Les états d’âme du caméléon - Yamouna David - E-Book

Les états d’âme du caméléon E-Book

Yamouna David

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Beschreibung

"Les états d’âme du caméléon" est un recueil de nouvelles à l’écriture ciselée et empreinte de poésie, où l’Inde et la France s’entrelacent pour offrir un kaléidoscope d’histoires humaines et animales. À travers des récits nourris de profondeur et d’imaginaire sont explorés les thèmes de l’identité, des émotions et des rencontres, offrant à chacun une immersion riche dans des univers variés et évocateurs. Le goût de l’art, de la culture, la quête du juste ou de l’amour tissent ces histoires. Un voyage littéraire qui promet de toucher chaque lecteur en quête de sens et de beauté.

À PROPOS DE L'AUTRICE


Yamouna David, ancienne avocate au barreau de Paris et ex-directrice de la formation continue des avocats, explore les liens entre le droit et le bonheur. Inspirée par son métissage franco-indien, elle écrit pour partager des histoires, des réflexions et des émotions, dans un dialogue enrichissant entre deux cultures qui se complètent et s’illuminent mutuellement.

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Seitenzahl: 168

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Yamouna David

Les états d’âme du caméléon

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Yamouna David

ISBN : 979-10-422-5947-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ce livre est dédié à Shoba Massena,

qui saura pourquoi.

Du même auteur

– Manuel de droit indien (2016) – Société de législation comparée, co-auteurs : David Annoussamy & Yamouna David ;

– Bonheur impromptu, chronique, Paris-Madras 8 h 55 – 2022 – L’Harmattan.

Avant-propos

L’avocat, c’est la parole certes, mais c’est surtout l’écrit méconnu, fondement d’un procès bien mené. Ayant passé ma carrière à écrire des phrases ciselées au scalpel du mot juste et de la stratégie, afin que l’œuvre de justice puisse s’exercer avec la connaissance la plus précise du litige à trancher, c’est pour moi une liberté nouvelle, un vrai bonheur que d’écrire pour le simple plaisir de partager histoires, ressentis, réflexions, émotions, espoirs et aspirations…

Après avoir, dans un premier temps, raconté des instantanés de petits riens, sous forme de chroniques de ce quotidien, source permanente de Bonheur impromptu1, c’est la fiction et l’imaginaire qui nourrissent ce recueil de neuf nouvelles, tandis que mûrit paisiblement un roman.

Puisée dans ma vie en mode kaléidoscope, l’inspiration est issue d’un métissage où l’Inde et la France se répondent, chaque culture ayant sa part entière, sans que l’une ne puisse exclure l’autre, juste l’enrichir du regard de la diversité. Le vivant aussi a toute sa place dans ces histoires, animaux et plantes étant partie intégrante de la vie.

Merci à Ari Gautier, écrivain de Pondichéry, éclaireur qui ouvre la voie à une source particulière de l’écriture francophone, à la saveur inimitable. Il m’a lancé un ballon : tu devrais écrire des nouvelles. Je tenais cette phrase dans mes mains, ne sachant quoi en faire, ni par où commencer, lorsqu’Alain, mon mari facétieux, en a lancé une autre : les états d’âme du caméléon, avant de disparaître dans la forêt sur son vélo bleu.

De là, la magie des mots, du jaillissement de l’imaginaire, du partage de la vie, s’est mise en mouvement pour mon plus grand bonheur.

Les états d’âme du caméléon

La nuit va tomber. C’est l’heure où elles vont toutes rentrer. Eux aussi. Son stress augmente. Plus il stresse, plus il se balance de haut en bas, et moins il peut sortir de ce maudit toit de chaume. Au fait, pourquoi et comment est-il arrivé là ? Dans ce poulailler au toit percé, plein de poules et de coqs noirs, tout noirs, même la peau et les pattes. Seuls les coqs ont des reflets bleutés, mais leurs regards ne lui disent rien qui vaille. Un vilain coup de bec est si vite arrivé.

Heureusement, sa peau est dure, hérissée depuis la nuit des temps et l’arc-en-ciel est en lui. Cette pensée lui redonne du courage. Il prend une longue inspiration, son balancement se ralentit, son esprit s’éclaircit. Il tourne son œil droit vers le bas. La marâtre vient d’entrer, ses poussins autour d’elle. Il est temps de sortir d’ici, et vite. Son œil gauche repère vers le haut un halo de lumière : là ! C’est par là qu’il va pouvoir s’échapper.

Une fois dehors, il évite de justesse un vilain filet de pêche, destiné à piéger cobras, crotales et mangoustes, se laisse choir au sol et file se cacher dans les écailles d’un palmier bienvenu. Les souvenirs lui reviennent alors un à un. Il est entré dans ce maudit poulailler à cause du faucon pèlerin au bec redoutable. Il n’en avait jamais vu de tel. Les éperviers de la ville sont plus petits et gris, mais surtout, sont devenus rares. Quand il était jeune, ils les craignaient, ses frères et lui.

Cela fait bien longtemps. Au temps béni où Pondichéry était une mer de cocotiers. Tous les jardins d’un quartier étaient réunis par la canopée. Les caméléons faisaient partie des plus respectés dans la hiérarchie de la faune, les plus admirés étant les oiseaux du paradis. Tous ses frères sont morts depuis longtemps. Pourquoi sont-ils restés seuls tous les deux ? Et sans descendance ? Heureusement qu’il reste encore deux cocotiers chez les anciens, un pour chacun. Comme ça, lorsqu’elle le serine de son chapelet de récriminations, il se réfugie tout en haut de son cocotier, à lui. Mais encore une fois, comment est-il arrivé dans cette forêt ? Elle va s’inquiéter. Il n’a jamais boudé plus d’une journée.

La nuit est tombée et Bapou s’est maintenant endormi. Un sommeil entrecoupé de bruits insolites et inquiétants, inconnus en ville : le chant étrange des chacals, pointu, qui monte crescendo et s’arrête instantanément, les complaintes des paons qui semblent passer les journées à se retrouver et les nuits à se chercher, les disputes des chouettes acariâtres, les rires à gorge déployée des renards volants de l’Inde qui se régalent des fruits du pipal, les grondements d’un troupeau de cochons sauvages.

Et puis, voilà que le coq chante haut et fort, comme autrefois à Pondichéry. Tout redevient clair dans l’esprit de Bapou, à commencer par les conseils de sa grand-mère. Lorsqu’elle coordonnait ses deux yeux pour le regarder, il savait que c’était grave et qu’elle allait lui donner une phrase-cadeau. De ces mots qui se gravent et sont des alliés pour la vie :

Nous autres, les caméléons, nous devons être forts, car nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Pour nous, personne. Contre-nous, tous. Heureusement, nous avons trois sortilèges comme atouts.

Notre peau magique nous dissimule des prédateurs sans avoir à nous cacher du soleil.

Les hommes croient que d’un jet de sueur nous les rendons impuissants, et les femmes, que nous pouvons leur crever les yeux de notre langue si elles nous regardent. Ils nous fuient.

Mais le plus important, c’est celui que tu ne dois jamais oublier : d’un œil, regarde toujours devant ce qui vient à toi, et de l’autre, observe, impavide, le passé, car c’est lui ton guide. Le destin peut changer à chaque instant, comme la couleur de notre peau.

Apaisé par ces souvenirs, Bapou a revu l’enchaînement qui l’a mené dans ce poulailler, perdu dans une forêt. C’était le soir de Tibavali2. Les pétards étaient si effrayants, qu’ils étaient montés se réfugier tous les deux dans son cocotier, car c’était le plus haut. Brusquement, une pluie bienfaisante avait mis fin aux explosions terrifiantes de pétards et de feux d’artifice. Une délivrance inespérée ! Les corbeaux tentaient vainement de se protéger du déluge qui détrempait tout, tandis que tous deux se délectaient, car pour eux, il n’y avait rien à craindre : ils sont nés avec un imperméable !

Ils riaient ensemble du malheur d’autrui, surtout de ces affreux gamins avec leurs pétards maintenant mouillés.

C’est alors que la foudre s’est abattue. Sur le cocotier le plus haut, bien sûr. Le souffle l’a propulsé sur la terrasse voisine. Lorsqu’il a repris ses esprits, hébété, il a vu son cocotier, sa maison, en feu. À cette pensée, un éclair transperce sa poitrine : elle ne l’attend pas. Elle ne l’attend plus. Elle a été foudroyée hier soir. Ou pire, brûlée vive. À cette pensée, Bapou fond en larmes. Il n’avait plus pleuré depuis la mort de sa grand-mère.

Tous les caméléons se sont toujours moqués d’eux, car ils étaient un couple inséparable. Les seuls caméléons à vivre en couple. Les anciens l’avaient remarqué d’ailleurs et lorsqu’ils recevaient des visiteurs, ils ne manquaient de leur faire observer qu’ils avaient des animaux uniques dans leur jardin. Ils étaient même devenus célèbres : les amoureux de Pondichéry. Bapou se tasse. À quoi bon chercher à retourner à Pondichéry, où il ne sera plus que le veuf ? Un veuf comme un autre.

Toute la nuit, il avait regardé la tête du cocotier finir de se consumer. Les cocos noircis tombaient un à un, sinistres. Il ne parvenait plus à penser. Juste respirer. Tout doucement. Le temps s’était arrêté. Seul le parfum du jasmin le reliait de loin à la vie. Et le matin s’est annoncé inexorable. Les mainates rivalisaient de trilles joyeux. C’était insupportable. Il fallait faire quelque chose.

Une seule option : mourir. Vite. Sans souffrir, si possible, car la souffrance lui a toujours répugné. Mais comment mourir lorsqu’on est caméléon ? Se laisser dépérir de faim ? Ce serait trop long, son père lui a toujours dit qu’il pouvait rester trois mois sans manger. Curieux, il avait voulu tenter l’expérience. Trop gourmand, il n’a jamais résisté plus de trois jours ! Il lui fallait trouver autre chose.

Il n’était pas venu auparavant sur cette terrasse. Il ne s’était d’ailleurs jamais aventuré dans la maison des anciens. Le sol y était couvert de mousse, une drôle de mousse, sèche et mouillée à la fois. Lentement, il a exploré cet espace, puis s’est hasardé vers le muret et grimpé prudemment sur le parapet. De là, loin en dessous de lui, il a découvert la rue.

Il ne faisait pas encore jour. Il a vu les femmes nettoyer les marches et la rue devant le pas de leurs portes, à grand renfort de seaux d’eau et de coups de balais de tiges de cocotier. Certaines étaient rageuses dans leur besoin d’éliminer la saleté. D’autres le faisaient machinalement, tout en échangeant secrets et ragots avec la voisine, saris et jupons relevés aux genoux, avec de petits rires.

L’une d’entre elles semblait différente, ou plutôt, indifférente. Ses gestes paraissaient hypnotiser son regard lequel, lui-même, venait d’ailleurs et contemplait au-delà. Malgré son chagrin, Bapou s’est laissé absorber par cette silhouette fascinante qui se devinait dans l’aube naissante. Le seuil de sa demeure nettoyé, elle s’était saisie d’un second seau où elle plongeait sa main pour asperger le sol d’eau mélangée à de la bouse de vache, purifiant tout, avec autant de dévotion que s’il s’agissait de semailles. Une fois séché, ce mélange sacré éloignerait les insectes et donnerait toute son élégance au kôlam3 blanc sur ce fond mat, kaki.

Le moment du dessin du kôlam semblait être l’aboutissement de cette danse étrange, fluide, délicate, le corps plié en deux, où seule la main droite était en action, faisant apparaître d’un geste sûr, au gré des courbes et des droites, fleurs, fruits et oiseaux. L’œuvre terminée, l’officiante a disparu sans bruit, se retirant dans la demeure dont elle devait être la fée. Les autres femmes aussi étaient rentrées.

Alors est apparue, au bout de la rue, une silhouette portant un grand contenant sur la tête. Cette femme, entièrement revêtue de blanc, criait de temps à autre, avec un tempo parfait, aaaapom, d’une voix grave, un zeste triste. Bapou connaissait par cœur les cris de chaque marchand ambulant qui rythment le début de la journée, mais il ne les avait jamais vus. Malgré son désespoir, sa curiosité s’est éveillée. Il a vu une femme sortir vite de chez elle, la musulmane descendre la grande coupelle, l’ouvrir et en sortir de ces crêpes dodues en leur milieu qui sentent si bon et dont les anciens se délectent de temps à autre. Le corbeau leur en vole bien un peu chaque fois, et lui-même, en a déjà goûté des miettes. Sa gourmandise l’a alors un peu chatouillé.

Jusqu’alors, tous ces cris étaient pour lui, comme le Suprabadam4 matinal, les cloches des églises et les chants du muezzin, un métronome marquant simplement l’écoulement des journées. Les marchands se succèdent de cinq heures trente à dix heures trente, après, il fait trop chaud. Toujours abasourdi, Bapou est resté un moment à attendre, machinalement, les marchands suivants pour découvrir ce qu’ils vendaient. C’est ainsi qu’il a appris que la voix d’alto, qui scande un Idiiiyaaapom qui sonne clair et haut, offre ce que les créoles appellent des tonnerres-galettes. Que l’homme, qui lance d’un ton désabusé rottioooo rotti, vend tout simplement du pain. Et que la voix de crécelle atroce, aiguë, qui vous transperce aux environs de dix heures du matin avec son Arè Kiiiirè, propose des épinards.

Lorsqu’est arrivé le rémouleur, le soleil était déjà haut. Bapou s’est senti perturbé par une sensation de chaleur inconnue et insupportable. Était-ce parce qu’il n’était jamais resté exposé si longtemps au soleil ? Pourtant c’est autre chose qu’il ressentait, comme si sa peau le trahissait. Cet organe dont la couleur change comme le destin est pourtant le bien le plus précieux de son espèce. Funeste destin ! Mourir, voilà ce qu’il lui restait à faire. Il n’y avait plus d’alternative.

Après avoir levé un œil de reproche au ciel qui l’avait frappé de sa malédiction, il avait tourné l’autre vers la terre, son recours final. Elle était loin, trois étages plus bas… voilà la solution, se jeter dans le vide. Rapproché du bord, ses quatre pattes étaient restées agrippées à la mousse. Une révulsion l’empêchait de sauter. Non pas la peur de mourir, mais l’horreur de l’écrasement. C’est moche de mourir écrasé.

Il était resté là, nauséeux, jusqu’au moment où est arrivé le marchand de sable. Un homme maigre, au corps tortueux, vêtu d’un simple shomun5 autour des reins, pièce de tissu qui fut un jour blanche, et devenue rosé alpin, au fil de son métier. C’est qu’il vend du sable rouge d’Auroville, souvent volé la nuit dans des terrains vagues. Un sable très fin dont raffolent les citadins huppés qui en saupoudrent les allées de leurs jardins, rehaussant les couleurs des hibiscus et des frangipaniers. Debout sur sa charrette, l’homme sillonne la ville chaque dimanche, sûr de trouver ses clients au logis.

Les deux bœufs blancs majestueux avançaient paisiblement, leurs longues cornes fines dressées. C’est à ce moment-là que Bapou s’est décidé, il allait mourir le cœur transpercé ! Tout son être et ses deux yeux s’étaient alors concentrés vers cette seule destinée, se jeter au bon moment pour atterrir sur la pointe de la corne. D’une détente, il s’était lancé, un immense bonheur l’avait envahi. Finie la souffrance ! Dans une béatitude de lumière, il atteignait son but avec une précision remarquable, lorsqu’un coup de queue de bœuf l’a propulsé, abasourdi, sur le tas de sable, telle une gifle de son grand-père.

Banni même par la mort, désillusionné de tout, Bapou s’est laissé ballotter. Un moment, souffrant à nouveau de la chaleur, il s’est traîné au fond de la charrette et caché sous un tas de paille. La suite lui est devenue indifférente. Le vieil homme est rentré chez lui, loin de la ville, dans la forêt, a détaché ses bœufs, pris la paille sans même prendre garde au passager clandestin et l’a jetée devant ce maudit poulailler.

« Incroyable ! Grand-père, d’où sors-tu ? D’où viens-tu ? Comment as-tu réussi ce prodige ? » Deux jeunes caméléons le regardent stupéfaits, depuis le tronc du banian, à quelques mètres de là. Trop curieux, ils s’approchent pour vérifier. Oui ! la peau de Bapou est noire, aussi noire que l’écorce du palmier, l’arbre-argent. Bapou ne comprend pas ce qu’ils lui disent. C’est à ce moment seulement qu’il regarde son corps et le découvre noir comme une nuit sans lune, parfaitement assorti au palmier.

Il ne comprend pas, car le noir n’est pas une couleur, disait son père, seulement une nuance. Elle n’appartient pas au monde des caméléons, pas plus que le blanc. Il descend vite vers la terre rouge et attend un moment, mais il ne se passe rien, il reste noir. Les jeunes s’approchent de lui et rougissent doucement. Bapou reste sans voix. Il ferme les yeux. Longtemps. Puis comprends, l’éclair l’a calciné. Sa peau demeurera noire.

Les jeunes restent devant lui dans une interrogation muette et respectueuse. Il articule alors lentement :

« Vous ne pouvez pas comprendre.

— Si grand-père ! Raconte-nous ! »

Leurs regards suppliants pétillaient de curiosité.

C’est ainsi que Bapou devint le célèbre veuf noir de la forêt d’Auroville, racontant dans les hautes frondaisons, les histoires de la ville lointaine.

Le secret de l’ermitage

L’âme troublée, Julie vient se poser sous l’immense platane aux feuilles d’érable. La Place de la Liberté est devenue son refuge à penser. Les racines massives de l’ancêtre majestueux aux pattes d’éléphant la rassurent. Elle commande un Vittel-menthe, tandis que le bruit de l’eau qui s’écoule de la fontaine de la République fluidifie le temps, contracté comme son cœur.

« Vous êtes en pèlerinage ?

— En quelque sorte. »

La réponse est trop brève pour s’enhardir. Pourtant, cette femme aux cheveux poivre sel, coupés à la garçonne, attire sa confiance, habituellement farouche. Si différente du féminin vorace de sa mère. Son sourire, teinté de tristesse, est empreint d’une bonté lointaine. Une distance insondable l’isole du reste du monde. Tel un aimant, une longueur d’onde familière irradie d’elle et le captive. D’habitude désinhibé et canaille, ce matin, Gabriel se sent timide. Il se replonge dans le catalogue destiné à émoustiller la bande, mais le cœur n’y est plus.

« Et vous ? demande à son tour Julie.

— J’attends des amis. »

Vexé de se sentir intimidé tel un enfant, il reprend, bravache, « j’ai dégotté aux puces ce journal super ringard des années quatre-vingt. Ils vont halluciner ! C’était stylé à l’époque. » Recouvrant le plaisir de la provocation, il lui tend son trophée. Julie feuillette rapidement le magazine d’accessoires et tenues affriolantes pour rencontres entre garçons. Lorsqu’elle lui rend sa trouvaille, deux larmes perlent entre ses cils. Avec beaucoup de gentillesse, elle lui dit simplement :

« C’est bien. Elle lève les yeux, et ajoute, je crois que vos amis arrivent. »

Gabriel se lève précipitamment. Il est hors de question qu’ils s’immiscent dans cette rencontre particulière.

Julie suit du regard le groupe de jeunes gens qui disparait par la rue du Bout du monde. C’est maintenant ou jamais. Elle est revenue à Saint-Guilhem-le-Désert pour comprendre à tout prix. Par où commencer ?

Au fond d’elle-même, elle sait qu’il lui faut la force de retourner sur le lieu du drame. Anxieuse, elle hésite encore un peu, cherche une dernière esquive. Ses pas incertains la conduisent plutôt vers la crypte. Les forces telluriques sont puissantes dans cette ancienne sépulture, dit-on. Que signifient ces paroles inquiétantes ? Dans l’antre de la Terre mère, ses tourments s’apaiseront-ils ?

Non. L’angoisse l’étreint de nouveau comme au premier jour. Elle ressort vite se réfugier sous les arches bienveillantes du cloître roman de l’abbaye de Gellone. Là, elle pleure. Longtemps. Comment faire le deuil sans comprendre pourquoi, ni comment, la mort a frappé ? Apaisée par la douce clarté des pierres et les rayons du soleil, ses larmes s’écoulent plus doucement, une à une, telle une source qui a donné son dû et garde le reste dans l’antre intérieur.

Enfin rendue au site redouté, assise sur un rocher à l’entrée des gorges de l’Hérault, l’après-midi passe sans qu’elle puisse détacher ses yeux de ce pont maudit. Le vent la cingle par houle. L’eau gronde. Pas tant pourtant que lors de la crue qui a vu mourir son seul fils. Plus encore qu’avant, l’eau la terrorise. Que s’est-il passé cette nuit-là ? Cette question sans réponse la torture sans relâche.

Elle serre fort dans ses mains cette étrange amulette retrouvée sur Luc et rendue la semaine dernière par les enquêteurs, lorsqu’ils ont classé cette affaire sans avoir trouvé de piste criminelle.