instants plus tôt, se mit aussitôt à convulser sous les yeux étonnés des Centaures. Son sang jaillit brusquement de sa bouche, de ses narines et des oreilles, jusqu’à former une épaisse boule de liquide devant eux.

— Voulez-vous toujours essayer de vous battre, ou êtes-vous prêts à m’écouter? interrogea Scorpion.

L’un des Centaures ne semblait pas avoir plus de quatorze ans. Scorpion remarqua avec quelles fierté et admiration celui-ci observait le plus âgé d’entre eux. Il s’agissait sans le moindre doute du genre de regard qu’un fils lance à son père.

— Que penses-tu de commencer par ton enfant? suggéra Scorpion.

Le monarque agita légèrement la main, mais cela suffit à produire l’effet escompté.

Le sang de la Sirène éclaboussa sur le corps du jeune Centaure, arrachant un cri de détresse à la Centauresse qui se tenait à côté de lui.

Scorpion comprit à ce moment-ci qu’il avait affaire à une seule et même famille.

L’adolescent ne manifesta aucune réaction. Il se contenta d’enlever avec dégoût le sang de son visage. Scorpion supposa que son père lui avait sûrement appris à agir en soldat et à ne jamais laisser son ennemi deviner ses sentiments.

— Retouche une partie de son corps et je te tuerai moi-même, menaça la Centauresse.

Scorpion leva une nouvelle fois la main, mais il fut interrompu par l’une des Sirènes venues le rejoindre sous l’arcade.

— Maître, les renforts arrivent, nous devons fuir! hurla-t-elle.

Les Centaures, apparemment ravis de la nouvelle, firent l’erreur de relâcher leur garde.

Scorpion en profita pour attaquer. Il propulsa de toutes ses forces la masse de sang en direction de la Centauresse, qui décolla du sol aussi facilement que si elle n’avait été une petite fille sur une balançoire. Son corps sembla se craquer en deux lorsqu’elle atterrit contre l’une des stalagmites.

— Maman! hurla le plus jeune Centaure.

Les autres membres de la famille tirèrent leurs premières flèches en guise de représailles, mais Scorpion l’avait anticipé. Il rappela à lui une partie de la flaque de sang pour construire un mur tout autour de lui et des Sirènes.

Les flèches s'emprisonnèrent dans le liquide. Il agita ensuite sa main libre en direction de la seconde flaque, restée du côté de la stalagmite.

Celle-ci flotta dans les airs en direction de leur chef.

Il regarda avec fascination le Centaure essayer d’éloigner le fluide de ses narines ou de ses lèvres, comme s’il avait tenté de chasser un moustique ou une abeille. Toutefois, son combat s’avéra de courte durée. Son corps massif et imposant s’écroula au sol au bout d’une longue minute de lutte acharnée.

— Va récupérer la boîte, ordonna Scorpion à l’une des Sirènes.

Celle-ci s’avança avec crainte, visiblement peu motivée à l’idée de traverser le mur de sang qui la rendait à nouveau vulnérable.

Une flèche décochée par un Centaure frôla son oreille.

La Sirène riposta en lançant contre lui un coquillage si aiguisé qu’il lui trancha instantanément la gorge.

Il ne restait plus que deux Centaures debout, dont un frêle adolescent. Scorpion n’avait jamais été si proche de la victoire.

La Sirène esquiva la flèche que lui envoya le jeune Centaure, puis elle se jeta sur lui avec rage. Pris au dépourvu, le garçon ne parvint pas à se défendre. La Sirène en profita pour attraper l’une des flèches attachées dans son dos et la lui planter dans le cœur, sous le regard horrifié du dernier Centaure adulte.

— Acubens! hurla-t-il.

Le Centaure se précipita vers le corps sans vie de son petit frère, qu’il tenta désespérément de ranimer tandis que la Sirène se dirigeait vers la boîte métallique, tombée par terre.

— Tu n’auras pas ce que tu es venu chercher! cria le Centaure. Tous tes efforts sont vains!

— Je n’ai pas cette impression, riposta Scorpion en éclatant de rire. Je mettrais plutôt ma main au feu que je suis en train de gagner ce combat!

Les Sirènes se joignirent à son euphorie, puisque toutes s’autorisèrent à applaudir et à hurler de joie.

— Dépêche-toi de me rapporter le médaillon, ordonna Scorpion à la Sirène qui avait porté le coup fatal.

Celle-ci se baissa pour ramasser la boîte. Scorpion s’était attendu à ce que celle-ci soit fermée à clé, mais il eut la surprise de voir sa guerrière l’ouvrir très facilement. Toutefois, il n’avait pas anticipé le visage effrayé et déçu qu’elle afficha.

— Que se passe-t-il? hurla le monarque.

La Sirène tourna vers lui un regard suppliant. Elle craignait qu’il ne lui fasse payer quelque chose, mais quoi?

Scorpion posa les yeux sur la boîte qu’elle lui tendait. Elle était vide. Aucune trace de quelque médaillon que ce soit.

— Il n’est plus là! explosa de rire le Centaure, encore avachi aux côtés de son petit frère. Nous avons mis les pouvoirs qu’il renferme en sécurité! Les Centaures ne tarderont pas à élire leur héritier, Scorpion, et il t’empêchera de parvenir à tes fins!

Scorpion franchit instantanément le mur de sang qui le protégeait du Centaure. Il rassembla toutes les particules liquides qui se trouvaient dans la pièce pour créer une masse importante, qu’il projeta de toutes ses forces contre le Centaure hilare.

Ce dernier, coriace, ne mourut pas sur le coup, malgré le fait que sa tête eut atterri contre la paroi de la grotte.

Scorpion se dirigea vers lui, puis il s’agenouilla à sa hauteur. Le Centaure était paralysé, mais il était certain qu’il pouvait l’entendre.

— Je tuerai votre héritier aussi facilement que j’ai tué celui de Bélier, promit-il à voix basse. Ton peuple arrêtera d’orner de fleurs la statue de Sagittaire, et ses pouvoirs seront perdus à jamais.

Le Centaure sourit faiblement. Ce simple geste avait dû lui demander l’essentiel de ses forces restantes.

— Tu n’arriveras jamais à libérer le Léviathan, gémit-il. Tu as peut-être réussi à obtenir des pouvoirs en t’emparant des médaillons de Cancer et de Poisson, mais tu ne retrouveras jamais le dernier qui te manque. Notre héritier t’en empêchera.

Scorpion le fit taire en infiltrant d’un geste du sang dans ses narines. Le Centaure ne se débattit pas, il ne tenta même pas de le cracher. Il semblait presque avoir attendu ce moment, puisqu’il accueillit la mort avec un calme exemplaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3

 

Sagittaire

Est-ce le début d’une folle aventure, ou bien vous êtes-vous une fois de plus entraînée dans de sales pétrins ?

 

 

 

La maison des Zitoune était à la fois un lieu réconfortant et chaleureux. L’ambiance qui y régnait était due aux personnalités douces et bienveillantes des parents d’Asma. Farah et Mohamed Zitoune étaient deux individus étonnamment bons, avec le cœur sur la main. Estelle les connaissait depuis une dizaine d’années et ils étaient, à ses yeux, ce qui se rapprochait le plus de parents.

— Vous ne dormez pas ? interrogea Mehdi en arrivant dans le salon, son pyjama Star Wars sur le dos.

Estelle jeta un œil à l’énorme pendule accrochée au-dessus de la cheminée. Vingt-trois heures.

— Non, Asma vient de finir ses devoirs de physique, bâilla Estelle, sans faire l’effort de couvrir sa bouche.

Ses mains n’étaient pas libres puisqu’elles étaient occupées à caresser Pépouze, le chat de la famille.

 — T’en as pas marre d’être intello, Asma ? la provoqua Mehdi.

— Et toi, qu’est-ce que t’as fait de ta voix de malade  ? Tu l’as laissée dans ta chambre  ? Réagit Asma.

Estelle pouffa, tandis que Mehdi leva son majeur dans la direction de sa sœur.

— Très drôle. Dis pas ça devant maman, la prévint-il.

— Je raconte ce que je veux devant maman, riposta Asma. T’as cherché à éviterquel contrôle aujourd’hui  ?

— Maths, grommela Mehdi.

— C’est génial, les maths, surtout le programme de seconde  !! S’époumona sa sœur.

Mehdi se laissa retomber mollement sur un fauteuil à côté d’Estelle. S’il n’était pas vraiment malade, c’était un excellent comédien. Ses cheveux étaient tous en bataille, ses yeux cernés et son teint très pâle.

— T’as une mine fatiguée pour quelqu’un qui cherchait juste à éviter un exam de maths, remarqua Estelle.

— Je viens de me réveiller. Y’avait une branche qui tapait contre ta fenêtre, Asma.

— Et donc, plutôt que d’aller l’enlever toi-même, tu préfères descendre m’engueuler ? résuma Asma avec perplexité.

Mehdi se contenta de hausser les épaules en observant la végétation extérieure. Il neigeait de gros flocons, et Estelle fut certaine qu’il espérait que le bus ne passerait pas le lendemain pour les amener au lycée.

— Vous êtes tous là ?! s’étonna Farah en arrivant dans le salon.

Mehdi se redressa instantanément sur son fauteuil puisque madame Zitoune détestait que ses enfants s’affalent dessus. Elle estimait que cela renvoyait d’eux une image de gosses mal éduqués, et que rien ne pourrait davantage l’embarrasser auprès des invités.

— Je ne parvenais pas à dormir, se plaignit Mehdi d’une voix exagérément raillée.

Estelle dut étouffer un rire lorsqu’elle le vit tousser dans sa main en simulant un frisson dans le dos.

— Mehdi, retourne vite te coucher, ordonna Farah.

Obéissant, Mehdi se leva du fauteuil et traîna les pieds jusqu’à la porte du salon sous le regard attendri de sa mère et la mine effarée de sa grande sœur.

— Alors… Bonne nuit, gémit-il comme s’il était en train d’agoniser.

— Bonne nuit, mon chéri, répondit Farah en lui ébouriffant les cheveux au passage.

Elle attendit que Mehdi disparaisse pour s’asseoir à la place qu’il venait de quitter.

— Comment s’est passée l’école, l’aziza  ?

Madame Zitoune appelait toujours Estelle «l’aziza». Asma lui avait donné la traduction de ce mot arabe, mais Estelle l’avait oublié. C’était un terme affectueux, en tout cas.

— Bien, mentit-elle. Nous n’avions pas d’examen particulier, aujourd’hui.

Farah observa Estelle avec attention. Elle préférait l’interroger elle plutôt que sa fille, cela à cause du fait qu’Estelle était beaucoup moins à l’aise avec les mensonges qu’Asma.

— Arrête de faire ça, maman ! se plaignit sa meilleure amie.

— Arrête de faire quoi ? demanda Farah, surprise.

— Tu sondes Estelle pour avoir des infos sur l’école !

Le regard scandalisé de Farah passa d’Estelle à Asma.

— Bien sûr que je questionne Estelle, puisque c’est impossible de te parler du lycée sans que tu t’énerves ! Tu es constamment à fleur de peau à cause de tes objectifs de carrière très ambitieux.

— Ça y’est, tu recommences  ! Marmonna Asma.

— Je suis ta mère et c’est mon devoir de t’alerter si jamais je trouve que tu en fais trop. Benti1, je te soutiens dans ton projet de devenir astrophysicienne, mais ça ne doit pas se faire au détriment de ta santé  !

Asma souffla tandis que Farah attrapa machinalement un coussin qu’elle tenta d’aplatir avec le poing.

— Vous arrivez à des âges qui ne sont pas faciles, continua Farah en s’acharnant sur le coussin. J’espère que vous savez que vous pouvez me parler si jamais les choses ne vont pas…

— Maman, arrête, j’étudie beaucoup parce que j’adore l’astronomie, c’est ma passion ! Et Estelle et moi avons plein de copines.

Estelle se força à ne pas regarder ses chaussures, ce qui aurait été la preuve ultime du mensonge d’Asma. Au lieu de cela, elle trouva même l’audace de hocher la tête pour appuyer les dires de sa meilleure amie.

— Bon, très bien… Je suis désolée, les filles, c’est juste que l’intervention de madame Terreneuve demain dans votre lycée me rend nerveuse. Le sujet du suicide n’est pas facile à aborder avec les jeunes, et j’ai parfois si peur de passer à côté de quelque chose.

Farah cessa aussitôt de maltraiter le pauvre coussin. Estelle fut touchée par sa soudaine vulnérabilité, à laquelle Asma ne semblait pas réceptive.

— Maman, tu vas très loin là… Estelle et mo’ n'avons jamais pensé à ça !

Farah renifla bruyamment, puis ell’ s'essuya le ne’ d'un revers de manche. ’ l'évidence, aborder ce sujet avec les filles était trop éprouvant pour elle, malgré ses année’ d'expérience aguerri’ d'infirmière.

— La pauvre femme, insista-t-elle. Son fils a mis fin à ses jours il y a pile un an, vous vous souvenez de…

— Luan, termina Asma. Bien sûr qu’on se le rappelle, maman.

Farah s’arrêta de parler et marqua un instant d’hésitation.

— Il faut beaucoup de courage pour aller discuter de ça dans l’école qui a tant vu souffrir son enfant, reconnut-elle.

— Il en faut tout autant pour se rendre dans une école qu’on déteste, grommela Asma.

Estelle lui sourit. Heureusement, c’était leur dernière année au lycée, puisque l’année prochaine, elles intégreraient les bancs de l’université.

Farah parut embarrassée, puisqu’elle se leva d’un bond et replaça avec beaucoup d’attention le coussin sur le fauteuil.

— Bonne nuit, les filles, ne traînez pas trop.

Asma semblait comme toujours furieuse contre sa mère, alors qu’Estelle l’observa quitter la pièce avec beaucoup d’affection.