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Un recueil de nouvelles illustré, tendre et bouleversant, mêlant fiction et histoires vraies, qui nous dévoile avec douceur mais honnêteté l'intimité complexe et chahutée de la psyché humaine. Jean, musicien à la retraite et isolé. Noémie, mère modèle qui lutte contre le désamour de son corps. Alice, amie à la souffrance dévorante mais discrète. Colette, ancienne mannequin hantée par son passé. Caroline, jeune maman en proie a la violence de son post partum. Matthieu, ado solitaire qui trouve du sens par ses jeux vidéo. Et puis Camille. François. Béatrice. Thibault. Eugénie. Ces onze êtres dévoilent tour à tour un fragment de leur vie et esquissent les luttes mentales qui peuvent habiter chacun de nous. Face au deuil, à la perte de repères ou encore a la quête de soi, chacun viendra mettre en lumière, malgré lui, que l'amour de soi, des autres, de la vie même, est la clé de toute résilience.
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Seitenzahl: 257
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Du même auteur : Humanité Zéro, Lys Bleu Editions, 2021.
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Audrey Roué : @audrey.roue
Ignis Es : @ignis.es
Laurène Grisot : @laurenes.portraits
Romane Sérazin : @un_oiseau_bleuu_
Zoé Gruhn : @la_pensee_dartiste
Et les informations sur le recueil : @lesfragments_recueil
I L’EFFET PAPILLON
Illustrée par Laurène Grisot
II LE CANARI
Illustrée par Laurène Grisot
III SOUS LES PAILLETTES
Illustrée par Zoé Gruhn
IV METAVERS
Illustrée par Ignis Es
V JUSTINE
Illustrée par Romane Sérazin
VI LA PULSION
Illustrée par Zoé Gruhn
VII LA FIBRE DES DIEUX
Illustrée par Ignis Es
VIII LA COCO
Illustrée par Audrey Roué
IX LA BAIGNOIRE
Illustrée par Ignis Es
X CAMILLE
Illustrée par Romane Sérazin
XI PARIS-LIMA
Illustrée par Hélène Monnier
La santé mentale a longtemps été considérée par le prisme seul des troubles mentaux, rangeant les individus différents ou en souffrance directement dans la catégorie des “fous”, “dérangés”, “détraqués”, “possédés”.
Ces personnes ont été traitées pendant des siècles par des réponses inadaptées, cruelles, qui n’ont en rien soigné mais au contraire aggravé les conditions psychiques : traitements de choc, torture, isolement, inutile d’en prolonger la liste ici, mais cet historique éclaire et explique notre difficulté à s’ouvrir sur ses sujets, notre difficulté à ne pas culpabiliser de souffrir psychiquement, à ne pas nous considérer comme une anomalie, à craindre de révéler ce qui se cache sous notre crâne.
La parole qui s’ouvre ces dernières années est infiniment précieuse, elle doit normaliser encore et toujours plus la santé mentale comme faisant part de la santé, tout simplement.
Ce recueil a commencé comme un exercice de catharsis, pour cette jeune femme que j’étais et qui a souffert.
Il a continué comme une déclaration d’amour aux personnes qui m’ont confié leur histoire, leurs blessures, leurs fragilités, leur force aussi. Plus j’avançais dans l’écriture de ce recueil, plus les synchronicités se multipliaient, tout s’alignait.
Ce recueil est porté par la vocation d’aider chacun à se reconnaître, à voir les choses autrement, à être ému et à voir la lumière même dans la plus pure obscurité, le tout au travers d’histoires réelles, ou inspirées du réel, ou fictives. Parler de la santé mentale, c’est parler de la vie, tout simplement. Et de l’amour qui se cache derrière.
Un projet sur un sujet aussi universel se devait de réunir différentes personnes, univers, regards, histoires, et arts.
Au-delà des êtres qui ont nourri les nouvelles que vous allez lire, c’est surtout cinq formidables illustratrices qui ont rejoint le projet et l’ont marqué de leur empreinte.
AUDREY ROUE est directrice artistique, graphiste, artiste de notre Sud ensoleillé. Ses illustrations aux techniques multiples rendent hommage à la puissance autant qu’à la vulnérabilité des femmes. Audrey aime les paradoxes, lire, travailler en musique, écrire et danser.
IGNIS ES est artiste illustratrice de la presqu'île guérandaise. Ses dessins représentent un quotidien, une émotion, une référence, mélangeant les nuances de gris et la brutalité d'un feutre fin noir, et parsemés d'une touche colorée.
LAURENE GRISOT est illustratrice pluridisciplinaire autodidacte et graphiste Baumoise. Ses portraits doux, poétiques ont vocation à retranscrire les regards et émotions de ses modèles. Laurène aime lire, voyager, découvrir de nouvelles techniques.
ROMANE SERAZIN est illustratrice et graphiste. Ses illustrations digitales retranscrivent par le dessin des messages ou cherchent à faire voyager l’imaginaire. Romane aime découvrir, partager et dessiner ce qui l’entoure.
ZOE GRUHN est une artiste peintre & plasticienne lozérienne. Ses illustrations minimalistes sont engagées et poétiques. Zoé aime mélanger ce qui semble s’opposer, les sujets traités, les styles mais aussi les médiums qu’elle utilise pour créer.
Ma seule ambition de poète est de recomposer, de ramener à l'unité, ce qui n'est que fragment, énigme, effroyable hasard.
FRIEDRICH NIETZSCHE, Ecce Homo
Une vie humaine paraît presque toujours incomplète. Elle est comme un fragment isolé dans un long message dont elle ne nous livre qu’une faible partie, souvent indéchiffrable.
JULIEN GREEN, Varouna
Ne faites jamais rien sans amour. L’amour, et lui seul, sauve de tout.
RICHARD CANNAVO, Les serrements d’amour
Il avait suffi de peu : de l’attention, une main tendue et un peu d’amour. Parfois, dans la vie, on a besoin de trois fois rien pour être sauvé.
AURELIE VALOGNES, Né sous une bonne étoile
"Sortir des limites de notre sensibilité et de notre vision mentale, et atteindre une liberté plus vaste, telle est la signification de l’immortalité. "
Tagore
Ou l’art de ne plus être seul
En emménageant dans son nouveau chez-lui, Jean avait tout de suite su qu’il ne s’y plairait pas. Une intuition, un sixième sens qui s’était confirmé au fil des jours passés à sa nouvelle adresse. Pourquoi alors avoir emménagé dans un endroit qui ne lui plairait pas ?
Croyez-le ou non, son fils ne lui avait pas laissé le choix. Peu après avoir fêté ses soixante-dix-neuf ans, sa santé s’était dégradée, et il s’était alors imposé pour lui de quitter son petit appartement du quatrième étage d’un immeuble de ville pour rejoindre cette nouvelle résidence. C’est son fils qui avait opté pour ce quartier, et il avait assisté, impuissant, réduit à sa condition de vieux cornichon, à la finalisation de son déménagement. Il avait pourtant protesté, peu enclin à rejoindre ce quartier saturé de personnes âgées, mais encore une fois, on ne lui avait pas prêté la moindre attention. Son fils avait plié l’affaire en moins d’une semaine, et son déménagement s’était passé sous la pluie, dans le silence. Il n’arrivait pas à oublier les têtes d’enterrement qu’ils avaient tous osé faire alors que le plus malheureux d’entre eux, on le savait, n’était autre que lui.
Son fils, Michel, était de ces gens qui manquent cruellement de patience lorsqu’il s’agit des autres. Toute sa réussite reposait sur sa capacité à se placer toujours en tête des priorités, ce qu’il tenait de sa propre mère, l’épouse de Jean. Celle-ci avait d’ailleurs fini par le quitter il y a près de quarante ans lorsque la modeste carrière de Jean n’avait plus suffi à contenter ses désirs. Michel n’avait aucun scrupule à doubler ses collègues pour se faire une place dans son métier, et Jean savait que son fils l’avait toujours considéré comme un faible, avec sa bienveillance et son souci des autres. Michel l’avait vu se faire quitter par une femme plus carriériste que lui et il lui mettait sur le dos toute la responsabilité de ce couple qui avait volé en éclat. Pour son fils unique, et Jean le savait instinctivement, il n’avait pas été à la hauteur. Il lisait dans ses yeux toute sa déception à son égard. Jean n’était pas assez ambitieux, pas assez prêt à tout pour réussir. Son fils avait épousé Elisabeth, une femme brillante, belle, ambitieuse, pour laquelle il avait eu le coup de foudre et qu’il n’avait pas hésité à voler à son meilleur ami. Michel avait déjà quatre enfants quand Jean avait réalisé son ultime déménagement. Quatre enfants eux aussi brillants, et qui étaient scolarisés dans la meilleure école privée de la capitale.
Lui n’était qu’un homme qui avait modestement réussi. Il avait passé toute sa vie dans la même ville, où ses parents avaient vécu avant lui. Il avait travaillé en boulangerie, avant d’ouvrir un petit commerce de musique qui avait tenu bon jusqu’à sa retraite. Aujourd’hui il n’était plus que le papi gâteux qu’on supportait difficilement les quelques jours par an qu’on prenait pour aller le voir, et cela malgré tous ses efforts pour se faire discret et agréable. Il les agaçait par sa lenteur, par sa difficulté de plus en plus grande à parler rapidement, à ne pas se répéter, à comprendre, à marcher. Il était devenu un poids, il le sentait, et il en souffrait.
Il détestait son nouveau quartier. Il était pourtant parfait pour « quelqu’un de son âge », comme on se plaisait à le lui répéter. La résidence était calme, arborée, avec de grandes allées goudronnées pour se promener et des familles plutôt discrètes. Mais lui, il aimait la musique, et les bonnes vibrations, tout le contraire de ce silence morbide. Et puis il n’arrivait pas à se défaire de la tristesse qui l’habitait quand il pensait à son ancien quartier plein de vie, à la déception de ne plus avoir de visite désormais. Cela faisait une éternité qu’il avait vu son fils. Vivre ici lui déchirait le cœur ; il n’arrivait pas à oublier sa vie d’avant et à en faire le deuil. On avait minimisé le crève-cœur qu’était pour lui le fait de quitter son vieil appartement dans lequel il avait tous ses souvenirs et qu’il aimait profondément.
Il trainait chaque jour sa vieille carcasse dans les allées de son quartier, à pas lents, comme une petite tortue ridée. Il ne partait jamais bien loin, mais s’éloigner un peu lui faisait oublier l’espace d’un instant ses voisins qu’il ne supportait que peu.
Les Bisch formaient un couple bien installé dans le quartier, ils s’occupaient de l’accueil des nouveaux occupants. Georges Bisch avait été décoré de la légion d’honneur, portait la moustache comme un trophée et ne cessait d’ennuyer ses voisins avec ses récits héroïques, obligeant sa femme à rester une ombre silencieuse qui le suivait partout où il allait. Combien de fois avait-elle pu entendre ces histoires ? Madame Chavel était une vieille bique qui ne cessait de se plaindre encore et encore de sa vie et du fait qu’elle se sentait seule et abandonnée par ses enfants. Il y avait aussi Madame Rosenblum, une femme plutôt discrète et très élégante qui recevait la visite de ses proches tous les samedis.
Dans son allée, il y avait un gendarme à la retraite dont il n’arrivait pas à retenir le nom, qui se plaignait continuellement de ne pas être invité aux réunions de quartier des anciens combattants. Il le fuyait comme la peste, peu enclin à écouter ses lamentations, tout comme il évitait le couple Martin qui avait pitié de lui et de sa solitude et qui ne pouvait s’empêcher de l’inviter toutes les semaines lorsqu’un membre de leur famille leur rendait visite. Il avait toujours préféré être seul que mal accompagné, et tous ces vieux dépressifs lui fichaient le cafard, alors il s’accommodait de sa nouvelle solitude. Il aimait tous ces moments à se promener, à laisser voyager ses pensées dans ses souvenirs, à respirer l’air frais qui agitait les feuilles des platanes dans un léger murmure. Il n’y avait qu’une chose qui lui manquait plus que son vieil appartement, plus encore que sa famille : la musique.
La musique avait accompagné toute sa vie. Il avait une musique associée à chaque moment clé de son existence, pour son mariage (Love Me Tender d’Elvis), pour son premier achat immobilier (Jump, van Halen), pour la naissance de son fils (Got my mind set on you), l’ouverture de son magasin (Conga !), même pour son divorce (Shout), pour son premier voyage en solitaire et pour sa retraite.
Ici il n’y avait pas de musique. Pas de musiciens, pas d’amateurs non plus. Il était impossible pour lui de ramener un piano, ou ne serait-ce que des enceintes ; et le silence l’étouffait.
Tout le monde ne parlait que de la tranquillité du quartier. Pour lui, il respirait la mort par son calme plat et par tous les efforts que faisaient les visiteurs pour se faire discrets.
Plus les jours passaient et plus il se voyait ressembler aux autres vieux du quartier, toujours à se plaindre et à être grognon, à la différence près qu’il continuait à rester dans son coin et à ne parler à personne plutôt que d’emmerder les autres.
Il avait pris pour habitude de se poser dans une parcelle inoccupée. Assis sur un muret, il contemplait le ballet des gens qui, mutiques, déambulaient dans les allées. Il regardait le spectacle des oiseaux qui venaient assourdir le silence de leur chant.
Et puis un jour de printemps, elle fit sa première apparition. La fille. Elle était jeune, dans la vingtaine, et elle lui rappela Marie-Louise. Elle avait de grands yeux noirs et de longs cheveux bruns qui volaient avec le vent. Elle avait cette démarche lente et aérienne qui le frappa ; une démarche extrêmement mélancolique et puissante de présence. Il se retrouva comme intimidé par l’émotion qui émanait d’elle, par la profondeur de ce qui se dégageait de son regard, de chacun de ses gestes. Il était aussi intimidé qu’un enfant, tellement paralysé qu’il fut incapable de faire le moindre mouvement et il resta ainsi immobile, figé.
Leurs regards se croisèrent, brièvement, mais ce qu’il y lut le hanta les jours suivants. Il avait rarement vu une telle tristesse dans un regard. Cette fille était trop jeune pour être aussi malheureuse. Il avait lu la mort dans ses yeux, comme si la flamme de vie avait été soufflée par la souffrance.
Il s’en voulut de son immobilisme, il avait une peur qui lui avait saisi les entrailles. Il pria pour qu’elle repasse un jour suivant.
L’attente lui parut durer une éternité, mais elle revint cinq jours plus tard, avec sa même démarche lente, l’oreille attentive. Personne ne lui prêtait attention, alors qu’elle semblait regarder tout le monde. Il la suivit du regard, le cœur battant, prêt à lui adresser un sourire timide, un geste de la main, un hochement de tête. Elle le vit soudain, ralentit sa marche, ses yeux plongèrent dans les siens et il sentit sa vieille carcasse tressaillir. Il ressentait naturellement une affection paternelle incroyable pour ce petit bout de femme. Il y avait quelque chose en elle qui le touchait profondément, pas uniquement sa tristesse, cette impression aussi qu’ils se ressemblaient, que quelque chose les liait. Il lui sourit instinctivement, mais elle n’esquissa aucun geste en retour. Peut-être qu’elle était tout aussi intimidée que lui ? Alors il prit les devants.
— Belle journée, n’est-ce pas ?
Mais il fut peiné de voir qu’elle ne lui répondit pas ni ne s’arrêta, continuant son chemin comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas là. La tristesse et la profondeur qu’il avait lues la première fois dans son regard l’habitaient encore. Elle vint pourtant s’assoir sur le banc non loin de lui, silencieuse, l’ignorant toujours. Il ne savait pas trop comment interpréter son attitude, alors il resta sans parler lui aussi.
— Ce n’est pas très réjouissant de se promener par chez-nous, avec tous ces vieux débris qui ne cessent de se lamenter… étonnant qu’elle aime venir ici, n’est-ce pas ?
La voix qui avait parlé doucement à son oreille le fit sursauter. Madame Rosenblum lui souriait, ses cheveux blancs et ondulés sagement coiffés vers l’arrière, s’asseyant à côté de lui.
— Je l’ai entendu le dire une fois au téléphone, elle aime la tranquillité et le calme de cet endroit. Ici tout lui semble figé, éternel, sans pression du temps. Je crois qu’elle est musicienne, de ce que j’ai pu comprendre.
Musicienne ! Voilà ce qui les rapprochait naturellement… il haussa cependant les sourcils, curieux.
— Vous ne lui avez jamais parlé ? l’interrogea-t-il en murmurant, ne voulant pas se faire remarquer.
Il savait comme les personnes âgées ont vite tendance à oublier qu’elles parlent suffisamment fort pour que les personnes qu’elles visent de leurs mots les entendent.
— Vous pouvez parler librement, elle ne nous entendra pas, sourit Madame Rosenblum.
— Est-ce qu’elle est sourde ?
— Pas du tout ! Mais elle n’est pas morte comme nous !
— Je vous demande pardon, grogna-t-il, je suis peut-être un vieux débris, mais certainement pas encore mort !
Madame Rosenblum, les mains jointes sur ses genoux et son pantalon de coton rose le fixa en silence, le plongeant dans une sensation extrêmement désagréable.
— Vous ne vous en êtes pas encore rendu compte ? lui dit-elle finalement.
— Quoi donc ?
— Regardez autour de vous, que voyez-vous ?
— Une résidence de vieux schnocks où je meurs d’ennui, lâcha-t-il sans retenue.
Madame Rosenblum posa une main pleine de bagues sur son bras, sa voix se fit plus douce. Il n’était pas idiot. A ce moment, son cerveau bien que ramolli comprit très bien qu’elle essayait de le ménager.
— Nous sommes dans un cimetière… et je suis désolée de vous l’apprendre ainsi, mais vous êtes bien mort, mon ami.
Il la fixait, l’œil vide. Allons ! Que lui chantait-elle ? Est-ce qu’elle avait perdu la tête ? Il regarda autour de lui, tout chancela à mesure qu’il prenait conscience de ce qui l’entourait vraiment, sans vouloir encore y croire tout à fait…
— Les gens sont souvent plongés dans leur illusion, aveugles à leur condition, continua Madame Rosenblum. Mais je n’avais encore jamais vu personne qui ait nié la réalité à ce point… Essayez de lui parler, à cette jeune femme, vous verrez.
Il ne voulait pas y croire. Comment était-ce possible ! Et son déménagement ? Et son chat ? Comment avait-il pu quitter la vie sans s’en rendre compte ? Rien de tout ça n’avait de sens ! Ses jambes tremblaient, incapables de le porter. Il vit la jeune musicienne se lever, venir vers eux sans les voir et les traverser comme de vulgaires fantômes en sautant par-dessus le muret. Il resta muet, en état de choc, et un peu outré aussi. Madame Rosenblum ne lâcha pas sa main.
— Depuis combien de temps êtes-vous… ici ? lui demanda-t-elle doucement.
— Je perds la notion du temps, avoua-t-il. Cela me semble une éternité. Je n’ai personne qui me rend visite… vous savez quand je suis arrivé ?
— Il y a près d’un an. Je suis désolée que vous ayez si peu d’échanges… mais cet endroit a des vertus quand on veut s’y ouvrir. C’est un endroit chargé d’émotions, vous ne trouvez pas ?
Il ne répondit pas immédiatement, il était un peu ailleurs, comme sonné. Et on ne lui avait jamais vraiment vanté les mérites d’un cimetière.
— Est-ce que vous me parleriez de votre vie ?
Il la regarda, surpris. Cela faisait si longtemps qu’on ne lui avait pas demandé de parler de lui… est-ce qu’on l’avait seulement déjà fait ? Il avait parlé, parlé, pour raconter la vie des instruments qu’il vendait, pour parler des musiciens qu’il admirait aussi, rarement de lui. Et puis il arrive un âge où on ne nous demande plus vraiment de parler de nous, comme s’il était évident qu’on ne pouvait plus que partager des pensées d’un autre âge et des idées dépassées. On nous demande parfois de raconter nos souvenirs, mais on ne nous demande plus notre avis sur la vie, sur toutes ces idées métaphysiques, comme si l’on était soudain plus proche du bébé que du bouddha.
Raconter sa vie… mais par où commencer ? Madame Rosenblum avait un air si doux et il se sentait si perdu et angoissé qu’il commença son récit sans plus réfléchir, un récit de plusieurs heures, qu’elle écouta avec une attention qu’il avait rarement rencontrée avant elle. Il lui parla de son enfance au sortir de la seconde guerre mondiale qui avait profondément marqué ses parents – et son père tout particulièrement. Il lui raconta sa fratrie, son enfance peu aisée mais très heureuse. Il lui raconta sa rencontre avec Catherine, leur mariage éclair, comme il était alors fou amoureux d’elle. Il lui raconta la mort prématurée de ses deux parents dans un accident de la route et la douleur qu’il avait ressenti. Peu importe l’âge que l’on a, devenir orphelin reste un traumatisme. Il lui raconta sa dépression, la naissance de Michel, sa reconversion dans la musique, la passion dévorante qui l’habitait alors. Les galères financières, les disputes de plus en plus nombreuses avec son épouse, ce qu’il ressentait de son insatisfaction, de l’amour parti, de la déception de son fils et de son jugement très critique à son égard. Il lui raconta son divorce, lui parla de la fierté qu’il avait éprouvée devant la réussite de son fils, et puis la douleur de voir Michel s’éloigner de lui, de voir son mépris dans son regard. La douleur de se sentir exclu de la vie de son fils, de sa remise de diplôme.
Il lui parla des dernières années à travailler qui l’avaient rendu très heureux, du succès grandissant de sa petite boutique de musique et de l’apprenti qu’il avait formé et à qui il avait vendu son entreprise en partant à la retraite. Il lui parla de ces années très heureuses qui avaient été ses années à la retraite, passées dans son appartement qu’il avait aménagé pour la première fois. Il n’était pas un féru de décoration, il avait vécu dans un appartement de vieux célibataire jusqu’à sa retraite. Il lui avait ensuite donné une âme avec ses plantes, son chat Mozart qui passait sa vie à se dorer la pilule sur son balcon. Il lui parla de sa joie d’avoir eu un, puis deux, puis trois et quatre petits-enfants. De sa tristesse en revanche de les voir si peu en sachant qu’ils passaient toutes leurs vacances chez leur grand-mère, chez son ex-femme. Et puis la fin était moins drôle. On se ramollit, on a mal partout, mais heureusement il voyait ses amis. Et puis on perd ses amis, ces traîtres qui nous abandonnent avant l’heure. Malgré l’absence de contact, il avait été peiné d’apprendre la mort de Catherine, et encore plus peiné qu’on le mette de côté à son enterrement, comme si leurs vingt ans de vie commune n’avaient pas compté, comme s’il n’était plus personne. Et c’est ce qui était le plus difficile, aujourd’hui, cette sensation de n’être rien pour personne. De ne manquer à personne, pas même à Mozart, ce traître qui devait certainement être bien heureux de pouvoir gambader dans le jardin de son fils. Et puis il lui raconta comme la musique lui manquait et comme il haïssait ce silence qui régnait ici.
— Est-ce que c’est censé durer à l’infini, maintenant ? appréhenda-t-il.
— Quoi donc ? lui demanda-t-elle.
— Cette sensation d’être invisible… passer ma vie ici au milieu de ces vieux… dans ce cimetière.
— Que savez-vous de la mort et de la vie qu’il y a après ?
— Rien de certain, j’imagine. Je ne reconnais pas là l’image du Paradis des chrétiens, même si ma situation s’apparenterait plus à un supplice. Je ne pense pas être en enfer cependant…
— Donc, vous n’étiez sûr de rien avant de mourir, et vous ne comprenez pas plus aujourd’hui ?
— Comment pourrai-je en savoir plus ? Je n’y connais rien…
— Cela ressemble bien à ce que vit un bébé, vous ne trouvez pas ? Il n’y a qu’une manière de déterminer tout ce qui est possible… essayez, expérimentez, osez.
Madame Rosenblum lui sourit, et se leva. Elle le salua, et disparut.
Il resta figé, silencieux, perdu. La situation le déboussolait légitimement. Et puis sans prévenir, sa nature profonde reprit le dessus. Allons, il avait toujours su rebondir. Il connaissait les risques de la vieillesse. Il était déjà mort et il ne l’avait pas prévu, eh bien ! Il n’allait pas se laisser abattre par cet imprévu. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait strictement rien. On ne lui avait jamais dit quoi faire une fois mort. Mais après tout, on ne lui avait jamais dit non plus quoi faire quand il était vivant, ou plutôt on lui avait dit quoi faire à tort et à travers, et il ne s’était pourtant pas si mal débrouillé sans écouter tous ces conseils. Être trop guidé empêchait d’expérimenter. Si on ne sait pas ce qu’il est impossible de faire, tout devient alors possible… Il se souvenait de cette histoire d’un jeune garçon qui s’était assoupi pendant un cours de mathématiques. A la fin de l’heure, il avait recopié l’exercice qui était inscrit au tableau, le prenant pour des devoirs. Pendant deux semaines, il avait tout fait pour tenter de le résoudre et y était finalement parvenu. Il l’avait ramené tout fier à son professeur, qui, tout abasourdi, lui avait alors révélé que cet exercice était un problème réputé insoluble… Croire que tout est possible, voilà le meilleur moyen pour atteindre tous ses rêves, Jean en savait quelque chose ! Et s’il était tout à fait libre, pourquoi ne pas tout oser ? Pourquoi se brimer et rester, comme les Bisch, à reproduire sa vie dans la mort ?
Et il se sentit soudain joyeux, presque euphorique. Tout était possible ! La mort qui lui avait fait si peur pendant si longtemps lui semblait soudain bien plus amusante. Il avait l’impression d’être Casper sur un terrain de jeu. Il n’y avait plus à se soucier du réaliste, du plausible, du possible, tout l’était, puisqu’il ne savait pas ce qui ne l’était pas !
Il avait si envie d’entendre de la musique, d’aller à un concert… Il n’eut pas plus tôt ressenti cette envie profonde qu’il se retrouva projeté en pleine ville, face à des musiciens de rue. La musique le traversa, fit résonner les particules qui lui restaient – ou quoi que ce soit qui le constituait –, et un bonheur immense l’envahit. Quelle joie d’entendre de la musique à nouveau, mais quelle tristesse de ne pouvoir en jouer ! Allons, peut-être qu’il pouvait venir chatouiller les cordes ? Il se retint, quelque chose lui disait que c’était possible, mais il ne voulait pas être un fantôme désagréable… Et sa boutique, comment se portait-elle ? Il s’y retrouva aussitôt. Il vit avec fierté son apprenti vendre une belle guitare à un adolescent enthousiaste, sa devanture briller… Là encore l’émotion le submergeait, c’était si beau. Si beau de tout voir, de tout ressentir, de ne rien avoir quitté, d’être plus libre qu’il ne l’avait jamais été.
— Tu me manques, vieux bonhomme, soupira soudain son apprenti, seul dans sa boutique.
Jean le regarda, surpris. Il ne le voyait pas, mais Jean était persuadé que son successeur avait ressenti sa présence. Soudain un autre monde s’ouvrait à lui. Il avait l’impression de pouvoir partager des bonnes ondes avec ceux qui l’entouraient, et cela le remplit de joie. Il passa toute la journée à se promener, à aller d’un endroit à un autre, à visiter son ancien appartement qu’il ne reconnut pas. Un jeune couple l’avait investi et déjà totalement rénové, et il devait avouer qu’il avait bien meilleure allure que lorsqu’il lui appartenait. Il se rendit chez son fils, il y retrouva Mozart, ses petits-enfants… et toute la peur qu’il avait eu de ne jamais les revoir s’évanouit. Ils étaient là, sous ses yeux, et il pouvait venir les voir aussi souvent qu’il le voulait. Bien sûr, il ne pouvait pas leur parler, il se demanda tout à coup si les médiums arrivaient vraiment à communiquer avec les morts ? Mais de toute façon son fils ne serait jamais allé en voir un.
Il termina la journée par un concert qui le ravit, et il rentra naturellement chez lui, au cimetière. Il n’arrivait pas tout à fait à le voir comme il apparaissait aux vivants. Le cimetière était bien plus occupé et joyeux, et Dieu merci – ou qui que ce soit d’ailleurs, il n’avait encore rencontré aucune autorité des morts – il ne dormait pas dans une tombe mais dans un petit appartement qui rentrait comme par magie dans sa petite parcelle. Il rit doucement en pensant qu’il aurait pu dire à ses petits-enfants qu’il habitait 11, Square Grimmaud, mais son fils n’aurait pas aimé la référence qu’il n’aurait pas comprise.
Il retrouva Madame Rosenblum au clair de lune, elle le vit tout changé. Alors il lui raconta sa journée avec enthousiasme.
— Je ne compte pas rester dans ce cimetière, conclut-il joyeusement. Je pense aller partout où je peux, à l’autre bout du monde peut-être !
— C’est bien, je n’en attendais pas moins de vous, lui sourit-elle. Vous continuerez de découvrir tout ce qui constitue notre monde, vous êtes encore beaucoup attaché au monde physique, c’est normal… mais il y a tellement plus à explorer, tellement plus où être. Je reviens ici de temps en temps, mais j’y reste de moins en moins longtemps… je suis heureuse de vous avoir donné l’impulsion qu’il vous fallait.
— Merci. Vous avez effectivement changé ma vie – ma vie de fantôme ! plaisanta-t-il.
— Alors n’attendez plus pour la vivre, l’encouragea-t-elle. Partez dès maintenant !
— Il me reste quelque chose à faire avant… quelque chose d’important, d’essentiel même. Je ne sais pas encore comment faire, mais je trouverai.
— Je pense savoir à quoi vous faites allusion… vous saurez certainement mieux que quiconque comment y parvenir.
Il lui fallut une nuit entière pour élaborer sa stratégie. Fort de son idée, il attendit la jeune femme, espérant qu’elle vienne, espérant qu’elle soit toujours vivante. Elle fit sa promenade vers dix heures, et dès qu’elle fut suffisamment près de lui, il fit voler un flyer à ses pieds, aidé du petit vent qui soufflait. Elle s’arrêta, toisa le petit bout de papier, le ramassa finalement. Il lut la surprise dans son regard, elle relut le prospectus, ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, il crut déceler une petite flamme y danser.
Le prospectus qu’il était allé chercher pour elle en pleine ville faisait la promotion d’un concert donné le lendemain. Lui s’y rendit dès le midi, la notion du temps était compliquée pour lui à appréhender maintenant qu’il était mort et il voulait être sûr de ne pas manquer le concert. Lorsque les spectateurs arrivèrent et commencèrent à s’installer, il la chercha du regard, partout, dans la file d’attente qui s’étirait sur le trottoir, dans la salle. Mais il n’y avait trace d’elle nulle part. Comment avait-il pu se tromper ? Il avait pourtant ressenti comme une intuition, et puis elle était musicienne, est-ce qu’il n’avait fait que projeté ce qui lui l’aurait aidé, sans prendre en compte ses goûts à elle ? Mais comment pouvait-il l’aider plus sans pouvoir lui parler ? Madame Rosenblum avait tout de suite compris pourquoi il avait besoin de redonner goût à la vie à cette jeune inconnue si désespérée. Même si sa condition de fantôme le comblait, pour rien au monde il n’aurait voulu passer à côté de cette vie physique si épanouissante et lourde d’apprentissages et d’expériences. Bien sûr, ce n’était qu’une succession de hauts et de bas, de difficultés et de joies, de succès et d’échecs, mais les soucis finissaient toujours par s’envoler. Ce qu’il avait vécu était incomparable. La vie était si unique, si précieuse, si riche ! Les souffrances qu’il avait dû affronter dans sa vie lui donnaient la possibilité de voir la douleur chez les autres, la vraie douleur, celle qui ronge en silence et qui détruit le corps et l’esprit. Ce qu’il avait dû affronter, parfois avec difficulté, mais toujours sans un mot, lui donnait aujourd’hui la capacité de comprendre et d’aider les autres, et il l’avait toujours vu comme un don, mais un don qu’il lui avait fallu acquérir dans la souffrance.
Et alors qu’il commençait à désespérer, il la vit. Elle s’était placée au fond de la salle, sur les places les moins chères, et il resta à ses côtés, scrutant ses émotions. Aux premières notes de musique qui s’échappèrent de