Les éternels - Tome 1 - Gabrielle Asyk - E-Book

Les éternels - Tome 1 E-Book

Gabrielle Asyk

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Beschreibung

Sylvia, une jeune femme éteinte et solitaire, sans amour ni attaches, décide de mettre fin à cette vacuité en planifiant les derniers jours de sa vie. Sa rencontre fortuite avec Will, un jeune démon accablé par l’immortalité, fait naître en elle l’instinct d’une obscurité indicible qui l’attire. Ensemble, ils s’embarquent dans une aventure singulière, entre secrets, démons et rencontres inattendues, pour un voyage époustouflant vers les abîmes de l’Enfer.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Gabrielle Asyk a un certain attrait pour la puissance de l’imagination et l’extraordinaire évasion qu’elle offre. Depuis son adolescence, elle s’adonne avec plaisir à la rédaction de nouvelles, de poèmes et de proses, explorant ainsi les contours de sa propre vie et de l’univers des Éternels. Cet ouvrage représente l’aboutissement de nombreuses années de rêveries dans cet imaginaire idyllique.

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Seitenzahl: 444

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Gabrielle Asyk

Les Éternels

Tome I

Roman

© Lys Bleu Éditions – Gabrielle Asyk

ISBN : 979-10-422-1898-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Mon frère

— Maman ! Maman ? Je suis rentré !

Will referma la porte derrière lui brusquement. Il parcourut le salon des yeux. Sa mère n’était pas là. Il soupira, s’avança vers le canapé en cuir brossé et s’y laissa tomber. Il resta un long moment immobile, le regard fixé sur les moulures du plafond blanc. Des voix résonnaient au-dehors, des piétons parlaient fort, des voitures klaxonnaient au loin. Il pensait au silence. Il rêvait même la nuit du silence. Depuis leur départ précipité, il n’avait plus jamais entendu le silence. Il se redressa et serra sa tête entre ses mains, ses doigts plongés dans sa chevelure d’ébène. Des sanglots. Sa mère était là, elle sanglotait tout doucement, il pouvait l’entendre.

Il ferma les yeux et se remémora sa vie d’avant, celle où il ne l’entendait pas sangloter. Celle où il pouvait, après l’école, courir dans la forêt, contempler les rayons du soleil sur le ruisseau, sentir le vent frais sur son visage. Il pouvait écouter les oiseaux. Les rires de ses amis, les cris de joie quand ils couraient tous ensemble dans les chemins de terre. Leurs chants résonnaient toujours en lui quand il rentrait après sa promenade et que sa mère, comme aujourd’hui, était couchée, les yeux rouges et le visage enflé, toutes ses peines coincées dans la gorge.

Oui, elle avait toujours pleuré, aussi loin qu’il s’en souvienne. Alors pourquoi avaient-ils déménagé ici à Paris ? Il ne savait pas. Cette ville est oppressante. Cet appartement est luxueux, trop plein de choses inutiles, et bruyant. Et cet homme que sa mère attend en vain depuis maintenant treize ans ne viendra jamais. Ici ou ailleurs, il ne viendra pas. Il se leva brusquement et se dirigea vers la chambre. Les sanglots étaient plus proches. Elle devait être en train de s’y noyer et ne l’avait pas entendu rentrer.

Il se regarda dans le miroir du couloir, sous la lumière douce de cette fin de journée de printemps, ses grands yeux d’un bleu profond contrastaient avec la pâleur de sa peau.

— Tu as son regard, Will. Quand je te vois, c’est comme s’il était toujours présent auprès de moi. Il reviendra, Will, il viendra pour te rencontrer ! Tu ne dois jamais me quitter, il va venir pour te rencontrer ! Je t’aime, Will, et il reviendra.

Non, elle ne l’aimait pas. Il n’était qu’un appât. Un ver de terre insignifiant qu’elle choyait avec des mots doux et de la tendresse grossière pour qu’un jour le gros poisson tant attendu morde enfin à l’hameçon. Il ne voulait pas le rencontrer. Il ne savait pas qui il était ? Où vivait-il ? Pourquoi était-il parti ? Combien d’autres femmes passaient leurs nuits à pleurer en attendant son retour ? Combien d’autres appartements payait-il pour loger des enfants qu’il n’avait jamais rencontrés ?

— Il t’aime lui aussi, Will ! Il t’a donné son prénom ! Tu es son fils et il viendra te chercher. Promets-moi de ne jamais me laisser et de m’emmener ! Promets-moi !

William Junior, quel merveilleux privilège de porter le nom d’un homme inconnu. Il posa sa main sur la poignée couleur bronze de la porte de la chambre de sa mère puis se figea.

— Cesse de pleurnicher.

Une voix d’homme retentit, douce, profonde et froide.

— J’ai des choses importantes à t’annoncer, tu m’appelles et me supplies depuis treize longues années, et maintenant que je suis là, je dois écouter tes lamentations ?

— Non, William, je suis tellement heureuse de te voir, j’espérais ce moment depuis si longtemps ! Si j’avais su, je…

L’homme soupira bruyamment.

— Non. Je ne suis pas venu pour te voir. Tu le sais bien. Ne prends pas cet air innocent Hélèna, il ne te va pas. Où est mon fils ? Je t’avais dit de t’assurer qu’il soit présent dans cet appartement le jour de ses treize ans. Demain, il partira avec moi.

— Non ! William, tu ne peux pas me faire ça ! Pas après toutes ces années ! Je t’en supplie, ne me laisse pas ! Emmène-moi !

Elle recommença à pleurer.

La porte s’ouvrit brusquement et Will se retrouva face à l’homme. Ils se regardèrent un long moment. Will était tétanisé. Son père se tenait devant lui, juste là. Ils avaient les mêmes yeux, en effet. Mais leurs regards étaient opposés. Celui de Will était empli de colère, de questions, d’émotions et d’inquiétudes. Celui de William était vide. Il posa une main forte et froide sur son épaule frêle et tremblante. Un rubis imposant luisait sur l’annulaire. Il lui sourit. Un rictus glacial. Un frisson parcourut l’échine de Will et il se sentit envahi par la colère et la peur.

— Mon fils, enfin. Je suis heureux de te rencontrer. J’espère qu’Hélèna a rempli son rôle et que tu es prêt à me rejoindre. Nous avons tellement de choses à rattraper. Malheureusement, ce soir j’ai d’autres obligations. Prépare-toi pour demain, nous partirons le matin.

Il retira sa main et s’éloigna. Hélèna pleurait toujours. Will le regarda passer la porte. Il ferma les yeux pour se remémorer son visage et graver en lui ce moment. Son père, cet inconnu dans un élégant costume sombre. Son rubis sur sa main. Ses longs cheveux noirs qui frôlaient négligemment son gilet couleur rouge sang. Et ce silence qui l’entourait.

— Je suis désolée, Will, je suis tellement désolée si tu savais.

Hélèna avait arrêté de pleurer. Elle s’était redressée. Ses yeux rouges fixaient le jeune garçon.

— Je suis désolée.

Will sentit une vague de haine l’envahir, et des larmes chaudes s’échappèrent de ses yeux. Il sortit de l’appartement en courant. Il avait besoin de prendre l’air. Il avait besoin de respirer. Beaucoup trop d’émotions se bousculaient en lui. Demain, il fêtera ses treize ans. Le vent frais lui brûlait les narines, la gorge et les poumons. Il bouscula les passants et courut jusqu’à se retrouver face à un cours d’eau pollué. Ce fleuve opaque lui rappela le ruisseau de son enfance. L’eau vive, claire et sauvage toujours présente dans son esprit lui manquait. Son enfance lui manquait. Son enfance qui ne reviendra jamais.

— Maman ? Je suis rentré.

Pas de réponse. La porte de l’appartement était restée ouverte. Il faisait nuit, il avait dû marcher plusieurs heures, il n’avait pas vu le temps passer. Sa mère était allongée sur le canapé, elle semblait endormie. Sa main, si fine et fragile, était délicatement posée sur son cœur. Sa robe, d’un bleu profond, était tachée par une grande auréole rouge.

— Maman…

Elle ne répondit pas. Elle ne répondit plus jamais.

Les heures défilèrent. Will était incapable de bouger. Assis auprès d’elle sur l’épais tapis blanc et il resta immobile, fixant le vide. Le temps venait de s’arrêter et son monde s’était écroulé.

Il était perdu. Perdu dans ses pensées. Qui aurait pu faire ? Et pourquoi ? Et si son père était responsable ? Est-ce qu’il allait vraiment venir le chercher ? Il fixa le ciel à travers la fenêtre. Il semblait de plus en plus clair. Le jour se levait et une larme coula sur sa joue.

— Heureux anniversaire petit frère ! dit une douce voix depuis la porte d’entrée.

Will se leva lentement. Ses jambes étaient engourdies, il peina à se redresser. La voix s’approcha.

— Je viens d’apprendre la nouvelle. Je suis désolé pour ta mère. Père me fait te présenter ses sincères condoléances.

Will dévisagea la personne qui se tenait devant lui. Il avait du mal à lui donner un âge ou à lui donner un genre. Ses yeux d’un lumineux gris clair étaient marqués par la fatigue. Il retira lentement sa capuche et dévoila son visage. Ses traits étaient fins et délicats, sa peau excessivement semblait fragile. Il replaça d’un geste las ses très longs cheveux blonds – presque blancs – qui lui tombaient jusque-là taille. Il s’avança vers Hélèna et comme pour mieux réfléchir à la situation et à ce qu’il devait dire, il se couvrit la bouche et le nez avec sa main, puis la tendit vers Will.

— Viens avec moi, on ne devrait pas rester ici plus longtemps. Ils pourraient revenir.

Will eut un mouvement de recul.

— Toutes mes excuses je ne me suis pas présenté : je m’appelle Kolem. Je viens à ta rencontre à la demande de notre père.

Will écarquilla les yeux.

— Notre père ?

Kolem le fixa, son regard était moins froid. Il sembla être réellement triste et désolé de lui apprendre cette nouvelle.

— Nous sommes frères, oui. Tu dois avoir énormément de questions, je comprends. Mais maintenant il faut vraiment partir. Tu es en danger ici et un long voyage nous attend pour rentrer.

Une ombre passa devant la fenêtre où le jour commençait à percer et plongea quelques secondes la pièce dans l’obscurité. Will sursauta.

— Prends simplement quelques affaires pour le trajet. Fait vite.

Will se dirigea rapidement vers sa chambre. Est-ce qu’il devait lui faire confiance et le suivre ? Il n’avait pas vraiment le choix. Il prit un grand sac de sport et y fourra quelques vêtements. Kolem était-il vraiment son demi-frère ? Il y avait un effet, un air de famille. Et, il avait remarqué qu’à sa main droite brillait la même pierre rouge que sur celle de William.

— Tu es prêt ?

Will avait rejoint le salon.

— Tu devrais aussi m’amener ça. J’ai regretté de ne pas l’avoir fait.

Kolem tenait un cadre renfermant une photo datant de quelques années : Hélèna tenait Will dans ses bras et le regardait tendrement.

— Cette photo ne représente rien pour moi, répondit Will.

— Pour l’instant, soupira Kolem. Il sortit la photo du cadre et la glissa dans la poche de son manteau.

Une masse sombre percuta la vitre de la fenêtre. Quelques rayons du soleil printanier transperçaient les nuages.

— Ils ne peuvent pas nous atteindre en plein jour, mais ils vont essayer. Notre chauffeur nous attend en bas, viens.

Kolem tendit à nouveau sa main. Will la saisit. Elle était glaciale, mais douce et réconfortante comme la présence d’un membre de sa famille dans une épreuve douloureuse. Il ne verrait plus jamais sa mère, il n’arriverait jamais à oublier cette nuit.

Assis à l’arrière de la voiture noire aux vitres teintées, Will regardait Kolem d’un coin de l’œil. Il n’osait pas poser de questions. Le chauffeur roulait vite et semblait imperturbable malgré les masses sombres qui apparaissaient de temps à autre pour se cogner contre la carrosserie.

Kolem soupira.

— Ils ne vont jamais nous lâcher.

Will le regarda puis fixa une ombre à travers la vitre. Elle était immobile, elle semblait avoir un visage et un grand sourire. Plus il la regardait, plus les traits de visage se dessinaient dans la brume sombre.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Évite de les regarder, ça leur donne de la matière. Ce sont des démons. Des Cauchemars, précisément. Ils peuvent prendre la forme qui va le plus t’effrayer sur le moment. Ils peuvent causer énormément de mal aux humains en leur insufflant des peurs ou des idées.

La créature à l’extérieur avait en effet les traits de visage de plus en plus précis et flottait à côté de la voiture. Elle le fixa, un grand sourire aux lèvres. Elle avait pris l’apparence de William. Kolem eut un petit sourire en coin.

— Tu ne devrais pas avoir peur de notre Père. Il n’est pas si mauvais.

Will détacha difficilement son regard de la créature qui disparut.

— C’est cette créature qui a tué ma mère ? Les démons existent-ils vraiment ?

Kolem soupira à nouveau.

— Je n’en suis pas sûr, mais nous avons entendu dire que Mordred cherchait à te retrouver. Je pense qu’hier soir il a dû sentir la présence de notre père dans les environs et est venu chez toi avec ses Cauchemars. Mordred est un démon lui aussi, c’est le chef d’un clan ennemi. Et oui ils existent. Enfin plus exactement nous existons réellement.

Kolem se retourna vers lui et le regarda fixement dans les yeux.

— Ta mère aurait dû t’expliquer tout cela, Père sera vraiment contrarié… Elle ne t’en a jamais parlé ?

Will ne comprenait pas. Cette histoire de démons est complètement impensable et malgré qu’il n’ait que treize ans il n’était pas si naïf.

— Non, elle ne m’a parlé de rien. Je ne comprends vraiment pas, est-ce que c’est une blague ?

Kolem secoua lentement la tête.

— Non. Tu verras par toi-même. Notre clan porte le nom des Éternels. Nous sommes des démons, quelques milliers, ralliés sous l’autorité de notre père William Prophanne. Mais il subsiste des clans qui lui sont opposés, et pour l’atteindre, ils sont prêts à tout.

— Des démons, mais c’est complètement fou ! hurla Will. Et donc je ne devrais pas avoir des pouvoirs ? Et du coup les vampires existent ? Et les loups-garous ? Et ma mère c’était juste une humaine comment c’est possible ? La tienne aussi est humaine ou c’est un démon aussi ?

Kolem éclata de rire et mit plusieurs minutes à retrouver son sérieux.

— Non désolé pas de vampire ni de loup-garou, c’est dommage ce serait vraiment très amusant. J’ai entendu dire qu’il existait aussi des anges, mais personne n’en a vu depuis de très longues années. Ils sont certainement tous morts.

Cette réflexion lui décrocha un sourire.

— Ma mère était aussi humaine. Elle est décédée quelque temps avant mon départ.

Voyant le regard attristé de son jeune frère, il ajouta :

— C’était le mieux qu’il puisse arriver. Il n’y a pas de quoi être triste.

La voiture s’arrêta brusquement. Ils étaient en pleine forêt. Le chauffeur descendit de la voiture et ouvrit la portière de Will, il était très grand et impressionnant. Il lui fit signe de sortir.

— Nous allons par ici Will, dit Kolem en regardant l’entrée d’une grotte sombre.

Will était effrayé et se sentait mal. Pourquoi avait-il suivi ces deux hommes jusqu’ici ?

— Il y a un train souterrain pour rejoindre notre royaume ici. Dans quelques heures tu seras dans ton nouveau chez toi.

Chapitre 1

Sylvia

Sylvia ouvrit péniblement les yeux et éteignit son réveil d’un geste lent. Encore un réveil, encore un matin. Elle n’était pas morte dans la nuit comme elle l’avait souhaitée avant de se coucher. Comme elle le souhaitait toutes les nuits avant de se coucher.

Elle se leva péniblement et essaya de ne pas trop réfléchir à sa vie. Elle croisa son reflet dans le miroir. Triste. Elle avait juste l’air triste et accablée. Sans aucune raison valable de l’être. Elle avait simplement perdu au fil du temps le goût de vivre. Elle détourna ses yeux de son reflet et s’habilla rapidement, des collants fins noirs, une jolie robe en dentelle avec les sous-vêtements assortis. Il fallait donner l’impression aux autres que tout allait pour le mieux. Elle se regarda à nouveau dans le miroir et entreprit de dissimuler sa fatigue et ses cernes sous des crèmes de teintes dorées puis maquilla ses grands yeux sombres d’un trait précis de feutre noir et ses longs cils bruns de plusieurs couches de mascara. Voilà. Un peu de rose sur les lèvres et personne ne se doutera que quand elle se regarde dans le miroir c’est une enveloppe vide qu’elle aperçoit.

— Il faut aller travailler, soupira-t-elle.

L’éternel recommencement. Se lever, aller au travail, afficher un sourire toute la journée, puis rentrer chez soi tout en sachant qu’il faudra recommencer le lendemain.

Elle rangea les clés de son appartement dans son sac à main et sortit dans la rue. Le soleil rayonnait ce matin, la lumière semblait lui brûler les rétines. Elle avait absolument besoin d’un café. Un café c’est forcément réconfortant, elle ne pensait pas pendant qu’elle savourait ce liquide chaud. Elle s’arrêta au premier café de sa rue et regarda sa montre : il était tôt, elle avait de l’avance ce matin, c’était assez exceptionnel.

En remuant machinalement la cuillère dans sa petite tasse, elle s’imagina sa journée, plusieurs rendez-vous de prévus, ses collègues, les dossiers à présenter à ses supérieurs. Et si elle n’y allait pas ce matin ? Et si elle restait assise ici dans ce café, sur cette banquette rouge rembourrée ? Ou alors, une promenade dans le parc ? Ou prendre sa voiture pour aller plus loin peut-être jusqu’à l’océan ? Ah oui ça c’était une super bonne idée. Un bon café avec le bruit des vagues et l’air iodé. Elle ferma ses paupières et s’imagina cette scène. Elle pouvait presque sentir le vent frais contre sa peau. Elle ouvrit brusquement les yeux et avala sa tasse d’un trait.

Il fallait faire quelque chose. Aujourd’hui c’était le grand jour. Quitte à vouloir en finir et à le planifier depuis des mois et des mois, autant que ce soit face à l’océan ! Elle se leva et fit le chemin en sens inverse jusque chez elle. Un léger sourire sur le visage se dessina et ne la quitta plus pendant qu’elle préparait son sac : prendre ses affaires préférées pour profiter de ses derniers jours. Elle se surprit à chantonner et fut interrompue par la sonnerie de son téléphone. Un message d’une collègue qui voulait savoir si elle était malade ou juste en retard. Comme si quelqu’un en avait quelque chose à faire. Non aujourd’hui pour une fois tout allait pour le mieux, le choix était fait, le départ était proche. Elle répondit qu’elle était très souffrante et qu’elle serait certainement absente quelques jours, puis éteignit le téléphone et le jeta dans la poubelle en recommençant à chantonner. Son sac était prêt. Elle sortit définitivement de son appartement sans même un regard en arrière et prit la direction du parking. Elle s’installa à l’intérieur de sa voiture, elle sentait encore le neuf. Elle avait essayé de faire comme tout le monde : peut-être qu’une jolie voiture d’un rouge écarlate la rendrait plus heureuse ? Mais non, ça ne changeait rien. Elle démarra et prit la route en direction de l’océan Atlantique. Elle roula plusieurs heures durant, le regard dans le vague, bercée par le bruit de la route et les paysages changeants. Le ciel était d’un bleu incroyable aujourd’hui. Les gens avaient l’air heureux de se promener les bras nus pour en profiter.

Elle ne savait depuis quand elle n’était plus heureuse. Sans doute que c’était arrivé progressivement, la vie a eu de moins en moins d’intérêt, les objectifs sont devenus de plus en plus rares. Elle n’avait pas envie de se lier réellement avec qui que ce soit, pourtant il ne lui était rien arrivé de grave. Elle n’avait pas connu de violences. Elle n’est pas malade. Et cette absence d’excuse à son mal être général aggravait les choses. Elle se sentait complètement illégitime dans sa douleur quotidienne.

Sylvia se gara devant un petit hôtel isolé, assez loin de la plage pour ne pas être au milieu de la foule, mais suffisamment proche pour entendre le bruit des vagues depuis le lit. Elle réserva une chambre pour les trois prochaines nuits, ses trois dernières nuits. Elle prit la chambre la plus luxueuse disponible, celle avec une baignoire et d’où on pouvait voir au loin l’océan.

Elle installa ses affaires dans la penderie en bois clair, se laissa tomber sur le lit et resta de longues minutes à contempler le plafond quand son estomac la ramena à la réalité : elle n’avait rien mangé depuis la veille et le café n’était pas assez nourrissant. Elle enfila une tenue plus décontractée, un jeans brut, un tee-shirt simple noir, une paire de baskets assortie et descendit à la boulangerie qu’elle avait repérée en arrivant.

Will se réveilla en sursaut et peina à ouvrir les yeux. Son esprit était encore embrumé de la soirée de la veille. Il se redressa et chercha à tâtons dans la pénombre de sa chambre son paquet de cigarettes. Il avait une fois de plus fêté dignement son anniversaire. Son vingt-sixième anniversaire. Aujourd’hui il avait officiellement passé autant de temps dans sa vie d’humain que dans sa vie actuelle. Il alluma une cigarette, la fumée emplit la pièce et ses poumons. Il se leva et entrouvrit les volets. Il faisait jour. Il devait être aux alentours de midi, il avait dormi toute la matinée et avait beaucoup de mal à se souvenir de la nuit précédente, mais ça n’avait aucune importance. Il jeta sa cigarette dans le cendrier posé sur la table de chevet et il vérifia machinalement ses poches : son portefeuille était toujours là, mais il ne retrouva pas les clés de sa moto.

Il soupira, enfila ses bottines et sortit de la chambre en claquant la porte. Un café était nécessaire pour remettre ses idées au clair. Ses clés ne devaient pas être bien loin. Il fronça les sourcils en essayant de se rappeler avec qui il avait bien bu boire autant de whisky la nuit dernière ? Aucun souvenir. Que du brouillard. Depuis que Kolem l’avait laissé seul, la plupart de ses soirées s’achevaient de cette manière.

Il lui en voulait. Il lui en voulait terriblement de l’avoir lui aussi abandonné, de l’avoir lui aussi laissé seul, d’avoir choisi la fuite. Il s’était écoulé plusieurs mois depuis que Kolem avait décidé de s’enfermer seul dans la tour nord du château. Depuis l’accident. Will allait lui rendre visite de temps en temps, il était d’ailleurs le seul que Kolem acceptait encore de voir. Son frère lui manquait, il était prêt à tous les sacrifices pour que leurs vies redeviennent comme avant, mais, il ne savait même pas par où commencer.

Will errait dans les ruelles à la recherche d’un café et de quelque chose qui calmerait ses brûlures insupportables à l’estomac. Il sortit son briquet de la poche de son jean et tenta d’allumer une cigarette, penché en avant pour affronter les rafales de vent océanique, il ne vit pas la jeune femme en face de lui.

— Regardez où vous allez ! hurla la jeune femme.

Will se redressa, cigarette enfin allumée, et la fixa. Elle avait renversé son café sur son tee-shirt noir et son jeans était lui aussi imbibé. Elle semblait très contrariée. Ses yeux d’un marron profond le foudroyaient. Elle s’avança vers lui et lui versa le fond du gobelet sur la chemise.

— Vu que vous n’avez même pas l’intention de vous excuser : voilà ce que ça fait quand on renverse du café brûlant !

Will resta sans réaction un moment, sous le choc de cette rencontre. Il y avait quelque chose en elle qui l’intriguait. Quelque chose de sombre. Il souffla longuement la fumée de sa cigarette et soupira.

— Je suis désolé. Je peux vous en offrir un autre ?

— Non, ça ira. Je peux m’en acheter un autre moi-même. Regardez devant vous pour éviter de le renverser.

Elle fit volte-face et retourna dans la boulangerie. Will la suivit. Elle ressortit rapidement avec un nouveau café et des croissants et se dirigea vers la plage. Will commanda un grand café, noir, et se mit lui aussi en route tranquillement vers le bord de mer. Il l’avait perdue de vue, mais il lui suffisait de se souvenir de son aura pour savoir où elle était. Un petit sourire se dessina sur son visage quand il l’aperçut au loin. Elle s’était installée sur le sable, loin des groupes de promeneurs, et elle regardait les vagues. Il s’avança et se laissa tomber à côté d’elle.

— Vous m’avez suivi ? lança-t-elle en regardant toujours les vagues.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous venger parce que j’ai renversé le fond du gobelet sur votre chemise ? Si vous voulez mon avis, vous pouvez la jeter, elle était déjà immonde.

Will baissa les yeux vers sa chemise blanche. Effectivement. Il ne s’était pas changé depuis deux jours, les taches d’alcool divers et variés, mêlées à l’odeur de tabac froid n’étaient pas du plus bel effet.

— Tu as raison. Je la jetterais en rentrant.

Il sourit.

— Je n’ai pas l’intention de me venger, je t’ai suivi pour partager un café. Je m’appelle Will. Et toi ?

La jeune femme détourna les yeux des vagues qui léchaient le sable fin et plongea son regard dans celui de Will : de grands yeux bleus, de la même couleur que l’océan. Elle sembla perdre pied un instant puis se ressaisit.

— Sylvia.

— Ravi de te rencontrer Sylvia. Je m’excuse pour ton café, mais tu ne regardais pas non plus devant toi.

Sylvia haussa un sourcil.

— OK si tu le dis.

Will se redressa et glissa sa main dans la poche arrière de son jean : il en sortit une flasque. Il se rassied et dévissa lentement le bouchon.

— Tu en veux ? Ton café aura meilleur goût.

Sylvia se contenta de le regarder verser dans son gobelet une belle quantité de liquide brun puis en boire de grandes gorgées. Un long silence s’installa.

— Tu es seule ici ? demanda soudainement Will.

— Oui, répondit Sylvia en ramenant ses genoux contre sa poitrine.

— Et que fait une jeune femme seule ici ? Tu es en vacances ?

— En quelque sorte. Pourquoi est-ce que ça t’intéresse ? Tu projettes de m’assassiner et tu veux savoir si quelqu’un partira à ma recherche ?

Will éclata de rire.

— Personne ne me cherchera avant quelques jours. Alors il faudrait faire ça maintenant, pour que tu aies le temps de partir loin. Si possible j’aimerais que ce soit rapide.

Sylvia était sérieuse. Will en perdit son sourire et se ralluma une cigarette.

— Pourquoi est-ce que tu veux mourir ?

— Aucune raison en particulier. Alors c’est bien ce que tu avais en tête ?

— Pas du tout. Je n’ai pas l’intention de te faire du mal.

Sylvia tendit son gobelet.

— OK, je veux bien boire avec toi aujourd’hui.

Will s’exécuta et lui versa la moitié de la bouteille. Elle but en grimaçant.

— Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ?

— Rien de spécial. Je voyage depuis quelques semaines le long de la côte. Je n’ai pas vraiment de but.

— Un voyageur solitaire alcoolique. J’aurai préféré un tueur en série. Ça aurait été plus intéressant.

Will recommença à rire.

— On est bien assorti. Tu es une voyageuse solitaire suicidaire. On devrait trinquer à ça !

Sylvia esquissa un sourire. Le premier depuis de nombreux mois.

— Tu reprends la route bientôt ?

— Oui. Enfin normalement je devais repartir ce soir, je dois aller rendre visite à mon frère, mais j’ai égaré mes clés de moto.

— Le whisky dans le café ça ne t’aidera pas à les retrouver, tu sais.

— Je sais. Ça tombe bien, tu as bu tout ce qui me restait. Mais je dois avoir une bouteille de secours dans ma chambre d’hôtel, ça m’éclaircira peut-être les idées.

— J’ai une voiture, dit Sylvia en haussant les épaules.

— Tu prêtes ta voiture à des inconnus ?

— Non, je te la donne. Je n’en aurais bientôt plus l’utilité. Mais en échange tu dois faire quelque chose pour moi.

Le cœur de Sylvia battait à rapidement et ses mains tremblaient. Dire à voix haute ses intentions donnait une autre dimension à son choix. Et elle n’avait subitement plus envie de passer ses derniers jours seule.

— Reste avec moi quelques jours. On ne se connaît pas, et tu n’auras jamais à vraiment me connaître. Je veux juste quelqu’un pour me tenir compagnie.

Will se rapprocha d’elle et plongea son regard dans le sien, comme pour mieux comprendre ses intentions.

— Et si je veux te connaître ?

— Alors tu as deux journées devant toi.

Ils restèrent un long moment dans le silence sur la plage. Le son des vagues était apaisant. Ils se mirent en chemin sans un mot et marchèrent longtemps dans les ruelles de la petite station balnéaire. Il faisait un temps magnifique, les cris des mouettes se mêlaient aux conversations sourdes des promeneurs sur la plage. Will suivait Sylvia sans vraiment savoir où elle allait. Peut-être à son hôtel ? Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver pour qu’elle soit dans cet état ? Les rayons du soleil faisaient apparaître des reflets chauds sur ses boucles brunes. Elle avait une démarche lente, nonchalante. Elle s’arrêta et se retourna vers lui.

— C’est mon hôtel.

Il la suivit jusqu’à sa chambre, où elle le laissa seul pour aller acheter à boire. Will se laissa lourdement tomber sur le lit en coton blanc. Elle l’intriguait. Quel genre de femme invitait un inconnu dans sa chambre d’hôtel de cette manière ? Il la trouvait belle et attirante, avec son regard perçant et ses longs cils. Elle n’avait vraiment pas peur de ce qu’il pourrait lui faire ? Elle aurait pu tomber sur un détraqué. Mais croiser le chemin d’un démon, était-ce mieux ? Elle semblait déterminée à en finir, et il n’avait pas l’intention de l’en empêcher, il avait déjà tellement souvent projeté d’en finir aussi. Malheureusement, malgré ses tentatives répétées, c’était impossible. Il s’empressa de chasser ses pensées de son esprit, elles risquaient d’attirer un Cauchemar et il aurait du mal à expliquer cette présence à Sylvia. Il était, en quelque sorte, heureux d’avoir croisé son chemin ce matin. Il pressentait que ces quelques heures qu’ils allaient passer ensemble seraient comme une bouffée d’oxygène après de nombreux mois sous l’eau. Il n’était pas à deux jours près, son frère n’avait jamais réclamé à le voir, et, il ne savait pas dans quel état il serait. La dernière fois, il ne lui avait pas adressé un regard, il ne parlait plus depuis plusieurs semaines. Il avait gardé en mémoire l’image d’un homme amaigri, le visage creusé, les expressions inexistantes et le regard vide…

— Will ! Will, réveille-toi ! Sylvia était revenue dans la chambre. Tu t’es endormi et je pense que tu devais faire un mauvais rêve.

Will ouvrit les yeux. Sylvia sortit deux grandes bouteilles d’un sac en papier kraft, deux verres et un tissu qu’elle lui lança au visage.

— Et je t’ai aussi pris un tee-shirt, tu devrais prendre une douche.

Assit sur le lit, Will entreprit de déboutonner sa chemise tachée, il avait à présent mal dans chacun de ses muscles, comme s’il avait passé la nuit précédente à se faire rouer de coups. Sylvia se planta devant lui et sans un mot elle commença à défaire tous les boutons un à un, dévoilant sa peau bleuie, marquée par les blessures, et par de nombreux tatouages.

— Ah… je me disais que tu n’avais pas l’air bien.

Will se laissa faire, surpris. Elle caressa du bout de son index sa clavicule, puis son torse, et s’arrêta sur un symbole, un pentagramme inversé. Elle semblait captivée. Elle était si proche, il pouvait entendre son cœur battre contre sa poitrine juste en face de lui. Le café avait séché sur ses vêtements et l’odeur se mêlait à celle de son parfum entêtant et vanillé. Elle posa délicatement sa main sur sa joue, Will ferma les yeux. Une vague de chaleur lui parcourut la colonne vertébrale. Sylvia sembla soudainement réaliser leur proximité, s’éloigna et commença à ouvrir une bouteille.

À quoi pensait-elle exactement ? Elle avala une grande gorgée de malt et la sentit couler dans sa gorge puis son estomac en brûlant tout sur le passage. Will se dirigea péniblement vers la salle de bain et elle entendit la douche s’allumer. Elle en profita pour se changer et enfila rapidement un pantalon noir et un haut ample gris. Qu’est-ce qui allait se passer maintenant ? Pourquoi accepterait-il de rester avec elle deux jours entiers ? Qu’allait-elle devoir offrir en échange ? Ses joues se mirent à brûler en pensant aux options disponibles. Elle mit cette sensation sur le compte de l’alcool, d’ailleurs le goût était bien meilleur avec du café.

Ils avaient traîné toute l’après-midi sur la plage et dans les ruelles. Le soleil commençait à baisser dans le ciel. La première journée s’achevait.

— Sylvia

Will se tenait debout derrière elle, elle sursauta.

— Oui ? Je t’ai servi un verre.

Elle lui tendit un gobelet blanc. Will le prit et s’assied sur la chaise à côté de la fenêtre.

— Je peux rester ce soir.

Sylvia hocha la tête.

— Je dois juste passer à mon hôtel, rendre les clés et récupérer mon sac.

Il avala le contenu de son verre et se releva. Il ne semblait plus avoir mal nulle part et était beaucoup plus vif que ce matin.

— Ce n’est pas très loin d’ici, j’en ai pas pour longtemps.

La porte claqua derrière lui. Sylvia se resservit et s’installa sur la chaise, dans la pénombre. La chambre était tellement vide. Elle s’était habituée à la présence de cet inconnu en l’espace de quelques heures. Le vide était prenant, envahissant. Elle se demanda si la mort donnait aussi cette impression de vide immense ? Une bouffée d’angoisse lui monta à la gorge. Et si elle ne voulait plus vraiment en finir, enfin du moins, plus dans l’immédiat, est-ce qu’elle pourrait passer un peu plus de temps avec Will ? L’idée que lui aussi puisse la rejeter fit grossir la boule dans sa gorge, elle suffoquait.

Une masse sombre traversa la chambre, Sylvia tressaillit. Elle se précipita pour allumer, mais rien ne se passa. Les voilages blancs à la fenêtre de la chambre s’agitèrent et une ombre passa, la frôla. Elle se recroquevilla contre la porte de la salle de bain en dessous de l’interrupteur. Que se passait-il ? Elle accusa tous les verres ingurgités dans la journée et essaya à nouveau d’allumer. Rien. L’ombre repassa devant elle et s’arrêta dans un coin de la pièce. Sylvia ne pouvait pas la quitter des yeux. L’ombre semblait de plus en plus précise. Elle lui souriait. Plus Sylvia la regardait, plus des traits de visage apparaissaient, l’ombre se déformait et se reformait dans un mouvement lent et perpétuel, elle avait à présent de grands yeux, un visage ovale, un cou long et fin. Puis apparurent ses bras, ses jambes. Elle flotta vers Sylvia.

Un murmure se fit entendre :

— De quoi avez-vous peur ?

Sylvia était tétanisée. Son cœur battait à mille à l’heure, elle ne savait absolument pas quoi faire ni comment s’échapper. Mais à quoi bon s’échapper d’ailleurs ?

— Que me voulez-vous ? demanda-t-elle à l’ombre avec tout l’aplomb dont elle fut capable.

Cette dernière tendit la main, attrapa violemment le cou de Sylvia et serra.

La porte de la chambre s’ouvrit brutalement, Will était de retour. Il avait l’air énervé, très énervé même. Sylvia pouvait jurer avoir vu ses yeux virer au noir, au sens propre du terme, son regard était entièrement devenu noir l’espace de quelques secondes. L’ombre éclata d’un rire qui lui glaça le sang et s’évapora.

Will balança son sac dans un coin de pièce et se précipita vers Sylvia.

— Tu vas bien ? Elle t’a fait quelque chose ?

Sylvia mit un moment à réagir, à retrouver l’usage de ses jambes et à récupérer son souffle.

— Je vais bien.

Elle se releva et alluma. Tout fonctionnait de nouveau, bien entendu.

— Qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Je pense que tu devrais t’asseoir et prendre un verre, je vais essayer de t’expliquer.

Sylvia s’exécuta.

— OK je t’écoute

Will faisait les cent pas dans la chambre. Il était nerveux et passa sa main dans ses cheveux noirs pour les décoiffer.

— Je ne sais même pas par où commencer. Je suis réellement surpris que tu aies pu le voir.

— Pourquoi l’ombre avait mon apparence ? demanda calmement Sylvia.

Will s’arrêta net et s’assied sur le bord du lit face à elle.

— C’est un Cauchemar, c’est comme ça qu’on les nomme chez moi. Ils sont attirés par la peur, et ils peuvent prendre l’apparence de ce qui nous effraie le plus, au fond de nous-même.

Il marqua un temps d’arrêt et se pencha vers Sylvia.

— Tu as eu peur de quelque chose avant qu’il apparaisse dans la chambre ?

— Non.

— Pourquoi as-tu peur de toi-même Sylvia ? demanda doucement Will. Un silence pesant s’installa.

Will le rompit en se leva brusquement. Il ferma les épais rideaux de la fenêtre, alluma les lampes de chevet à la place du plafonnier, puis revint s’asseoir à côté de Sylvia qui était toujours incapable de bouger.

— Je ne sais pas comment tu as pu le voir Sylvia. Vraiment. Ce n’est pas censé arriver. Les humains ressentent leur présence et sont effrayés, ou prennent des décisions insensées sous leur influence, mais jamais ne peuvent les voir.

— Les humains ?...

— Oui. Avant que tu partes en courant je préfère te préciser que tu ne risques rien. Je n’ai pas l’intention de te faire du mal, si c’était le cas je l’aurais déjà fait depuis ce matin.

— Je suis un démon.

Sylvia sentit son cœur s’accélérer. Est-ce qu’il se moquait d’elle ? Elle était persuadée que non. Il n’avait vraiment pas l’air d’être du genre à faire ce genre de plaisanterie. Elle détailla chaque recoin de son visage. Sa peau blanche, ses grands yeux couleur océan et ses cheveux noirs en bataille. Puis son corps, il était très grand, musclé comme un sportif, mais avec une multitude d’entailles sur le torse comme s’il avait été torturé ou poignardé à plusieurs reprises.

— Un démon ? Tu n’as vraiment pas l’air d’être un démon. Tu n’es pas très… effrayant.

Will se mit à rire. Elle avait remarqué qu’il riait toujours à des moments qui ne s’y prêtaient pas forcément, mais son rire était très agréable.

— Oui, tu as raison, je ne suis pas le plus effrayant des démons.

— C’est ta véritable apparence ? Enfin je veux dire ta seule apparence ?

— Oui plus ou moins.

— OK.

— OK ? C’est tout ? Tu n’as pas d’autres questions ? Tu n’as même pas un peu peur ?

— Pour le moment non. J’ai davantage eu peur de l’ombre, enfin, du Cauchemar.

Will se servit un grand verre de whisky et le but d’un trait. Elle n’avait pas peur de lui, c’était une bonne chose. Il ne savait pas trop où tout cela allait le mener, mais une idée avait germé dans son esprit.

— Les démons existent. Et les anges ? Les vampires ? Les loups-garous ? Les fantômes ? Les elfes ? Les trolls ?

— Tu vois que tu avais d’autres questions finalement ! Les vampires et les loups-garous n’existent pas. En revanche, pour les anges ou fantômes, je n’en ai jamais vu, mais j’ai entendu parler de leur possible existence.

— Tous les démons sont… comme toi ?

Will approcha son visage de celui de Sylvia. Il était si proche qu’elle sentait son souffle brûlant sur sa peau. Il sentait l’alcool, la cigarette et le soufre.

— C’est-à-dire comme moi ?

— Tu ressembles beaucoup à un humain…

— Non, ils ne me ressemblent pas tous. Chaque clan et chaque famille a ses particularités.

Will s’éloigna et commença à défaire les lacets de ses bottes noires. Sylvia ne put retenir un bâillement. La journée avait été longue et riche en émotions. Elle n’était pas habituée à autant de nouveautés et à boire autre chose que du café noir. Will avait retiré ses chaussures et commençait à défaire sa ceinture, puis les boutons de son pantalon.

— Je vais me coucher. Tu devrais me rejoindre, tu as l’air d’être fatiguée.

Il posa son vêtement sur le sol à côté de son sac. Ses jambes étaient fines et musclées, et couvertes elles aussi de tatouages. Sur sa jambe droite, un serpent entièrement noir s’enroulait de sa cheville jusqu’en haut de sa cuisse. Enfin elle s’imaginait qu’il s’arrêtait là : il avait eu la décence de garder son caleçon.

Sylvia se dirigea vers la salle de bain et contempla un moment son reflet dans le petit miroir. La lumière blanche du plafonnier ne la mettait pas à son avantage. Elle avait l’air épuisée, des cernes noirs s’étaient incrustés sur son visage. Elle prit une douche chaude et réconfortante et se changea rapidement pour enfiler un long et ample tee-shirt blanc. Elle pensa un moment à aussi enfiler son jogging, mais finalement elle se ravisa. Si c’est vraiment un démon et qu’il veut lui faire quelque chose, ce n’est pas un jogging qui l’en empêchera.

Quand elle sortit enfin, Will s’était couché dans le lit et les lampes étaient éteintes. La pièce était sombre, éclairée uniquement par les lampadaires de la rue entre les rideaux. Elle prit une grande inspiration pour calmer son cœur, le souvenir du Cauchemar était toujours bien présent. Elle souleva un côté de l’épaisse couette et se glissa en dessous en essayant du mieux possible de rester sur le rebord du lit. Elle était à la fois rassurée par sa présence et inquiète de passer une nuit avec un inconnu. Elle se tourna vers Will qui avait les yeux fermés. Est-ce qu’il était toujours un inconnu maintenant ? Non plus tout à fait. Il avait l’air si paisible, sa beauté était encore plus frappante et déstabilisante. Elle soupira.

Sous la couverture, elle sentit une main se poser sur son ventre et en quelques secondes elle se retrouva dans ses bras, sa tête posée au creux de son cou et son corps contre le sien. Il était brûlant. La sensation de ses jambes nues contre les siennes lui déclencha une série de frissons.

— Tu n’as pas à avoir peur de moi. Je ne te ferais pas de mal, murmura-t-il au creux de son oreille.

Elle frissonna de plus belle, c’était incontrôlable. Il resserra son étreinte.

— Je n’ai pas peur.

Les rayons du soleil traversèrent tôt les rideaux en ce matin de printemps. Sylvia ouvrit péniblement les yeux, plusieurs années qu’elle n’avait pas dormi autant. Une odeur de soufre et de tabac envahissait la chambre. Will, accoudé à la fenêtre, regardait la ruelle. La nuit dernière lui revint en mémoire et elle se sentit mal à l’aise, cette longue étreinte avait créé une brèche dans sa forteresse de solitude. Elle ne savait plus comment réagir ni ce qu’elle voulait vraiment, et cette histoire de démon lui semblait bien étrange à la lumière du jour. Elle avait sans doute mal vu la nuit dernière dans la pénombre, entre la fatigue et l’alcool elle avait dû halluciner.

Alors que l’angoisse commençait à l’envahir, Will balança son mégot par la fenêtre et se retourna.

— J’ai une idée : tu vas venir avec moi.

Elle le fixa, incrédule.

— Venir où avec toi ? Je pensais que tu passais deux journées avec moi parce que tu avais pitié et qu’après tu reprendrais ta route ;

— Pitié ? Je ne connais pas ce mot. J’ai pensé hier soir à te serrer encore plus fort pour entendre tes os craquer, mais je me suis simplement abstenu.

Un rictus inquiétant lui défigura le visage et ses iris virèrent au noir l’espace de quelques secondes. Sylvia déglutit, il était peut-être, effectivement, un démon.

— Je plaisante ! ajouta-t-il en riant, il se rapprocha d’elle pour coller son front au sien et la regarda fixement dans les yeux.

— Viens avec moi. Je dois aller rendre visite à mon frère. Et, ça m’est apparu comme une évidence hier soir, mais tu dois absolument le rencontrer.

— Pourquoi est-ce que je dois le rencontrer ?

— Kolem ne va pas très bien. Il est un peu… instable.

— Instable ?

— Oui. Je pense que tu devrais discuter avec lui. Tu serais gagnante sur tous les tableaux !

Will s’éloigna et se remit à rire.

— Et oui je suis un génie tu peux le dire : s’il accepte de te parler, je suis sûre que ça l’aiderait. Pourquoi exactement ? Je ne sais pas encore. Mais je le sens. Et j’ai un sixième sens.

— Et s’il refuse de me parler ?

Will sembla réfléchir intensément.

— Je pense qu’il pourrait te tuer. Mais de toute façon c’est ce que tu veux non ?

Sylvia sortit lentement de la couverture, ce qu’elle voulait, oui effectivement, c’était son objectif final.

— Et si je lui permets d’aller mieux ? Qu’est-ce que j’y gagnerais ?

Will haussa les épaules.

— Je pourrais t’aider à en finir, j’imagine ?

Sylvia se leva et avança vers Will. Il pourrait réellement le faire ?

— Comment ?

Will s’avança à son tour et lui prit les deux mains dans les siennes.

— C’est le cœur de mon métier. L’essence même de mon existence. Alors je peux te jurer que je le ferai. De la manière qui te plaira le plus et que tu auras choisie.

Il s’écoula de longues minutes où Sylvia s’imagina un scénario idéal ; sans aucun doute qu’une nuit comme celle d’hier soir, avec une pleine lune, serait idéale. Plusieurs Irish Coffees, et les douces mains de Will autour de son cou ; ce serait vraiment l’idéal. Son regard noir plongé dans le sien.

— C’est d’accord. Je viens avec toi.

Chapitre 2

Voyage au pays des Éternels

Ils rassemblèrent immédiatement leurs affaires dans une frénésie de matin de Noël et sortirent déjeuner.

Will n’avait pas retrouvé les clés de sa moto, mais ça n’avait pas la moindre importance. L’idée de retrouver bientôt son frère l’avait mis d’excellente humeur. Il en était persuadé, cette rencontre allait changer quelque chose chez Kolem, tout comme elle avait modifié une partie de lui-même. Il regarda Sylvia sentir son café, un sourire aux lèvres après avoir avalé trois croissants. Elle avait l’air apaisée et joviale depuis sa promesse. Peut-être pensait-elle qu’il s’agissait d’un genre de pacte ? Les humains aiment penser aux pactes qu’ils peuvent conclure avec le mal, se dit-il.

Sylvia se sentait bien, elle n’avait pas souvenir de la dernière fois où elle s’était sentie aussi bien. Elle pouvait inspirer profondément, le poids qui lui écrasait habituellement la cage thoracique s’était envolé. Elle avait malgré tout conscience de la situation dans laquelle elle se trouvait : elle ne connaissait Will que depuis vingt-quatre heures et pourtant elle se sentait proche de lui comme s’il faisait partie de sa vie depuis plusieurs décennies, ou depuis toujours. D’ailleurs il ne semblait pas le moins du monde gêné par cette proximité, contrairement à toutes les relations, amicales ou sentimentales, qu’elle avait pu vivre au cours de sa courte vie, c’était la première fois qu’elle ne se sentait à aucun moment rejetée. Ses propres parents lui avaient demandé de quitter leur maison dès sa majorité, après lui avoir fait subir d’innombrables humiliations depuis sa venue au monde. Alors, le bien-être que cela lui procurait était absolument incroyable. Comme un souffle d’air frais en pleine canicule.

Après un court trajet à pied dans les ruelles désertes de cette petite ville de la côte ouest, ils rejoignirent la voiture et se mirent en route.

Will prit le volant en lui assurant qu’il n’avait bu que très peu depuis le réveil et que de toute façon elle ne savait pas où ils allaient. Ils roulèrent dans le silence une bonne partie de la journée. Le soleil était haut dans le ciel quand Will vira subitement à droite pour s’enfoncer en pleine forêt sur un chemin en terre.

Il roulait vite et les secousses, sur plusieurs kilomètres, étaient difficilement supportables. Sylvia serra les dents et regarda défiler le paysage de troncs d’arbres et d’espaces vides. Parfois de fleurs ou de bruyères puis encore des arbres. Elle n’était pas douée pour reconnaître les espèces des plantes.

Brusquement la voiture s’arrêta : le chemin de terre se terminait.

Will sortit de la voiture et s’étira. Sylvia le suivit et regarda autour d’elle, pas de chemin en vue, ni quoi que ce soit en vue d’ailleurs à part des arbres, des fleurs et des cailloux.

— On va devoir marcher un peu, marmonna Will en allumant une cigarette.

Il attrapa les sacs dans le coffre et tendit à Sylvia son bien.

Il fallait marcher.

Un peu.

— C’est encore loin ? Où est-ce qu’on va ? Tu sais au moins où on va ? demanda Sylvia au bout d’une heure.

— On cherche l’entrée du tunnel.

Elle balaya à nouveau la forêt du regard.

— De quel tunnel ? Il n’y a absolument rien ici.

Ils marchèrent encore un très long moment. Ses jambes avaient du mal à suivre, le sentier était escarpé, ils avançaient sans boussole et sans montre elle ne savait pas depuis combien de temps ils s’étaient écartés de la voiture ni dans quelle direction ils allaient. L’anxiété commença à la gagner, pourquoi avait-elle accepté de le suivre ici ? Elle aurait dû conserver son plan initial : face à l’océan, c’était l’idéal.

Perdue dans ses pensées, elle mit un moment à comprendre que Will s’était arrêté et regardait une grotte sur leur droite.

— C’est ici.

Elle sentit un frisson remonter de ses reins jusqu’à sa nuque le long de sa colonne vertébrale ; deux minutes plus tôt, elle avait regardé dans cette direction sans y voir la moindre grotte, cavité, roche ou falaise. Elle était sortie de nulle part. Apparue comme par magie. Will semblait enjoué et pénétra d’un bon pas tout en faisant de grands signes à Sylvia pour qu’elle le suive rapidement.

— Allez allez on a un train à prendre ! hurla-t-il

Sylvia se hâta, ses jambes étaient lourdes après cette longue marche lestée de son gros sac. Ils tournèrent à gauche au fond de la grotte et Will s’arrêta tout net devant ce qui semblait être un chemin de fer très ancien et certainement désaffecté.

Au bout de quelques secondes de silence, Will eut l’air de se souvenir d’un élément important. Il fouilla les poches de son jeans et en ressortit une bague ornée d’un rubis étincelant.

— J’avais oublié ce détail. Dit-il en enfilant le bijou sur le majeur de sa main gauche.

Il la tendit ensuite à Sylvia qui la regarda sans réagir.

— … Tu dois me prendre la main, ça risque de secouer un peu.

Elle s’empressa d’accéder à sa requête, juste à temps.

Une bourrasque s’engouffra dans le long tunnel le long du rail, soulevant la poussière, Sylvia ferma les yeux et serra les dents, Will lui tenait fermement la main tandis que les rafales menaçaient de l’emporter au milieu des débris de roches.

Un bruit strident de ferraille lui déchira les tympans, et le vent se calma.

Une voix nasillarde qui semblait venir d’un haut-parleur annonça :

— Le train est arrivé en gare. Préparez vos tickets !

Sylvia rassembla son courage pour rouvrir les yeux et se retrouva face à un wagon de train. Juste un vieux wagon, au milieu du rail. Un vieil homme se tenait dans l’embrasure de la porte, le dos voûté, vêtu d’une toge marron élimée, certainement aussi âgée que lui traînant au sol et dissimulant ses pieds.

— Vous avez vos tickets ? demanda-t-il en leur adressant un sourire faussement aimable.

Will soupira et lui présenta son majeur, pour la bague très certainement.

— Non, écarte-toi, on est pressé.

Le regard du vieillard se durcit.

— Ce n’est pas parce que vous êtes le fils de notre merveilleux et maléfique Roi que vous avez tous les droits ici dans mon train. Vous devez PAYER comme tout le monde comme tous les autres !

Il semblait à présent dans une colère noire et Will se mit à rire.

— Avarice, tu me fais le même discours à chaque fois, et il va se passer aujourd’hui la même chose que d’habitude : je ne vais pas payer. Et je vais finir par te frapper le crâne contre le…

Avarice remarqua la présence de Sylvia et interrompit Will en le bousculant.

— Mais qui voilà ! C’est bien la première fois que vous êtes accompagné mon Prince !

Il se rapprocha de Sylvia et renifla bruyamment.

— Oui, oui, oui, cette fois-ci vous allez me payer si vous voulez passer ! Vous allez même me payer beaucoup plus que le prix du ticket, car, cette charmante demoiselle n’a rien à faire ici… Elle sent comme une… une simple humaine.

Un éclair de folie sembla illuminer son visage ravagé par les marques du temps.

— Votre père sait que vous avez fait ami-ami avec une humaine ? Voyons voir, combien pourrait bien valoir mon silence sur le sujet ?