Les épines anonymes - Claire Salais - E-Book

Les épines anonymes E-Book

Claire Salais

0,0

Beschreibung

Paris 18e, la police découvre le corps torturé d'un septuagénaire dans un placard et un homme caché sous le lit, dans un appartement dévasté. Qui a assassiné le vieil homme ? Suivez les tribulations de Louis, trentenaire fantasque au tempérament de chien fou, de Rosa, la fille sortie de nulle part et du commandant Haddar, flic envers et contre tous. Que cache la belle et mordante Rosa ? Louis est-il juste un voisin trop curieux ? Le commandant Haddar a-t-il encore assez de clairvoyance pour mener à bien cette enquête ? Qui damera le pion à qui ? L'autrice nous livre dans un même temps une enquête policière et l'histoire d'une rencontre intrigante. Avec humour noir et ironie désabusée, ce roman policier sarcastique navigue entre meurtre, amour et secrets de famille.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 393

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


« Le Bonigo ne sait pas qu’il ne sait rien. Alors dans la tribu des Bonigos, on ose tout. Des échecs, ils font des jeux, des livres et bien des choses. Comme dirait Nigo, la cheffe des Bonigos : “Le Roi avance à petits pas prudents, Le Fou en diagonale, alors que la Reine ose tout.” »

[…] On peut vivre sans faire de sport, sans voir du pays, sans faire d’enfant… On ne peut pas vivre sans histoires.

Le récit qu’on l’adresse à soi-même ou aux autres, qu’il soit rapporté de la réalité ou inventé, […] est aussi vital à notre psychisme que l’oxygène à notre organisme.

YVES LAVANDIER, LA DRAMATURGIE

À Martial, sans qui ce livre serait toujours au fond du placard. À mes amis et à ma famille, merci d’être dans ma vie.

Sommaire

1 / Parfois, on se croit foutu…

2 / Parfois, on se croit… sauf !

3 / Belle et chien fou

4 / Retour au bercail

5 / L’enfer est pavé de bonnes intentions

6 / Hémoglobine et gros bordel

7 / Une vieille histoire

8 / Mauvais sang

9 / Un verre contre un secret

10 / Les contrariants de la vie

11 / Le fantôme et la veuve

Un automobiliste mort incinéré

12 / Morgue, fric-fric, bourge

13 / Latour prend la Dame

14 / Rosa pointe son nez

15 / Marié, carbonisé

16 / Des bons bons

17 / L’absurde vide

18 / Preux chevalier et détective privé

19 / Il fallait qu’elle aille

20 / Gnak et le bétonneur

JEUDI 6 AVRIL 1974: De l’or en barre

LUNDI 27 SEPTEMBRE 1975: Du gaz dans l’eau des Guittière

LUNDI 21 NOVEMBRE 1975: Paul Guittière, blanchi

MARDI 10 JUIN 1976: Mortel accident aux Jardins de Sainte-Croix

VENDREDI 13 JUIN 1976: Mort d’une chute de plafond

SAMEDI 30 OCTOBRE 1976: Inculpation de Paul Guittière

JEUDI 21 FÉVRIER 1977: Condamnation de Paul Guittière

LUNDI 4 MAI 1977: Le mystère de l’argent Guittière

MERCREDI 17 JUIN 1988: Mariage fastueux

21 / Louis fait le beau à l’enterrement

22 / Le paternel

23 / Rosa enfumée

24 / Les pincettes

25 / Cartons, carnet et cannelle

26 / Libérée, délivrée

27 / Quand l’amazone voit un fakir

28 / Endive amère

29 / Comme une ombre

30 / Ariba ! Un mariage bien arrosé

31 / Correspondance pour le passé

32 / Le débarquement

33 / Le piège à vérité

Docteur Jekyll et Mister Hyde assassiné

34 / Hôpitaux à gogo

35 / Saint-Pierre-de-Maillé plage

36 / Allô Belluno !

37 / À la recherche des origines

38 / jour de fête

CENTRE PRESSE, 23 DÉCEMBRE: Pompier, une vocation d’enfant

1 / Parfois, on se croit foutu…

Enfermé.

Nous sommes deux dans la cage, un autre gars reste allongé sur le sol en ciment. Il regarde le plafond et marmonne tout seul, sans même me remarquer. Assis sur un banc, les coudes sur les genoux, je me frotte les mains sur le visage. Je pousse un soupir. Il n’est que 10 heures du matin.

Ma situation n’est pas engageante. Mais comme dans toutes circonstances hors normes, mon cerveau se met en mode protection et je suis atteint d’un détachement involontaire.

Au bout d’un moment, l’homme s’est redressé et m’a regardé d’un œil vitreux. Un ivrogne. Qui je m’attendais à trouver dans cette cellule ? La bouche pâteuse, l’homme met cinq minutes à me bafouiller son nom : Luc Obel, et cinq autres à me l’épeler. Moi, je m’appelle Louis Kluk et j’emmerde personne avec ça. Le gars me théorise son nom :

– Le beau cul, tu vois ? Faut lire mon nom à l’envers. Je suis un putain de palind’homme : je suis L-u-c-O-b-e-l, donc je suis L-e-b-o-C-u-l.

C’est quoi sa démonstration ? Qu’il a un nom de trou du cul ? Et il me déblatère qu’avec son patronyme, il tombe toutes les filles parce que ce n’est pas de la publicité mensongère. Luc a un beau cul et il peut me le prouver. Il se déboutonne et, pantalon et caleçon sur les chevilles, il tente de voir l’objet de sa magnificence, avec la même persévérance qu’un chien courant après sa queue. Jusqu’à en tomber le fameux arrière-train sur le ciment. Puis, dans un effort méritoire, il profite d’être au sol pour se rhabiller avec force contorsions et grognements. Une fois le bas vaguement réajusté, il s’aide du banc pour se relever et vient poser son cul à mes côtés. Un filet de bave lui dégouline sur le tee-shirt. Bordel ! Je ferme les yeux pour échapper à cette vision d’horreur. Mais mon compagnon d’infortune ne l’entend pas comme ça : il me colle, il me raconte sa vie, toute sa vie — pleine de malheurs, comme il se doit.

La fatigue aidant, je lâche prise. Mon esprit a déjà fort à faire pour gérer mon incarcération et ses potentielles retombées. Je me surprends à échafauder divers plans et tentatives d’échappatoire. Hélas, le mec veut capter mon attention, coûte que coûte. Il a décidé avec la logique d’un soûlard de me beugler dans les tympans. Il se met à entonner à tue-tête "C’est la Danse des Canards". Si, si ! Ça y est, vous l’avez en tête, la Danse des Connards ? Cadeau de la Maison Obel.

Debout, il hurle, chante et danse en tapant des mains sur les murs et des pieds sur le sol. Il émaille la chanson d’insultes à l’intention de nos gardiens invisibles. En sentant la migraine se pointer, je lui demande poliment de la boucler, mais rien n’y fait.

Lessivé, je me laisse glisser au sol et je me recroqueville dans un coin avec l’espoir dérisoire de disparaître de cette dimension. J’ai une casserolade dans la tête qui martèle mes tempes par vagues successives. Luc Obel ne me laisse aucun répit, il me touche, me bouscule et m’agrippe par la manche avant de me secouer.

– Eh ! Mec. Vise un peu.

Il me fait un clin d’œil appuyé — il me veut comme témoin. Il tire le banc à lui tout en lançant des insanités. Là, il pousse un hurlement à vous glacer le sang et, dans un même temps, il fait racler le banc sur le sol. Le vacarme est effroyable. Puis silence. Luc pose un doigt sur sa bouche dans un « chut » muet et, sans un bruit, s’allonge par terre : la tête à moitié sous le banc et une jambe posée dessus. Et il ne bouge plus. Il ne semble même plus respirer. Cinq minutes se passent, puis huit. Dois-je m’inquiéter ? Des pas… on surgit enfin.

– Pourquoi c’est silencieux comme ça ?

Le gardien voit mon bon gars, Luc, allongé par terre.

– Qu’est-ce qui se passe ici ? Il est mort ou quoi ?

Je ne réponds pas. Il déverrouille la porte et entre.

– Tu l’as cogné ? qu’il me demande.

J’ai haussé les épaules.

Il s’approche — circonspect. Il tâte Luc avec le pied. Pas de réaction. Il insiste, un peu plus fort, encore plus fort. Le pied carrément appuyé sur ses côtes, il le secoue comme un prunier. Pas un pli sur le visage d’Obel. Je m’inquiète réellement, pas un nouveau mort dans ma journée, ça serait vraiment exceptionnel.

– La poisse ! Il est vraiment mal, constate le garde.

Il se penche et prend son pouls, deux doigts sur sa jugulaire. Et là, comme deux poulpes à l’affût, les mains d’Obel jaillissent et empoignent le bras du gardien.

– J’t’tiens ! crache Luc, cette espèce de malade aviné.

Notre garde tombe à la renverse en hurlant. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Il est plus que vivant, le drôle, la bonne blague. Le planton est tout pâle et tremblant. Une cavalcade dans l’escalier. Le chambard a ameuté les foules et ça déboule dans la cellule prêt à en découdre.

Ils arrivent pour voir Luc Obel qui se roule par terre en se tenant les côtes de rire. Devant le tableau, la tension retombe aussi sec. Et le fou rire se répand, contagieux, de Luc aux flics et à moi-même. Tout le commissariat rit, charrie et se moque. Mortifié, le garde se relève. Il chope, avec toute sa virilité restante, le Luc Obel par le bras et l’envoie valser à coups de pied dans le cul — le beau.

– Allez ! Dégage ! Plus vite. Dégage, je te dis.

Tout le monde sort de la cellule et disparaît de ma vue — spectacle terminé.

Enfin, seul. J’ai attendu que vienne mon tour.

*****

2 / Parfois, on se croit… sauf !

Le lieutenant se servit un verre d’eau à la fontaine. Il le but et en remplit un autre. Il se composa un visage et entra. Le prisonnier l’attendait dans la chaleur accablante de son bureau. Les mains jointes entre les jambes. Il transpirait en silence.

– Bonjour Louis ! Alors comme ça, c’était le boxon en cellule ? T’as soif ?

Sans un mot, Louis prit le gobelet et but d’un trait. Il regarda fixement le flic par-dessus le verre.

– Merci inspecteur.

– Lieutenant Sorvino.

Le lieutenant Sorvino s’assit derrière son bureau et alluma l’ordinateur.

– Bon, alors, Louis… Je vais prendre ta déposition. Mais d’abord, il faut que je te raconte ma mati née. Ce jeudi matin, avec mes collègues, on est là et l’on s’emmerde jusqu’à ce que le gaga du quartier nous appelle. Son chien, Patou, un fin limier d’après lui, a flairé du louche au cinquième étage de son immeuble. Le chien s’est mis à aboyer devant la porte entrouverte d’un appartement. Qu’est-ce qu’on fait ? On va se promener là-bas, histoire de digérer nos croissants. Et finalement, c’est le café crème qui est passé dans l’autre sens en trouvant un pauvre petit vieux raide mort, enfermé dans un placard, et toi, planqué sous le lit… Comme dans un film de série Z, lui, dans un placard, et toi, sous le lit. Voilà ma matinée. Mainte nant à toi. Ton nom, ton prénom ?

– Kluk, Louis

– Âge ?

– 29 ans.

– Ton boulot ?

– Sans.

Le lieutenant Sorvino tapa les infor ma tions.

– Et tu habites ?

– Chez ma sœur, Isabelle Kluk, 10 bis rue Yvonne-Le-Tac. Ça va faire un peu moins d’un mois que j’y suis. La même adresse que le…

– Oh oh ! La même adresse. C’est ça, ton excuse ? Le mort est ton voisin. Raconte un peu. Qu’est-ce qu’il a bien pu te faire le voisin ? Il se plaignait tout le temps du bruit ? Il tapait au plafond avec un bon vieux balai ? Pire, il montait vous dire d’arrêter. Pire encore, il avait porté plainte. Tu comptais faire quoi du corps ? Le laisser au placard.

– Quoi ? Hé ! Vous n’avez pas le droit de dire ça. Je n’ai rien fait. Il a porté plainte ? Pour le bruit, il a porté plainte ? Mais vous n’êtes jamais venus. Comment voulez-vous qu’on sache qu’on dérange, si vous ne vous dérangez pas ? Je ne pensais pas…

– Non, ça, ne pense pas. Raconte-moi plutôt comment tu es arrivé sous le lit d’un assassiné-pas-par-toi.

– Hier soir, on a fait une petite fiesta. Tranquille, quoi, on pensait être peinard. C’est là qu’un de nos amis se plante d’étages. Il sonne au 5e, comme on ne répond pas, il entre. De là, il trouve du bordel, mais pas de fête. La porte n’était même pas fermée. Du coup, c’est pas illégal, si ? Il comprend qu’il s’est trompé...

– Et il a prévenu la police.

– Non, il est monté d’un étage et nous l’a dit, à nous. On est descendu voir, mais mes potes n’ont pas osé entrer, les faux j’tons.

– Donc, vous êtes retournés voir ce qui se tramait et vous avez appelé la police.

– J’y suis retourné aujourd’hui, sans eux. Juste pour voir comme ça.

– Et tu as vu et t’as appelé la police.

– Non, on n’a jamais appelé les flics. OK, je voulais le faire, mais je jetais juste un œil avant.

Le lieutenant Sorvino marmonnait les phrases en tapant la déposition de Louis.

– « … Je voulais prévenir la police, mais je n’ai pas eu le temps… » (Il reprit à plus intelligible voix.) Tu n’as pas flippé en tombant sur le bain de sang ?

– Je n’ai rien vu. Juste le foutoir.

– Allez, arrête, c’est toi qui as tout mis sens dessus dessous pour trouver le fric. Et tu l’as trouvé.

– …

Louis baissa la tête, masquant un sourire en coin de « nous-y-voilà ! ». Il releva son visage en se composant une expression neutre. Le lieutenant fit glisser vers lui une enveloppe où il était inscrit : « pour ma grande Zaza ». On pouvait voir des billets sagement rangés dedans.

– Et tu l’as trouvé, n’est-ce pas ? reprit le lieutenant.

– Oui, l’enveloppe était dans la cuisine, sur la table.

– « J’ai trouvé l’argent sur la table de la cuisine… je l’ai pris pour le donner aux autorités… » marmotta Sorvino. (Il ricana et effaça « pour le donner aux autorités. ») Je plaisantais. Et pourquoi tu t’es caché ?

– Je ne me suis pas caché ! J’ai fait tomber des pièces et elles ont roulé sous le lit. Pour les récupérer, j’ai dû ramper et quand j’ai entendu des gens arriver, j’ai pris peur et je n’en suis pas sorti. D’autant plus quand j’ai vu que c’était les keufs, je ne tenais pas trop à expliquer.

– « J’ai pris peur… » C’est pourtant bien ce que tu fais : t’expliquer. Tu n’as pas l’air de trouver ça bizarre que l’on t’ait trouvé sur place. Je suis un voisin, je passais par là. La porte était ouverte, je me suis permis d’entrer. Enfin, de gentils messieurs de la force publique sont venus me soutenir dans mon investigation, alors je me suis caché, mais je n’ai rien fait de mal. L’argent ? J’ai pensé que papa m’avait laissé mon argent de poche dans la cuisine.

– Je n’ai rien fait de très répréhensible. Il y a plein de témoins à la soirée. Vous pouvez appeler ma sœur.

Le lieutenant Sorvino repoussa sa chaise et décolla son pantalon de ses jambes.

– Putain de chaleur ! Donne-moi le numéro de ta sœur.

Louis prit un Post-it et nota le portable.

– Je peux encore avoir de l’eau ? demanda-t-il en tendant le Post-it et son verre.

Sorvino saisit le verre, le Post-it et sortit de la pièce. Il appela depuis son propre portable. Ça sonna dans le vide. La messagerie s’enclencha : « Vous êtes bien sur le portable d’Isabelle Kluk, je ne peux pas vous répondre pour l’instant… » Sorvino raccrocha. Il se servit un gobelet à la fontaine. Il s’assit sur le banc entre le point d’eau et le distributeur de snacks. Il but gorgée par gorgée. 10 minutes plus tard, il remplit un nouveau verre et retourna dans le bureau. Louis leva les yeux à son entrée, l’interrogeant du regard. Le lieutenant Sorvino lui tendit le verre.

– Bois pendant que tu relis ta déposition et rentre.

Louis se leva. Il lut sa déposition debout, le verre à la main. Il signa, finit son gobelet en plastique et tourna les talons.

– Eh ! Louis.

Louis tourna la tête.

– Ton voisin, M. Talier, n’a jamais porté plainte. Pour les besoins de l’enquête, tu restes dans les parages et si jamais quelque chose te revient, tu appelles.

Louis partit en hochant la tête.

Le lieutenant éteignit son ordinateur et alla passer une tête dans le bureau d’à côté.

– Parti ? Tu l’as jeté dehors ? s’enquit son collègue.

– Ouais, j’ai pris sa déposition. Je ne le sens pas sur un truc pareil. C’est un curieux, c’est tout. De toute façon, on ne va pas se fatiguer, ce n’est pas une affaire pour nous. On devra passer la main.

– D’ailleurs, un certain lieutenant Jean Dyve de la brigade criminelle a appelé. Tu le connais ?

– Non. On va manger avant le prochain.

*****

Je sors du poste et je reste planté là : le soleil dans les yeux, le mal de crâne juste derrière. Je souffle. Le ciel est si neuf. C’est bon d’être sorti. C’est bon d’être en vie. Le jeudi après-midi est plutôt avancé. Moi qui avais plein de choses à faire. Je devais déjeuner avec Isabelle ; elle doit être furax. Mais, vous savez quoi, je ne vais pas me plaindre. Moi, Louis-le-Veinard, je ne suis pas mort. Moi, je n’ai pas passé la nuit au poste et moi, je suis dehors.

J’en ricane tout seul. Je secoue la tête, réveillant au passage ma mi graine : ouch ! Pas bouger. Je me barre loin du commissariat, de plus en plus vite. S’éloigner, s’aspiriner, se doucher, se nourrir, se reposer. Barbès, marché Saint-Pierre, je dépasse prestement. En arrivant dans ma rue, j’aperçois un joli brin de fille qui se tient juste devant chez moi, au 10 bis rue Yvonne-Le-Tac. Quel heureux hasard, Louis est dans la place ! C’est vraiment bon d’être sorti et, comme par un fait exprès, juste à temps. J’aime les jolis brins et elle est à croquer.

Elle se tient pile devant l’entrée. Je m’approche et je l’observe du trottoir d’en face. Elle semble attendre. Elle ne m’a pas vu, alors je prends mon temps pour la dévisager. Elle est vraiment belle, malgré un air épuisé. Elle a les traits tirés et le teint pâlot sous le bronzage. Il lui faut un petit Louis comme remontant. Elle a attaché ses longs cheveux bruns en faisant un nœud avec. Ils sont sales, elle est crasseuse. Elle traîne un énorme sac à dos et à son cou pendouille une pochette indienne, genre baba cool. Dans l’ensemble, elle fait un peu bab, voyageuse, sur la route. Elle porte un tee-shirt blanc — sans soutien-gorge. J’adore. Je vois les auréoles brunes de ses seins qui pointent. Sur ses fesses — musclées —, elle a un petit short dégueu. Ses jambes sont superbes, très longues. Et au pied, des tongs. Je reviens à sa poitrine. J’aime les seins. Les petits qui tiennent dans la main. Il faut que je l’aborde, mais j’ai du mal à quitter ses seins. Si je l’aborde les yeux sur sa poitrine, je vais faire chou blanc. Et je me prends rarement une veste. C’est ça, le charme naturel. Je souris intérieurement. Elle est mimi tout plein. Je me décide à bouger et je me dirige vers elle. J’arrive dans son dos, à la cool.

*****

3 / Belle et chien fou

– Je peux vous aider, Mademoiselle ? s’enquit Louis.

Elle sursauta en se retournant. Trop vite, trop surprise, et leurs têtes se cognèrent.

– Qu’est-ce… Aïe ! (Elle maugréa un « bordel » entre ses dents.)

Elle se frotta le front en lançant à Louis un regard noir.

– Je suis vraiment, mais vraiment, désolé. J’habite ici. Je voulais juste vous aider à entrer, s’expliqua Louis. Si vous le souhaitez, je peux vous faire entrer… (Il sécha.) J’habite ici, vous comprenez ?

– Je comprends. C’est gentil, mais je n’ai pas besoin que l’on me fasse entrer. Je venais voir quelqu’un, mais la personne ne répond pas, donc maintenant, je vais rentrer chez moi, répondit-elle fermée, sur la défensive.

– Peut-être que cette personne n’entend pas. Vous voulez monter…

Elle se détourna. Louis s’affola intérieurement : elle va partir. Elle part. Pas déjà.

– Moi, c’est Louis-Nakunebosse. Et vous ? se précipita-t-il.

Les sourcils de la jeune fille se froncèrent. Elle se demandait ce que lui voulait ce type sorti de nulle part. Nakunebosse ! C’était vraiment n’importe quoi comme approche, se morigéna Louis. La fille alla pour râler, mais rien ne vint. Ses épaules se baissèrent. Elle sembla se détendre et regarda Louis.

– Rosa Nevepludebosse. Désolée, je suis un peu à cran. Je suis un peu… très fatiguée.

– C’est vrai qu’on dirait que vous revenez du front. (Il était content de sa trouvaille. Il le fit remarquer. Il en rajouta.) C’est le cas de le dire.

Il rit, elle sourit.

– Je peux vous offrir un café, Rosa ? Pour me faire pardonner.

Oh, non ! La voilà qui se rencogne, s’alarma Louis. Le sourire de Rosa avait disparu et son regard s’était distancé. Cette suspicion instinctive qu’elles ont.

– Non, vraiment, merci. Je vais y aller. Je suis morte.

Elle se pencha pour charger son sac. Louis, plus vif, le saisit. Il le jeta sur son dos avant qu’elle n’ait eu le temps de dire ouf. Il faiblit sous le poids, ses pieds s’enfoncèrent de 2 cm dans le bitume. Il en eut le souffle coupé. Les sangles lui tiraillaient le cou et les épaules.

– Et bien ! Vous n’y allez pas mollo. C’est qu’il est passablement lourd votre barda.

– Posez ce…

– Laissez-vous faire un peu. Où habitez-vous ?

Rosa l’observa. Elle le jaugeait : est-ce qu’elle ne le connaissait pas ? Il lui disait quelque chose. Louis la regardait droit dans les yeux, mais sans défis. D’un regard qui ne cillait pas, le sourire juste en dessous. Rosa pesait le pour et le contre, regrettant que Louis semblât être un gentil-prévenant-collant. Ça l’énervait d’être indécise : qu’est-ce qu’il foutait là, ce type ?

– Rue des Trois Frères, au 6.

Rosa avait lâché l’adresse comme une bombe. Elle se tut ne sachant pas quoi ajouter. Ils se mirent en route sans oser se regarder. Étonnamment, c’est elle qui rompit le silence.

– Qu’est-ce que vous auriez fait, si je vous avais annoncé que je vivais dans le 14e ?

– J’aurais serré les dents et soigné mes courbatures le lendemain. Je vous aurais maudite ou plutôt je me serais maudit d’avoir fait mon galant avec une fille qui habite à Pétaouchnock. Comment se fait-il que vous trimbaliez un tel bagage ?

– J’ai fui en Italie pendant trois semaines. La grisaille, la pollution, les gens… J’ai fui au soleil. (Elle se chercha de la conversation.) Je ne sais jamais que choisir, alors j’emmène tout et je ne mets que le tiers de ce que j’ai emmené. Il faisait tellement chaud que j’étais tou jours en short. 2 tee-shirts, 2 culottes, un short, des tongs, une brosse à dents et de la lessive, voilà un sac d’efficace. Et comme j’en aurais porté la moitié sur moi…

Elle babillait pour oublier son embarras.

– Mais vous n’auriez pas eu le choix de ne pas mettre les autres vêtements, fit remarquer Louis.

– C’est ça.

– J’ai une sœur. Elle fait pareil.

– Ah ! Mais j’abuse, il n’y a pas tant de fringues que ça. Il y a aussi des bouquins, un duvet et surtout pas mal de matériel photo.

– Êtes-vous en train de me dire que vous êtes photographe ? s’extasia Louis.

Il la regarda quelque peu différemment. Elle sourit.

– J’essaye. Peut-être est-ce prétentieux de ma part ? J’aimerais beaucoup en vivre. En fait, pour l’instant, je travaille dans un labo photo qui fait des tirages de luxe. Mais c’est un peu la chaîne. Mais j’essaye de changer. Enfin, je vais essayer.

*****

Je souris. Elle est tellement craquante. Pourquoi elle ? C’est qu’elle me raconte sa vie en plus. C’est mignon tout plein. Tiens, elle s’est tue. Elle est toute gênée. Oh ! Elle s’en est rendu compte, elle aussi, qu’elle me racontait sa vie. Et voilà qu’elle essaye de me re garder en douce. Je la vois bien me scruter du coin de l’œil. Comment veutelle que je ne m’en aperçoive pas, elle est à quarante centimètres. Hé hé ! Hop, piégé — j’ai tourné la tête.

*****

Rosa coquelicota, et Louis rigola, tout content de lui. Respire que la rougeur passe, se psalmodiait Rosa. Elle détestait rougir. Elle avait l’air empotée à devenir tomate comme ça. Et plus elle le remarquait, plus elle virait cramoisie. Pour masquer sa confusion, elle se mangea la lèvre et enchaîna :

– Et vous ? Que faites-vous ?

– Et si l’on stoppait là le vouvoiement ?

Elle acquiesça.

– Alors ? Qu’est-ce que… tu fais ?

– Je bricole de-ci de-là. Hé ! Mais tu ne serais pas arrivée ? éluda-t-il. 6, rue des Trois Frères. La route était trop courte.

Louis posa le sac à terre et se massa l’épaule. Il fit jouer son cou de droite et de gauche. Il exécuta de grands cercles avec ses bras. Il gagnait du temps : comment la quitter si tôt ? Rosa le regardait, pensive : il n’était pas si mal avec son sourire de simplet, constamment ravi. Ils restèrent un moment dans leurs pensées respectives. Louis continuait de mouliner des bras. Il soupira et prit un air de contentement relax.

– Bon, ben, voilà, commença-t-elle, godiche.

– Je suis vraiment enchanté de t’avoir rencontrée… et aidée. (Louis sourit plus fort, plus grand.) J’adore les ren contres. (Il força encore un peu plus le sourire vers les oreilles.) Laisse-moi t’inviter à dîner samedi soir. Je suis tellement ravi de t’avoir croisée… Vraiment.

Il soupira à nouveau — méthode Coué : dis oui, dis oui ! Il étala au maximum son air dégagé et serein. Dis oui, dis oui, dis oui ! se répétait-il.

Rosa se tâtait. Elle ricana d’incertitude, d’étonnement et même, d’agacement.

– Ça marche, dit-elle. Ici, à huit heures ?

– À huit heures, ici, samedi, confirma-t-il sobrement. Yes, yes, yes ! jubilait sa voix intérieure.

*****

Je me lâche. Je hoche la tête en remuant de partout — comme un chien à la fête. De joie, je tournoie sur moi-même. Yes, yes, yes ! Je recule, je gesticule. Il me faut quitter ce trottoir avant de passer pour un malade. Mes pieds se décollent enfin. Je me retourne pour partir. Je lui fais un au revoir de la main. Je trébuche. Je la quitte. Pour de bon, d’un bon pas, pour mieux la revoir. Je me retourne à dix mètres. Je la regarde chercher sa clé. Elle me fait un petit signe. Coucou, Rosa, je suis là. Je me détourne et poursuis ma route. Enfin, j’essaye. Ne pas me retourner à nouveau. Mais c’est plus fort que moi, je regarde encore une toute dernière fois derrière moi. Elle traîne son sac à l’intérieur ; j’aurais dû rester l’aider. Je lui fais encore coucou ; elle ne me voit pas, mais les passants, si. Je me sens complètement stupide à agiter la main tout seul. Je la baisse l’air de rien et la range dans ma popoche. Je passe enfin le coin en trottinant. Moitié courant, je file vers chez moi. Elle est vraiment jolie. J’ai comme moins mal à la tête. Je me sens... tout fou en dedans, gonflé d’oxygène. Joyeux, bêtement. Je suis souvent joyeux bêtement, vous verrez. Je n’arrête pas d’inspirer à grandes goulées. L’air sent si bon. Il sent ma belle Rosaaaa qui a accepté de dîneeeer. Je chantonne, je cours, je rigole — un peu débile. Ce n’est vraiment pas un jour comme les autres.

*****

4 / Retour au bercail

Arrivé chez lui, Louis tomba sur sa sœur. Isabelle avait l’air passablement en rogne. Le mal de crâne de Louis piqua une pointe à cette constatation. Elle était assise sur le canapé devant la télé et regardait fixement l’écran. Elle ne cilla pas à son entrée dans la pièce. Ce qu’il avait piqué chez le voisin (enfin, piqué avant de se faire piquer lui-même) était empilé devant elle sur la table basse. À côté, un couvert était mis. Il était quatre heures. Le couvert l’attendait depuis midi et demi. Sa sœur aussi.

– Salut ! Tu ne travaillais pas aujourd’hui, Isa ? lança Louis décontracté. Pourquoi es-tu restée à m’attendre par un si beau temps ? Tu aurais dû sortir.

– Louis-le-Beau-Parleur ! L’attaque est la meilleure des défenses. C’est mon jeudi de récup et tu le sais.

– J’avoue, j’en ai bavé, mon amour, entonna-t-il avant de stopper devant l’air exaspéré de sa sœur. (Il entama son laïus imparable.) Je ne veux pas me battre, Isa. Je reconnais qu’une fois de plus, j’ai tous les torts. Mais quand je vais te raconter ma journée, tu vas halluciner !

Elle ne dit rien, enfoncée dans le canapé avec une moue dubitative de « vas-y-prends-moi-en-plus-pourune-conne ». Louis s’approcha et coupa le son du téléviseur. Elle eut un tressautement de protestation qu’il ignora. Après un reniflement et un raclement de gorge, il attaqua :

– Hier soir, quand on est descendu jeter un œil à l’appartement d’en dessous, tout le monde a eu les foies devant le bordel dans la pénombre et l’on est remonté vite fait. Mais voilà, j’avais laissé malencontreusement la porte entrouverte. Ce matin, quand je me suis levé, je suis retourné faire un tour. Je me disais que dans un tel fatras, il devait y avoir des trucs à glaner. Dans le salon, j’ai trouvé les bouquins, les dominos et il y avait aussi de vieilles cartes postales. Ça t’aurait plu ? Peut-être qu’elles valent de la monnaie en brocante ? Trop tard, je ne les ai pas prises. Bref ! Alors que j’y retournais pour attaquer les autres pièces, les flics sont arrivés et ils m’ont pincé. Tu ne devineras jamais, il y avait un cadavre dans l’appartement et je ne l’ai même pas vu. Incroyable ! Moi, j’étais là, peinard, à fouiner et il y avait un macchabée. Comme je te le racontais au début de mon histoire rocambolesque, hier soir, j’avais mal refermé la porte, c’est comme ça que M. Niel a trouvé la porte entrouverte en sortant Patou, et qu’il a appelé le commissariat, et que les flics me sont tombés dessus et qu’ils ont cru, que j’avais tué le mort. En fait, si j’avais claqué la porte, les flics ne seraient pas venus, et moi, je serais tombé nez à nez avec un cadavre. J’aurais découvert un crime. Témoin number one...

– M. Talier est mort ? le coupa Isabelle.

– Tu le connaissais ? s’étonna Louis benoîtement

– On est… on était voisin.

– Désolée, cela ne m’a pas effleuré l’esprit. (Sur cette constatation rapide, Louis reprit son monologue) Où en étais-je ? Ah, oui ! Au commissariat, ils ne trouvaient pas ça hilarant comme coïncidence de me trouver sous le lit d’un mec raide mort assassiné. Du sang partout, il paraît. Je sais, sous le lit, c’est trop cliché, mais j’ai eu la pétoche. En plus, ils ne voulaient pas me lâcher avec les 3 000 €.

– Les 3 000…

– Oui, on ne va pas faire un plat, vu que je ne les ai plus. À quoi ça sert de se faire une fausse joie. Bien sûr, on aurait partagé, mais les flics les ont gardés. Les billets dormaient dans une enveloppe. Ils n’ont pas voulu croire que c’était ma paye. En liquide, autant d’argent ? Ils m’ont collé en cellule. Et, là, il y avait un de ces phéno mènes, un gratiné...

– M’en fous ! rétorqua Isabelle, énervée.

– OK, pas le gratiné. Passons. Vers deux heures et demie débarque un flic, Sorvino. Il me fait son petit numéro, il prend ma déposition, me charrie un peu, et enfin, il t’appelle pour vérifier mes dires. Et me voilà. Sauf que, sauf que je l’ai rencontrée, Elle !

– Il ne m’a jamais appelée, fit remarquer Isabelle.

– Elle est belle. Elle s’appelle Rosa. Elle est… j’ai rendez- vous avec elle samedi soir. Je l’ai aidée à porter son sac. Un sacré sac. Il était si lourd et elle, si frêle. Elle est magnifique. Photo graphe de son métier, d’où le sac lourd, à cause de ses appareils. Je peux te dire que la qualité, ça pèse son poids.

– Il n’a jamais appelé, répéta Isabelle.

– Je sais, je m’emballe. Mais c’est juste des paroles. Elle a un beau sourire, elle a l’air vraiment sympathique. Elle respire l’intelligence. Futée, c’est évident ! Comment je sais tout ça ? Je le sens. Il est vrai que je me plante parfois sur les gens, parce que je les vois comme je veux qu’ils soient, et non comme ils sont. Mais qui n’a pas ce défaut ? Rosa ne l’a sûrement pas. Je suis certain qu’elle voit les gens plus noirs qu’ils ne le sont réellement. Elle semble si méfiante et en même temps si naïve. Je n’en reviens pas qu’elle ait dit oui pour le restaurant. Et si elle ne venait pas, s’angoissa Louis. Elle ne viendra pas. Comme les autres. Elles m’ont toutes planté. Elles ne supportent pas mon handicap. Et encore, si elles avaient su pour mon passé. (Louis resta songeur un dixième de seconde.) Mais je ne suis tout de même pas défiguré ! Je suis même beau, charmant, attachant, prévenant. Les filles, dès qu’elles voient mon truc-là, elles affichent des mines attendries d’infirmières ou dégoûtées de prudes. Je dois me montrer tel que je suis : un preux chevalier avec ses blessures de guerre, un valeureux prince qui a traversé l’épreuve du feu. Je suis un homme nu, neuf pour Rosa. (Il gloussa et brandit une épée invisible au-dessus de sa tête avant de se laisser retomber en arrière dans le canapé.) Putain que je suis trop con. Jamais Rosa ne m’aimera. Cette fille, elle est trop bien pour moi. Je suis qu’un pauvre type sans armure. Je mourrai seul et abandonné. Heureu se ment que je t’ai, toi.

Isabelle le regarde, épuisée par tant de soliloques.

– Tu verras bien, s’exaspéra-t-elle. Arrête ton mélo ! Ce mélange d’autoapitoiement et d’autosatisfaction est insupportable. Quelle diva ! Tu ne m’écoutes même pas. Je te dis que ton flic n’a jamais appelé.

– Quoi ? atterrit Louis.

– Le flic, je ne l’ai pas eu en ligne. Et ça vaut mieux. Tu n’es vraiment qu’un imbécile. Tu me soûles comme quoi les flics sont cons ; toi, t’es génial ; Rosa, elle est superbe ; la vie est trop belle, mais que tu vas finir seul. Tu me fatigues. Tu ne veux pas flipper pour ta potentielle inculpation pour meurtre, plutôt que pour cette pouffe, qui, si je te suis bien, va te larguer.

– Ce n’est pas une pouffe, et elle ne pas va…

Isabelle ne le laissa pas repartir dans son délire.

– Tu viens de m’en faire tout un plat qu’elle allait te larguer, le coupa-t-elle. Et puis, on s’en fout de ta Rosa. J’en ai marre de ta désinvolture, de ta joie de vivre, et que rien n’est grave, sauf ta future meuf.

– Ce n’est pas ma future meuf, c’est peut-être… Elle ?

– Il y a des choses plus graves. Des choses que tu préfères zapper de ta petite tête, mais je suis contente pour toi. Tandis que M. Talier est à la morgue, toi, t’es là, tu t’es trouvé une fille sympa et moi, j’ai de beaux livres. On a même failli avoir 3 000 €. T’as surtout les pires ennuis de la terre.

– C’est Elle !

– Et toute cette histoire, ce n’est pas fini, je te le dis. Tu vas voir que tu vas te faire choper. Tu parles d’une guigne. Tu me fais chier, Louis ! Putain, t’as bientôt 30 ans, assumes un peu. Mais Rosa, Rosa…

– Oui, Rosa, Rosa, Rosa ! Tu crois que ça l’amuserait si je réapprenais mes conjugaisons latines ? Ne fais pas la tête, Isa ! C’est moi qui suis dans la merde. Je t’aime, tu sais.

Il s’approcha d’elle et la serra dans ses bras. Elle essaya de l’esqui ver, puis se laissa faire, soulagée d’avoir vidé son sac.

– Pardon, s’excusa-t-elle. C’est nul ce que je t’ai dit.

– Je suis désolé, aussi, répondit Louis.

Elle s’écarta et partit en cuisine. Elle lui rapporta son déjeuner ainsi que la cafetière et une baguette de pain. La trêve était signée.

Louis mangea béatement — heureux de se remplir le ventre. Isabelle, quant à elle, sirota un café sans sucre en matant la télé sans le son.

– C’est quand même bizarre, ce qui est arrivé à ton voisin, fit remarquer Louis, la bouche pleine.

– Le pauvre. Comme quoi, il y a des gens qui sont prêts à tuer pour de l’argent.

– Il était riche ?

– Qu’est-ce que j’en sais ? répondit Isabelle. J’imagine qu’il n’était pas à plaindre. Mme Latour, tu sais la pipelette de l’immeuble, m’a dit qu’il avait de quoi voir venir. Au moins, ça nous fera des vacances : il criait tout le temps.

– Ah bon ?

– Tu n’as pas remarqué ? rétorqua Isabelle. C’est vrai que ces derniers temps, c’était calme. Je crois que c’est avec sa femme qu’il se disputait sans cesse. Qu’est-ce que ça gueulait parfois. Ceci dit, je ne les ai jamais vus. C’est fou, non ! Je ne connais même pas sa tête. Juste sa voix. Un vrai braillard.

– Ah, ah ! s’emballa Louis. Et où est-elle, cette épouse transie d’amour ? Ah, ah ! Le grand Kluk sur la piste de la plus célèbre criminelle du siècle. Cette veuve noire éventre ses maris pour prouver qu’elle a des tripes.

– Mange donc, ça t’occupera la bouche.

Elle le frappa d’un coup de baguette. Celle-ci se brisa et tomba dans l’assiette de Louis.

– Bravo ! rétorqua Louis avec une mine grave. On commence comme ça et l’on finit frère battu, violence familiale et perpète pour la vilaine sœurette.

Devant l’air désapprobateur de sa sœur, il se calma.

– C’est quand même pas croyable, tu ne te rends pas bien compte de la chance qu’on a, reprit Louis incorrigible. On est aux premières loges d’un crime. Une vraie enquête...

– Ne recommence pas, Louis ! trancha Isabelle. Dois-je te rappeler que tu es suspect ? Et puis, un peu de respect pour M. Talier. Ce n’est pas une bête de foire.

– Justement ! Trouver son meurtrier, c’est lui montrer du respect.

– Tiens-toi à distance et tiens-le-toi pour dit. Vraiment l’odeur du sang t’attire. Tu n’es qu’un sale petit voyeur. Comment peut-on être aussi morbide ? D’ailleurs, je suis bien contente que tu aies fermé le magasin. Alors, ne recommence pas avec tes trucs de pervers.

– T’es vraiment coincée. Mon magasin n’avait rien de pervers, se défendit Louis. Dracula, un pervers sadique ? Non ! Juste un bon vivant qui aimait la boisson et les jolies femmes.

Louis partit dans un grand rire. Isabelle l’imita malgré elle — rire communicatif, appréhension rentrée. Son P’tit Louis, c’était un putain de vrai môme. Mais c’était son sale môme, pensa Isabelle dans une bouffée d’amour fraternel.

*****

5 / L’enfer est pavé de bonnes intentions

Ouf, enfin chez elle ! Rosa lâcha son énorme sac au milieu du salon. Elle posa le courrier sur la table et s’affala sur une chaise. Deux minutes s’écoulèrent. Sans un mouvement — éreintée. Enfin elle s’anima. Elle passa la main dans ses cheveux défaits. Les doigts écartés, elle donnait de légers à-coups quand ça coinçait pour se coiffer, un peu. Ça tirait ; les larmes lui montèrent. Elle s’essuya d’un geste rapide, le coin de l’œil. Elle se redressa et tria son courrier. L’une des lettres avait l’adresse raturée, réexpédiée d’Italie par son copain — ex-copain. IL avait fini par l’avoir, celui-là aussi ! Justement, c’était une lettre de LUI, son père. Elle déchira l’enveloppe et déplia la lettre. Elle lut.

« Paris, dimanche 8 juin,

Ma grande Zaza,

Je sais que tu m’en veux et que tu me détestes. Mais c’est pour ton bien, ma Zaza, c’est parce que je t’aime. Ce garçon te veut du mal. Il est envoyé pour te surveiller, pour te tenir loin de moi, pour te séparer de moi. On m’en veut tellement de t’avoir. On m’en veut tellement que tu sois avec moi. J’ai constamment peur pour toi. J’ai fait vérifier la porte blindée. Tout va mal. Rentre, ma Rosa adorée, ne te fie à personne. Tu me hais, je sais combien tu me hais, mais au moins tu me connais. Et moi, je t’aime plus que tout. Tu ne sais pas à qui tu as à faire… »

Rosa rejeta la lettre, dégoûtée. Il y en avait encore trois pages. Quel malade ! Mais fini. Dès maintenant, elle était… libre. Elle retira son tee-shirt qui tomba à ses pieds. Elle le gicla d’une pichenette d’orteils trente centimètres plus loin, la tong suivit dans le mouvement, puis l’autre tong. Rosa se leva finalement et déboutonna son short. Elle se téléporta vers la douche. Le short tomba dans le couloir, la culotte dans la salle de bain. Elle se regarda dans le miroir. Nue. Quel connard ! Elle entra dans la douche et ferma les portes coulissantes. L’eau vivifiante s’abattit sur ses épaules. La pluie drue apaisa ses pensées bouillonnantes — glaciale. Elle resta à l’écoute des milliers de gouttes. Yeux fermés. Elle pencha la tête en arrière, exposant son visage à la fraîcheur. Elle souffla par le nez pour en chasser l’eau et lissa ses cheveux en arrière. Sa main tâtonna vers le mitigeur. Progressivement, elle augmen ta la tempé rature. Froid, moyen-froid, moyen-tiède, tiède. Elle shampouina ses cheveux, savonna son corps et s’ébroua. Elle replongea dans ses pensées. Comment avait-il pu lui imposer ça ? Comment avait-il osé faire de sa vie un tel enfer ? Une épaule, un bras, puis l’autre, machinalement, elle se tournait et se rinçait consciencieusement. L’eau était chaude à présent. Du plat du pied, elle chassa la mousse vers le siphon. Fini. Souffle. Détends-toi. Hammam. La vapeur la berçait… Pense, je ne sais pas moi, au beau Louis. Les gouttes la massaient, chassant la fatigue de ses muscles, les soucis de sa cervelle. Louis, son sourire nigaud, non… enjôleur, ses mains, ses fesses, son torse. Elle sourit : son humeur s’envolait, fantasque. Elle s’agenouilla, puis s’assit en tailleur dans le bac. Ses mains glissèrent vers son ventre. Elle avait envie. Une main s’égara, longea la fente — doucement. Ses doigts caressèrent. Ses doigts pénétrèrent. Elle eut un léger frisson. Juste une envie. Son buste s’était penché en arrière dans sa recherche de jouissance. Toute l’eau explosait autour d’elle ; elle suffoquait. Tout était humide en ce lieu clos. Il lui disait quelque chose, ce Louis. Si ça se trouve, il est con. Le plaisir décrut. Elle se recentra. Au bout de ses doigts, son corps se contracta. Toute cette eau... Elle allait se noyer. Ne plus penser. La jouissance vint aiguë, suspendue dans un battement. Elle n’irait pas. Comment était-il déjà ? Elle avait du mal à visualiser son visage. Elle se rappelait juste qu’il lui avait plu.

*****

6 / Hémoglobine et gros bordel

Le temps est plus que clément. Je marche dans les rues depuis une petite heure. La forme. Un œil en l’air, un œil à terre ; non par strabisme, mais par divergence entre plaisir et obligation. Mon œil gauche glisse sur les façades, détaille la rue. Mon œil droit guette les souillures de la ville : merdes, pisses, fientes, vomis et papiers gras jalonnant les trottoirs. Parti de chez moi dans le 19e, j’arrive à destination, le 18e. Je ne suis pas pressé. Je prends la température, je respire, je hume.

Je suis le commandant Laïd Haddar : 38 ans, 1,72 m, 67 kg. Je suis un petit morceau d’efficacité et de hargne. Cela m’a valu mon surnom — Gnak. Je n’im pres sionne guère au premier abord et je m’en fous. J’ai ma petite réputation et ça me fait sourire. Il n’y a rien que je ne préfère que de marcher dans les rues, sentir ma mécanique interne. Rien d’autre que les perceptions. Si ce n’est mon métier — brigade criminelle.

Ma mère dit qu’il y a trop d’ermite dans ma solitude malgré moi. C’est le boulot qui veut ça.

Je reviens dans le concret. Mon cerveau s’ancre dans mon corps. J’arrive. Rue Custine, rue Ramey. Je monte le passage Cottin et me retrouve sur Montmartre. Je redescends vers le « Soleil de la Butte ». J’évite les enfants qui jouent au foot et je dévale les escaliers. Rue Ronsard. Je longe le mur de roche du jardin du Sacré-Cœur en surplomb. Je passe devant l’espèce de grotte artificielle. Le lierre dégouline de toutes les parois. Tournant autour du square, je rejoins la rue Yvonne-Le-Tac. J’y suis. J’observe. L’immeuble est décrépi, mais montre une beauté pas tout à fait passée. Typique parisien, il s’orne de fioritures en pierre sculptée et de balcons en fer forgé. Un interphone. Je sors mon passe et le déverrouille. Une deuxième porte vitrée, une entrée carrelée et un bel escalier en bois avec un petit tapis usé. Je monte les étages. Mon télé phone sonne au 3e ; je décroche un peu essoufflé.

– Commandant Haddar ! (Je baisse le ton — c’est ma mère.) Maman, qu’est-ce que tu veux encore ?… Je te l’ai dit ce matin… Non, je n’ai toujours pas de cavalière… Ben oui, c’est comme ça… Je te rappelle… Je te dis que je te rappelle… Tu m’as déjà posé la question ce matin, ça n’a pas changé… Je n’ai pas levé une fille cette nuit, encore moins ce matin… Je parle comme je veux. Tu me gonfles là… Je t’interdis de me chercher une cavalière… Non. Non, je te dis ! Je m’en fous que tu t’y connaisses plus que moi en femmes… Non ! Non, tu ne sais pas ce qui est bien pour moi… Je raccroche. Je raccroche… Je te dis que je vais raccrocher.

Clac. J’ai raccroché. Elle me gonfle. Je reprends mes esprits et continue la grimpette. 5e étage, je stoppe sur le pa lier. Trois portes devant moi. Seul élément incongru, le ruban jaune parant celle de droite. Je vais tou jours là où est le ruban jaune. C’est le métier. Un judas s’obscurcit en face ; quelqu’un m’observe. Je reprends quelques secondes et vais frapper. Aucun pas ne s’éloigne, aucun pas ne s’approche. Le temps se passe. La porte s’ouvre. Un petit tonneau apparaît devant moi — plus large que haute. En vraie matrone de quartier, elle porte un in - con tour nable classique : la robe-tablier — synthé tique, lavable en machine, indé formable, car sans forme, sans manches, mais avec de grandes poches pratiques, et, cerise sur le gâteau, imprimée d’un vivifiant motif fleuri "masque-taches". Je sors un calepin et un crayon de ma poche.

– Madame, commandant Haddar, pour vous servir, attaqué-je mimant un salut.

J’arbore le sourire. Elle ne saisit pas la touche humoristique. Une premier degré. Elle s’emballe sur un ton de confidence effrénée.

– Oh, COMMISSAIRE ! (Elle me tend une main molle au bord de la pâmoison.) Marie Latour. Vous venez pour l’assassinat. Si c’est pas malheureux, un petit monsieur comme ça. Ce n’était pas un causant, mais il m’écoutait, lui. Vous savez, j’ai pas une vie facile. L’autre jour, ma télé ne marchait même plus. J’ai essayé de l’allumer avec la télécommande. Je la pose sur la télévision à côté du Télé 7 jours. Comme ça, je ne la cherche pas. Madame Durand, la dernière fois, elle avait perdu sa télé commande. Elle devait se lever pour changer les chaînes. En fait, elle a été assise dessus toute la semaine. Mais elle avait perdu ses lunettes aussi, alors elle ne la voyait pas. Ses lunettes, elles étaient à côté de la télécommande. Au fond de son fauteuil. Vous comprenez, Madame Durand, elle porte des couches, ça réduit la sensibilité où vous savez. Cela ne la gênait pas d’avoir les lunettes sous la lune…

Elle fait une pause pour reprendre son souffle. Je reste en arrêt le crayon suspendu ; je suis tombé sur un cas.

– … Donc, j’ai appuyé sur le bouton de droite, marche pas, le bouton d’à côté, non plus. Rien de rien. Alors, j’ai été voir le poste de plus près et j’ai tapé dessus. C’est mon grand fils qui est venu me le réparer. À minuit. En fait, il n’y avait plus de piles dans la télécommande. Vous croyez qu’un de mes voisins serait venu ? Pensez donc. Ils sont bien trop occupés sur eux-mêmes. Personne ne se soucie plus des autres. Heureusement que mon grand fils est là. Il a vingt-sept ans. C’est un beau gars, vous savez. Monsieur Talier, lui, il avait Rosa. Ces deux-là, ils faisaient une sacrée paire. Ils ne…

– Madame, la coupé-je. (Je suis déjà agacé.) Je vois que votre vie est trépidante, mais je dois vous freiner. Rosa, vous m’avez dit ? Rosa Talier ?