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Extrait : "Vers le commencement de l'année 1832, à l'époque où Alain de Penmarc'h suivait les cours de droit à l'Ecole de Rennes, la société de cette ville était brillante et choisie. Ce qui fait l'ornement d'une fête dans le monde, ce n'est pas l'essaim des jeunes filles qui accourent au bal pour trouver des danseurs ou un mari. Les maîtresses de maison pensent généralement que le principal mérite des danseurs est dans leurs jambes."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 309
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À MON AMI
Le Comte Armand de MaCarty Mac-Deig.
Perfide comme l’onde…
SHAKESPEARE.
Vers le commencement de 1832, à l’époque où Alain de Penmarc’h suivait les cours de droit à l’École de Rennes, la société de cette ville était brillante et choisie.
Ce qui fait l’ornement d’une fête dans le monde, ce n’est pas l’essaim des jeunes filles qui accourent au bal pour trouver des danseurs ou un mari. Les maîtresses de maison pensent généralement que le principal mérite des danseurs est dans leurs jambes. L’expérience m’a rangé de cet avis, et je reconnais qu’à fort peu d’exceptions près, ils figurent beaucoup mieux dans un quadrille que dans une conversation. Hélas ! moi aussi j’ai été danseur ! mais je me hâte d’ajouter que je ne le suis plus depuis ma majorité.
Il y a de cela tantôt quatre ans. Peu importe !
Les danseurs et les jeunes filles posent donc au bal pour le coup d’œil.
Quant aux gens à marier, ils composent toujours la minorité en regard d’une majorité trop jeune ou trop vieille (d’aucuns prétendent qu’on n’est jamais trop vieux pour épouser), ou trop pauvre (ce n’est pas toujours un motif), ou trop prudente (voilà les sages !).
Le grand charme des réunions de tout genre, c’est la présence des jeunes femmes. L’éducation est indispensable pour briller. Or, elles savent le bien et le mal, différentes de notre mère Ève en cela que cette connaissance leur a révélé le paradis terrestre, bien loin de le leur enlever.
Comme les personnes qui liront cette histoire en savent probablement plus que moi sur ce chapitre, je me bornerai à tracer le tableau qu’offrait en 1832 un bal dans la capitale de la Bretagne.
De vénérables parents, là comme partout ailleurs, formaient un long cordon multicolore se détachant sur les tentures comme l’arc-en-ciel sur des nuages chargés de pluie. C’était un débordement de turbans et d’étoffes, du jaune, du vert, du blanc, du rouge, etc. ; car à Rennes, croyez-le bien, les mamans sont coquettes, même derrière leurs filles. Néanmoins, malgré cette richesse de couleurs, la seconde banquette était totalement éclipsée par la première.
Les élégants de l’École de droit, ceux du moins que leur nom aristocratique ou leur nullité bien pensante plaçait haut dans l’estime des bonnes dames, se hâtaient de s’acquitter des révérences obligées afin de s’abandonner en toute liberté à de plus gracieuses occupations. Plus heureux étaient les étrangers, qui se livraient aux plaisirs du bal (je ne parle pas de la danse) sans être astreints aux devoirs qu’impose la connaissance d’une douairière. En effet, nombre de femmes étaient alors jeunes et belles au faubourg Saint-Germain du département d’Ille-et-Vilaine, et elles se jetaient au milieu des plaisirs avec d’autant plus d’ardeur qu’ils étaient plus rares.
Très peu de personnes réunissaient alors leurs connaissances dans un but joyeux.
Cependant, quand cela arrivait, personne ne manquait l’occasion, tout en déclarant d’avance qu’on était bien décidé à ne point s’amuser pendant que la France gémissait au pouvoir des révolutionnaires. Or la France gémissante paraissait se soucier fort peu des bouderies de ce genre : d’où il résultait que les jeunes patriciennes bretonnes enrageaient de grand cœur de n’avoir pas même le dédommagement d’une petite persécution à opposer à la rareté de leurs plaisirs. Le bon ton exigeant néanmoins qu’elles fissent une opposition quelconque, pour obéir à la mode, les plus jolis visages prirent une expression grave, et les lèvres les plus disposées au sourire affectèrent une moue de conspirateur.
Autre chose : il fallait obtenir une influence, car quelle est la femme qui n’éprouve pas le besoin de régner, ou tout au moins de commander ? Les bals étaient rares, partant les triomphes peu stables et oubliés vite. Une toilette qu’on ne portait qu’une fois ne fixait pas assez le souvenir. Les rubans se fanaient dans la solitude, et ce déplorable fanatisme, qui attaquait jusqu’aux plaisirs, ne respectait que la coquetterie de boudoir. Ce fut l’ancre de salut pour la domination féminine menacée. Là s’élaborèrent tous les préparatifs qui, dans la rare solennité d’un bal, devaient assurer la victoire à madame la marquise, renverser le pouvoir de telle baronne ou contrebalancer l’influence de telle comtesse. Courage ! La guerre était intéressante, les partis nombreux, les forces à peu près égales.
Ainsi la mode était venue de mêler la politique à tout, et je soupçonne le dévouement héroïque de quelques-unes d’être allé fort loin… Ne doit-on pas son âme à son Dieu et son corps à son roi ?
Parmi les plus dévouées au triomphe de la bonne cause on remarquait alors la jeune comtesse Berthe du Halgue, enfant gâtée par sa famille d’abord, et par le monde ensuite. Ravissante de tête, gracieuse de taille, commune de maintien, plus encore de paroles, la comtesse se faisait une étude de plaire à tous et de n’aimer personne. Le rôle était facile, car en cela elle était admirablement secondée par son caractère léger, vaniteux et inaccessible à tous les tendres sentiments. Nul ne lui refusait un babil spirituel quoique souvent peu aristocratique, mais aussi nul au monde ne lui soupçonnait un cœur. Semblable à ces fruits que l’on prétend exister sur les bords sulfureux du lac qui recouvre Sodome, toute sa vie était dans son écorce brillante, et cependant chacun lui payait son tribut d’hommage. M. le comte du Halgue, vieux et laid gentilhomme, affectait à ce sujet une magnifique sécurité. Il se grisait bravement trois fois par semaine, et demandait à ses amis des nouvelles de la comtesse.
En 1831, le cavalier servant et préféré de la jeune lionne était de beau nom et de noble caractère. Alain, comte de Penmarc’h, portait d’argent à la tête de cheval de sable, ainsi que l’indiquait son nom tout breton. À l’époque où nous prenons ce récit, son amour s’éteignait, et on le savait aussi peu couronné de succès que les autres adorateurs de la sirène.
Voici comme :
À dix-huit ans, Alain s’était rendu à Rennes pour étudier le droit, puisque la révolution de 1830 le tenait éloigné de la carrière des armes, qu’il devait suivre sur mer en vrai gentilhomme breton. À dix-huit ans la vie est belle, l’amour heureux. Pleine soit la vie ! et viennent les amours ! Il se faut presser de prendre rang parmi les hommes. Par le mérite et le savoir, dira la raison. Bah ! écoute-t-on la raison, cette maussade conseillère ? non, non. Faisons-nous hommes par le côté mauvais, car c’est le plus séduisant. La religion est un enfantillage, et nous ne sommes plus enfants ; la vertu est un sermon grondeur, et nous ne sommes pas encore vieillards. À nous les duels cavaliers et les amours infidèles ! La vie est là à dix-huit ans…
Il est convenu que tout jeune homme de l’époque doit raisonner ainsi. Alain se garda bien d’y manquer. Il but, se grisa, se battit, tout cela de la meilleure foi du monde. Il eut une actrice pour maîtresse : à merveille ! Il trouvait la vie délicieuse, sur la foi des faiseurs de romans. Il est vrai qu’un jour il reçut un coup d’épée, et que le lendemain il fut supplanté dans ses amours. Mais qu’est cela ? La vie artistique était alors une de ses croyances. Il se consola en chantant :
ce qui scandalisa fort sa vieille hôtesse. Qu’il fit tapage avec ses amis pendant toute la nuit, qu’il bût du punch ou sablât le champagne, etc., etc., c’était bien pardonnable, il faut que jeunesse se passe ; mais chanter des chansons de M. de Béranger ! ah ! oh !… mon Dieu !… La bonne dame ressemblait un peu à ce confesseur qui avait absous son pénitent de tous les péchés imaginables, mais qui le renvoya en colère comme dépassant les limites de l’infinie miséricorde alors qu’il avoua avoir mal parlé des jésuites avec la servante du curé.
Un jour néanmoins Alain eut beau chanter tout le répertoire des chants composés pour la plus grande gloire des artistes et de l’indigence dans sa chambre parquetée, cirée, dorée comme un petit palais, il ne put échapper à cette découverte, que sa vie était sottement employée et qu’il s’ennuyait. Cette fois il regarda passer, à travers la fumée odorante de sa cigarette, un cortège de femmes jeunes, élégantes et distinguées. C’étaient de grandes dames, des dames du monde, et, en dépit de la Tour de Nesle, la soif d’un amour blasonné commença à s’éveiller en lui. Il se prit d’un superbe dédain pour ses erreurs passées, sa lèvre se plissa de dégoût, et il se promit bien à l’avenir de mieux colorer son existence. En s’arrêtant à cette résolution nouvelle, il achevait de rouler entre ses doigts une cigarette de tabac turc. Il pouvait être de neuf à dix heures du soir, et, comme il cherchait un papier pour allumer la cigarette, une feuille odorante et pliée coquettement lui tomba sous la main ; il l’ouvrit négligemment, et voici ce qu’il relut :
« Monsieur le comte et madame la comtesse du Halgue, réunissant quelques amis jeudi 15 janvier, espèrent que M. de Penmarc’h leur fera l’honneur de venir prendre le thé chez eux ce soir-là sans cérémonie. »
C’était précisément le 15 janvier au soir qu’Alain allumait sa cigarette avec la gracieuse missive. Tout en fumant :
– Ma foi, se dit-il, la comtesse est bien jolie !
Puis il se remit à ne penser à rien. Au bout de cinq minutes :
– C’est une grande amabilité à elle de m’admettre au rang de ses quelques amis, et d’avoir écrit elle-même l’invitation. Je n’irai pas !
Il croisa sa robe de chambre et regarda très attentivement la fumée qui s’élevait dans l’air.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, je le disais il y a quelques jours à la bonne marquise de Kergaël, la dernière femme à qui j’adresserai mes hommages sera cette jeune coquette.
Alain était loin de se douter que c’était précisément à ce mot qu’il devait l’invitation de madame du Halgue. Le propos lui avait été rapporté. Déjà elle avait fait quelques sourdes tentatives pour attirer le nouveau venu dans son intimité. Son nom connu en Bretagne, sa jeunesse indocile, sa distinction naturelle, tout en faisait un cavalier désirable pour l’insatiable comtesse. Mais quand elle apprit la manière dont l’enfant s’était prononcé sur son compte, l’amour-propre se mit de la partie, et elle résolut, à quelque prix que ce fût, d’obtenir une rétractation de l’imprudente parole. Alain, prévenu contre elle, ne l’aimait pas et ne se souciait même pas de l’aimer : tant d’autres avaient eu ce sort, qu’il fallait l’éviter, ne fût-ce que par orgueil. D’ailleurs il se croyait sûr de lui et s’imaginait être plus fort qu’un danger qu’il n’avait jamais couru.
Dix heures sonnèrent ; Alain ne se sentait pas envie de dormir, il fit sa toilette, et un domestique l’annonça dans le salon de Mme du Halgue au moment où la maîtresse de maison sentait poindre le dépit de son absence. Ainsi qu’elle l’avait annoncé dans son invitation, quelques amis seulement composaient le cercle réuni chez elle. Au centre, près de la cheminée élégante, reposait nonchalamment l’indolente divinité. Une riche méridienne supportait la belle malade (car elle s’était fait malade ce soir-là), et c’était plaisir à voir avec quelle admirable négligence elle avait étudié au miroir les poses de son corps, et les plis du magnifique cachemire qui lui entourait les deux pieds. Au nom d’Alain elle se souleva doucement, en répondant par un signe de tête affectueux aux salutations du jeune homme.
S’il est vrai que certaines manières toute distinguées se puissent transmettre comme un héritage avec la noblesse du sang, le comte de Penmarc’h justifiait entièrement la race dont il descendait. Bien que fort jeune, il était entré dans le monde comme dans son domaine, guidé par une haute révélation des convenances et un tact sûr et sain.
Privé dès son enfance des soins de sa mère, l’enfant avait appris à observer tout par lui-même, appréciant les qualités, raillant les défauts, et prenant en pitié des nullités. Cette habitude de ne devoir qu’à soi l’éducation mondaine si précieuse pour un jeune homme avait grandi son orgueil naturel, et, sûr de ce qu’il valait par l’étude constante des autres, il possédait au suprême degré cette aisance de manières qui décèle si bien le gentilhomme. En entrant chez la comtesse du Halgue, Alain de Penmarc’h jeta un coup d’œil rapide sur les personnes qui composaient la réunion ; puis, traversant tranquillement le salon, il s’approcha de la causeuse où madame se tenait à demi couchée.
– Nous désespérions presque de vous voir, lui dit-elle gracieusement, et je redoutais pour ma soirée de famille cette humeur sauvage qui vous tient trop éloigné du monde.
Alain se sentit flatté d’un accueil si amical, et, sans songer aux belles résolutions de froideur qu’il avait formées, il répondit avec l’entraînement ordinaire de son âge :
– Cette humeur sauvage disparaîtrait vite, madame, si j’espérais trouver dans le monde le charme qui préside à vos réunions.
Puis, en homme bien élevé, il adressa quelques politesses à la tante de Mme du Halgue, vieille parente pleine de complaisance dont le devoir était de soutenir la conversation quand sa nièce était lasse de parler, de recevoir les personnages qui ennuyaient la jeune femme, et surtout de quereller à tout propos le comte du Halgue quand sa femme avait ou semblait avoir à s’en plaindre. La bonne dame, peu habituée aux attentions des adorateurs de sa nièce, fut tellement sensible aux prévenances d’Alain, qu’à partir de ce jour elle le prit en grande amitié, ce qu’elle prouva en lui racontant, chaque fois que l’occasion s’en présenta depuis, les interminables souvenirs de sa jeunesse. Comme la vieille dame avait longtemps vécu et qu’elle avait beaucoup vu et beaucoup éprouvé, nous passerons sous silence ses histoires, qui suffiraient à une série de volumes. Puisse le lecteur apprécier cette délicatesse !
Voilà donc Alain oubliant dès le premier mot la coquetterie de la comtesse pour ne voir que sa beauté et son élégance. Cependant il n’était pas dupe de son manège.
– Elle n’est pas souffrante, se disait-il, mais elle sait que cette pose lui sied à ravir, et, puisqu’elle plaît, on ne saurait lui reprocher son envie de plaire.
C’était dire que la réussite justifie les moyens. La maxime serait dangereuse, appliquée à autre chose qu’à la séduction que déploie une jeune femme de vingt-quatre ans.
La conversation, générale d’abord, s’était ensuite partagée entre les personnes présentes, et, par une manœuvre habile, la comtesse avait fait asseoir Alain près d’elle, de l’air le plus indifférent du monde. Entraîné par l’esprit et l’enjouement de sa conversation, ce dernier finit par laisser de côté toute froideur calculée et il s’abandonna avec une joie d’enfant au charme dangereux d’un à-parte.
Il fallut peu de temps à l’adroite comtesse pour sonder le terrain qu’elle voulait parcourir, et elle reconnut bien vite qu’il était peu dangereux. Tout ce qu’un jeune homme peut apprendre par ses propres observations dans les livres ou dans l’histoire des autres, tout ce qu’il peut deviner par une révélation instinctive, Alain paraissait le savoir. Mais qui peut connaître les femmes autrement que par sa propre expérience ? Qui osera parler de l’amour et discuter la passion sans avoir ressenti ou inspiré ce qu’il dépeint ? Alain était en cela d’une heureuse ignorance ; car, soit défiance, soit orgueil, il n’avait point jugé de telles questions d’après les écrits des romanciers ou des philosophes ; il avait toujours pensé que dans l’épreuve seule il fonderait ses opinions, et, en attendant, il conservait ses croyances, la foi et l’espérance dans l’amour, les deux plus belles de nos illusions.
Qu’était-ce en effet que la vie dissipée qu’il avait menée jusque-là ? Une sorte d’épreuve qui lui révéla toute la distance qui sépare la courtisane de la femme du monde, et il se grandit à ses propres yeux en abandonnant les plaisirs de mauvaise compagnie.
Si nous avons parlé de la distance qui sépare la courtisane de la femme du monde, c’est que nous ne faisons que raconter une histoire, et nous traduisons les pensées de notre personnage. Qu’on n’oublie pas sa jeunesse et son inexpérience ; car, s’il eût réfléchi plus tard à cette comparaison, sans aucun doute il se fût prononcé d’une manière moins absolue. C’est que, dans le grand monde autant que partout ailleurs, il est des vices cachés dans l’ombre, des laideurs que le jour flétrirait et qui se tiennent voilées. Quel homme n’a pas pénétré dans sa vie quelque mystère de ce genre ?
Heureusement qu’ils sont peu fréquents et que la plupart des femmes qui composent la haute société demeurent vertueuses, de fait sinon de droit, lorsque leur manque l’occasion, ou de droit sinon de fait, lorsque, succombant aux étreintes d’une passion immense, elles donnent toute leur âme et, toute leur vie à un seul amour.
Alain ignorait ces choses, et incapable encore de faire ces distinctions il se laissait entraîner à des rêves singuliers quand la conversation le lui permettait. Il se voyait déjà aux genoux de la jolie comtesse ; il lui plaçait des mots d’amour sur les lèvres, de doux regards sous les paupières, et dans son désintéressement platonique ne lui demandait qu’une émanation de son âme. N’est-ce pas toujours ainsi que commencent nos premiers amours ? Alain n’était pas encore dissimulé : aussi la comtesse vit-elle bien vite le changement qui s’opérait en lui. Il était entré dégagé de toute préoccupation, et avait d’abord pris une part active à la conversation ; mais peu à peu il avait moins parlé, et il laissait deviner par moments une secrète rêverie.
– Il est à moi ! se dit-elle.
Si bien qu’Alain fut stupéfait de s’apercevoir qu’au lieu de rester quelques instants, selon son intention, il avait passé trois heures à cette soirée, d’où il avait vu successivement partir les autres invités.
À une heure donc, il se trouvait seul avec la comtesse du Halgue, qui, se sentant mieux, s’était enfin levée, et tous deux ils causaient près du piano, tandis qu’un petit homme gros, court et plein de suffisance discutait avec la douairière la probabilité d’une restauration dans le cours de l’année.
– Quand Henri V sera de retour, ma nièce et moi nous irons à Paris pour lui être présentées.
– Nous nous y rencontrerons, j’espère, dit en se rengorgeant le baron de Ratteville.
À ce moment Alain salua les deux dames.
– À bientôt, lui dit la comtesse Berthe.
Il sortit en compagnie du baron, qui, quoique son aîné de nombre d’années, était encore garçon et en affectait les allures.
Quand ils furent seuls, ce dernier prit familièrement le bras de Penmarc’h, qu’il connaissait à peine.
Eh bien ! mon cher monsieur, que pensez-vous de notre jeune hôtesse ?
– Ce qu’en pense tout le monde, monsieur, qu’elle est fort jolie et très aimable !
– Ah ! diable !… votre réponse est un peu jésuitique, jeune homme. Prenez garde à vous ! la comtesse est une fine chatte qui fera tout pour vous enchaîner à son char. Préparez-vous donc à la défense, s’il n’est déjà trop tard.
– Je vous remercie beaucoup, monsieur, répondit Alain avec un léger accent de raillerie, de prendre parti pour moi dans la guerre que vous annoncez.
– Esprit de corps ! esprit de corps ! Moi j’aime les jeunes gens, et puis je connais les femmes d’une façon désespérante pour elles. Celle-ci, par exemple, n’a jamais tenté de me réduire au rôle d’adorateur : c’eût été trop dangereux. Et puis, d’ailleurs, elle me craint, sachant que j’ai bec et ongles. Elle n’est pas de force, et se rend justice sur ce point.
Comme Alain n’écoutait pas son compagnon, ce dernier eût sans doute longtemps encore donné carrière à ses réflexions s’ils n’étaient arrivés à un endroit où leur route devenant différente ils se séparèrent pour rentrer chacun de son côté.
Quand Alain se coucha, ce soir-là, il était décidé à être amoureux de la comtesse du Halgue, ce qui ne l’empêcha point de dormir, croyez-le bien.
Ce furent-là toutes les séductions auxquelles la jeune femme eut recours pour décider sa conquête. Si Alain eût pu réfléchir, aidé par un peu d’expérience, il eût certainement évité un tel résultat à sa soirée ; il eût reconnu l’affectation qui avait eu part aux moindres gestes, aux mots les plus indifférents de la provocante comtesse. Mais l’amour-propre nous perd toujours, et, présomptueux, il se dit : Il doit venir une heure où la femme qui s’est crue à l’abri d’une passion en ressent les atteintes. Telle qui a résisté à des hommes dangereux par leur grande expérience, peut succomber en face de l’hommage candide d’un enfant amoureux. En disant cela il se regardait dans la glace, pensant au petit Jehan de Saintré et à la dame des belles cousines. Ainsi enhardi dans ses projets, il récapitula les inflexions de voix, les regards, etc., etc., qui s’étaient adressés à lui, et comme il en tira la conclusion la plus favorable, ce fut-là désormais une grande occupation pour sa vie oisive. Dès ce moment il ne manqua plus une occasion de se trouver avec la comtesse Berthe, et cette dernière ne se fit pas faute de les lui ménager, soit qu’elle acceptât son bras pour des courses du matin, ou soit qu’au milieu de l’entraînement d’un bal elle en fit son cavalier préféré, étalant ainsi comme un triomphe l’assiduité de son adorateur.
Il est des femmes qui, habituées à parler de tout à tort et à travers, comptent sur leur esprit pour se faire pardonner leur bavardage, puis agissent comme il leur vient en tête, sûres qu’elles sont de l’indulgence du monde, qui ne leur sait ni amour ni amant. Telle était la comtesse du Halgue. Mariée fort jeune et très fière de l’être, elle avait d’abord affecté un babil caustique que l’on avait trouvé amusant. Encouragée par cette approbation, elle s’abandonna dès-lors à une disinvolture de langage que les hommes, toujours flatteurs près d’une jolie femme, semblèrent admirer comme une spirituelle originalité. Les gens raisonnables seuls blâmèrent cet inconvenant laisser-aller de conversation que la jeune femme poussait parfois jusqu’au cynisme, au grand ravissement des étudiants en droit admis chez elle, et qui disaient en sortant de son hôtel : – Avez-vous entendu ce que j’ai dit à la comtesse ? C’est incroyable le plaisir qu’elle éprouve à comprendre les équivoques !
Des paroles aux actes il n’y a qu’un pas. Elle commença bientôt à agir comme elle parlait, avec la même inconséquence, avec la même légèreté. D’abord la société de Rennes s’étonna d’une si grande liberté, puis s’y habitua peu à peu. Du moment qu’elle se vit tout permis, la comtesse profita hardiment de cette liberté, apportant partout la tenue d’une pensionnaire en récréation qui babille, chante, va, vient, et toujours dans un même but, celui de se faire remarquer. Plutôt que d’être oubliée ou perdue dans la foule, Mme du Halgue se fût laissé aller aux plus graves errements. Heureusement pour elle que l’attention qu’elle voulait conquérir à tout prix ne lui coûtait qu’un sacrifice de bonnes manières et l’habitude de paroles souvent déplacées.
Cependant c’était moins encore l’attention des femmes que l’hommage des jeunes gens qui lui semblait désirable. Elle recherchait ces derniers avec un empressement qui allait parfois jusqu’à l’impudeur. Aussi semblait-il que chaque nouvel arrivant dans la ville dût lui payer son tribut. La nouveauté, en pareil cas, était un titre qui l’emportait sur tous les autres, et le nouveau venu prenait la place de cavalier servant. Alain de Penmarc’h eut donc son tour.
Son amour fut d’abord enivré des coquetteries de la comtesse. La bonne opinion de sa personne aidant, il se laissa tromper le plus facilement du monde, et quand parfois il lui venait quelque doute, les épreuves qu’il tentait étaient couronnées d’un plein succès. En pareil cas, quel jeune homme eût été si défiant de lui-même qu’il ne crût pas avoir inspiré un sentiment vivement ressenti ? Certes une semblable supposition était pleinement autorisée. L’erreur ne tombait que sur le mobile. Ce n’était pas pour Alain que la coquette s’exposait ainsi à un reproche de légèreté ; c’était pour fixer plus fortement son adorateur et obtenir ensuite un triomphe plus complet. Elle ne voulait pas d’amants, il est vrai, mais elle voulait des amoureux, fière d’enlever ainsi une conquête à d’autres cœurs qui se fussent donnés peut-être tout entiers. Le chien de la fable défendait bien contre ses semblables le dîner auquel il ne voulait pas toucher.
Ainsi elle trompa de tout l’artifice de ses séductions une jeune âme qui n’avait encore pour se défendre aucune sorte d’expérience. Elle prit le langage de l’affection, et feignit de voiler à demi un amour qu’elle ne ressentait point. Attisant à plaisir le feu d’une imagination ardente, elle suivait d’un œil curieux les progrès de son œuvre, sûre que plus tard elle serait libre d’exercer sur ce cœur imprudent la puissance fatale des déceptions.
Plus d’une fois Alain de Penmarc’h rentra chez lui le soir, emportant quelque gage bien aimé de son erreur caressante : c’était un bouquet de bal, c’était une guirlande portée la veille dans les cheveux. Hélas ! il ignorait que lui aussi n’était pour cette femme qu’une fleur nouvelle. Semblable au bouquet fané qu’il portait à ses lèvres, il devait un jour se sentir le cœur flétri lorsqu’il aurait inutilement répandu ses parfums aux pieds de sa frivole divinité.
Le jour vint enfin où cette triste révélation froissa l’âme de l’enfant crédule. Semblable à un homme qui refuse de s’éveiller et ne peut néanmoins prolonger son rêve, il chercha d’abord à fermer les yeux à la lumière, mais en vain. Tout son amour-propre ne put tenir la campagne contre l’évidence, et il dut se résigner à cette pénible vérité, qu’il n’était pas aimé ! Pas aimé ! Qu’était-ce donc alors que cet empressement à se rapprocher de lui manifesté en toute occasion par la comtesse ? pourquoi donc ces regards ? pourquoi ces sourires ? et pourquoi surtout ces aveux si doux à entendre, si enivrants à croire ?
Quand le bandeau est une fois soulevé les yeux s’habituent vite au grand jour, quoique ses premiers rayons soient d’abord douloureux. Alain embrassa d’un regard lucide toute la conduite de la comtesse. Peut-être même, par suite d’une réaction naturelle aux jeunes âmes, exagéra-t-il quelques-uns des torts de son idole renversée. Mais ces nouveaux sentiments ne régnèrent en lui qu’après une lutte douloureuse, et, dans le secret de ses premières nuits d’insomnie, Alain regretta avec amertume les illusions de son cœur si vite déflorées. Heureusement, cette souffrance morale aiguë comme une douleur physique en eut aussi la durée. La vitalité de l’âme est si puissante à cet âge ! Quelques jours après Alain disait à la marquise de Kergaël :
– L’amour de la comtesse Berthe me semble beaucoup trop cher s’il faut l’acheter par un sacrifice d’amour-propre.
Cet échec excita encore davantage la jeune comtesse, et, en femme habituée aux triomphes, elle ne douta point qu’elle ne parvînt à le réparer. L’amour-propre de son jeune adorateur était une arme dont il fallait se servir, mais avec précaution, de peur de s’y blesser. Forte de cette expérience, la jeune conquérante se mit de nouveau à l’œuvre.
Dès ce moment la partie devint égale, Alain sentant bien que cette femme ne lui inspirait qu’un amour capricieux et passager. S’il ne rompit pas ses relations avec la comtesse, c’est qu’il y trouvait un charme peu dangereux, bien décidé, quelque chose qui arrivât, à rendre, comme l’hôte du diable à son antagoniste infernal, coup pour coup, œil pour œil : voilà pour le cas de guerre. Dans l’hypothèse d’une amoureuse paix le rôle devenait plus beau encore. Il étudierait, dans le cours de cette platonique liaison, le rôle d’homme passionné, il apprendrait le grand art de tromper, et, s’il parvenait à abuser la froide comtesse, quelle victoire ! quel succès !
Les jeunes gens ignorent la perte qu’ils font quand les leçons du monde étouffent les croyances de leur premier âge. Semblables aux enfants qui rejettent sans regret des bijoux précieux qu’on a imprudemment laissés entre leurs mains, les nouveaux venus dans les routes mondaines semblent pressés de dissiper les trésors que la tendresse maternelle a enfouis au fond de leur cœur. Comme si, pour être homme, il fallait jeter au vent tout ce qui fait la jeunesse si belle, la foi et l’espérance !
Alain de Penmarc’h, qui s’était d’abord abandonné avec délices à un amour qu’il croyait partagé, finit par prendre en pitié cette candide confiance de son âme. Déjà loin de l’époque où il croyait au mot toujours ailleurs que dans l’éternité, il en vint à flétrir ses croyances par le raisonnement, ses espérances par le calcul.
Enfin, après une année de cette étude égoïste, la comtesse Berthe fut délaissée par lui comme un caractère désormais inutile à ses observations, et il ne chercha même plus à déguiser son indifférence et son sceptique dédain pour les mensonges caressants de la jeune femme.
Ici commence l’histoire que nous avons entrepris de raconter.
… En mon particulier cela m’est égal ; mais mon frère en est si affligé que je donnerais volontiers cent guinées pour réparer cette erreur.
STERNE.
L’hôtel d’Angeron était resplendissant de lumières. Dans les salons se pressait une foule compacte, curieuse d’assister à une grande et hardie innovation. La comtesse Caroline d’Angeron donnait un bal travesti. Cette idée avait été accueillie avec tant de ferveur par l’aristocratie rennaise que pas un n’avait manqué à l’invitation. Des demandes nombreuses avaient été adressées avant la fête, et, le jour venu, dès huit heures, les salles se remplissaient déjà de costumes de tout genre.
À minuit le coup d’œil était superbe, tant par la richesse des étoffes, les parures et l’élégance des travestissements que par la grande variété des personnes joyeuses qui s’abandonnaient aux plaisirs du bal. Il était si rare de danser alors, et surtout de danser en costume ! (N’oublions pas que c’était au commencement de 1832.) Toutes les beautés de la province s’y trouvaient réunies et formaient un éblouissant bouquet de jeunes femmes.
L’heure des apparitions grotesques était passée enfin ; femmes et fleurs commençaient à se faner un peu. Les anneaux bouclés des chevelures se déroulaient avec le plus délicieux abandon, et la foule, moins pressée, laissait encore çà et là quelques espaces aux couples de promeneurs.
Cependant, dans une partie reculée d’un salon de jeu, deux jeunes gens, négligemment assis sur une ottomane, causaient à voix basse et avec certaines précautions qui révèlent toujours un échange de confidences.
– En vérité, mon très cher, je conçois difficilement votre complète indifférence ! Songez donc que depuis un an cette femme vous a trompé en grandissant vos espérances et ses promesses sans jamais aller plus loin.
– À qui la faute, Ulric ?
– Parbleu, à vous, Alain.
– Je vous jure, démon tentateur, qu’il n’y a aucune voie abordable pour arriver là. Indiquez-moi le côté faible, et j’attaquerai. Mais j’ai exploré la place en tous sens, et partout la défense est en merveilleux état. Sa vertu…
– Elle n’en a pas ! interrompit Ulric.
– Je le sais bien, reprit Alain ; mais elle a pire que cela : une froideur de marbre qu’aucun souffle ne peut animer.
– Vous comprenez donc que jamais le dénouement ne sera accordé de bonne grâce.
– Mais, Ulric, que m’importe à moi le dénouement ?
– À vous rien, je le sais, mais à votre réputation. Quand on en est venu au point où vous en êtes, il n’est que deux moyens de sortir de chez une femme : son ennemi par la porte, ou son amant par la fenêtre.
– Admirable ! dit Alain en riant. Puisqu’il en est ainsi, que votre volonté soit faite et non pas la mienne ! Ce sera simplement une vengeance.
Les deux jeunes gens se levèrent pour rentrer dans le bal. Au moment où ils arrivaient à la porte principale, la comtesse du Halgue disait au comte son mari :
– Vous pouvez rentrer dès ce moment, Alexandre. Pour moi, je resterai probablement très tard. Renvoyez-moi néanmoins le cocher et les chevaux à tout évènement.
Le comte s’éloigna rapidement et quitta la soirée, tandis qu’Ulric de Puiceney offrait son bras à la jeune femme. Leurs costumes offraient, comme leurs personnes un singulier contraste. La comtesse, blonde et frêle créature, portait un costume napolitain de fantaisie, bien frais, bien coquet comme elle. Le vicomte de Puiceney était grand, mince, d’une figure remarquable, non par la beauté, mais par la distinction de ses traits. Une barbe noire que rejoignaient des moustaches de couleur un peu moins foncée lui donnait un air grave, quoique aventureux, que ne démentaient en rien ses longs sourcils et ses yeux d’un brun fauve. Il portait un costume de corsaire noir, de sorte qu’à voir ce couple errer dans la fête on reportait sa pensée sur les amours romanesques de tous les pirates de la littérature moderne.
Cette pensée sembla traverser un instant l’esprit d’Alain, car il se prit à sourire en rejoignant le baron de Ratteville. Ce dernier était dans l’enivrement d’un costume brodé d’or et d’argent sur toutes les coutures. Recueillant partout des regards, il ressemblait un peu à l’âne de la fable qui portait des reliques. Cependant, quand il vit Alain se diriger vers lui, il interrompit ses tournées triomphales pour aller à sa rencontre.
– Eh bien, mon beau Vénitien, lui dit-il en faisant allusion à son costume simple mais d’une suprême élégance, irons-nous ce soir au Lido dans une gondole bien mystérieuse avec la dame de nos pensées ?
– Peut-être ! répondit Alain, mais pour une noyade et non pour un rendez-vous d’amour.
Le baron de Ratteville, quoique d’une suffisance insupportable et d’une vanité merveilleuse, avait assez d’esprit et parfois beaucoup de méchanceté. À l’air d’Alain il devina un bon coup à faire, selon son expression favorite. Il s’empara du bras du jeune homme, et, le prenant à l’écart, il ajouta d’un ton moitié plaisant et moitié sérieux :
– Le tribunal des Dix a-t-il donc rendu un arrêt qui se doive exécuter cette nuit ?
– Puis-je compter sur vous ? demanda Alain à voix basse en changeant de ton brusquement.
– Est-ce un duel ? demanda le prudent baron.
– Non ! non ! ni rien qui y ressemble.
– Alors je suis tout à vous. Pour quelle heure ?
– Soyez prêt à trois heures… Vous quitterez le bal à deux heures et demie, puis…
– Mais, pour Dieu ! expliquez-moi au moins vos projets !
– C’est juste.
Ils eurent ensemble une assez longue conférence dans l’embrasure d’une croisée, Alain parlant avec précaution, le baron paraissant écouter avec un grand intérêt ; enfin ils se séparèrent.
– Je n’ai pas besoin, dit Alain, de vous recommander le silence le plus absolu.
Le baron s’inclina en signe d’assentiment, et recommença ses galanteries près des femmes, non sans laisser percer une singulière préoccupation en jetant fréquemment les yeux sur la pendule.
Jamais le comte de Penmarc’h n’avait été plus gracieux, plus empressé près de la comtesse Berthe, qui s’imaginait avoir excité sa jalousie en essayant sur Ulric la puissance (inutile cette fois) de ses séductions. Elle les quitta bientôt pour suivre son danseur à un quadrille, et les deux jeunes gens causèrent aussitôt avec vivacité. Alain semblait expliquer un plan, dérouler un projet à son ami, dont le regard brillait de joie. Nous les laisserons ainsi à leur mystérieuse conversation pour suivre le baron de Ratteville au moment où, profitant du tumulte de la contredanse, il se glisse vers l’antichambre comme un écolier en faute.
Dans une ville de province un bal paré est un évènement trop important pour ne pas attirer l’attention des oisifs. Aussi, toute la soirée, la cour de l’hôtel d’Angeron fut-elle remplie d’une foule de gens du peuple accourus pour jouir de l’illumination du péristyle, et admirer l’élégance et la richesse des costumes. La cohue devint telle que force fut aux arrivants de descendre à la porte de la rue et de traverser la cour à pied sur un tapis disposé à cet effet ; concession faite aux curieux avec d’autant moins d’inconvénient que le temps était admirablement beau. Les dames ne s’en plaignirent pas ; car en traversant cette longue haie de gens inhabiles au parler des salons, elles recueillaient sur leur passage l’hommage de la grande admiration qu’elles inspiraient, en termes plus pu moins énergiques, suivant le degré d’enthousiasme qui s’attachait à elles. Heureuses celles qui entendirent, au milieu d’un murmure enivrant, des battements de mains ou des acclamations de surprise ! tant l’amour-propre est sensible au cœur des femmes, quelque plébéienne que soit la voix qui le chatouille ou qui le blesse.
Mais le peuple n’était point admis à voir le coup d’œil du bal, la livrée seule avait ce droit, et les antichambres jusqu’aux portes des salons fourmillaient de caméristes et de laquais. Ce fut parmi eux qu’arriva le baron de Ratteville comme un homme fatigué de la chaleur qui vient respirer l’air un instant.