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Entre les Ardennes et Paris, trois générations de femmes se croisent dans l’ombre d’un studio de cinéma. Fred, la productrice, tend l’oreille au récit inattendu d’une femme de ménage. Zipporah, abandonnée enfant entre deux poubelles, est devenue scénariste. Lisa, elle, filme. L’une invente-t-elle sa vie ou la raconte-t-elle vraiment ? "Les hortensias bleus" tisse un récit sensible, entre transmission, fiction et poésie du quotidien, dans une atmosphère aussi intime que cinématographique.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marie Chéron a grandi dans un univers où les mots et les voyages se mêlaient. Enfant silencieuse d’une professeur et d’un aviateur, dont la valise remplie de destinations lointaines lui ouvrait l’esprit, elle écrivait plus qu’elle ne parlait, portée par une imagination nourrie de lectures volées – sous les draps, au creux d’un arbre ou dans les silences d’un jardin. Impressionnable et impressionniste, cette plume vive écrit pour éclairer l’intime, transformer les émotions en récits. Les hortensias bleus, son quatrième ouvrage, est né d’un hiver fécond, entre observation sensible et recyclage poétique des blessures anciennes.
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Seitenzahl: 279
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Marie Chéron
Les hortensias bleus
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marie Chéron
ISBN : 979-10-422-7939-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Luc Rossignol, Lucienne Pecharelle, Enrico Corsi, Lili Samoy, Simone Val, Frédérique Flaesch et Bruno Le Fourn.
Aux gentilles petites voisines, à Sarah en particulier.
À Nicolas Chéron
Aux navigants qui, à l’escale, lisent.
Marie Chéron m’a confié son manuscrit en me suggérant de le lire lors d’un voyage de Marseille à Lille à bord d’un train à grande vitesse, ou bien au-dessus de l’océan dans un avion pour un autre continent :
« Lis-le, Kader, tu ne verras pas le temps passer ! »
Je l’ai lu dans un parc près de chez moi, sans bouger de l’ombre de l’arbre sous lequel je m’étais installé. Je me suis attaché à ses personnages hauts en couleur. Son univers poétique et cinématographique m’a immédiatement emporté loin.
J’ai voyagé aux méandres de la folie amoureuse et de la cruauté du monde, dont la plume légère de Marie Chéron se moque si bien.
Elle avait raison, je me suis joué du temps : j’ai éprouvé la sensation qu’elle avait écrit pour moi et pour le grand écran, mais à bien y réfléchir, je pense qu’elle l’a écrit aussi pour vous.
Kader Boukhanef
Il arrive que l’incroyable surgisse d’une poubelle !
Dans un petit carton, un nouveau-né piaille au milieu de vieux chiffons. Il n’y a personne dans la rue, seul le rabbin sort de son office, il s’approche…
Ce pourrait être les premières images d’un long métrage de fiction.
Je suis cinéaste. Voilà que l’on me confie le manuscrit d’un livre avant mon départ pour une transatlantique à la voile sur un beau sloop de 100 pieds. Sur l’océan, la littérature représente une fraction importante de mon Temps, je lis le jour, la nuit.
Un après-midi, bien penché, j’ai ouvert Les hortensias bleus et je découvre l’extraordinaire destin de Zipporah. Après un entracte de 24 heures, j’en ai terminé la lecture. Belle surprise ! Les hortensias bleus ouvre, au-dessus des mots, un écran de cinéma permanent fait d’allers et retours discrets et équilibrés entre littérature et septième art. Je suis pleinement dans ma lecture et au cinéma, sentiment délicieux pour tout cinéaste. Il y aurait mille façons d’adapter Les hortensias bleus au cinéma : tous les ingrédients nécessaires à l’écran y sont réunis, il n’y a qu’à se pencher.
Je sais que ce roman rencontrera tout naturellement son public de lectrices et de lecteurs, qui, comme moi, se laisseront emporter par sa lecture, sur une plage ou en bateau, mais aussi, son metteur en scène.
Merci, Marie.
Didier Nion
Dans la mansarde d’une longère sur la dune, au bord de l’Atlantique, deux jeunes gens regardent l’horizon. La grande marée d’équinoxe attire les cueilleurs de bigorneaux qui quittent les rochers uniquement parce que l’océan remonte ; ils foulent alors le sable mouillé de leurs bottes en plastique, dans l’autre sens, le nez et les joues rouges, des crevettes grises ou des palourdes prises à la mer dans les seaux de la victoire, heureux sous les cirés jaunes. Deux petites filles blondes font des roues ; une autre aux cheveux couleur châtaigne tourne son oula hop, pendant que leur père sans doute, attrape des soles à mains nues. Sur le banc du sentier de garde, entre la bordure d’hortensias bleus du jardin et la plage, un homme aux cheveux blancs et bouclés, à la barbe en bataille, fait filer, les yeux dans le vague, le sable sec du chemin entre ses doigts, du soir au matin.
« Ouvre la lucarne, j’ai besoin d’entendre les vagues ! … »
« J’ai trouvé le titre, Simon ! »
Ils ont démissionné en même temps, il y a six mois. Il finissait des études de graphisme qu’il finançait en partie grâce à un boulot dans une animalerie ; elle travaillait d’arrache-pied pour une boîte de production cinématographique, sans jamais réussir à obtenir de ses pairs et de sa patronne en particulier, ne serait-ce qu’un tout petit peu de la si précieuse reconnaissance, celle qui fait pousser les ailes et voler plus haut. Le destin s’en est chargé et l’a récompensée en l’installant sur le même pallier qu’une femme extraordinaire, sa voisine, qui, avant de disparaître pour changer de vie, lui a légué les droits d’exploitation d’un scénario qu’elle avait imaginé, se basant sur une vie parsemée d’embûches et un drôle de destin.
Ils ont quitté Paris avec la clef contenant l’histoire de cette voisine providentielle et le petit film super-huit, dans lequel elle raconte l’histoire de sa vie dont ils s’inspirent pour créer le premier dessin animé psychoresponsable :
« J’ai tous les ingrédients qu’il me faut, je bénis Zipporah ! Il y a de la matière, des couleurs, des émotions, des gueules, de la folie des hommes et de la vie ! Je le sens, je vibre comme une vieille guimbarde sur les pavés de Saint-Malo. Comble du luxe, j’ai le temps de dessiner et je respire l’air du grand large, le parfum de l’Océan. Tu as vu, Simon ? L’homme à la crinière de vieux lion fatigué assis sur le banc est revenu, le regard perdu vers l’horizon… »
« Tu crois qu’il a volé jusqu’où l’oiseau ? »
Il se tait, il se concentre, elle se penche par-dessus son épaule, les visages de ses dessins s’animent. Admirative de son talent, elle reprend sa place en face de lui sans faire de bruit, à la table d’architecte d’un oncle qui traçait les coques de voiliers partis pour les Amériques et les hivers australs, dans la maison, durant un demi-siècle. Une brise légère entre dans le grenier, elle gonfle ses poumons du bon air dont elle rêvait à Paris et revisionne les détails du film fait en studio, la veille de sa démission.
Avant que l’auteur de l’histoire et la productrice ne la rejoignent, Lisa, seule dans le studio, fait des essais son et lumière. Elle se filme et se présente à voix basse :
« Salut, je suis Lisa, j’ai 25 ans, un master en criminologie politique ; ma passion c’est la photo et la pellicule. Je me démène depuis cinq ans dans cette boîte de production cinématographique ici, à Paris, et la patronne, Fred, ne devrait pas tarder à arriver… Elle m’impressionne parce que je suis gentille, certains disent timide, et si je hausse ou fronce les sourcils devant elle, j’ai le sentiment de courir un risque énorme. Je supporte sa pression, cela me permet d’apprendre le métier… Zipporah vient d’arriver, je vais donc poursuivre mes réglages avec elle en attendant Fred… »
Lisa filme le milieu du studio, une table, une chaise, un fauteuil club et fait un plan serré sur un tabouret en merisier à pied tourné.
Zipporah prend place sur le tabouret dans la lumière blanche du projecteur.
Elle remonte lentement les manches de son pull, ajuste une cagoule de soie noire sur son visage, celle dont elle dira plus tard, la soie des grandes occasions qui la protège du regard des autres. De longues mèches de cheveux châtains s’en échappent. Elle replie ses jambes sous le reste de son corps, comme un oiseau en cage sur son perchoir, appuie son menton sur ses genoux. Sa silhouette est gracieuse, presque juvénile.
Elle regarde ses pieds, remonte machinalement ses chaussettes et fixe le scratch de l’une de ses chaussures de sport.
Elle voudrait un verre d’eau.
Elle a la quarantaine.
Elle gagne sa vie en faisant le ménage.
Elle boit l’eau du verre, elle prend son temps, ses yeux brillent, elle regarde l’objectif de Lisa qui lui demande de lui dire quelque chose :
« Essai voix, s’il te plaît ! »
« Tu sais, toi, ce que c’est que d’être moche ? … »
Sa voix, Lisa la connaît, elle l’enchante.
La productrice entre à son tour en scène ; petite, potelée, pomponnée et percutante, une soixantaine d’années, le visage buriné, elle rentre de son Riad à Marrakech, un joli petit nez en trompette, des yeux vert bouteille, une paire de lunettes en écaille et une cigarette à la bouche. Elle pose son sac Chanel et son téléphone portable sur la table, retire son manteau et donne une franche poignée de main à la jeune femme qui l’attend :
« Bonjour, Zipporah, c’est bien cela ? Sympas vos baskets, connais pas ce modèle… Il paraît que vous avez une histoire à me vendre. Lisa m’a tannée pour que je vous reçoive le plus vite possible, et les Bretonnes sont têtues comme des mules. Donc nous y sommes, ne me faites pas regretter d’avoir accepté, le temps c’est de l’argent ! Allez-y, je vous écoute ! »
Fred allume sa cigarette. La fumée dégoûte Lisa, elle empeste le studio et les couloirs et les bureaux, et depuis cinq ans à ses côtés, elle suffoque mais elle supporte parce que Fred est un monstre sacré dans les coulisses du cinéma français. Le nec plus ultra, la patronne dont tout le tout Paris parle, une femme à l’intuition phénoménale, celle qui sait avant les autres. Elle bénéficie de l’instinct des grands banquiers, associé à un talent de magicien : elle transforme en or tout ce qu’elle entreprend, sauf les poumons de Lisa qui ont dû noircir de goudron, pauvres poumons, pauvres petits goélands pris dans une marée noire…
Lisa signifie aux deux femmes qu’elle est dans les Startingblocks, Fred tousse, Zipporah se redresse et regarde l’objectif, boit une nouvelle gorgée d’eau, l’éclairage est parfait, Lisa la filme mais Zipporah tarde à s’exprimer. Fred montre de nouveaux signes d’impatience. Lisa retient son souffle en comptant les secondes, cinquante-cinq s’écoulent, la patronne allume un cigare qu’elle aspire avec tant d’avidité qu’il se consume à la vitesse de celui d’un personnage de Tex Avery et que Lisa, écœurée, pourrait en vomir. La productrice tapote le capuchon de son stylo sur la table, une minute trente passe, Zipporah commence :
« Ce n’est pas facile d’être moche, vous ne savez pas vous, ce que c’est qu’une vie de moche… ! »
Silence, on tourne !
Je suis née dans un quartier populaire d’une petite ville des Ardennes françaises et abandonnée dans un carton entre les poubelles de l’hôpital du quartier de Manchester à Charleville-Mézières, au début d’un printemps des années 1980.
Le rabbin sortait de son office. Il se rendait à pied visiter une vieille amie hospitalisée le matin même, lorsqu’un petit oiseau, piaillant sur le couvercle d’une poubelle, attire son attention. Le rabbin adore les oiseaux et les plumes, le vent, le ciel et la liberté. C’est une belle journée, les doux rayons du soleil lui réchauffent le cœur, il s’approche de la poubelle :
« Ça sent la fin de l’hiver… ! »
L’oiseau s’envole mais les cris persistent. Le rabbin approche sa main d’un carton posé sur le trottoir, il l’ouvre, se retourne, il n’y a personne dans la rue, c’est dimanche, et le dimanche matin les Ardennais se reposent des agapes de la veille. Il me découvre : un nouveau-né piaillant au milieu de vieux chiffons. L’homme m’emmaillote comme il peut dans son foulard et me transporte d’urgence dans ses bras jusqu’à la maternité. Il m’a béni et donné un joli nom hébreu, puis il est allé voir son amie, lui a sans doute raconté cette aventure et a repris le cours de ce premier dimanche de printemps ensoleillé.
Les services sociaux de la ville m’ont vite trouvé une famille, et le bébé jeté dans un carton au milieu des poubelles, des parents adoptifs bienveillants : un couple de braves gens en manque d’enfant. Je porte le prénom le moins connu au monde et je suis laide, mais je ne le sais pas encore. Chacun de mes parents tenait à me léguer son nom de famille, et mes parents, quand ils n’arrivaient pas à se décider, trouvaient toujours une issue diplomatique au problème.
*****
La productrice lui coupe la parole sans aucune vergogne :
« Vous êtes en quelque sorte, une espèce de petit rat immonde sorti d’une poubelle ! … Continuez, ne faites pas attention à moi, je suis, certains disent, cynique, d’autres sans gêne, mais je suis la patronne. Go, go, je vous en prie ! »
Zipporah gratifie Lisa d’un regard étonné, puis elle détend ses jambes fuselées dans leur paire de leggins noirs et répond à la provocation de Fred en exhibant sa silhouette sportive, quitte son perchoir et leur montre une photographie jaunie, Lisa lui sourit et filme l’image d’un bébé : un drôle d’oiseau aux oreilles décollées, un nez immense, un menton fuyant, presque absent, au milieu d’une paire de joues énormes, sous un sourire béat. Elle reprend sa place et son histoire :
*****
Bébé, mes joues m’ont sauvé la mise. Pourtant j’étais moche dès le départ, peut-être est-ce la raison pour laquelle ma mère biologique m’a abandonnée, je me suis souvent posé la question.
J’ai grandi dans un petit pavillon moderne du quartier de l’hôpital de Charleville-Mézières. Mes parents adoptifs sont des gens aimants et courageux, ma grand-mère maternelle, Mamie Jacqueline, habite avec nous. Malheureusement pour moi, plus le temps passe, plus mes joues se creusent, plus je suis disgracieuse. Cependant, à la maison, on ne parle jamais de ma laideur parce que je suis gentille, intelligente et vaillante, et que selon eux, ces valeurs nobles m’embellissent. Ils me rincent le cerveau tous les trois, ma grand-mère, ma mère et mon père surtout, ce sergent en chef de l’armée de la morale, tous les jours, avec le concept de la beauté intérieure. Alors, petite, je me console en pensant que je suis différente, et que, plus tard, je transformerai cette différence en une arme redoutable pour sauver le monde. Je suis optimiste. Il me faudra beaucoup de courage pour survivre dans la jungle de la nature humaine, celle des autres, pas vous, non, les autres, les mal pensants, les malveillants, pas vous, les autres…
Je suis inscrite à l’école élémentaire du quartier, mais l’expérience s’achèvera au bout de deux ans, après un assaut que je vais vous raconter.
Les enfants de l’école s’amusent aux jeux à la mode pendant que les maîtres frileux, collés comme des sardines aux piliers du préau, à l’abri du vent, critiquent une nouvelle réforme du nouveau ministre de l’Éducation nationale, trop jeune, puisque l’autre souffrait de sénilité…
Ceux de ma classe m’ont invitée à jouer dans le jardin, derrière les arbres, à l’abri du regard des adultes. Parmi eux, le petit chef de bande, chargé de la mise en œuvre des artifices, a crié :
« Viens, Zipporah, on veut bien jouer avec toi ! »
C’étaient les mots que j’attendais depuis deux ans, c’est long deux ans quand on en a sept.
« … Viens, Zipporah, on veut bien jouer avec toi… »
J’ai couru jouer avec eux et je suis tombée dans leur piège comme un étourneau innocent se colle les pattes sur une tige engluée… Ces mômes malicieux devenaient des braconniers en herbe, déjà cruels et sans pitié, qui avaient besoin d’une proie facile pour commettre leur délit. J’étais moche et gentille, j’incarnais donc la victime parfaite.
Ils m’ont attachée avec une corde à sauter au tronc d’un arbre de la cour, enduit le visage de la confiture de leur tartine de pain et ont prié très fort pour que les insectes viennent me piquer. J’ai résisté aux mouches sans pleurer, j’entendais la voix de mon père me souffler la règle numéro deux, celle qui consistait à ne jamais montrer ses faiblesses à l’ennemi.
*****
Zipporah baisse d’un ton et sourit en repensant aux adages de son père…
*****
« C’est quoi la règle numéro 1, papa ? »
« Celle que tu trouveras toute seule pour t’en sortir. »
*****
Lisa retient une larme, elle est payée pour filmer, pas pour pleurer. Fred, la productrice, impassible, patiente, noyée dans les volutes de son cigare.
*****
Quand la cloche a sonné, j’étais ligotée. J’avais sept ans et j’implorais en silence le pardon de la reine des abeilles afin qu’elle m’épargne. Le ciel s’est obscurci ; il a commencé à pleuvoir, c’était le printemps, la giboulée de mars m’a rincée du sucre de leur goûter, le goûter des autres, les enfants des autres, pas les vôtres, les autres… La directrice de l’école est apparue sous l’arc-en-ciel après l’averse :
« Zipporah, espèce de pauvre petit oiseau, que fais-tu là… ? Tu es mouillée comme un linge !
Suis-moi. Qui t’a fait ça ? »
Je ne lui ai jamais répondu, la règle numéro trois de Mamie c’était de ne pas balancer l’ennemi, et la règle numéro un de maman, de se faire justice soi-même.
J’ai réintégré la classe, les autres pouffaient sous cape, j’ai repris ma place toute seule au fond, entre les radiateurs et les rideaux, là où il fait chaud, loin du devant de la scène et j’ai prémédité ma vengeance. Un quart d’heure plus tard, alors que tous leurs petits cerveaux malveillants bouillaient devant la difficulté du problème de mathématiques, je me suis munie d’une réglette en fer, je me suis levée pour consigner le problème résolu sur le bureau du maître et j’ai asséné des coups à tous les traîtres de la récréation, à qui sur la tête, à qui sur les doigts, les prenant par surprise, créant ainsi une scène de guerre dans la classe de cours élémentaire de maître Corvo.
On m’a renvoyée sur le champ, ma laideur ne pouvait aucunement justifier mon comportement barbare, et la directrice ne pouvait pas le cautionner, même si je crois qu’elle avait compris et qu’elle m’aimait bien malgré tout. Contre la mobilisation massive des parents des autres, elle devait céder. Céder devant le nombre, céder devant les autres. Elle ne pouvait pas rivaliser, et mes parents n’ont plus voulu entendre parler de l’école avec les autres, les enfants des autres…
*****
« Faut dire que vous n’y êtes pas allée de main morte ! »
*****
Après cet épisode, mes parents ont décidé que je suivrais des cours par correspondance avec le Centre National d’Éducation à Distance, chapeautée par Mamie Jacqueline ; ma chère grand-mère savait parfaitement lire, écrire, compter, et connaissait la géographie du monde entier et l’histoire de France par cœur, sans parler de sa passion pour la littérature anglaise et le dictionnaire qu’elle consultait religieusement au moindre doute :
« Ce sont les mots qui animent la pensée, ma chouette ! »
J’étudie de bon cœur à la maison sous le joug de cette grand-mère savante. Les jours glissent, les mois passent, mes parents travaillent toute la semaine. Le dimanche, on sort du quartier en famille. Un petit coin de paradis à quelques kilomètres, un jardin ouvrier au milieu d’autres lopins de terre, au fond duquel coule une rivière dans laquelle je pêche avec papa pendant que maman et mamie binent le potager :
« C’est important de tout nettoyer ma chouette, la maison, le jardin, dedans, dehors. L’ordre associé à la propreté facilite la vie, souviens-t’en et n’aie jamais honte d’être méticuleuse… ! »
Elles le disaient d’un cœur, après tout, elles étaient mère et fille et elles se ressemblaient. Ma grand-mère et ma mère riaient beaucoup, papa, lui, qui avait grandi dans une famille de militaires protestants, moins, il était plus sérieux et plus méthodique encore. Il exerçait le métier de typographe au journal local, le dernier à imprimer les nouvelles sur du papier. Maman était laborantine et mamie, savante.
Un dimanche de printemps, les évènements majeurs de ma vie se dérouleront souvent à la fin de l’hiver, je vais bientôt avoir dix ans, le soleil réapparaît après des jours et des jours de pluie, la terre est gorgée d’eau, mon père et moi pêchons en silence sur les bords de Meuse. À l’improviste, des voix juvéniles se rapprochent. Les gamins des autres, pas les vôtres, les autres que nous apercevons sur la rive d’en face, une dizaine de petits voyous de mon âge, guidés par deux gouapes de quinze ou seize ans, qui s’exclament :
« Qui voilà… ! La moche et son vieux ! »
Papa les somme de la boucler, on pêche, il ne faudrait pas effrayer le poisson.
Les petites crapules, ragaillardies par le ciel bleu, le soleil provoquant une montée de sève, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils multiplient les railleries douteuses en agitant des chaînes de mobylettes dans l’air au-dessus de leurs casquettes, jusqu’à ce que l’un des petits raconte à son grand frère que j’étais celle qui lui avait infligé les coups de règle sur la lèvre, ce qui lui valait une cicatrice. Mon père à ce moment comprend que la situation risque de dégénérer, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, sort du panier, sous le torchon et la boîte de vers de terre, un revolver qu’il pointe sur eux, alors j’ai crié :
« Règle numéro un… Dégainer le premier ! »
Mon père a tiré en l’air une salve en guise d’avertissement, les voyous ont fui à travers champs et nous avons pu recommencer à pêcher paisiblement.
« Règle numéro un du jour : dans cette chienne de vie, ne compte que sur toi-même et tiens ta langue, petite. »
« Cela fait deux règles, si je compte bien ! Tu m’apprendras à tirer, papa ? »
« Je t’apprendrai à chasser, fillette. »
À la suite de cette mésaventure, mon père, qui craignait d’éventuelles représailles et se sentait de moins en moins en sécurité dans le quartier, a anticipé son départ à la retraite, vendu le pavillon du quartier de Manchester et acheté une masure au milieu d’un jardin immense, à l’orée des bois d’Hargnies, un fief de chasseurs ardennais. Maman faisait la route vers Charleville, en autocar, chaque jour, pour aller travailler. Elle aimait les voyages…
Plus je grandis, plus mes joues se creusent, plus mon nez surgit comme le diable au milieu de l’ensemble disgracieux, plus je suis moche, plus je me cache du reste du monde ; je n’entrerai jamais au collège, je continue d’étudier à la maison par correspondance, comme le font les petits Romanichels, sous l’œil bienveillant de ma fabuleuse grand-mère.
Comme promis, mon père m’apprend à chasser ; bientôt la forêt n’a plus de secret pour moi, je deviens plus Harnicote que les Harnicots.
*****
« Excusez-moi, qu’entendez-vous par Harnicot ? » Zipporah ignore la question de Fred, elle continue, recroquevillée sur elle-même, petit rat d’opéra, mezzo-soprano envoûtant…
*****
J’étais moche mais heureuse grâce à eux, ma garde rapprochée, ma famille. Ils m’avaient sauvée de la poubelle et me donnaient tout ce qu’ils possédaient de sagesse ou de savoir. Ma grand-mère m’abreuve du dictionnaire et me répète que je suis extraordinaire et que c’est la providence qui m’a placée dans leur vie et dans leur cœur :
« Un vrai cadeau du ciel… Un cadeau du ciel, c’est sacré, ma petite fille ! »
« Expression… extension… extincteur… Extraordinaire, le voilà : exceptionnel, inhabituel, qui étonne par sa bizarrerie, insolite.Mamie, tu as raison, je suis moche, j’ai le nez comme le cockpit d’un avion à réaction, le menton fuyant, quasiment inexistant, les oreilles décollées et des dents de lapin… J’ai une tête de furet… »
« Tu n’as pas fini de lire la définition du mot, il me manque sa troisième partie. »
Je continue à contrecœur l’exploration du mot extraordinaire. L’alinéa trois stipule : hors du commun, remarquable, exceptionnel, un personnage extraordinaire… Ma grand-mère me sourit en passant sa petite main dans les boucles épaisses de mes cheveux châtains :
« Tu as douze ans maintenant, je vais en parler à tes parents. Les dents et les oreilles ça peut se rafistoler, mais le reste, mon enfant, ta différence est un don du ciel, tu dois apprendre à la respecter et à t’aimer… Don’t touch your face ! Crois-moi, tu auras un destin extraordinaire, an incredible life ! »
Quand ma grand-mère s’emballait, elle parlait anglais ce qui me vaut d’être parfaitement bilingue !
L’année suivante, les oreilles recollées, un appareil dentaire solidement fixé à mes dents, mamie Jacqueline me pensait à l’abri du mal et trouvait, subjectivement, que j’étais la plus jolie petite créature que le ciel ait placée sur son chemin depuis ma mère. Parce qu’elle ne voulait que mon bien, elle eut l’idée de m’inscrire dans une colonie de vacances, ce qui engendra un conflit à la maison entre les Dupont et les Dubois : mon père préférait que je reste avec lui, on irait nager avec les castors, pêcher, et on dînerait à la belle étoile. Ma mère, quant à elle, optait pour le centre de vacances bien fréquenté que le rabbin de Manchester recommandait chaudement à ses amies. Mon père s’incline, je partirai donc sans eux pour la première fois de ma vie, en vacances dans un petit village de l’Aube.
*****
Zipporah lève les yeux vers le plafond, Fred, immobile, la regarde. La jeune femme se redresse, étire ses jambes, ses bras, fait craquer sa nuque puis ses phalanges, oscille le buste de gauche à droite, de droite à gauche, et recommence au rythme de la seconde. Lisa les compte… Le tabouret grince, elle exécute quelques tours sur elle-même avant de s’immobiliser devant Fred. La grande patronne a tout réussi dans sa vie, excepté les régimes alimentaires entrepris, des fiascos. Elle est gourmande, elle n’aime pas se priver et elle souffre d’impatience. Fred admire la belle silhouette de Zipporah, Lisa qui connaît sa patronne le remarque lorsqu’elle filme le rayon de lumière qui éclaire les deux femmes en scène. Dehors, la vie parisienne doit battre son plein, le printemps réanime les âmes que l’hiver a ternies.
La patronne se ressaisit :
« Reprenez votre histoire, Zipporah, votre lâché solo en pleine cambrousse m’intéresse ! Quelle idée d’envoyer sa gamine au casse-pipe ! »
Elle immobilise le tabouret entre ses cuisses et replonge dans les tumultes de sa vie.
L’autobus venait de Paris et faisait halte devant le parvis de la cathédrale de Reims pour nous embarquer, nous, les derniers, les enfants de Reims et moi, la petite Ardennaise. Je ne courais pas le risque de retrouver un des élèves que j’avais frappé à l’école, idée de génie de ma mère, digne relais des idées géniales de sa mère, mamie Jacqueline… J’ai treize ans, une tenue de camouflage qui devrait me permettre de résister à la médisance et aux préjugés des autres, oui… les autres, pas vous, pas vos enfants, les autres, ceux des autres… et qui sait, j’allais peut-être enfin me faire des amis.
Je trouve deux places libres, je choisis celle côté fenêtre. Je me cache sous un chapeau de pluie, des lunettes de soleil et une chemise safari couleur camouflage à col haut remonté jusque sur mon nez, enfin une partie de mon nez. Je voyage ailleurs que dans les livres de la bibliothèque et je sens, malgré le trac, le parfum du destin. Le chauffeur démarre le moteur et le bus quitte la cité des sacres. J’agite un mouchoir de mamie Jacqueline, parfumé à la poudre de vanille, mon cœur se noue. Certains parmi les gosses se connaissent, un cousin rémois retrouve sa cousine parisienne, j’entends des filles glousser, puis une voix douce me demander si la place près de moi est libre.
« Oui… »
Il s’installe. Le paysage défile. Dans l’autocar, l’ambiance est à la fête. Je rêve en écrivant des mots sur du papier, lorsqu’il se présente :
« Moi, c’est Zéphyr, comment t’appelles-tu… ? »
« Zipporah Dupont-Dubois… »
« Enchanté de faire ta connaissance, Zipporah Dupont-Dubois ! »
Il sort un lecteur de musique de son sac, choisit un disque compact parmi une dizaine d’autres, place ses écouteurs sur ses oreilles et ferme les yeux. Après quelques minutes d’apnée, comme lorsque je traque le gibier à la chasse avec papa, je reprends mon souffle et tourne discrètement la tête, je l’observe. Il doit avoir quinze ou seize ans, il est plus beau que les garçons qui font la couverture du OK magazine que mamie m’achète à la librairie en revenant du marché :
« Les nouvelles de la jeunesse dorée, c’est de ton âge ! »
Et chaque sacro-saint vendredi, jour du poisson et jour de marché, en feuilletant le magazine, j’imagine que cela doit être possible d’être beau à l’extérieur comme à l’intérieur, mais je n’en parle à personne à la maison. En effet, chez moi, je suis une reine de Saba, un cadeau des Dieux, l’enfant le plus aimé au monde, point.
*****
La productrice s’amuse de l’autodérision de Zipporah : sa voix et son histoire la captivent, Lisa les filme.
*****
Quinze ou seize ans, peu importe l’âge, ses yeux, qu’il vient de fermer, sont les yeux les plus merveilleux du monde, les yeux d’un chat ou d’un loup, jaune doré, en amande, immenses et lumineux ; son front, légèrement plissé, lui confère un air mystérieux… L’ovale de son visage encadre un nez droit, parfait, ni trop petit, ni trop grand. Il a le teint hâlé, une bouche charnue et un vrai menton harmonieux… Il est grand, mince, les épaules larges, élégant… il sent bon. Je détourne mon regard vers le paysage, mamie Jacqueline me dirait qu’il est trop beau pour être honnête :
« Méfie-toi des taches de rousseur et des grains de beauté, Frekles and moles are not a good sign at all ! »
La Champagne crayeuse défile et nous arrivons dans un village au cœur de la Champagne humide, au milieu de champs de chanvre, de luzerne, de pavot et de choux à choucroute.
Trois semaines loin de mon monde, je me souviens avoir pensé qu’il allait me falloir appliquer toutes les règles numéro deux de mon père et probablement en inventer de nouvelles chaque jour durant ces vacances pour tenir le coup. Je n’ai d’yeux que pour Zéphyr, à l’écart, comme moi. Seul sous ses écouteurs, parfois, il me sourit.
Il fait glousser les filles, personne ne me prête attention. Il pleut, ma tenue me camoufle. Les jours passent, les groupes se forment, je reste isolée, sans souffrir, car pour la première fois de ma vie, je m’autorise à rêver, Zéphyr hante mes pensées. Les animateurs ne manquent pas d’imagination pour égayer les journées pluvieuses. Après une semaine de grisaille, le soleil apparaît.
La monitrice en chef, prénommée Sabine, s’approche de moi. Depuis un quart de siècle, sa voix arrogante résonne et me persécute parfois, la nuit :
« Nous allons au lac aujourd’hui et tu vas faire comme les autres, te déshabiller et te baigner. »
J’ai dû me séparer de mes lunettes, de mon chapeau et de ma chemise dont le col recouvre l’autre partie de mon visage. À l’approche de l’eau, la tête me tourne. L’eau ne me fait pas peur, mon visage et le regard des autres m’effraient. Oui les autres, pas vous, les autres m’angoissent. Je sais nager, je nage avec les castors dans la Meuse… Je sens le poids des regards, ceux des autres, oui les autres, pas le vôtre, ni ceux de vos enfants, le poids du regard des autres rivé sur moi. J’entends les commentaires, les rires étouffés, les exclamations de stupéfaction, jusqu’à ce que la voix criarde de Sabine m’assène le coup fatal, un uppercut en début de combat :
« Quel monstre, cette gamine ! une telle anomalie ne devrait pas exister… »
Je n’écoute pas la suite. L’agitation verbale, frappe de mots répétés comme, face de furet, tête de rat, cogne au plus profond de mon être. J’ai mal, mes idées se brouillent et me poussent à sauter dans l’eau et à nager jusqu’au milieu du lac, dans l’espoir de me noyer et d’en finir.
Je me laisse couler, le silence m’enivre, le soleil transperce les abymes du lac et me caresse la peau… Je sombre vers l’obscurité, le soleil disparaît, je meurs sans doute, pourtant, quand mes pieds touchent le fond, j’entends ma mère me dire qu’il faut me réveiller, que c’est le matin et qu’il fait beau… Je reprends conscience, allongée sur la berge, Zéphyr, au-dessus de mes yeux, me sourit, puis me prend la main, caresse sa paume et l’embrasse chaudement. Je vois du bleu partout
« Suis-je au paradis… ? »
« Non, nous sommes sur la terre, plus question de changer de planète ! Il paraît qu’après un accident il faut immédiatement reprendre le guidon ou le volant, viens te baigner avec moi ; tu as de la chance, je fais partie d’une équipe de nageurs ! » Zéphir m’a aidé à me relever, soutenu jusqu’à la rive et embrassé la paume de l’autre main.
« Où as-tu appris à nager ? »
« À côté de chez moi, dans une rivière avec mon père. »