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L’Afrique, terre de contrastes où le tangible se mêle à l’insaisissable, constitue le décor vivant de ce recueil de nouvelles. Du désert aride à la luxuriance des forêts, chaque récit interroge les rapports entre destin, hasard et libre arbitre, mettant en lumière les dilemmes profonds des personnages. Les traditions ancestrales et l’innocence de l’inexpérience influencent lourdement leurs choix, façonnant des trajectoires marquées par des conséquences inéluctables. Entre tension et introspection, ces histoires dévoilent une Afrique à la fois mystérieuse et intensément ancrée dans l’essence humaine.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marie-Andrée Valin-Giglio fait de l’écriture une démarche réfléchie, portée par le désir de partager des expériences et des émotions. À travers ses récits, elle saisit des instants de vie, ouvrant une fenêtre sur les questionnements intimes de chacun, et invitant à une exploration des chemins et choix personnels.
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Seitenzahl: 144
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Marie-Andrée Valin-Giglio
Les disparues
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Marie-Andrée Valin-Giglio
ISBN : 979-10-422-5447-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Hasard ou destin, la réponse n’est pas simple.
Joseph Kessel
« Je vais te raconter une histoire. »
C’est ainsi que le vieil homme accrocha l’attention de l’enfant qui s’ennuyait et dont l’esprit errait avec le bruit de la mer comme fond de rêve. Assis dans un coin de l’unique pièce qui composait leur habitation, le jeune garçon, d’une douzaine d’années, enroulé dans une djellaba sans âge, s’amusait avec un morceau de bois.
La petite cabane était adossée à un énorme rocher et faisait face à l’océan. Par les jours de mauvais temps, ils avaient l’impression que les grosses vagues blanches iraient finir leur course au pied de la minuscule habitation. Mais la plage de sable blanc, si large, engloutissait leur élan bien avant.
L’unique pièce de cet antre troglodyte très rudimentaire dissimulait dans un des angles, un fouillis qu’on devinait être un couchage ; au-dessus, une espèce de panier trônait et des vêtements tentaient de s’en échapper. L’autre angle subissait un étrange encombrement : des récipients en plastique d’un bleu cru, une caisse en bois vieilli par le temps, une barrique avec ses cercles rouillés, tout cela contenait le nécessaire pour cette vie d’ermite que ces deux personnages semblaient mener.
En face de l’unique porte, un fauteuil en bois, plein de chiffons, sur lequel était assis, les jambes repliées, l’habitant de ce lieu incongru. Devant lui, une petite table, encombrée elle aussi par des petites boîtes, un bocal de sucre et un minuscule fourneau surmonté d’un ustensile roi : une théière. À ses pieds, un sac bien défraîchi portait la provision de charbon. Le jeune garçon, lui, occupait l’espace compris entre le couchage et la porte. Un tas de sacs de jute servait de siège à son fauteuil improvisé.
La pénombre qui régnait dans la cabane était animée par une petite flamme sortant d’une seringue montée sur un camping-gaz. Si mince fût-elle, la langue de feu qui naissait de l’aiguille se tortillait dans tous les sens, sensible au moindre souffle de l’air marin. Cela créait une ambiance d’introspection, propice pour ramener des histoires enfouies dans la mémoire, et voulant resurgir du passé.
Sur la plage déserte, les vagues rapportaient souvent du lointain d’étranges déchets, leur reflux les abandonnait là, peut-être pour vivre un autre destin ! Entre quelques récipients venus de je ne sais où et des objets hétéroclites qu’on dirait sortis d’un autre monde, le jeune garçon pouvait imaginer leur origine et leur inventer une histoire à chacun. Pour l’heure, c’était ce morceau de bois qui occupait toute son attention. Il l’avait trouvé sur la plage, et ce reste de branche difforme gardait son aspect dur et luisant. L’esprit rêveur du garçon se disait que ce petit morceau d’arbre avait dû faire bien du chemin avant d’être abandonné là par une vague plus forte que les autres.
Tout concentré sur son œuvre, le garçon, à l’aide d’un petit couteau, enlevait de minces pellicules de son précieux matériau, et vu ses efforts, cela semblait ne pas être chose facile. Non seulement dur, le bois se montrait aussi très glissant, et la lame, pouvant ripper, devenait dangereuse. Au-dehors, les vagues continuaient à mener un vacarme assourdissant quand elles s’abattaient contre les rochers au pied de la dune. Et, à l’inverse, elles chuchotaient quand leurs paquets d’eau mouraient sur la plage dans le dernier souffle de leur écume. À l’intérieur de la cabane, seul le crissement du couteau sur le bois se faisait entendre.
Aussi quand le Vieux commença à parler, cela fit sursauter le garçon absorbé par son œuvre naissante. Sorti brutalement de sa rêverie, il lui avait fallu un petit laps de temps pour revenir dans la cabane. Le silence dans lequel les deux protagonistes pouvaient rester durant des heures avait fini par installer une espèce de torpeur dans laquelle l’esprit de chacun se perdait, pendant que les mains seules s’activaient.
« Tu vois, fils, du temps où il y avait encore du monde par ici, la vie se déroulait différemment. Les itinérants et leurs troupeaux venaient s’approvisionner en eau et profitaient pour se reposer de leurs longues traversées. Les marchands faisaient un détour, non seulement pour vendre leurs fins de stock, mais surtout ils s’installaient pour attendre quelques rares bateaux que le vent du désert avait annoncés. Tout en restant au large, des bâtiments, rarement les mêmes, mettaient quelques canots à l’eau. Avant que le soleil ne soit bien haut, quelques hommes débarquaient de gros ballots, des grandes caisses de marchandises dont personne ne savait vraiment la provenance. Mais chacun supposait que la majeure partie de ces livraisons provenait le plus souvent de la contrebande. »
Le Vieux s’arrêta un instant, peut-être pour attiser la curiosité du gamin, peut-être aussi parce qu’il s’était réellement replongé dans cette époque qui l’avait beaucoup marqué. Toujours est-il que son souffle devenait plus rapide et ses yeux brillaient étrangement dans la pénombre.
Il reprit :
« Les hommes ramenaient à terre des denrées de toutes sortes, un bric-à-brac de choses souvent inconnues. Parfois, ils déchargeaient des rouleaux de soie ou de coton de toutes les couleurs. À d’autres moments des caisses contenant des bijoux finement sculptés, des cauris, du tabac, des parfums, du thé, du sucre. Ils déversaient des objets venant de l’autre bout d’un autre monde : des bibelots et des accessoires de cuisine en écaille, des mules de femmes garnies de pompons colorés, des souliers blancs à rosettes semblant sortis de la page d’un livre interdit. Des costumes européens ridicules et inutiles étaient exposés, cherchant un client assez fou pour oser s’affubler d’un tel accoutrement.
Enfin, ces commerçants débarquaient sur cette plage tout ce qu’ils avaient pu négocier, échanger ou voler pendant leurs perpétuelles pérégrinations dans les contrées les plus reculées. Au-delà du désert, les fournisseurs connaissaient bien les trafiquants qui pouvaient aller jusqu’aux limites des dunes, apporter les denrées les plus nécessaires comme les plus incongrues. Parfois encore arrivait une cargaison de fusils, de cartouches et de boissons interdites. Bien sûr, le plus souvent, ces choses-là n’étaient pas du tout destinées aux habitants de cette région trop ignorants et trop pauvres pour prétendre à ce genre d’articles. Elles transitaient loin du circuit officiel et seules quelques miettes restaient dans le campement. »
Pendant que le vieil homme parlait, un tout petit fourneau chauffait une théière. Celle-ci présentait un gabarit peu commun, on l’aurait dit sortie d’une ménagère d’enfant. Assortie à l’ensemble, elle trônait, minuscule sur le fourneau adapté à sa taille, son émail manquant par endroits, elle avait l’air aussi vieille que son utilisateur. Le charbon incandescent crépitait de temps en temps comme pour assurer sa puissance au petit ustensile chauffé à blanc qui, lui-même, transmettait sa chaleur au liquide qui, lentement, finissait par bouillir.
L’ébullition faisait glouglouter l’eau ; comme un appel discret, le vieil homme plongea sa main dans l’une des boîtes cachées sous la table de fortune. Elle contenait les feuilles de thé séchées, avec délicatesse il en sortit une pincée qu’il jeta du bout des doigts dans le récipient fumant. Avec autant de concentration, il rajouta une seconde pincée ; pour parfaire l’opération, avec une petite cuillère, il déposa délicatement deux doses de sucre. Voilà ! les ingrédients allaient pouvoir donner ce qu’ils avaient de meilleur. Bien sûr, il manquait les feuilles de menthe qui rafraîchiraient le tout, mais l’eau avait été très absente cette année !
Il ne restait plus qu’à attendre quelques minutes, et à un certain signal, détectable par lui seul, le maître de thé, l’oreille attentive et l’œil aux aguets, apprécierait l’aboutissement de la préparation. Au bout d’un temps indéterminé, où pas une parole ne vint perturber le chant du thé, l’initiateur de l’évènement se prépara à sortir la théière de sur le fourneau. Pour ne pas se brûler, à l’aide d’un pan de sa djellaba, il souleva avec précaution l’ustensile bouillant et le déposa sur un galet plat qui assurait à merveille son rôle de « desserte particulière ». Le galet, lisse et plat, lui avait été offert par la mer, ne craignant pas la chaleur, il constituait une protection improvisée pour la vieille table en bois. Un parfum âcre et sucré à la fois se dégagea de la théière et subtilement, remplit l’espace. Ainsi cette petite vapeur odorante, bien que discrète, préparait les occupants à la dégustation imminente du breuvage. Celui-ci frémissait déjà, impatient d’aller vers sa mission : recentrer l’énergie de chaque buveur tout en les maintenant en communion.
L’attente que le précieux liquide fût à point pour être servi paraîtrait des siècles pour celui qui viendrait d’ailleurs. Mais dans cette cabane, deux individus, de générations opposées, assis en silence dans une pénombre diffuse, convergeaient leur attention sur un phénomène que l’on pourrait croire exceptionnel. Cela avait un côté « tableau de Caravaggio » : une scène s’inscrivant dans une sorte d’intemporalité, figée dans le temps, comme se préparant à durer toute l’éternité à l’instar d’une présentation dans un musée de cire.
Enfin, le présent reprend son cours, l’infusion semble prête à être servie. Tenant la théière par son anse avec le bout de sa chéchia pour ne pas se brûler, le Vieux commence à verser le thé en partant du plus proche du verre en remontant, dessinant dans l’air un fil droit qui retombe dans le récipient dans un bruit de pluie sortant d’une gouttière. La théière monte et redescend et le jet ressemble à un élastique tendu entre la théière et le verre, et son gazouillement s’égrène dans des intonations allant du grave à l’aigu. Une sorte de fascination tient en haleine les deux acteurs de la scène. Le bruit que fait le liquide fumant, en fonction de la distance qui s’étire entre la théière et le verre, remplit à lui seul le volume de la petite pièce.
Pendant ce délicat exercice, le vieil homme, concentré pour un moment sur ses seuls gestes de « tirer » le thé, avait cessé de raconter. L’enfant, assis, les jambes croisées, suivait lui aussi le trajet du liquide au bout du bras du faiseur de thé. Son attention s’était ostensiblement détournée de son bout de bois dès le premier roucoulement du breuvage dans le verre.
Enfin, l’heure du verdict arriva. Lentement, le Vieux se décida à goûter son œuvre, il se devait d’évaluer si elle avait atteint la perfection recherchée. Les lèvres serrées en cul de poule, frôlant à peine le bord du récipient et avec un bruit de succion dont la sonorité gênerait une oreille étrangère, il aspira le liquide brûlant. Ce bruit de lèvres témoignait d’une manière très significative de l’extrême chaleur de l’infusion, mais, plus que tout, ces manifestations sonores avaient pour but de renseigner les autres convives. Les renseigner, non seulement sur le degré de chaleur de la boisson, mais aussi leur transmettre un certain niveau de plaisir. Ce plaisir attaché à la tradition que chaque buveur éprouverait quand le précieux breuvage serait servi. Avec un plissement de sourcils, le maître du thé avait l’air de chercher à l’intérieur de lui-même un déclic ; un signe du palais qui signifierait que le nectar fut à point. Le déclic ne voulant pas venir, il claqua quand même la langue et reversa le contenu du verre dans la théière. Le mariage de l’âpreté des feuilles séchées et de la douceur du sucre ne délivrait pas encore ce message unique qui faisait écho à l’attente des buveurs de thé. Encore un peu de patience !
L’ustensile reprit sa place sur le fourneau et le Vieux, rentrant ses mains dans les plis de sa djellaba, réintégra l’époque lointaine qu’il avait momentanément quittée pour la préparation du thé.
« Tu vois, petit, la vie sur cette plage se passait ainsi depuis des années. Les marchands qui s’arrêtaient par ici campaient parfois pendant deux semaines, uniquement parce qu’ils avaient entendu dire qu’un navire allait ancrer dans la baie. Pendant qu’ils séjournaient dans le village, les caravaniers continuaient de négocier les restes de marchandises encore présentes dans leurs roulottes. Bien sûr, tout le monde s’entichait à vouloir faire de bonnes affaires. C’était à qui échangerait un coupon de coton défraîchi contre un agneau, des cauris contre des noix de kola, ou encore des chameaux contre des pierres précieuses. Tout devenait négociable et, pendant qu’on passait le temps, chacun s’exerçait à affiner son petit commerce. Souvent, quelques-uns se faisaient avoir sur l’utilité ou le manque de bon sens de certains échanges intempestifs qu’ils contractaient sans réfléchir. Rien que pour le plaisir de posséder une chose incongrue qu’ils finissaient par regretter plus tard. Une villageoise avait une fois échangé une chèvre contre deux tutus et deux paires de ballerines qu’elle destinait à ses jumelles. À cause du ridicule de son acquisition, elle dut endurer les remontrances sévères de son mari, et fut la risée de tout le village pendant très longtemps. »
Le Vieux arrêta son récit comme pour éclaircir ses idées. Puis il reprit :
« Quand enfin un bateau jetait l’ancre dans la baie, de nouveaux marchandages se déroulaient jusqu’à tard dans la nuit et de nouvelles marchandises atteignaient la rive dans des sacs ou des caisses en bois. Des denrées licites ou des produits de contrebande, tous avaient leurs codes ; et leurs destinataires se trouvaient être des personnages puissants, en vue, mais s’entourant de grand mystère quant à leurs trafics.
Les caravaniers renouvelaient leurs stocks et repartaient pour d’autres contrées où d’autres populations les attendaient pour des échanges aussi lucratifs. Les choses s’étaient établies ainsi, et cela depuis toujours. Au petit matin, le bateau relevait l’ancre et s’éloignait vers des horizons connus d’eux seuls. »
Après un nouveau silence où juste le bruit des vagues dehors rythmait le temps, le vieil homme reprit :
« Par une nuit noire où la lune cachait sa face, un canot accosta en silence. Les habitants du campement avaient bien trouvé étrange le mouillage de ce navire qu’ils voyaient pour la première fois. Surtout l’heure tardive à laquelle ce bâtiment, silencieux, dont la cheminée ne fumait pas, avait ancré dans la baie. Les arrivées se faisaient habituellement dans la matinée et ce jour-là le capitaine avait jeté l’ancre au coucher du soleil. La nuit avait envahi la côte depuis longtemps quand un canot, chargé d’un unique colis, fut mis à la mer. À bord, un seul rameur et un autre homme tenant une masse inerte, emballée dans du tissu. L’embarcation s’approchait de la plage en glissant sans bruit sur la surface de l’eau. Pas de halètements des marins sous l’effort de la rame menant une barque habituellement chargée et lourde ni de cris de rassemblement pour ameuter les négociants et les villageois. Non, la marchandise à débarquer n’avait rien d’habituel. Tu ne devineras jamais, dans le paquet de vêtements que tenait le passager du canot, il y avait une femme, oui une femme et rien d’autre. »
Là encore, le conteur s’arrêta. Il semblait transporté dans cette nuit où cet étrange évènement avait eu lieu. En évoquant ce souvenir, les yeux du Vieux brillaient d’une lueur qui aurait pu faire penser que son histoire datait de la veille. Son émotion était toujours aussi vive, comme si le temps n’avait rien enlevé à sa mémoire.
« Elle était endormie et devait avoir été droguée. Le matelot la jeta sur son épaule tel un vulgaire fardeau et alla la déposer sous la tente de l’homme le plus important du campement. L’autre homme, le rameur, amarra le bateau et resta à négocier une bonne partie de la nuit avec le représentant du destinataire de l’exceptionnel colis. Au petit matin, le canot reprit la mer avant que le soleil ne fût le témoin de leur complicité. »
Le vieil homme semblait encore choqué par cet évènement du passé qui mettait ses sentiments sens dessus dessous pendant qu’il le racontait. Un répit remit de l’ordre dans ses idées, le calme revint dans son regard. Ses mains, qu’il avait subrepticement sorties de son vêtement pour ponctuer la surprise occasionnée par l’étrange débarquement, regagnèrent les longues manches. Il continua :