Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
En visitant l’appartement de son ami d’enfance récemment décédé, René Perrier fait une découverte étrange : des artefacts romains, totalement incongrus dans le T3 d’un ancien postier. Bien que ses troubles de mémoire le freinent, cet ancien gendarme et psychologue à la retraite se voit contraint d’enfiler à nouveau son gilet d’enquêteur. Il plonge alors dans une enquête complexe, à la recherche de ses amis disparus et des secrets enfouis sous le soleil de la Côte d’Azur, en pleine tourmente des Gilets jaunes. Quels liens unissent ces artefacts antiques à la disparition de ses proches ? Quelles tensions cachées se dissimulent derrière les événements sociaux qui secouent Fréjus ? Au-delà de ses propres failles mentales, René parviendra-t-il à percer les mystères enfouis ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Créatif, polyglotte et passionné par les langues,
Serge Van Themsche plonge le lecteur dans l’univers aujourd’hui disparu des Gilets jaunes à travers ce roman policier. Avec son quatrième ouvrage, il choisit de divertir et de captiver tout en sensibilisant son public aux enjeux sociétaux majeurs, une approche littéraire qui lui est chère.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 407
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Serge Van Themsche
Les disparus du rond-point
Roman
© Lys Bleu Éditions – Serge Van Themsche
ISBN : 979-10-422-6857-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
BERENGER : Vous allez bientôt devenir un sympathisant des rhinocéros.
DUDARD : Mais non, mais non. Je n’irai pas jusqu’à là. Je suis tout simplement quelqu’un qui essaye de voir les choses en face, froidement. Je veux être réaliste. Je me dis aussi qu’il n’y a pas de vices véritables dans ce qui est naturel. Malheur à celui qui voit le vice partout. C’est le propre des inquisiteurs.
BERENGER : Vous trouvez-vous, que c’est naturel ?
DUDARD : Quoi de plus naturel qu’un rhinocéros ?
BERENGER : Oui, mais un homme qui devient un rhinocéros, c’est indiscutablement anormal.
Extrait de Rhinocéros d’Eugène Ionesco.
Je suis assis à une terrasse et observe en silence la place centrale de Fréjus. Tous les cafés du coin, hormis celui-ci, sont fermés à cette période de l’année. Il y a bien quelques commerces en exploitation, mais leur façade défraîchie laisse deviner des jours meilleurs. Comme presque tous les jours, mon copain Jan et moi y sommes pratiquement seuls durant ces longs mois d’hiver sans touristes. Il est onze heures du matin et seuls quelques retraités et artisans boivent un café ou sirotent un verre au comptoir. Un homme marche tranquillement dans notre direction. Sa jeunesse relative est trahie par des cheveux poivre et sel, et de larges cernes sous des lunettes rayées. Jan se lève et lui crie :
— Bouan jou Jean-Claude. Ça fait longtemps que je t’ai pas vu par ici. Qu’est-ce que tu deviens ? Allez, viens t’asseoir. Tu connais mon ami René ?
— Salut Jan. Ça fait un bail. Toujours là à parsemer tes phrases avec notre dialecte ? dit-il en lui faisant la bise.
— Il faut bien un champion de la défense de cette langue merveilleuse qu’est le provençal !
— Tè, il reste uniquement des irréductibles comme toi ou mon père qui m’a forcé à suivre des cours pour la parler. Il aurait mieux fait de me laisser étudier l’anglais. Ça me serait beaucoup plus utile aujourd’hui !
— Je trouve que tu donnes d’air de plus en plus à ton père. D’ailleurs, comment va-t-il depuis son accident ?Il venait souventdéjeuner avec nous.
— Comme ci comme ça. Il est cloué à son lit depuis son AVC, mais garde le moral.
— René, tu connais le fils de César ?
— Non, on ne se connaît pas. Bonjour Jean-Claude. Très heureux de faire ta connaissance, lui dis-je en lui tendant la main. J’ai souvent entendu parler de toi par ton père. Il nous manque beaucoup, tu sais.
— Adiou René. Mon père m’a souvent raconté vos repas arrosés.
— Tu bois quelque chose ?
— Ouais, j’accepterais volontiers un petit café noir, me répond-il en tirant une chaise de la table voisine.
Jan lui demande :
— JC quel bon vent t’amène par ici ?
— Je tue le temps jusqu’à midi avant de retourner déjeuner à la maison.
Hésitant, il ajoute à voix basse pour mon ami d’enfance :
— Jan, j’ai pas grand-chose à faire depuis que j’ai perdu mon boulot de déménageur, après quinze ans de bons et loyaux services. Comme j’ai des douleurs au dos, je veux plus faire ce métier de couillon mal payé et harassant.
— Té, tu fais quoi de tes journées JC ?
— Rien de passionnant Jan. Je joue au taxi pour transporter ma fille Ginette au foot et mon père, à ses rendez-vous médicaux. Je pointe aussi à Pôle Emploi. Ça m’occupe quelques heures par jour, tout au plus, et ça me donne un bon alibi pour éviter de dévoiler à ma femme Monique où je traîne.
En se penchant vers Jan, il précise :
— C’est d’autant plus facile que Ginette est devenue une ado qui ne partage pas grand-chose avec moi et encore moins avec sa mère. C’est d’ailleurs un peu pour ça que je sors aussi souvent. Ça me fatigue de les voir se crêper le chignon constamment. Finalement, quand ça dégénère, c’est toujours moi qui déguste.
Je regarde Jan hocher la tête, tout en fermant les yeux comme pour mieux revivre des scènes de son passé où sa femme était toujours vivante et ses deux filles pas encore parties vivre à Paris.
— Ouais, j’ai vécu ça moi aussi. Ma femme et mes filles s’engueulaient tout le temps. À la fin, je finissais par être la cible de leur dispute. Malheureusement, c’était il y a une kyrielle d’années. JC, tu sais, sur le moment ça paraît pire que ce l’est, pourtant avec le recul tu verras, ça te manquera. Peuchère, rassure-moi JC, tu n’es pas constamment dehors à errer dans les rues de Fréjus ou Saint-Raphaël ?
— Évidemment que non, Jan ! Tu sais fort bien qu’on en a vite fait le tour, surtout à cette période de l’année. Il y a dégun.1 Tous les commerces sont fermés et il y a que des vieux qui promènent leur chien ou vont à la pharmacie. Désolé, je voulais offenser personne, nous dit-il, réalisant soudainement avec qui il est en train de boire son café.
Je lui réponds, en essayant de cacher une grimace :
— Aucun souci. Avec l’âge on s’immunise contre ce sentiment de supériorité que les jeunes peuvent avoir. Tu sais, j’étais pareil. De plus, je ne me regarde jamais dans la glace. D’ailleurs, les jours où je me sens particulièrement âgé, je me dis qu’il y a au moins un avantage à vieillir. Entre nos amis que l’on visite en EHPAD et l’épaisseur de nos verres ou cataractes, on a de plus en plus de mal à croiser le regard condescendant des jeunes.
— Tu sais René, on se sent pas meilleur que vous, les anciens. Je pense que notre génération, qui sera centenaire, craint l’image que les vieux renvoient de la déchéance physique qui nous pend inéluctablement au bout du nez. C’est pas leur laideur qui nous pousse à ignorer les gens du troisième âge. À mon avis, on cherche à vous éviter, car c’est trop perturbant d’avoir devant soi un miroir reflétant ce que l’on sera dans trente ans. Avant les gens mourraient jeunes, sans être inéluctablement confrontés à la déchéance physique.
— Mais, il y a toujours eu des estropiés, peuchère !
— Ouais. T’as raison Jan, cependant les déformations physiques de ces invalides étaient, pour la majorité, liées aux maladies ou issues de blessures de guerre.
— De toute façon, nous les retraités, sommes devenus la majorité sur la Côte d’Azur, j’ajoute.
— Vous savez pas la chance que vous avez de vous fondre dans la multitude. Moi, c’est le contraire. Chaque fois que j’entre dans un lieu public durant la journée, j’ai l’impression qu’on me fixe avec un regard réprobateur. On dirait qu’un chômeur de longue durée possède un look particulier. Pire, c’est comme si on dégageait une odeur spécifique. Un peu, comme celle des vieux qui pue la m…
Jean-Claude se tait, sans achever sa phrase. Jan en profite pour changer de sujet et lui demande :
— Alors tu fais quoi, en dehors de tes balades ? Tu t’ennuies pas tròp sovent ?
— Non, penses-tu ! Je me suis abonné à plusieurs chaînes de sport. C’est incroyable le nombre de matchs de foot à la télé. L’autre jour, j’ai vu le match entre Galatasaray et Besiktas.
— Entre qui ? je demande, surpris.
— Deux clubs turcs.
— Et c’était un beau match ?
— Je sais plus. Toutefois, je me souviens d’un match de hockey sur glace entre les Panthères noires et les Pingouins.
— Tu trouves pas ces noms bijarres ? On a davantage de classe ici. Même les clubs les plus nuls s’affublent d’un Olympique ou d’un Sporting club.
— Bof. Imaginez une bagarre générale. Ils s’envoyaient de ces castagnes ! Le sang pissait sur la glace.
— Tu suis leur campionat ?
— Non pas vraiment. Je comprends pas trop les règles. Ça ressemble au foot, avec un côté un peu plus viril. C’est un sport d’homme, un peu comme le rugby, qué.
— Quoi ? Tu suis le rugby. Moi, depuis que le Stade français est devenu champion en 2015 et sacré vainqueur du challenge européen en 2017, j’ai abandonné, je lui assène, dépité.
— René, c’est pas parce qu’il y a un club du nord qui sait jouer qu’il faut abandonner ! Il faut faire comme les ricains. Mercredi dernier il y avait un match de football américain sur Canal +. L’équipe de Cleveland perdait 42 à 3. Eh bé, figure-toi qu’ils ont botté le ballon sur cent cinquante pieds et ramené le score à 42-6. Les spectateurs criaient et célébraient pour trois points seulement !
Je leur demande, pas impressionné : C’est quoi des pieds ? Vous y comprenez quelque chose au football américain, vous ?
— Absolument rien. Pour moi, c’est un sport d’hommes et les matchs passent à trois heures du matin, quand j’arrive pas à dormir.
Jan lui répond :
— Oui, moi aussi j’ai des insomnies, mais j’ai une solution naturelle pour y remédier. Tu prends tous les soirs trois verres de jaunet artisanal avec beaucoup de glaceet un peu d’eau. C’est important, la glace, car ça abaisse ta chaleur corporelle. L’essentiel c’est la constance, sinon c’est foutu. Trois verres de pastaga, ni plus ni moins, sans mélanger avec toute autre boisson alcoolisée.
— René, toi aussi, tu crois vraiment que ça fonctionne ces remèdes de grand-mères ?
— Tu sais tout se passe dans la tête. C’est l’effet placébo. Il m’arrive aussi de prendre des verres de vin blanc ou rosé gelé pour abaisser ma chaleur corporelle.
— Moi, je suis sudiste ! Outre le jaunet, j’aime que le bòn roussin de maProvènço, réplique Jan.
— Tu fais quoi maintenant Jean-Claude ? Il y a un groupe de manifestants au rond-point des Harkis. Ils sont super sympas.
— Il manifeste contre quoi René ?
— Tu n’es pas au courant ? On ne parle que de cela. Ils manifestent contre plein de choses importantes, en particulier, contre les taxes sur le carburant.
— Tu fais quoi René, sans être indiscret ? Tu es routier ?
— Non, penses-tu ! Je suis retraité, lui dis-je en essayant de ne pas me montrer flatté. Je suis sur le point de lui dévoiler que je suis un ancien de la gendarmerie de Fréjus, mais je me retiens, car je sais trop bien comment l’évocation de mon ancien métier peut plomber une ambiance.
— Toi aussi Jan tu manifestes ? Je croyais que t’étais devenu écolo et avais laissé ta vieille bagnole au garage ? Donc, t’es pas favorable à une taxe sur le carburant ?
— Peuchère, tu rigoles ? Ça n’a rien à voir. Tu fais de ces amalgamas. Tè, voilà un exemple. Tu aimes le pastaga, toutefois tes convictions écologiques te poussent à acheter bio. Donc, tu roules dix kilomètres de plus, jusqu’au Carrefour plutôt qu’à la supérette du coin pour trouver un jaunet bio qui soit buvable.
— Mais tu pollues en faisant ça. C’est pas logique.
— Evidentament, ça l’est. Si chacun agit comme moi, la supérette sera obligée d’en vendre. Par le fait même, j’encourage les producteurs locaux vertueux et je protège la nature. Pour ce qui est du transport, c’est un autre problème lié aux politiques gouvernementales.
— Comment ça ? Je vois pas bien.
— Tu es conscient assurément qu’ici sans bagnolo, tu es mort.Y a pas de transport en commun, ou si peu. Toutes ces taxes et mesures contre le petit peuple d’ici, prises par tous ces cournats de l’élite parisienne qui, eux, n’ont que l’embarras du choix en termes de transport public, sont injustes. Et qui payent pour ces mesures ? Encore nous, les sudistes.
— Je me sens pas concerné : un chômeur, ça paye pas d’impôt. Ça n’a même pas de quoi payer des cadeaux à ses enfants pour Noël qui arrive.
— Pour ce qui est des impôts, malgré que j’en paye pratiquement pas avec mes petits travaux et mes combinos, je suis affecté comme tout un chacun par la TVA. La taxe sur le carburant ponctionne chaque Français, y compris les pauvres comme moi.
Je renchéris :
— Vous avez raison tous les deux. Le fisc nous ponctionne de tous les côtés. Tiens, laisse Jean-Claude, le café et les petits pastis qui arrivent, c’est pour moi.
— Merci René. Appelle-moi JC comme tout le monde. J’ai une question pour toi. Pourquoi les manifestants ont choisi les ronds-points ?
— Ça me semble cohérent avec nos revendications contre l’augmentation de la taxe sur l’essence. En plus, c’est génial que pour une fois, ils servent à autre chose qu’à financer les campagnes des politiciens.
Je demande l’addition au garçon. Durant l’attente, je sors un carnet de ma poche et y inscris 29/11/2018, l’heure, le montant de la facture et résume en trois lignes notre rencontre.
Je paye la facture pendant que Jan boit les dernières gouttes de son pastaga, la tête penchée par en arrière, puis repose doucement son verre. Un immense sourire béat illumine son visage chevalin. Je trouve qu’avec les années, il ressemble toujours plus à Don Camillo, en plus enrobé. Ses cheveux noirs, gominés et peignés vers l’arrière, amplifient son front haut et la longueur de ses oreilles. Je le suspecte de cultiver son look à la Fernandel pour amplifier son côté méditerranéen et surtout rendre hommage à son idole de jeunesse. Je me lève le premier et les deux autres emboîtent le pas, après quelques secondes. Le ciel est magnifique. La clarté des rayons de soleil contraste avec le bleu azur du ciel, unique à la Côte d’Azur. Le nez en l’air, j’entends derrière moi JC et Jan chuchoter :
— Ton copain est pauvre ou flic ? Je l’ai vu écrire jusqu’au prix de la facture.
— Mais non, c’est qu’il commence à descadraner.2 On lui a diagnostiqué un Alzheimer précoce. Tu sais écrire et te remémorer les instants vécus, c’est une des préconisations pour tous ceux qui commencent à perdre leur mémoire.
— C’est vrai ! Je me suis aperçu de rien, qué.
— Peuchère, c’est compliqué à expliquer. Il a conservé une mémoire phénoménale pour certains souvenirs anciens. Par exemple, il est toujours incollable pour tout ce qui est culturel. Malheureusement, il se souviendra difficilement de ton prénom et de notre rencontre dans quelques heures.
— Sa mémoire à court terme est touchée ?
— Ouais. Avisa-te qu’il nous écoute.
J’ai beau essayer de tendre l’oreille pour écouter leur conversation, une douleur à mon pied droit m’en empêche. C’est incroyable ce qu’un simple oignon mal planté nous tire vers le sol. Je m’arrête un instant pour me reposer sur une jambe, tel un flamant rose. Mes deux compagnons me rejoignent.
— C’est ton agassin3 qui te met dans cet état ? Tu souffres ? Si tu veux, on t’attend ? me demande Jan.
— C’est mon oignon au pied droit qui est de pis en pis. Non, allez-y, je vous rattraperai.
Pour penser à autre chose qu’à cette douleur insidieuse, je me mets à observer JC qui me dépasse et s’éloigne lentement. Je me fais la réflexion, comme d’habitude, que c’est une déformation professionnelle. De derrière, je vois un homme d’un mètre soixante-quinze, aux formes arrondies et à la démarche lourde. J’observe ses cheveux poivre et sel mal coupés. Des reflets plutôt jaunes que blancs trahissent l’usage de shampoings premier prix. Pas de doute, il a la quarantaine bien entamée. Son pull ocre, qui aurait pu exposer simplement une faute de goût, indique clairement qu’il n’a pas l’air vintage, mais fauché. L’examen de ses chaussures confirme des fins de mois très difficiles à boucler. À mon avis, il est mûr pour se joindre au mouvement. Si moi, avec ma pension de fonctionnaire, je peine à vivre décemment, alors je n’ose même pas l’imaginer dans sa situation de chômeur avec une adolescente et une femme à faire vivre. Peut-être même, subvient-il aux besoins de son père César ?
J’accélère le pas tant bien que mal et finis par les rejoindre. En arrivant à leur hauteur, j’entends JC demander :
— C’est encore loin ?
— Non, c’est au prochain carrefour. D’habitude, on manifeste au rond-point du piàgi de la autorota, toutefois de temps en temps, on intervient en ville.
J’ajoute avec un sourire de complicité :
— C’est un peu notre outil promotionnel. On se rapproche des habitations pour attirer de nouveaux membres. On organise pour ces journées portes ouvertes des repas à la bonne franquette, même si on est un peu à l’étroit sur ce rond-point.
Sur ce, Jan enfile son gilet jaune. Je mets ma main dans le sac en plastique que je me trimballe. En tâtant, j’évite le pâté de campagne, les cornichons et les quatre baguettes qui s’y trouvent et saisis mon gilet jaune fluo.
— Tè, vous avez raison les gars. Il fait frisquet, remarque JC.
— Non JC, c’est un code vestimentaire que tous les manifestants du mouvement portent.
— René, c’est pour des raisons de sécurité ?
— Plus ou moins. Bien sûr on manifeste sur des ronds-points et on n’est jamais assez visible. Au début, il y a probablement un mec qui a trouvé ça drôle. Puis, d’autres ont dû trouver que c’était différenciateur. Moi je trouve que ça ne coûte pas cher et puis c’est joli le jaune fluo.
La réalité est qu’à chaque fois que j’enfile mon gilet, je ressens la même sensation que lorsque jeune, je revêtais l’uniforme. C’est comme si tout d’un coup, mon étiquette de vieux disparaissait pour laisser place à un fanion où on peut lire : il est des nôtres, il fait partie de la bande.
Nous nous approchons du carrefour. Un petit groupe de personnes portant des gilets jaunes se tient à la gauche du croisement. Jan s’empresse d’aller au-devant du groupe et, tout sourire, se met à imiter le bruit d’un klaxon. J’entends aussitôt de grands éclats de rire et de grandes tapes dans le dos s’ensuivent.
— Salut Jan et René. Quel bon vent vous amène ? nous lance Gilles.
— René et moiavions quelques heuresà perdre et on voulait introduire Jean-Claude au mouvement, dit Jan, fier d’avoir attiré un nouveau membre potentiel.
— Sois le bienvenu Jean-Claude. Mon nom c’est Gilles, mais tout le monde m’appelle Gilou. Je m’occupe de tout ce qui est logistique, ici. C’est d’ailleurs mon métier, logisticien. C’est moi qui achète la bouffe et organise les événements. J’achète en gros et je m’occupe des livraisons. D’ailleurs, il y a des collègues au rond-point qui me passent des commandes, si jamais ça t’intéresse.
— Salut, Gilou, merci pour l’info, mais en ce moment, c’est pas nécessaire. Tu peux m’appeler JC.
— Bon maintenant que les présentations sont faites, vous pouvez… peux-tu nous confirmer Gilou, s’il y a du monde pour bloquer le trafic ? dis-je, en me rappelant qu’on se tutoie systématiquement dans le groupe.
— Oui, toujours davantage, surtout au rond-point de l’autoroute. Malgré qu’on soit un peu à l’étroit ici, je m’attends à faire un bon score ce midi. J’espère qu’il y aura beaucoup de nouveaux membres. La température est plutôt clémente et il ne pleut pas depuis une semaine. À nouveau ce soir, on devrait faire le plein, surtout qu’Etienne nous a apporté du vieux bois et les collègues adorent les petites flambées. Jan, peux-tu donner un coup de main aux collègues ? Ce ne sera plus très long, car on mange à midi trente.
— Quelle est la consigne capo ? 4 lui demande Jan.
— Hein ? Oh oui, la consigne du chef est : on emmerde les camionneurs. Toutefois, pas touche aux denrées périssables. On ne voudrait quand même pas passer pour des salauds.
Jan va rejoindre un homme et une femme près des tables. Je les connais sûrement. Pourtant, j’ai beau me triturer les méninges, je n’arrive pas à me souvenir de leur nom. En désespoir de cause, je sors discrètement de ma poche de veste, un calepin et parcours rapidement mes notes. Il y a bien un François qui pourrait lui correspondre physiquement. J’y ai décrit un homme au visage rond et aux longues jambes. L’homme est volubile et a l’air agité. Son comportement démontre qu’il a déjà bien entamé son apéro. Je m’approche en fixant son visage bouffi. Sa peau rosacée et les nombreux vaisseaux sanguins apparents donnent tous les signes avant-coureurs d’un état avancé d’alcoolisme. Je lui donne à peine cinq ans avant que son nez ressemble à une citrouille. Dans mon calepin, il est écrit à côté de François le mot rhinophyma. C’est lui.
Je ne suis pas surpris le moins du monde de me rappeler le mot qui décrit l’état de son appendice nasal. Non, mon problème provient de mes nombreux oublis des choses simples de la vie de tous les jours. Ce qui est terrible avec ma maladie, appelée Déficience cognitive légère ou DCL pour les experts, c’est que j’éprouve toujours plus de difficulté à retenir les noms des personnes que je côtoie, mais peux citer par cœur des extraits de Ionesco ou d’autres auteurs préférés dont je dévorais les livres, plus jeune. Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, le jour où les médecins ont confirmé le diagnostic de la DCL, ils m’ont aussi informé que cette maladie se transforme en Alzheimer chez trente à cinquante pour cent des personnes concernées. Tous les cas d’Alzheimer commencent par une phase de DCL, toutefois, pas tous les patients atteints d’une déficience cognitive légère accèdent au stade de l’Alzheimer.
La DCL n’entraîne pas que des problèmes physiologiques. Elle a souvent un impact psychologique terrible sur le moral des patients. Dans mon cas, j’ai reçu l’annonce de la maladie comme un véritable coup de massue. Bien sûr, je savais que ma mémoire devenait défaillante, toutefois je mettais ça sur le compte du manque de sommeil. J’imagine que l’annonce a déclenché en moi une dépression dont j’ai toujours beaucoup de peine à me sortir. Plus je me sentais déprimé, plus je m’isolais ! J’ai sans doute eu aussi peur du ridicule. Après ce satané diagnostic, j’ai même cherché dans l’alcool l’oubli de cette épée de Damoclès qui me pend continuellement au-dessus de la tête. Je me suis repris en main et je suis allé chercher de l’aide. Malgré tout, il y a des jours où je me demande si j’ai raison. Après tout, ne vaut-il pas mieux mourir d’alcoolisme comme ce sera le cas pour François plutôt que supputer la cause de ma mort, en attendant que l’Alzheimer rende cette question futile ?
Comme le suggère mon psy, je dois me secouer et oublier mes idées suicidaires. Je me concentre sur la femme. C’est une brunette plutôt mignonne, d’environ quarante-cinq ans. Elle a l’air sportive. J’ai l’impression de la connaître, mais son prénom m’échappe. J’ai beau relire dans mon calepin les descriptions des femmes, aucune ne lui ressemble. Son nom est peut-être dans l’un de mes nombreux calepins laissés à la maison. J’avais déjà fait le constat que peu de femmes y sont décrites. Comment l’expliquer ? Elles ne sont que légèrement minoritaires dans le mouvement. Vraisemblablement, je ne dois pas chercher leur compagnie. Après mûre réflexion, je conclus que l’inverse est plus juste : peu de femmes cherchent à parler à un introverti qui oublie jusqu’au prénom des gens.
J’évite François et me dirige vers elle pour la saluer.
— Bonjour, on s’est déjà vu ?
— Non, ça m’étonnerait. C’est ma première fois ici.
— Je m’appelle René, lui dis-je un peu décontenancé.
À ce moment-là, j’entends Gilou qui m’appelle :
— René et JC, venez me donner un coup de main pour préparer les merguez et les patates.
— Excusez-moi madame, mais le devoir m’appelle. Voilà, j’arrive mon Gilou.
Je la quitte et me dirige vers la cuisine improvisée.
— Avant, dis-moi Gilou, où je dépose ma contribution ?
— Pose-la sur l’autre table à côté des pots de conserves, des salades et des tartes maison. Attention ! Y a pratiquement aucune place de libre, avec tout ce que les collègues ont apporté.
— Alors, comment tu trouves ça ? je demande à JC qui se tient à côté des victuailles.
— Tèvé. Tu sais à quoi ça me fait penser ? Aux Restos du Cœur. Mais au lieu de donner à bouffer aux autres, on cuisine pour boire et manger entre bénévoles.
— Ah tiens ! J’ignorais que tu y donnais un coup de main. C’est comment ?
— Non, non j’ai pas le temps d’être bénévole. J’y suis allé une ou deux fois pour boucler les fins de mois, me dit-il en rougissant. En plus, la misère m’incommode. Et puis, c’est clafi5d’étrangers. Je ne me suis pas senti à ma place.
Tout en épluchant les patates, je lui réponds :
— Tu as sans doute raison. Ici, il y a beaucoup de pauvres et seulement quelques étrangers. D’ailleurs, ce sont des étrangers locaux.
— Que veux-tu dire par là, René ? Pour moi, ils restent en permanence étrangers, même s’ils marient une fille ou un gamin d’ici.
— Peuchère, moi, je ne suis pas d’accord. S’ils ont décidé de vivre ici et obéissent à la loi, et sont noirs de peau quand bien même ils sont de confession différente, ils sont sudistes comme moi. Ce n’est pas le lieu de naissance ou son origine qui importe, mais la direction conjointe et le destin commun que l’on a décidé de se donner. Ma mère était de Roquebrune. Toutefois, tu l’ignores, mon père a émigré du Nord.
— Tu es d’origine belge ou allemande ?
— Non, mon père venait de Normandie, et je me suis toujours considéré comme Provençal avant tout.
— Pourtant t’es pas comme Jan. T’es de sa génération, mais tu parles pas notre patois.
— Comme toi, je le comprends. Selon moi, il est trop tard pour promouvoir le provençal. C’est désormais inutile. Il y a belle lurette que la bataille entre les langues d’oïl et d’oc a été perdue. Regrettablement, c’est devenu folklorique. Ce n’est pas comme nos voisins Catalans qui eux ont su imposer leur culture dans leur vie de tous les jours.
Je vois alors Jan, à quelques mètres de là, qui gesticule et effectue de grands signes de la main en direction de JC.
— JC, viens eici, je veux te présenter Mehdi et Joseph.
— Salut René, me disent-ils en me voyant et s’approchant pour me faire la bise.
— Alors JC, tu es déjà de corvée ? Moi c’est Mehdi et lui c’est Joseph.
Je les observe tous les deux, déformation professionnelle oblige. Mehdi est plutôt élancé, avec de longs bras et de grandes mains poilues. De petits bourrelets sortent de son survêtement Adidas. Ses cheveux frisés noirs, ses sourcils broussailleux et sa barbe foncée ne trahissent pas son âge, contrairement aux cernes sous ses yeux et son front plissé par le soleil et les soucis. Il doit avoir la cinquantaine, même s’il essaie d’en paraître moins. Son survêtement trop large et court, ainsi que ses baskets premier prix lui donnent un look de beauf. Joseph est son image physique contraire. Son corps trapu est très enrobé. Une grosse tête dont le crâne est dégarni repose sur un petit tronc et des jambes courtes. Il ressemble aux jumeaux Tweedle Dee et Tweedle Dum, les personnages d’Alice aux pays des merveilles. D’ailleurs, il porte une salopette bleue avec le logo « M. Plombier », sur une chemise rayée bleu marine dont les manches sont usées. Les temps doivent être difficiles pour ce professeur d’histoire célibataire et cet artisan accablé par les charges sociales que tout aurait dû séparer et qui se retrouvent inséparables par la magie de ces manifestations.
— Salut Mehdi et Joseph. Heureux de faire votre connaissance. Alors vous manifestez depuis longtemps ?
— Appelle-moi Jo, comme dans Joe le « taxé », dit-il en rigolant. Je suis là depuis les premières heures du mouvement. Je viens tous les jours, même le vendredi soir et le samedi.
— Y a quoi de spécial ces jours-là ? C’est chaud avec les routiers ? lui demande JC.
— Non, non ! C’est juste qu’il y a shabbat et comme ça m’ennuie…
— Avoue plutôt que tu ne crois pas à ces sornettes. C’est ton rabbin ou ta femme que tu cherches à éviter ? l’interrompt Mehdi.
— Tais-toi athée ! Je suis pas religieux, mais au fond de moi, je suis croyant, dit Jo en simulant d’être offusqué. J’arrive pas à concevoir qu’on vive, qu’on galère et puis plus rien. Tu trouves pas JC ?
— Té, je l’ignore. Je vais à l’église uniquement pour les mariages et les enterrements. Je me sens avant tout patriote, même si je sais que la France repose essentiellement sur des fondements judéo-chrétiens.
Un ange passe. Nous nous regardons tous les pieds, ne sachant pas trop quoi dire à JC. Au bout de cinq secondes, ce dernier se rend compte de la nouvelle bourde qu’il vient de commettre et commence à bredouiller. Heureusement, Mehdi l’interrompt, coupant court à sa tentative de justification et suggère :
— Alors, on pourra compter sur toi pour faire la permanence les dimanches matin ? Comme il y a beaucoup de vieux ici, on est sans cesse à court de bras, au moment de la messe.
Aussitôt l’ambiance se détend.
— Je vais devoir en parler à Monique, ma femme.
— Ça va de soi. Comme ici il y a beaucoup de gens divorcés, j’avais assumé…
— … Eh non, Mehdi, je suis avec ma femme depuis plus de vingt ans, bien qu’il y ait des jours où je me demande pourquoi.
Attiré par un crépitement et l’odeur d’huile d’olive, mon attention se détourne de la conversation pour se porter sur la cuisine improvisée. Les patates que j’ai aidé à éplucher et couper, déjà bouillies, sont en train de frire à grand feu sur deux réchauds au gaz. Je m’approche.
Aux commandes depuis ce matin, Mireille les grille avec de l’ail auquel elle a dû ajouter un mélange d’herbes de Provence. Son gilet jaune, un peu trop grand, flotte sur ses épaules gracieuses, sur lesquelles reposent de longs cheveux noirs, un peu gras. Je vois le blanc des racines que des colorations maison n’arrivent pas à masquer. Malgré des rides profondes causées par l’exposition au soleil ou les soucis de la vie, elle a encore un beau visage. Je contemple avec envie sa silhouette mince et sexy malgré le poids des ans. Qu’est-ce qu’elle a dû être magnifique dans sa jeunesse ! Je ne suis pas surpris par la réputation de Mireille Messina d’avoir fait tourner la tête de tous les jeunes hommes de la région. J’aurais adoré la connaître dans ma jeunesse, avant mon mariage avec Anaïs. C’est surprenant d’ailleurs qu’elle n’ait jamais trouvé chaussure à son pied.
À sa droite, Gilou, penché au-dessus d’un grand barbecue, souffle sur les braises. Au travers de la fumée, je vois sa gueule roussie par la chaleur et les flammes. Il se relève et essuie de sa manche déjà tachée, quelques gouttes de sueur qui perlent sur son front plissé. Un large sourire lui fend le visage, laissant entrevoir des dents jaunies par la cigarette. Il repose l’une des grilles et déplace les saucisses moins cuites. Il allume une cigarette et tire une grande taffe. Il laisse la fumée sortir doucement par ses narines, puis contrôle la cuisson. Je ne sais trop si c’est le bruit du charbon de bois qui crépite ou l’odeur mélangée des merguez et des chipolatas qui m’emplit soudainement les narines, mais mon estomac se met à gargouiller. Il me faut vite trouver un bout de pain ou un verre de pastis pour le faire patienter. Je m’approche de la table pour saisir un verre de pastaga.
— Eh, René, on dirait que tu as faim ! s’esclaffe Gilou.
— C’est cette odeur de grillade qui m’affame.
— Oui, je ne sais pas si les saucisses sont goûteuses parce que je les achète au comptoir d’un hard-discounter, mais elles ont un de ces fumets.
— D’un quoi ? Tu ne peux pas utiliser des mots de la langue française au moins. Ça m’offusque tout le temps quand on utilise des mots anglais à toutes les sauces, pour paraître savant. Si on n’est pas vigilant, un jour le français suivra le sort identique à notre belle langue d’oc.
— Moi Monsieur, j’utilise les termes techniques de la supply chain. C’est un hyper marché à prix cassés. On y vend peu de produits, sans emballages et à des prix imbattables. L’hyper est au cœur de ma stratégie de GPA.
— De GPA ?
— Oui de ma gestion partagée des approvisionnements.
— Ah bon, j’ai eu peur pour un instant. Dis-moi Gilou, comment connais-tu la provenance de cette viande, si les emballages sont réduits à leur strict minimum ?
— On s’en fout de sa provenance. On vit en Europe et si elle est portugaise ou polonaise, elle doit nécessairement suivre des normes analogues. L’important, c’est qu’elle ne soit pas avariée et que le tracking se fasse. Sur ces deux points, tu peux me faire confiance et puis je regarde systématiquement les dates de péremption.
— Tu sais, à ce compte-là, tous nos petits agriculteurs vont faire faillite. On se bat contre la PAC qui n’alloue des subventions qu’aux grands exploitants agricoles et qui, fort de leurs subsides, tuent les petits paysans et nous avec, via leurs produits chimiques et insecticides.
— Arrête René ! Tu te fais trop de bile ! C’est bientôt l’heure de manger.
On entend au loin les cloches sonner. Comme par magie, un flot de manifestants converge vers les tables improvisées, un assemblage de palettes sur lesquelles reposent des planches de bois déjà brunies par les pluies des semaines précédentes, que Gilou a amenées dans son camion de livraison. Des vieux pour la plupart, peu de femmes et de jeunes, je constate. Ils doivent certainement avoir d’autres choses plus intéressantes à faire à une heure pareille. Bon nombre des jeunes présents sont tatoués, plusieurs de la tête aux pieds. Enfin, c’est ce que j’imagine puisque leur tatouage s’arrête au niveau du col de leur chemise. Je dois être ringard, pourtant, je me dis que ce n’est pas étonnant qu’ils n’aient pas mieux à faire. Quel employeur sérieux oserait embaucher un jeune avec des dessins d’aigles et de têtes de mort sur l’ensemble de son corps ?
Je les vois arriver de partout, par demi-douzaine. Pas forcément des manifestants, plutôt des sympathisants. Tous ont l’air heureux de pointer le bout de leur nez pour casser la croûte et boire un bon coup, souvent à l’œil. Ça rit fort et les conversations fusent de partout.
Debout, à côté de la table principale, je déguste mon pastis et un sandwich avec deux merguez. Sur la table, les parts de tartes et les conserves partent à une vitesse folle. Mon pâté de campagne a déjà disparu. Mehdi et Jo s’envoient un autre verre de rosé, tout en avalant leur deuxième sandwich de merguez. Mireille et Gilou ne prennent pas le temps de manger, trop occupés à servir les plats. J’entends Jan chanter « O. Magali », une des chansons provençales qu’il affectionne. Ma foi, il a une belle voix ! Les anciens l’accompagnent tandis que les jeunes le regardent comme un zombie. Plus loin, dans son coin, JC n’ose pas trop se joindre aux groupes récemment formés. Je me dirige vers lui quand soudainement, j’entends un feulement.
Fatche de con ! Je viens de marcher sur la queue d’un chat roux tigré. Ce chat, j’ignore pourquoi, a élu domicile sur le rond-point et vit des restants que Mireille ne manque pas de lui apporter ou des bouts de viande que les manifestants laissent dans leurs assiettes. Il a dû être abandonné par des touristes ou locaux qui ne savaient pas trop quoi en faire.
— Putain, ça va pas ! Tu pourrais pas faire attention où tu marches, me gueule dessus un de ces jeunes.
— Je suis désolé, dis-je en regardant de près celui qui m’apostrophe. Il a un piercing dans le nez et des motifs polynésiens dans le cou. Ses cheveux noir de jais sont tirés vers l’arrière par un chignon strict et minimaliste. C’est la première fois que je vous vois ici, dis-je à ce pseudo-samouraï.
— D’où tu sors ça pépé ? me dit-il d’un ton menaçant.
— J’ai déjà dit que j’étais désolé. Restons-en là, si tu le veux bien ?
— Voyons ! Laisse-le donc tranquille, Jordan. Tu vois qu’il ne l’a pas fait exprès, dit Mireille d’une voix autoritaire, venant à ma défense.
— No problemo. Je suis pas ici pour créer des embrouilles aux sympathisants du mouvement.
Il se retourne comme si je n’avais jamais existé. À ses côtés, des jeunes discutent, verre à la main. Il y en a trois ou quatre qui font peur à voir. Derrière leur veste en cuir de motard ou en jeans déchirés, je devine sur leur peau, des squelettes à moto ou des textes de groupes de motards comme les Bandidos. Il me semble me souvenir vaguement qu’un d’entre eux s’est vanté d’être monté à Paris pour tout casser. L’expression « bloc-noir » me vient à l’esprit. Non, ça me revient, ce n’est pas ça. Il a utilisé le terme « black-bloc ».
— Alors, René, ne sois pas intimidé. Veux-tu un autre pastis ? me demande Mireille en me tirant de mes pensées. Elle a un caractère bien trempé et ne se laisse impressionner par personne.
— Merci Mireille. Plutôt deux qu’un. Tu sais, je carbure au bioéthanol. Tu n’aurais pas une autre assiette. Il y a le nouveau là-bas qui semble très coincé.
— Tiens, prends la bouteille avec toi. Ce sera plus rapide pour le service.
— Dis-moi Mireille, est-ce que tu sais où se trouve Marcel, par hasard ? Je ne l’ai pas vu ce matin, ce qui n’est pas dans ses habitudes.
Marcel est un vieil ami avec qui j’ai découvert le mouvement. Nous étudions ensemble au lycée, puis nous nous sommes perdus de vue après son départ pour la grande ville. Ce n’est qu’après son retour d’expatriation à Lyon, que nous nous sommes revus. J’étais au début de ma carrière et on m’avait affecté à la circulation pour faire mes classes. Fraîchement diplômé en psychologie, j’avais espéré que ma licence me dispense d’une telle formation sur le terrain, mais ce ne fut pas le cas.
Ce jour-là, il y avait une camionnette de facteur dans le bas-côté. Le conducteur, légèrement blessé, était sous l’emprise de l’alcool. J’ai reconnu aussitôt Marcel. Il m’implorait de ne pas lui donner une contravention. Comme il n’y avait pas d’autre personne impliquée, je n’ai pas eu de mal à convaincre mon partenaire d’oublier la scène. J’en ai un peu honte aujourd’hui, toutefois, à l’époque la société était beaucoup plus tolérante vis-à-vis de la consommation d’alcool. Depuis l’incident, nous nous voyions fréquemment. Ces dernières années nous nous rencontrions au café, presque tous les samedis après-midi.
— Ah, t’es pas au courant ou tu t’en souviens plus ? me demande Mireille en me jetant un regard gêné. Visiblement elle doit savoir pour ma dégénérescence cognitive. Eh bien, Marcel s’est suicidé il y a deux semaines. Il s’est jeté par la fenêtre, du haut de son immeuble.
Aussitôt dit, l’annonce de sa mort me semble une évidence, bien que les détails l’entourant soient flous. Malgré tout, la nouvelle m’étourdit et je m’agrippe à une des tables improvisées pour ne pas tomber.
— Suicide ? Je ne l’aurais jamais imaginé capable de mettre fin à ses jours, je lui réponds, les yeux humides.
Je jette un coup d’œil dans mon calepin pour voir ce que j’ai pu noter sur son décès. Au début du calepin, il y a écrit : « 12/10/2018.Déjeuner au Bar du Marché avec Marcel. Il a drôlement maigri. Il m’a confié que des tests ont confirmé sa rechute. Son traitement à l’EPO, comme le cycliste américain Lance Armstrong, ne stimule plus sa moelle épinière à générer assez de globules rouges. Il m’a l’air de faire une grosse dépression. Il doit se savoir condamné. »
Ça me revient clairement. Marcel était en rémission depuis trois ans. Sans doute avait-il reçu de mauvaises nouvelles pour passer à l’acte, l’informant qu’il était condamné ou qu’il allait devoir recommencer un traitement lourd de chimio ? Malgré tout, son suicide m’étonne. Je me souviens de lui comme d’une personne aimant la vie et prête à en découdre avec les difficultés du quotidien.
C’est drôle comment ma mémoire fonctionne par à-coups. Les souvenirs sont constamment là, quelque part, mais la connexion entre neurones est interrompue. Une petite poussée et hop, elle est relancée. Enfin, tout au moins, au début de la maladie, car un jour je ne pourrai vraisemblablement plus me rappeler mon propre prénom.
J’ai essayé d’expliquer aux rares amis mis dans la confidence, comment ma mémoire fonctionne désormais. La meilleure image que j’ai pu leur formuler est celle d’un film monté à rebours, comme dans les publicités où l’on voit un homme sortir de l’eau, sans être mouillé. La rétrogradation dans le passé se réalise par une suite de séquences courtes. À partir d’un souvenir initial, une série de flash-backs me permet de remonter le temps. À chaque étape, il existe le risque que mon cerveau se grippe s’il n’arrive pas à trouver l’image, l’odeur, l’environnement, ou même le concept me permettant de faire la jonction neuronale, associant le flash-back antérieur et celui déjà là.
En associant dans mon calepin les images, les sensations et les sentiments, je me suis aperçu rapidement que ma mémoire remonte le cours du temps plus facilement. Ces stimuli annotés jouent pour moi, en quelque sorte, le rôle du bouton « rejouer » que l’on actionne de nos jours pour passer d’une scène à une autre et qui bloque instantanément si l’on arrête d’appuyer sur la touche mode arrière.
Je me plonge à nouveau dans mon calepin et tombe sur une note datée du 13/11/2018. « J’ai prêté à Marcel, mon coffre à outils, après la manif au rond-point. Ne pas oublier de lui demander de me le rendre. »
Putain… je lui ai laissé mon coffre, mais je ne me souviens pas de l’avoir récupéré. Par acquit de conscience, je feuillette les dernières pages. Il y en a une complète sur son enterrement, datée du 23/11/2018. Malheureusement, aucune note additionnelle sur le coffre. J’ai dû oublier d’aller le chercher.
— Purée René ! Je vais pas rester plantée avec cette bouteille et l’assiette pleine pendant encore longtemps ! Tous les mêmes, vous les hommes de votre génération. Vous croyez tous qu’on est à votre service, corvéable à merci, s’indigne Mireille.
Perdu dans mes pensées, je l’avais complètement oubliée.
— Je suis désolé Mireille, merci infiniment.
Ne demandant pas mon reste, je saisis la bouteille et vais rejoindre JC dans son coin. Assis près de lui et mangeant en silence, je regarde la fête qui bat son plein. Ça rit de toute part. Les manifestants ont oublié les automobilistes et semblent heureux d’être là, profitant du moment présent. Le pastis et le vin coulent à flots. Sur le rond-point, les conducteurs, trop heureux d’éviter les bouchons, foncent sans demander leur reste. Il y a des klaxons d’encouragement par-ci par-là.
Depuis presque un mois, le soulèvement a débuté et le petit peuple s’est opposé aux diktats de cette élite parisienne. Je me souviens du premier jour de manifestation. Ce 17 novembre, nous étions un demi-million de sympathisants, vêtus d’un gilet fluorescent, à occuper les ronds-points et bloquer les routes de France.
JC lève son nez de son assiette pour rompre le silence :
— Malgré tout René, vous êtes conscients que vos actions gênent en grande partie ceux que vous clamez défendre : les artisans et les petites gens qui prennent leur bagnole pour aller bosser ?
— Oui, mais l’intelligentsia parisienne et ses alliés politiques qui ont décrété que nous devions payer plus cher notre essence pour rouler à 80 km/h n’en ont cure, et ne s’arrêteront pas là si on n’organise pas une opposition structurée. Après tout 80, 70 ou 60 km/h, on ira toujours trop vite pour ces gens qui vont nulle part.
— Donc, ce n’est pas l’écologie et la réduction des accidents qui les motivent, mais le pognon généré par les taxes et les amendes ?
— Ces mesures sont une façon déguisée de ponctionner la province pour construire de nouvelles pistes cyclables ou des transports collectifs à coups de milliards et à nos frais. Sous le prétexte que c’est bon pour la nature et que l’on économisera les vies de milliers de provinciaux et de culs-terreux insouciants, ces bobos vont utiliser ce larcin pour construire de nouvelles lignes de bus ou de tramways auprès desquelles tes enfants vont devoir déménager pour vivre d’un travail intéressant.
JC, qui devient subitement agité, me lance :
— Té vé, je ne l’ai jamais vu sous cet angle.
— Imagine ce que le Var ou la Côte d’Azur pourrait créer en termes de richesse et de boulots pour nos jeunes avec les trente-six milliards d’euros à dépenser dans le projet du Grand Paris. Même les sept milliards d’euros des Jeux olympiques de 2024 me font rêver. Au lieu de ça, ici, la SNCF ferme constamment de nouvelles lignes entre petites villes. Les transports en commun, presque inexistants, n’attirent pas grand monde faute de fréquence suffisante. Nous sommes devenus un pays de résidents du troisième âge venus du Nord ou d’étrangers arrivés du Maghreb.
— Effectivement, nous et nos enfants sommes condamnés à vivre de services à la personne ou du tourisme, quand on trouve du boulot. En dehors de la haute saison touristique, de nombreux magasins sont fermés et les commerces, soi-disant de proximité, se trouvent souvent à quinze minutes en voiture de nos domiciles. C’est inacceptable.
— La grande force de cette intelligentzia parisienne est d’avoir su convaincre le pays que ce qui est bon pour Paris est bon pour tous les Français. Pourtant, c’est un mensonge et j’espère que le mouvement des Gilets jaunes pourra aboutir à une réelle décentralisation du pouvoir.
JC semble irrité, néanmoins fait tristement le constat suivant :
— Les troubles que vous causez ici ne gênent aucunement les puissants qui ont les moyens de changer les choses.
— Le nombre nous donne du poids, mais je te l’accorde, nos actions dans les grandes villes ont davantage d’impact. En déportant nos revendications là-bas, nous crachons à la face de ces élites notre rage de n’être jamais entendu. Les médias, les syndicats et les politiciens, enfin tous ceux qui prétendent soutenir le point de vue des plus faibles, paraissent dépassés et ignorent comment dépeindre ce mouvement sans chef. Assurés de leur bon droit, ils ne se rendent même pas compte qu’ils font partie du problème contre lequel nous manifestons.
JC se lève subitement et ajoute en serrant le point :
— Tous autant qu’ils sont, ils profitent d’un système centralisateur qui génère les plus-values de leurs appartements intra-muros.
— Et croître la valeur des liens de copinages et de passe-droits que leur situation leur procure. Il y a bien des enfants de la Province dans leurs rangs, mais qui doivent vite oublier leurs racines et les relayer au rang de folklore.
— René, tu crois que la fin justifie les moyens ?
— Pourquoi, me demandes-tu ça ? Est-ce à cause des débordements à Paris ?
— Non, je regarde jamais ce qui se passe aux nouvelles. Ils sont tous à la botte du pouvoir et je préfère changer de poste de télé plutôt que de devenir chèvre.
— Je te comprends, pour moi c’est pareil. Je ne lis plus de médias parisiens. Pour citer Ionesco, d’ailleurs, je ne crois pas les journalistes. Ils sont tous menteurs. Je sais à quoi m’en tenir.6 En revanche, je me suis tourné vers les médias sociaux. Il y a des couvertures moins biaisées de notre réalité, écrites par des sympathisants.
— René, je ne connais pas cet Ionesco, mais t’as toujours pas répondu à ma question.
— Tu l’ignores, mais je suis un ancien flic.
Je m’arrête pour examiner l’effet de cette information. Un léger froncement des sourcils trahit sa réaction. Je reprends :
— C’est pourquoi je ne peux cautionner la violence. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime les choses précises et scientifiquement prouvées.
Surpris, je le vois froncer à nouveau.
— Et toi JC, tu en penses quoi de la violence ?
— Je devrais pas te le raconter, mais je suis convaincu qu’en France la seule voie utile est celle de la force. Une force organisée et solidaire devant laquelle le pouvoir se couche tout le temps, par peur des mouvements sociaux.
— Donc, selon toi, nous devrions nous structurer en continuant la violence, pour faire reculer le gouvernement ?
— Pour moi, la fin justifie les moyens et seule la violence donne des résultats que la bonne morale médiatique condamne, mais de laquelle elle dépend pour vivre. Tous les gouvernements successifs ont dû virer leur veste devant la rue.