Les éthers indicibles - Alban Auriac - E-Book

Les éthers indicibles E-Book

Alban Auriac

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Beschreibung

Dans une cité dystopique, le dernier passeur et une jeune fille résignée entreprennent un formidable voyage dans l’inconnu. Au cours de leurs pérégrinations, meurtris par la peur et les doutes, ils découvriront une part insoupçonnée d’eux-mêmes et la vérité qui rampe en ces lieux fabuleux, des choses qu’ils n’avaient jamais imaginées. Chacun s’en trouvera transcendé, grandi dans sa perception de la zone interdite et de l’autre, et ce, jusqu’à l’improbable révélation. Dans la zone, une seule règle prévaut : le contraire.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Passionné par la science-fiction d'après-guerre, Alban Auriac a d'abord contribué à l'élaboration d'ouvrages spécialisés dans la sécurité informatique avant d'embrasser une carrière de romancier. Son œuvre singulière "Les Éthers indicibles" mêle des histoires fantastiques à une écriture soignée afin d'entraîner le lecteur dans une promenade bucolique, une réalité alternative à notre société où l'essentiel est parfois oublié.

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Seitenzahl: 258

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Alban Auriac

Les éthers indicibles

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alban Auriac

ISBN : 979-10-422-0020-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par-delà le soleil, par-delà les éthers,

Par-delà les confins des sphères étoilées ;

Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse

S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensées, comme des alouettes,

Vers les cieux, le matin prennent un libre essor,

— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes !

Charles Baudelaire, Élévation

Les éthers indicibles

Le mot éther est comme le mot Dieu, il masque et déguise somptueusement ce que nous ignorons.

Maurice Maeterlinck

Il n’est pas de réalité unique – rien qu’un ensemble infini de possibles qui se superposent et dont on ne discerne qu’une seule évocation – la page sur laquelle nos noms sont écrits, le fleuve sur lequel nos barques dérivent. Le cours de l’Histoire est suspendu dans les airs comme une plume fragile au beau milieu du champ des probabilités. La moindre altération de température, la plus infime modification du vent, la variation d’un seul élément dans la foultitude des paramètres, rien – et sa course eût été parfaitement différente – superbe ou misérable, quelconque peut-être. L’Histoire est ainsi faite – et parfois défaite.

Il en est de même des acteurs que nous sommes sur la scène du présent. Parmi toutes les décisions que nous prenons au quotidien, il n’en est pas une seule qui n’interfère sur le futur – le nôtre et celui des autres. En fait, il n’est pas de destin – rien qu’un pas hasardeux qui succède au suivant, et la marche continue dans la direction que l’on déterminât tantôt, mais à force de choix et de truchements – nœud après nœud, le canevas de nos existences se tisse et compose nos habits. Et que l’on soit mendiant – et que l’on soit Roi. Il n’est pas de destin – et l’improbable comme l’impossible ne sont que des histoires alternatives vécues ailleurs quelque part dans les méandres oscillants qui nous échappent ici.

Il n’existe pas de réalité universelle, pensa-t-il.

Il n’y a pas d’histoires – rien que des gens qui se racontent en silence.

Tout ceci n’est qu’un rêve.

L’homme était fatigué par toutes ces idées qui parcouraient sa cervelle lasse. Assis à la table qui jouxtait la chaussée, il sirotait lentement cet ersatz de café noir qu’une vieille femme venait de lui apporter. Le bistrot n’était pas franchement sale, mais le comptoir de zinc usé, les tôles galvanisées en guise de toiture, les fenêtres rembrunies – lorsqu’elles n’étaient pas fendues ou brisées, les pavés autour desquels serpentaient des rigoles d’eau saumâtre, tout donnait l’impression étrange d’une espèce de décalage – d’un genre d’improvisation burlesque. Au moins ici, à l’ombre de cette tonnelle de plexiglas, personne ne semblait remarquer sa présence, cependant que lui observait la foule bigarrée. Combien étaient-ils ici ? Quelles étaient leurs histoires ? Un chat roux lui passa entre les jambes, et tandis qu’il laissa tomber sa main sur le côté, il lui caressa le dos. Il entendait ses doux ronronnements malgré les clameurs brinquebalantes de la foule.

À la troisième gorgée, le goût amer du breuvage devenait plus supportable – presque appréciable. Il croqua dans le morceau de sucre qui restait sur la soucoupe ébréchée, et observant la position du soleil dans les nues au-dessus des bétons de l’enceinte, il comprit que le soir arrivait doucement. Il soupira à la seule pensée selon laquelle cette nuit il serait ailleurs – dans les limbes suaves de la zone, ivre de liberté, faillible, aussi chahuté par ses multiples peurs. Il se leva, salua la vieille femme qui le remarqua à peine sur le perron de la porte branlante, et plongeant dans la foule des anonymes, il disparut comme il était venu. Tel un fantôme – une ombre circonspecte.

Au coin de la rue, dans un renfoncement de mur abîmé, la tête couverte de sa capuche céruléenne, la jeune fille l’avait observé durant de longues minutes. Malgré la foule, elle – placide et immobile, parvint par intermittence à le voir entre deux silhouettes grises et fugaces. Elle s’interrogeait quant aux frémissements qu’elle ressentait dans son ventre. Elle l’avait déjà vu plusieurs fois et pensait être habituée à ses airs désabusés et virils, mais à chaque fois, le charme opérait – à moins que ce ne fût les frissons suscités par ses observations furtives d’apprentie espionne. Elle craignait d’être maladroite. Qu’il était étrange ce jeu auquel elle jouait depuis plusieurs semaines, et ce, depuis que Fiodor la première fois l’avait montré du doigt. Mais elle ne se lassait pas de le revoir si souvent. Elle pensait le comprendre – le deviner avec justesse. C’était lui, et il n’y en aurait pas d’autre. Bientôt, elle accomplirait le plan qu’elle avait si longtemps échafaudé dans les tissus confortables de sa chambre.

Elle s’approcha de la bicoque d’où il était parti en traversant difficilement la cohue des badauds qui la bousculait parfois avec force. Enfin elle atteignit la table, et plongea son index gracile dans la tasse de porcelaine. Elle porta son doigt à la bouche pour goûter la perle de café qui tremblait au bout de sa phalange, mais interrompit son geste lorsque la vieille femme la remarqua, maugréant quelques mots qu’elle ne comprit pas. La taulière se précipita et ôta la tasse, la soucoupe et la cuillère dans un seul geste rapide et brusque. Elle lui jeta un œil inquisiteur, les lèvres bouillantes et le visage rouge, mais elle s’adoucit lorsqu’elle remarqua le teint blafard et la peau pâle de la demoiselle. Sa colère disparut comme effacée par tant de douceur dans ce visage clair. Durant quelques secondes, elle s’arrêta et se rappela sa propre jeunesse, intriguée par ce miroir du passé. Elle était tout émue de cette présence impromptue – par tant de fragilité. Manifestement, la jeune fille n’était pas de ces faubourgs, pensa-t-elle. Elle était d’ailleurs – il n’y avait aucun doute à ce sujet. La vieille femme esquissa une espèce de sourire timide empreint de pudeur. La jeune fille recula, baissa les yeux et s’excusant, elle se laissa emporter par la foule comme une feuille-morte dans le vent. Lorsqu’elle ne la vit plus, la vieille femme resta encore un instant perdue dans ses pensées, observant hagard les autres gens – avant de reprendre son travail comme subitement frappée par le fouet de ses obligations. Du revers de la manche, elle essuya une larme naissante au coin de son œil glauque. Une poussière, répondit-elle à celle qui l’interrogea.

Le milicien, assis dans sa guérite, continuait de cirer ses bottes qui étaient déjà impeccables depuis un bon moment. Son geste trahissait la petite colère qui l’agitait depuis la veille. De temps en temps, par-dessus le parapet de bois vermoulu, il parcourait du regard la rue agitée afin de discerner les humeurs de la foule qui roulait devant lui depuis le matin, discernant dans les airs une bonne odeur de café frais. Sur son banc, dans ses hauteurs, une clameur ininterrompue mêlant altercations et roulements lui donnait l’impression de vivre au-dessus d’une fourmilière d’insectes gigantesques qui jamais n’arrêtait. Aujourd’hui particulièrement, tous ces gens le répugnaient. Il ne voulait pas les voir préférant passer ses nerfs sur la surface de cuir foncé. Il songea encore à l’entrevue qu’il eut le soir précédent avec le vieux capitaine.

Cet avancement dans le quatrième district aurait dû lui revenir. Il n’en démordait pas – et c’était une injustice qu’il profitât finalement à un autre. Depuis toujours il aspirait à la charge de Chef de caserne. Toutes ces années de fervente soumission aux ordres de ses supérieurs incompétents, toute cette énergie à surmonter les obstacles de la hiérarchie, à faire mieux que les autres, et ce, quels que fussent les exercices ou manœuvres – tout cela n’aura servi à rien, pensa-t-il entre deux coups de brosse convulsifs. Lentement, sa colère se transformait en dépit, et cette frustration en peine profonde. Las, il s’arrêta d’astiquer ses bottes et observa de son balcon les gens en contre-bas. Son regard était froid comme son cœur blessé. Une grimace de dégoût marquait son visage.

Dieu qu’ils paraissaient petits et insignifiants dans leur caractère anonyme – des ombres parmi d’autres ombres. Rien qui ne différenciait l’une de la suivante. La même insignifiance, la même saleté, la même course vers nulle part, une consternante bêtise et un seul ennui. Il craignait de tomber de sa tour de guet – non pas littéralement, plutôt il avait peur de glisser inexorablement vers le bas du fait de son inaptitude à s’élever vers le haut – à atteindre les degrés successifs de ce qu’il appelait communément son « plan de carrière ». Rien n’y faisait – aucune porte ne semblait s’ouvrir devant lui malgré ses efforts et ses manigances de sous-officier vaniteux. Il se cognait aux murs de sa vie étriquée et cette image l’épouvantait chaque jour un peu plus. Il se tuerait plutôt que de vivre ainsi encore une décennie. Il garderait une cartouche dans les creux de sa veste pour ne jamais oublier cette promesse solennelle qu’il se fit la veille. Pourtant, il lui restait encore au fond du cœur la conviction certaine qu’il était mieux que les autres – hors du commun, mais que personne n’était capable de reconnaître en lui la personne d’exception qu’il avait toujours été. Ils étaient tous idiots et méchants. Si seulement il pouvait accomplir un geste formidable afin que les yeux se dessillent et que l’on parvînt enfin à comprendre cette évidence. Il faudrait qu’il sauve un notable d’une mort certaine ou qu’il assainisse la ville de ses dangers – qu’il réussisse là ou des dizaines ont échoué, mais le sort ne lui profitait jamais. Aucune providence ne l’aidait. Certes, par le passé, il avait bien accompli de belles choses, mais cela n’avait visiblement pas suffit – à peine avait-il reçu une tape sur l’épaule ou quelques mots de félicitations. Rien de bien honorable et tout ceci était oublié depuis longtemps – au mieux, consigné au fond d’un registre miteux abandonné sur quelque étagère d’archiviste gâteux. Si seulement…

Si seulement, dit-il entre les dents tandis qu’il se rechaussait afin de rejoindre la caserne ayant accompli son quart. Il ne voulait pas être en retard pour la cantine, car se dit-il, ça fait mauvais genre. Il garderait devant son assiette un sourire béat, de circonstance – puisque personne n’aime les aspirants qui font mauvaise tête. C’est le signe évident d’un manque de maturité, lui avait-on expliqué un jour. Il donnerait le change malgré ses sentiments pugnaces. Il saurait revêtir le masque doré de l’hypocrisie.

Et la foule toujours charriait une masse de chairs chaudes aux odeurs âpres de transpiration et de nourritures épicées. Ils allaient tous dans la même direction comme toutes les minutes du monde. Aucun obstacle ne saurait freiner le pas de cette mêlée, et tandis que le passeur, la môme et le milicien reprenait le cours de leur existence maussade, ailleurs on attendait la conclusion des choses aux confluents des possibles. La zone attendait avec une infinie patience.

Une fine pluie commença à tomber sur la cité comme si le ciel songea un instant à la laver de toutes ses salissures – et de toute sa médiocrité. C’est parmi les autres, déambulant et anonymes, qu’ils partagèrent tous les trois un même espace contenu – un carrefour dans la cité, et ce, sans jamais ne savoir la promiscuité qui embrassait leurs existences et cette infime relation qui existe entre les êtres que le sort a liés de ses cordons sibyllins, car ailleurs, sans les percevoir ni même les deviner, une entité fabuleuse attendait pour l’un le retour – pour les autres la révélation.

L’Histoire est ainsi faite – et parfois défaite.

Auparavant.

Les mains posées à plat sur le pupitre de commande, l’ingénieur Sokolov observait les indications folles qui s’affichaient sur l’écran. Les instruments de mesure délivraient un flot d’informations contradictoires. Plus rien ne semblait logique. Les aiguilles vacillaient dans le rouge et les valeurs numériques dépassaient l’entendement. Il savait que le point de non-retour était déjà franchi. Malgré l’évidence, il s’échinait à comprendre l’impossible afin de contenir le noyau instable. Le machiniste insistait. Son visage était aussi pâle que la blouse écrue qu’ils portaient.

— Il faut partir, camarade ingénieur.

— Pas encore, répondit-il calmement. On pourrait essayer autre chose.

— Cela ne servirait à rien. Nous avons déjà perdu quatre hommes aux abords de l’antichambre et le cœur continue à chauffer. La température est plus que critique. Tout va exploser d’une seconde à l’autre. Venez ! Il faut absolument partir. Nous sommes les derniers.

— Allez, Mikaevitch ! Partez, et je suivrai dans quelques minutes.

Le machiniste ne bougea pas. L’ingénieur reprenait encore sa calculatrice scientifique, y appliquait des valeurs absconses, calculait et recalculait les sommes et résultats afin d’aboutir à la même conclusion – la fin était inéluctable.

L’information la plus troublante provenait de l’extérieur – au-delà même des frontières. Partout dans le monde, les rapports alarmants ajoutaient à l’inexplicable ; plusieurs centrales avaient explosé et d’autres peinaient à contenir l’instabilité du noyau. Les communications avec l’occident aboutissaient difficilement. L’Asie ne répondait plus depuis la veille. La panique se propageait comme une poudre par la planète tout entière. Rien n’expliquait le phénomène.

Dans les haut-parleurs du centre, une voix masculine commandait l’évacuation avec gravité. Les deux hommes s’observaient dans le fond des yeux. Aucun ne savait dire s’il percevait dans le regard de l’autre de la peur ou un profond dépit.

— Il faut partir ou nous allons mourir.

— Une dernière tentative. Il faut que je répare le système de refroidissement afin d’augmenter le flux, et ainsi…

— Les pompes hydrauliques ne répondent plus. Même s’il était encore possible de réparer le système auxiliaire, il est déjà trop tard. Tout est fichu – il faut évacuer. Pensez à votre famille. Je vous en prie.

— Et les groupes électrogènes ? Nous pourrions alimenter le…

— Morts ! Ils sont morts comme le reste !

— L’ordinateur central ?

— Plus rien. Comprenez enfin !

Sokolov leva les yeux. Le grand écran de l’ordinateur n’affichait qu’une neige électronique. L’ingénieur était un homme de foi – en la science seule, en l’atome sacralisé. Toute sa vie durant, il avait œuvré dans l’intérêt du genre nouveau, versant dans la présomption et l’orgueil du savoir. Il tombait de haut, découvrant la petitesse de leur action face au monstre dont il ne percevait encore que l’infime colère.

Qu’avaient-ils donc fait ?

Qu’avait-il fait ?

La bête était née de leur ventre.

Il ferma les yeux quelques secondes, puis soupira en serrant les poings. Enfin, il se résolut à partir et saisit le coude de son acolyte. Vite. Les sols tremblaient déjà, et des cloisons en bois aggloméré s’échappaient par endroits des gerbes d’étincelles flamboyantes dont le résiduel filament rebondissait sur le carrelage noir et blanc avant de disparaître. Les lumières vacillantes s’éteignirent. De petites lueurs orange apparaissaient dans les plafonds afin d’indiquer la sortie. Aucune électronique ne fonctionnait encore. Les hommes se hâtaient vers l’extérieur, essayant de conserver leur équilibre malgré l’escalier métallique chancelant. Le bâtiment se disloquait sous les fortes vibrations. Dans sa précipitation maladroite, le machiniste accrocha du pied la dernière marche et tomba de tout son long. Sokolov l’aida à se relever et les deux hommes ensemble traversèrent le long couloir, puis franchirent l’issue de secours. La fraîcheur de la nuit gifla leur visage en sueur. Une fourmilière frénétique s’agitait devant eux.

Un cortège interminable de camions militaires convoyait les employés et leur famille vers un camp sanitaire à plusieurs kilomètres de là. Des dizaines d’hélicoptères déchiraient la nuit de leurs feux fulgurants dans un grondement formidable. Les pales déchaînaient un vent violent sur le complexe industriel et la poussière envahissait tout. Un brouhaha mécanique couvrait le cri des soldats et les pleurs des enfants. On eût cru à une scène de guerre – la fin d’un monde. Des civils transportaient de grosses valises préparées à la hâte. Celles-ci, comme les fauteuils roulants et les poussettes, étaient systématiquement refoulées – balancées sur le côté de la route, et formées, ici et là, des monticules de toile, de cuir et ferrailles clinquantes. Ailleurs, assise sur un banc, une jeune maman allaitait son bébé. Partout, des chiens aboyaient.

Un officier s’approcha, salua l’ingénieur et lui indiqua la bâche tendue sous laquelle sa femme l’attendait. Dans la tente improvisée, elle lui expliqua qu’il ne fallait pas partir, car le mariage de la benjamine était pour bientôt. Ils ne pourraient annuler la noce sans perdre la face. Il écoutait sans comprendre la vanité de son propos. Se pourrait-il qu’elle ne sache la gravité de la situation ou qu’elle ne puisse comprendre la terrible vérité ? Discernait-elle seulement le crépuscule de l’humanité approcher ? Son statut de cadre l’avait privilégiée durant des années, mais tout s’achevait ici parmi les autres. Ce n’était pas un accident. Quelque chose avait souhaité cette conclusion, et le monde entier basculait. Elle parlait encore, et lui acquiesçait de la tête sans entendre. Ils rejoignirent un véhicule officiel flanqué de drapeaux rouges afin de quitter l’usine. Mikaevitch disparut dans la foule éparse et affolée. Deux chevaux en furie traversaient la place au grand galop. Le chaos.

Lorsque la voiture démarra, l’ingénieur Sokolov remarqua quelques présences évanescentes – des gens en fuite. Au cœur de la nuit, ils se cachaient des lumières – derrière les murs et les soubassements, pénétrant dans les caves et les repères secrets. Aux fenêtres des greniers, il voyait encore des visages furtifs, hagards et l’œil vagabond, scrutant le départ des soldats. Lorsqu’il croisa le regard d’un vieil homme à la barbe grise, la face claire s’effaça dans la pénombre, comme diluée dans le vide du cosmos. D’abord, il voulut avertir le chauffeur afin qu’il puisse en informer par radio le commandement, et que les fuyards soient secourus. Non. Finalement, il n’en dit rien. Il comprenait le choix. De toute façon, ce simulacre de fuite ne servait à rien. Avant toute autre chose, il fallait comprendre – ou pour le moins, se soumettre.

Les hélicoptères avaient disparu dans la nuit, mais l’ingénieur parvenait encore à différencier les lumières artificielles sur les fuselages des fines étoiles blanches. La voiture avait rejoint la longue file des camions dans les faubourgs. Il observait par la vitre arrière la dernière tour de refroidissement d’où s’élevait encore une colonne de vapeur d’eau grisâtre sur la toile de la nuit claire par-dessus les blocs symétriques. Une couronne de lumière jaunâtre éclairait l’échappement. Sa femme ne cessait de le harceler de questions quant à la noce, mais lui n’écoutait plus. Près du parc municipal, face aux bureaux de l’administration d’État, ils longèrent la grande statue de Lénine. L’éclairage des véhicules projetait une ombre fantastique contre les murs de la fresque. Le bras levé vers l’horizon, Vladimir semblait tendre un index inquisiteur dans la direction du cortège rapide. Sokolov se demandait combien de chapitres il faudrait écrire, combien de décades devraient passer, peut-être des siècles, afin qu’on puisse un jour leur pardonner.

Douze minutes plus tard, le noyau de la centrale nucléaire explosait. Une flamme prodigieuse s’élança haut dans le ciel telle une lame blanche au travers d’un rideau mortuaire tandis que des volutes bleu cobalt rayonnaient tout autour du complexe.

Alors, plus rien. Rien.

Chapitre 1

L’enfant était assis sur le rebord du trottoir. Une pluie fine tombait, couvrant le faîte des maisons et cabanes de tôles ondulées, et bien qu’il lui faille régulièrement essuyer les larmes froides qui perlaient sur son visage trop clair, il n’éprouvait pas le besoin d’aller s’abriter. Une petite mort l’envahissait comme un sommeil – une envie d’absence. Il préférait, le regard vide et embué, regarder la place déserte. Il observait les manèges désarticulés que la bourrasque impétueuse animait. Ce spectacle était si rare. Un tourniquet branlant, une mécanique rongée par la rouille, tournait lentement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, grinçant, tantôt râlant tel un animal à l’agonie. Une double balançoire bancale, dont les armatures eurent été par le passé plus cinglantes – bleues, parfaitement synchrone dans ses mouvements, suggérait ailleurs l’ouvrage lent de l’érosion. Des bâches déchirées claquaient dans le vent comme autant de spectres enchaînés.

Le garçon avait faim. Il était faible. Il était seul – esseulé dans un monde adulte dont il ne saisissait ni les obligations ni les valeurs. Cet ennui funeste contraignait son cœur au dépit le plus oisif, et le vertige du vide menaçait. La pluie fine qui ne cessait de frapper son front pâle lui inspirait encore la maigre impression de vivre quelque chose – somme toute une chose médiocre, mais au moins quelque chose. Dans le lointain, on entendait hurler les ferrailles plaintives d’une vieille locomotive phtisique, aussi les phares jaunes d’une voiture égrotante parcouraient, morcelaient, les ombres mornes de la cité moribonde.

Un homme surgi de nulle part vint s’asseoir à son côté. Tant il était silencieux, l’enfant crut d’abord qu’il s’agissait d’un chien errant, une grosse bête, mais il ne s’en effraya pas. L’homme était grand, vêtu d’une vieille gabardine jaune rembrunie, le visage complètement enfoncé dans les replis de sa capuche. De fins filets d’eau de pluie s’écoulaient le long de son vêtement de plastique brillant, une toile traversée de bandes argentées réfléchissantes. L’homme ne disait rien. Simplement, il regardait dans la même direction, partageant avec l’enfant la vision sale du parc public sous l’averse. Ils observaient ensemble les autos tamponneuses sous le vieux chapiteau, gros cafards morts éparpillés, encore la grande roue aux corolles rubigineuses.

Une grosse main improbable émergea de dessous son imperméable. L’homme montra à l’enfant une pomme rouge superbe. Il la lui donna. L’enfant sourit, mordant à pleines dents le fruit juteux et sucré. De ses commissures suintait un sirop clair mêlé de salive. Ailleurs, on discernait la cavalcade feutrée du tonnerre et le cri lugubre des corbeaux affamés.

*

Comme à son habitude, le passeur était arrivé plusieurs heures en avance, juste à la tombée du jour afin que personne ne puisse deviner son repère secret. Anonyme parmi les autres, il déambula jusqu’à la petite maison, se détachant lentement de la foule pressée par la pluie. Depuis, il attendait patiemment, fumant cigarette sur cigarette, le regard porté vers l’horizon bétonné. La nuit se consumait comme un charbon mourant. De sa fenêtre abîmée, il voyait les lumières de la cité, de fines lucioles aux feux blafards, la trace infime et évanescente d’une populace presque endormie – déclinante, pensa-t-il, comme figée par les frimas de la nuit. Il savait que derrière ces vitrines blanches, superficielles et mensongères, on se morfondait d’une vie misérable, et que quelque part ailleurs, on arrivait jusqu’à lui. Le passeur attendait son prochain commanditaire. Il avait éteint les lumières de la pièce comme s’il souhaita durant un bref moment disparaître, ne plus être vu afin de mieux voir – devenir l’impassible témoin malheureux du temps qui passe. Un silence épais pénétrait son âme fatiguée.

La masure se résumait à quatre murs vides sans la moindre cloison. Les papiers peints se décollaient dans les coins comme de vieilles peaux animales ou chrysalides. Il y avait là une table bancale sur laquelle reposaient une bouteille d’eau plate, deux verres vides, encore une corbeille de fruits blêmes et dégoûtants. Quelques faïences aux murs étaient brisées, céramiques dont les débris jonchaient un tapis effilé et partiellement moisi. Un fauteuil désuet aux teintes pourpres trônait dans un coin de la pièce, et juste à côté – presque morte, une plante verte fanée couronnait l’inquiétant aspect de cet intérieur défraîchi et humide. Une étagère de fortune contenait des livres hétéroclites, ouvrages que le passeur avait lus et relus au fil des saisons lentes. Nul n’aurait su vivre ici le moindre bonheur ou contentement, pas même l’ascète le plus introverti. Un vieux matelas couchait sur le sol carrelé, tandis qu’une misérable couverture grenue y reposait en bataille dessus. Accoudé contre le mur, le passeur attendait toujours, fantomatique, semblable à une ombre circonspecte – une gargouille dans le creux d’une artère ou le prolongement angulaire d’une ancienne cathédrale. Ses expirations longues diffusaient dans les airs calmes des fumerolles diaphanes bleues, des vapeurs surannées de tabac blond que les rayons de la pleine lune perçaient, et cet improbable éther semblait être tout envahi d’une magie superbe dont l’épicentre incandescent rougeoyait à intervalles réguliers. L’ennui dominait. Le passeur attendait avec la tranquillité du prédateur, tirant sur les derniers centimètres de son clope.

Au travers des buées de la fenêtre entrebâillée, il observait maintenant le jeu macabre d’un chat qui jouait avec sa proie apeurée. Le félin acculait un petit rat dans les renfoncements d’un mur de briques rouges, et le pauvre rongeur s’échinait à fuir désespérément. Par de brefs coups de patte retenus et la gueule au raz des goudrons mouillés, le chat contraignait le rat à réduire son espace vital, et jusqu’à ce que celui-ci disparaisse entre deux parpaings manquants. Ne pouvant plus bouger, sachant sa fin inéluctable, acculé contre les rugosités de la pierre froide, le rongeur se résigna enfin à mourir. Le félin planta ses incisives aiguës dans son échine molle. La petite bête gesticula encore un peu, se contorsionnant dans une dernière convulsion avant de pousser un ultime cri plaintif que le passeur entendit à peine par la fenêtre (à moins qu’il ne le devinât seulement). La peur cessa, comme la douleur et le reste.

Le passeur détacha son regard de la scène, plus par conscience du vrai que par dégoût. Il savait le monde se mouvoir dans cette gesticule funeste, et ce, depuis la création de toute chose. Il s’accordait avec cette règle le plus naturellement, et comme s’il eût appliqué celle-ci dans son quotidien telle une hygiène de vie – un sacerdoce ; le monde est un spectacle, un théâtre vulgaire de mauvais acteurs. On y joue le dernier acte et le rideau ne tardera plus à tomber. La cité étouffe et se meurt assurément.

Le passeur ne craignait pas la nuit, pas plus le jour. Ce dont il avait vraiment peur, c’était de ne plus pouvoir revenir jusqu’à la cité. Franchir l’enceinte – la ligne interdite afin de se précipiter dans la zone, geste déjà formidable en soi – pour lui, la forfaiture ne relevait aucunement du défi insurmontable.

Ces huit dernières années, absolument polyvalent, il les avait passées dans une entreprise de travaux publics. Depuis, il savait les méandres impossibles des égouts de la ville, et ceux qui prétendaient que la cité était aussi hermétique qu’un scaphandre se fourvoyaient. Cynique, on l’appelait parfois ainsi – le scaphandre. En fait, il aurait plutôt fallu évoquer quelque nasse percée.

Pendu afin de sécher au-dessus d’un vieux radiateur en fonte, son habit jaune lui rappelait cette époque aujourd’hui révolue. Le chômage frappait la vie économique de la cité et le passeur n’échappait pas à la règle. Il achevait son sixième mois d’inactivité. La quarantaine n’arrangeait rien. Néanmoins, il n’oubliait pas. Il savait encore les truchements de ce labyrinthe sibyllin et jamais ne s’y perdait.

L’argent n’était plus un souci. Et qu’en ferait-il d’ailleurs ? Le vrai problème provenait de la zone elle-même. Il y régnait une profonde quiétude, une sérénité telle qu’on eût toutes les peines du monde à justifier le retour. Le passeur avait déjà ressenti cette soudaine frustration, pénétrant de nouveau la cité après avoir mené quelqu’un (ou quelqu’une) vers la lumière verte extérieure. Il manquait de perspicacité, ne pouvant clairement s’expliquer cette impression, mais il lui semblait de plus en plus difficile de réprouver cet abandon. La dernière fois, il était resté plusieurs minutes devant la grille des canalisations puantes tant il douta qu’il lui faille vraiment revenir. Quelque chose là-bas le retenait. Il craignait que sa passion de la zone ne le consumât intérieurement comme un feu brûlant, une addiction sans commune mesure. En même temps, la cité l’écœurait, et cet imbroglio de sentiments étranges partageait son âme entre effroi et misère. Pourtant, et il le savait, ce soir encore il irait, et contre toute logique humaine. Rien n’empêcherait son geste fou. L’antagonisme qu’il éprouvait dans les profondeurs de son cœur ne cessait d’enfler telle une nécrose – quelque part, il était déjà perdu. Mais de toute cette excitation, il jouissait – la peur de cet inconnu, le dégoût d’ici et l’appel d’ailleurs – c’eût été la clé afin de comprendre son renoncement.

Un bruit sourd vint l’extraire de sa profonde concentration. Enfin, on frappa à la porte. Deux fois trois coups brefs. C’était le code convenu. Le nouveau client était finalement arrivé. Le passeur jeta son mégot de cigarette par la fenêtre entrouverte, ralluma la lumière, tira sur les bords de sa chemise, et observa attentif. La porte s’ouvrit lentement et une personne pénétra dans la cache. Une femme – non ! Une jeune fille. Une môme. Elle l’observait craintive. Des gouttes d’eau perlaient le long de ses cheveux, et ceux-ci adoptaient des allures de petites queues animales. Elle était belle, incarnant l’esthétisme le plus parfait, une figure fragile et captivante. Elle ne ressemblait pas aux autres enfants de la cité.

— Entrez. Ne traînez pas, entrez donc !

— Je cherche le passeur, s’exclama la jeune fille en refermant la porte doucement.

— Lui-même. Et Fiodor ?

— Il ne viendra pas, car une affaire le retient ce soir. Une chose urgente.

— Fiodor ? Une chose urgente ? Ce serait bien la première fois. Enfin ! Si vous êtes parvenue jusqu’ici, c’est qu’il vous a vérifiée et briefée. Fiodor n’est pas le plus futé de mes rabatteurs, mais je lui fais confiance. Il vous a expliqué comment nous procéderons ?

— Oui. Il faudra attendre les dernières heures de la nuit avant que ne pointe l’aube. D’ici, nous partirons jusqu’aux épurateurs de la banlieue ouest, puis nous longerons le canal avant de nous enfoncer dans les sous-sols. Quatre kilomètres de canalisations que vous connaissez par cœur, et nous parviendrons aux grilles juste sous les miradors de l’enceinte principale. Alors, ce sera la zone interdite et je pourrai…