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"Les liens de la résilience" vous plonge au cœur de la Suisse, à l’aube du XX siècle, dans un pays encore imprégné des bouleversements de la Première Guerre mondiale. À travers des personnages saisissants de profondeur, ce roman révèle la prodigieuse capacité du corps humain à endurer et la résilience qui naît des émotions enfouies. Subtilement, il éclaire le rôle protecteur du cerveau face aux épreuves et dévoile une force insoupçonnée, celle qui permet à chacun de se relever en face de l’adversité. Ce récit, riche en leçons de vie, offre une plongée dans un passé vibrant d’histoire, où la détermination humaine se dresse comme une réponse lumineuse aux défis du destin.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Jacqueline Rabiller considère la création comme un besoin viscéral, une impulsion inépuisable, façonnée par son parcours de vie et une imagination débordante. Portée par cet élan créatif, elle explore des récits biographiques, des histoires pour enfants et des romans, avec la même ferveur. Aujourd’hui, dans le temps privilégié de la retraite, elle savoure l’opportunité de donner voix à son « moi intérieur » et de coucher sur le papier les murmures profonds de son inspiration.
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Seitenzahl: 243
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Jacqueline Rabiller
Les liens de la résilience
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jacqueline Rabiller
ISBN : 979-10-422-5303-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
– Charles et Claire Brünner, Miranda leur fille
– Emy, nurse de Miranda
– Etienne, ébéniste, amoureux de Miranda
– Olivia, enfant de Miranda et d’Etienne
– Richard Tobler, époux de Miranda
– Ses parents, Paula et Laurent
– Benoît, enfant adopté par Richard et Miranda
– Blandine, génitrice de Benoît (morte en couches)
– Fleur, fille d’Olivia et de Benoît
– Achille et Rosie Schmid, parents d’accueil de Fleur
Dans cette campagne verdoyante où s’étendent à perte de vue les restes de vignes d’un temps lointain, en cette saison printanière aux températures encore fraîches, entre les deux collines surplombant la vallée, au sommet desquelles sont bâtis les châteaux de Valère et de Tourbillon, règne un bien-être indescriptible. Ce paysage découvert, d’un calme pur, revêt l’été d’une sensation de légèreté qui vous pénètre d’une douceur tiède sans pareil. Une sorte de foi s’empare de tout votre être, vous parcourt et vous propulse délicatement dans un état hypnotique agréable et bienfaisant. Valère et tourbillon sont de concert. Gardiens tous deux d’un passé tumultueux, Tourbillon, du moins ce qu’il en reste, en fut victime comme en témoignent les traces laissées par ses vestiges. Quant à Valère, Basilique forteresse enceinte, construite depuis le début du XIIe siècle jusqu’au milieu du XIIIe, avec les créneaux de sa tour, son Collatéral nord, et sa passerelle de garde à l’intérieur, semble raconter l’histoire. Sa nef est voûtée d’ogives et séparée du chœur par un jubé, et des stalles du XVIIe siècle y sont alignées de chaque côté. On peut y entendre les sons d’un orgue du XVIe siècle, semblant projeter, sur les ruines qui lui font face, par grand soleil, une lueur dansante qui agrémente le paysage déjà sublime. En contrebas, le terrain de jeux des animaux qui aiment y venir lorsque la nuit commence à tomber et jusqu’au lever du jour. Peu d’êtres humains. Quelques personnes parfois, à la recherche de plantes diverses ou de champignons. Ce lieu semble perdu, loin de tout, pourtant, il est à moins d’une heure à pied du centre de Sion. Située au cœur de la plaine du Rhône, au sud-ouest du canton suisse du Valais, Sion regorge d’une architecture riche. Au centre de la petite ville, la Cathédrale ND du Glarier avec sa tour conique des Sorciers, son clocher roman décoré d’arcatures lombardes avec sa flèche octogonale. Et les tours de la Majorie et du Vidomnat.
Non loin de là, un orphelinat, là où Olivia a grandi. Finalement, elle aura eu de la chance ! Au moins elle n’aura pas été un Verdingkinder ! (Enfants placés dans des familles paysannes pour servir de main-d’œuvre bon marché de 1800 aux années 1960).
Du dortoir, elle pouvait voir le soleil se lever sur les ruines du château. Le soir, lorsqu’elle était couchée, que la nuit remplissait la pièce, elle tendait l’oreille à l’affût du moindre bruit d’une bête, du vent caressant les aiguilles du grand conifère qui abritait toute une famille de mésanges huppées, qu’elle aimait entendre chanter, ou la pluie cogner contre la vitre. L’hiver, elle s’enroulait dans sa couverture, ne laissant entrevoir que le haut de son crâne. Alors elle fermait les yeux et se laissait aller dans un profond sommeil teinté de jolis rêves où défilaient des histoires qui finissaient toujours bien, et la neige pure et silencieuse venait recouvrir les sommets de la Pointe Dufour, du mont Cervin, de la Dent Blanche et de Grand Combin.
Proche de là, tout autour de la petite ville, on distinguait quelques fermes qui semblaient perdues au milieu de cet espace vert gigantesque ainsi que quelques maisons de maître, et un manoir. C’était dans ce manoir que vivait la famille Brünner, Charles et Claire depuis leur mariage, et là encore où Miranda, leur fille était venue au monde. On y était heureux dans cette demeure suisse, dans laquelle s’étaient succédé plusieurs générations d’horlogers, aïeux de Charles. C’était là aussi qu’Emy avait été engagée pour s’occuper de l’enfant à naître.
Lorsque Miranda vint au monde, ce fut la lumière dans la nuit. Elle passait un peu de temps avec sa mère et beaucoup avec Emy. C’était ainsi chez les gens de bonne famille, les gens aisés. Il y avait la génitrice et la mère affective, celle qui était présente jour et nuit, celle qui s’occupait de l’enfant à temps plein. C’est à Emy que Miranda fit son premier sourire, c’est encore à ses côtés qu’elle fit ses premiers pas, c’est elle qui la soignait, la câlinait, lui racontait une histoire le soir avant que ne passe le marchand de sable. Et qu’il était doux pour Emy lorsque la fillette courait dans le jardin pour se réfugier dans ses bras, ses longs cheveux bouclés sautillant sur ses épaules au rythme de ses pas, ses grands yeux rieurs de la couleur du ciel et sa petite voix qui l’appelait « Regarde Emynounou ! »
Quel bonheur alors ! Les années étaient passées si rapidement qu’Emy n’en prit vraiment conscience que le jour où Miranda fêta ses quinze ans. Quinze années venaient de s’écouler. Cela lui faisait donc… quarante-six ans, ce n’était même pas l’âge de sa mère la dernière fois qu’elle la vit. Miranda, sa petite fille, quinze ans, elle avait une belle vie devant elle, tant de belles années à vivre.
Depuis quelque temps, Claire semblait préoccupée. Elle avait toujours aimé dessiner des robes et ses modèles étaient dignes d’un grand couturier. Aussi, elle souhaitait créer sa propre maison de couture. Une maison de couture pour dames fortunées. Elle avait déjà tout en tête, son projet avait mûri depuis un bout de temps. Il ne lui manquait que le local. Un jour où Miranda et sa mère cueillaient quelques roses dans le jardin, Miranda leva les yeux sur la grande bâtisse qui leur faisait face et demanda à sa mère ce qu’il y avait dans cette partie du bâtiment qu’elle n’avait jamais vue ouverte. Claire s’arrêta net, le regard fixé sur le manoir, resta un moment muette, réfléchissant. Puis elle se tourna vers sa fille, le sourire aux lèvres : « Rien encore, mais plus pour longtemps ! » Elle embrassa Miranda, la remercia et rentra d’un pas pressé. Elle venait de trouver le lieu idéal pour sa maison de Haute Couture. Un peu plus tard, dans la soirée, elle fit part de son projet à son époux, et tous deux allèrent redécouvrir cette grande pièce dont ils n’avaient aucun souvenir. Ils ne l’avaient ouverte qu’une seule fois, le jour de leur emménagement et ne l’avaient jamais utilisée. Pris par leurs activités respectives, les Brünner avaient oublié cette partie de leur propriété, laissée à l’abandon, jusqu’à ce jour où Claire décida d’en faire l’atelier de sa future maison de couture. Ils poussèrent doucement la porte, non sans une certaine appréhension. La pièce était très spacieuse, digne d’une salle de bal, lumineuse. Parfaite. Certes, il y avait des travaux à faire, mais elle était magnifique. Ils se demandaient aujourd’hui comment ils avaient pu passer à côté. Sans doute, à l’époque s’étaient-ils dit qu’ils réfléchiraient à ce qu’ils en feraient plus tard. Et puis ils l’avaient tout simplement oubliée. Le manoir était grand, ils n’avaient jamais manqué de place, ce devait en être la raison. Claire imaginait déjà, ici les mannequins, là les rouleaux de tissu, les tables de coupe, les machines… Elle décrivait son futur atelier à son époux qui avait bien du mal à suivre tant son exaltation la rendait euphorique. Surpris par un tel enthousiasme, il lui semblait être en face d’une inconnue. Elle se révélait cheffe d’entreprise, femme d’affaires. Il découvrait sa femme sous un nouveau jour, lui qui croyait bien la connaître ! Jamais il n’aurait pensé que Claire pouvait faire preuve d’une telle ambition ! Qu’elle pouvait être capable de mener un projet d’une telle envergure ! Certes, il la savait de caractère, mais n’avait jamais soupçonné une telle force chez sa petite femme aux allures si fragiles. Il fut un peu peiné en découvrant qu’il n’avait pas vu qu’il lui manquait quelque chose, quelque chose pour parfaire son bonheur. Il la croyait heureuse dans sa condition de femme de bonne famille, de côtoyer au sein de clubs privés, les épouses des « businessmans » au niveau de vie très confortable. Il n’avait jamais douté qu’il puisse en être autrement. Ce qui le peinait, c’était de n’avoir vu en son épouse, qu’une femme comme les autres, une femme ordinaire. Il aurait pu être froissé par cette découverte, il aurait pu se sentir humilié, n’était-il pas le chef de famille ? L’homme de la maison ? N’était-ce pas à lui d’avoir les idées, d’entreprendre ? Mais Charles aimait tendrement Claire, et au contraire, il en fut très fier. Il lui apporterait tout son soutien et toute l’aide dont elle aurait besoin. Dès le lendemain, elle établit une liste de tout ce dont elle nécessiterait, meubles, machines, bobines de fil… Il ne manquait rien. Elle avait également dessiné un plan détaillé. Charles resta pantois devant un tel enjouement. Une telle effervescence n’était pas pour lui déplaire, bien au contraire. Après une longue discussion, et avoir réfléchi à l’aide d’un croquis, au futur agencement de l’espace, ils décidèrent de faire appel, dès le lendemain, à un petit artisan de Sion, l’ébénisterie Bosco, troisième génération.
Depuis qu’il avait repris l’entreprise familiale, Etienne avait réorganisé l’atelier. Il avait longuement réfléchi à une logique des tâches à effectuer depuis l’arrivée du bois, les différentes étapes de fabrication, jusqu’à de la conception aux finitions du meuble. Il avait réussi un « miracle ». L’atelier était assez petit, mais de la façon dont il l’avait aménagé, il en paraissait deux fois plus grand. Il n’y avait aucune perte de place. Chaque coin et recoin y trouvait son utilité. Rangement des outils nécessaires aux machines spécifiques, ou aux établis suivant les différents stades de confection du meuble. Pour la partie charpente qui nécessitait de grands espaces, il avait agencé l’ancienne grange qui servait jusqu’alors de remise, s’était débarrassé du vieux tracteur et de quelques autres outils de ferme dont il n’avait aucun usage, et qui étaient stockés là depuis au moins trois décennies. Il répara la toiture, et comme il l’avait fait pour l’atelier, après mûre réflexion, restructura le hangar. Très doué, sa réputation n’était déjà plus à faire. Il créait sur demande du client, conseillait sur les différents styles appropriés à chaque demeure. D’une efficacité à toute épreuve, il dessinait chaque meuble, soumettait son esquisse à l’acheteur avant de produire. Deux ans maintenant qu’il était son propre patron. Etienne n’avait jamais déçu personne, bien au contraire. On parlait de lui comme d’un génie du bois, si bien qu’il était très demandé. Il avait donc recruté Gatien, un jeune garçon de cinq ans son cadet, qu’il avait formé. Déjà celui-ci dévoilait des capacités étonnantes dues sans aucun doute à l’enseignement de qualité, riche, persévérant et méticuleux qui lui était dispensé. Ensemble, ils formaient une belle équipe.
Etienne arriva dès 8 h le surlendemain. Charles lui fit faire le tour de la propriété. Il prit note de l’ameublement du manoir, puis retourna dans la grande pièce. Chaque partie fut inspectée. Déjà, les images imprégnaient son cerveau. Il faudrait remettre en état quelques poutres, revoir la toiture qui laissait l’eau s’infiltrer par endroit, on pouvait remarquer de larges traces de flaques d’eau asséchées.
Ce serait la première tâche à effectuer. L’habillage du sol et des murs viendrait en seconde partie. Il pourrait même déjà leur proposer le papier peint de la Manufacture Zuber. Lui se chargerait du parquet en point de Hongrie. Les meubles garderont le style du XVIe siècle, en bois de noyer, auxquels il apporterait sa petite touche personnelle, sa « signature ». Dès le lendemain, il entamerait les travaux de restauration de l’aile nord du Manoir Kolser. Heureux, il rentra chez lui où aussitôt il commença de croquer sur papier les photos stockées dans sa mémoire. Il travailla vite. Il dessinait sans s’arrêter. Ses coups de crayon étaient nets et précis. Les croquis prenaient forme sur le papier blanc, et bientôt on put y découvrir le futur atelier. Le lendemain, il arriva dès l’aube. Il apposa son échelle contre la façade arrière et grimpa jusque sur le toit. Là il vérifia les ardoises, repéra les dégradations qu’il marqua à la craie. À l’intérieur, il s’assura de l’état des poutres, marqua également à la craie celles qui devraient être remplacées, prit toutes les mesures et rentra à la grange où il se mit aussitôt au travail. Il coupa à longueur les poutres pour la toiture qu’il marqua d’un T, et les entassa à l’entrée. Il fit de même pour celles de l’intérieur qu’il marqua d’un I. Puis il chargea le tout sur la charrette destinée à transporter les charges lourdes et encombrantes. Il l’avait lui-même fabriquée, et elle s’était depuis avérée indispensable dans cette campagne Valaisanne. Elle était tirée par Tim et Tom, deux chevaux de trait, l’un tout blanc, l’autre marron et blanc. En début d’après-midi, il était de retour au manoir. Gatien l’y rejoignit pour l’aider à changer les poutres de la toiture. Ils travaillèrent d’arrache-pied jusqu’à la nuit, le lendemain et les jours suivants. Il leur avait fallu quatre journées entières pour réparer le toit. Les ardoises recouvraient à nouveau la charpente. Le toit était comme neuf, imperméable, il pouvait maintenant s’occuper de l’intérieur. Gatien l’aida encore pour les poutres du plafond, puis il retourna à l’ébénisterie tandis qu’Etienne continua seul le chantier.
Bientôt, il eut fini de dessiner tous les meubles nécessaires à l’aménagement de la future maison de couture. Il avait tenu compte, bien entendu, des désirs de Claire, tout y était, chaque meuble était représenté sur un plan, à une place bien déterminée, devant sa machine ou son établi. La grande table de coupe trônait au centre du grand atelier. Les mesures étaient notées, l’échelle respectée, il pouvait d’ores et déjà présenter le futur atelier.
Miranda, encore adolescente, m’avait demandé un jour pourquoi je ne m’étais jamais mariée et que je n’avais pas d’enfant. Elle reçut pour réponse : « Plus tard, quand tu seras en âge de comprendre », sous-entendu, comprendre la dure réalité de la vie. Elle avait alors plongé son regard profond dans le mien et m’avait souri tendrement. Au fond d’elle, je crois qu’elle était consciente du traumatisme que j’avais subi. Et je le lui aurai raconté plus tard, quand nous aurions été bien à l’abri, qu’elle tiendrait son enfant contre sa poitrine, assises toutes les deux l’une près de l’autre face au feu brûlant dans l’âtre dont l’odeur parfumée aurait envahi délicatement la pièce, quand nous aurions été installés, Miranda, Etienne, Olivia et moi dans notre petite maison que nous aurions appelée secrètement « notre chaumière ». Mais à ce moment-là, je ne pouvais lui décrire l’horreur de mon passé. Peut-on dire à une jeune fille à peine sortie de l’enfance, une encore petite fille aimante, joyeuse, sensible, que tous les enfants ne grandissent pas entourés d’amour et à l’abri du besoin ? Comment lui expliquer que certains êtres pensent être en droit d’exercer toutes formes de violences sur leur progéniture ? Pouvais-je lui parler de sévices, de perversité ? Je ne pouvais pas lui décrire le tableau pathétique de ma vie, lui parler de mon père alcoolique, violent, et…
J’étais issue d’une famille pauvre. Mon père travaillait dans un vignoble du Valais tandis que ma mère était lavandière. J’occupais la seconde place de la fratrie, la seule fille pour trois garçons. Très vite, on me mit à la tâche. Je ne suis jamais allée à l’école, mes frères non plus. Je devais entretenir la maison, faire la cuisine, nourrir les poules et traire l’unique vache de notre pseudo « ferme ». J’apprenais très jeune à faire le pain et à tuer la poule pour le repas dominical. Quand mon père passait la porte, le silence s’installait aussitôt, mutisme, arrêt de toute vie. On l’apercevait au loin, titubant, parfois embrasser la terre, puis se relever tant bien que mal. Il hurlait des mots grossiers, formulant des propos triviaux à l’attention de ma mère qui tentait de faire la sourde oreille en continuant de s’affairer. À cet instant, on savait que le pire allait arriver. Mes frères travaillaient dans les fermes environnantes, partaient dès l’aube et ne rentraient qu’à la nuit. Il donnait un coup de pied dans la porte, qui ne lui résistait pas et vociférait : « Femme, femme viens là ! » Ma mère se mettait à trembler, lâchant par peur, le couvert avec lequel elle remuait la soupe, essayait de gagner du temps dans l’espoir qu’il s’avachisse, toutes forces anéanties. Cela lui arrivait de temps en temps. Mais la plupart du temps, il répétait furieux : « Viens là, j’te dis ! » et il se jetait sur elle la rouant de coups. Elle avalait ses larmes, retenait ses cris de douleur, me criait de sortir de la pièce. Je n’étais encore qu’une petite fille. J’allais sur ma couche, tapie dans l’obscurité contre une grosse poutre, refrénais mes pleurs qu’il fallait silencieux, bouchant mes oreilles de mes mains. Puis quand la crise était passée, il se laissait tomber sur sa paillasse et s’endormait profondément. Ma mère, blessée physiquement et moralement, supportait, silencieuse, soignait ses blessures à l’aide de concoctions de plantes de sa fabrication. Elle avait bien pensé s’enfuir, mais avec quatre enfants ! Seule elle aurait pu subvenir à ses besoins, mais qu’aurait-elle pu faire avec ses quatre enfants ? Quatre enfants en quatre ans. À l’époque où le père eut ses premiers excès de violence, nous étions encore jeunes et avions besoin d’elle. Elle ne pouvait pas nous emmener. Elle ne pouvait pas nous laisser. Elle supporterait donc encore, pour nous. L’aîné, Bernardin, travaillait à la ferme Bricard. Il fallait une heure trente à pied pour s’y rendre. Quand le fermier eut besoin de plus de personnel, Bernardin lui proposa ses frères, Florentin et Joseph. Comme ils n’étaient encore que des enfants, ils seraient payés moins cher. Et chaque jour, les garçons marchaient pendant trois heures pour aller travailler puis pour rentrer. Un matin, je surpris le regard de mon père sur moi. Comme s’il me découvrait pour la première fois.
Je sentis un vent glacial me transpercer, ses yeux semblaient tirer des flèches que je recevais en pleine poitrine. La journée s’écoula comme à l’accoutumée. Pourtant ce soir-là, lorsqu’il rentra, il marchait droit et était accompagné d’un homme bien vêtu, au physique bedonnant, un chapeau de « Monsieur qui avait de l’argent à dépenser ». Il ordonna à ma mère « d’aller voir ailleurs ».
Comme j’allais la suivre, il me fit asseoir. L’homme ventru me déshabillait du regard, l’air satisfait, affichant un sourire qui laissait apparaître une dentition régulière dans une bouche de gourmand. Il était content, mais pourquoi ? Je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas ce que je faisais là entre mon père et cet inconnu, pourquoi ma mère avait dû partir, et pourquoi mon père n’était pas ivre. L’homme sortit une enveloppe de sa poche intérieure, qu’il tendit à mon géniteur. Celui-ci compta les billets, les remit dans l’enveloppe et sortit sans un mot. L’homme s’approcha alors de moi, tout sourire, une lueur de braise dans le regard. Il me bascula violemment sur la grande table, baissa son pantalon et me prit bestialement. Je ne pus esquisser aucun mouvement, j’étais paralysée, aucun mot, aucun son n’avait pu sortir de ma bouche, malgré la douleur provoquée par une défloraison primitive. C’était comme si on m’avait sectionné la langue pour m’empêcher de parler. Ce barbare m’avait pris ma virginité. Je n’avais que quatorze ans. Je souffrais physiquement et je souffrais moralement. Mon père m’avait louée à ce sauvage affamé pour quelques francs. Et cela se reproduisit, encore et encore. Dès lors, j’appréhendais davantage encore le moment où mon père rentrerait. Je fermais les yeux et tendais l’oreille, réceptive au moindre bruit. J’espérais l’entendre hurler, je savais alors qu’il était seul et que je n’aurais pas à endurer, pour cette fois-ci, d’agressions sexuelles. Pas d’outrage, jusqu’à la prochaine fois, à ma jeune personne. Je savais, en revanche, que ma mère subirait sa violence, et bien que cela m’avait toujours rendue malheureuse, j’en étais soulagée. J’étais soulagée, et j’avais honte. J’avais honte de me sentir soulagée. Mais depuis ce jour où il m’avait volé mon enfance, je ne pensais plus normalement, ou plutôt je ne savais plus penser. Je crois que je m’étais forgé des sentiments d’autoprotection, d’auto-défense, je n’étais plus humaine. C’est à ce moment-là que je découvris le sentiment de haine. Et je me mis à haïr mon père, à haïr ma mère, bien que je l’adorais, et je haïssais mes frères, car ils étaient absents. Je me haïssais moi-même, je me sentais sale.
Lorsque j’eus seize ans, un matin au lever, je me sentis mal. J’avais des nausées, je vomissais et tenais à peine sur mes jambes. Quatre mois plus tard, j’avais pris du poids et n’avais toujours pas mes règles. Ma mère en comprit aussitôt la raison et versa toutes les larmes de son corps. Elle se sentait impuissante et avait bien essayé de trouver une solution à cette vie déplorable, mais sans succès. Aucun remède. Une femme n’était qu’une femme qui dépendait de son mari, qui lui devait obéissance. Ne rien contester, pas même les mauvais traitements qu’il lui infligeait. Elle ne dit rien à mon père de mon état, et il continua de vendre mon corps. Je n’étais qu’un objet sans défense. J’obéissais sans contester. Plus vite ce serait fait, plus vite je serai débarrassée. J’étais comme un pantin, une marionnette. Je ne ressemblais plus à rien, je ne ressentais plus rien. Je mettais un pied devant l’autre, lourdement, tel un robot. Mon père n’avait qu’à appuyer sur un bouton et j’apparaissais pour me livrer à la tâche pour laquelle on m’avait programmée. Et puis un jour, il est rentré, accompagné de deux hommes qui s’en sont donnés à cœur joie, pendant deux bonnes heures. La marionnette déjà fragilisée par sa grossesse s’est cassée. Ils avaient tellement bien joué qu’ils m’ont laissée pour morte. Mais mon père s’était fait beaucoup d’argent sur ce coup-là. Il ordonna à ma mère de me porter jusqu’à ma couche. Elle pleurait silencieusement. Elle fit chauffer de l’eau et me lava de la tête aux pieds, avec douceur, avec précaution pour ne pas accentuer les douleurs. Épuisée, je m’endormis. Le lendemain, j’ouvris fébrilement les yeux. Mon corps tout endolori me rappela les sévices de la veille. J’étais trempée, je baignais dans un liquide épais et chaud. Ma paillasse était toute sanguinolente. Dès que mon père partit, ma mère s’approcha de moi. Aucune expression n’apparut sur son visage, pas même un geste, elle resta de marbre, c’était une question d’entraînement, nous avions appris à ne laisser rien paraître, et par la suite, nous ne savions plus faire autrement. Elle s’assit un moment près de moi, esquissa un léger sourire, caressa mon front qu’elle embrassa délicatement. Puis elle me hissa hors de ma couche, la balaya rapidement du regard, releva la tête et me sourit.
Elle ramassa quelque chose qu’elle enveloppa dans un linge, nettoya et me rallongea sur une paillasse bien propre. Mon père ne regagna pas son domicile ce soir-là. Mes frères n’étaient au courant de rien, ils étaient encore loin de la maison lorsque le père rentrait.
Le lendemain matin, ma mère s’assit près de moi et me dit : « Mon petit, tu dois partir, fuis cette maison maudite ou bien ton père te tuera. Va par les chemins, loin d’ici, très loin et ne reviens jamais. Va en ville. Il y a plein de grandes maisons là-bas, tu trouveras du travail et tu seras en sécurité. » Elle prit une besace, fourra quelques victuailles entre mes rares vêtements, et me remit un petit médaillon qu’elle tenait de ses parents, et qu’elle avait rangé depuis toujours, à l’abri de tous les regards, dans un petit coffre caché au fond de son placard. Elle me l’offrit comme porte-bonheur en me disant qu’à chaque fois que je serai triste ou que je perdrai confiance, je n’aurai qu’à le serrer dans mes mains en fermant les yeux. Je ressentirai alors tout son amour et je trouverai la force qui me manquera à travers lui. Je partis donc, le visage larmoyant. Je savais que mon père lui ferait payer cher mon départ, et elle le savait aussi. Mais elle devait me protéger. Il fallait que j’échappe aux griffes de cet individu diabolique. Je venais d’avoir dix-sept ans. J’ai marché pendant des jours, des semaines. J’ai frappé à toutes les portes qui se trouvaient sur ma route, proposant mes services. Je dormais souvent à la belle étoile, mais quelquefois on m’invitait à passer la nuit dans une grange. Au lever du jour, je repartais. La grande ville, c’était encore loin. La troisième semaine, j’arrivai enfin à Genève. Il faisait déjà nuit. Je m’installais sous un porche, bien cachée dans l’ombre et m’endormis. Au petit matin, une femme qui sortait de cette grande demeure s’arrêta net en me voyant, surprise de me trouver là. Elle me toisa d’abord puis ses traits s’adoucirent lorsqu’elle découvrit mon visage apeuré. Elle me questionna, puis se présenta : « Eugénie, gouvernante de ce lieu ! » Je la suivis à l’intérieur, et discrètement elle m’entraîna jusqu’à ses appartements où je fis une toilette qui fut un grand moment de bonheur. Par la suite, elle me tendit des vêtements propres, de vieux vêtements qu’elle ne portait plus depuis longtemps, de jolis vêtements. Dans la cuisine, je dégustais les restes de la veille, un vrai repas de reine pour moi. Elle m’intima de l’attendre ici lorsque j’aurai terminé, qu’elle reviendrait me chercher dans un moment. Vingt minutes plus tard, elle réapparut, me fit entrer dans un petit salon où une dame très élégante était attablée devant son petit déjeuner. Je m’inclinais devant elle. Celle-ci m’annonça qu’elle était en manque de personnel, recherchait une domestique à temps plein, la dernière l’ayant quittée pour raison de santé. Je serai logée et nourrie et j’aurai un salaire correct. Elle me demanda si j’acceptais, ce que je fis sur le champ, bien entendu. Comment aurais-je pu refuser ? Bien sûr que j’acceptais, j’étais aux anges ! J’avais un toit pour dormir, et à manger et qui plus est, dans une ravissante maison, spacieuse, qui sentait bon, et un travail propre, sain et honorable. Je pris mon médaillon entre mes mains, et les joues trempées de larmes, de larmes de bonheur cette fois, je fermais les yeux et remerciai ma mère. J’y suis restée quatorze ans. C’était une femme gentille, une bonne personne. Elle a fait mon éducation, m’a fait apprendre à lire et à écrire. Et puis elle est tombée gravement malade. Se sachant perdue, elle m’écrivit une lettre de recommandation. Je passais du temps à son chevet, lui faisais la lecture. Claire Brünner était une de ses amies. Lorsque Madame mourut, Claire venait d’apprendre sa grossesse. Elle me ramena chez elle, je l’aidais dans son quotidien et devins la nurse de la petite Miranda quand celle-ci pointa le bout de son petit nez.
Plus tard, j’appris, par hasard, le décès de mes parents. Je rencontrai mon jeune frère Joseph qui avait laissé le travail de ferme à la suite du drame familial, et travaillait dans l’horlogerie. Il s’était marié et était papa. C’est dans un parc de Genève où son fils et Miranda jouaient que nos regards se sont croisés et que j’ai su. Ma mère avait succombé sous les coups du père. Quand les garçons étaient rentrés et l’avaient découverte, gisant à même le sol de la cuisine, baignant dans son sang, le père encore ivre continuait de lui administrer des coups qu’elle ne sentait plus, insultant son pauvre corps sans vie, alors ils ne purent se maîtriser. Bernardin et Florentin se jetèrent sur lui. Le premier attrapa au passage un couteau qui était posé sur la table et l’étripa. Le deuxième ne pouvant contenir sa colère qui s’étoffait de seconde en seconde, était comme fou. Il ne pouvait plus s’arrêter. Alors, il arracha le couteau des chairs de son père et le replanta ainsi, encore un coup, un autre et encore un. Ce qui leur valut un séjour en prison.