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Mathias se retrouve dans les tranchées, plongé dans l’horreur de la guerre. Il partage des moments intenses avec ses camarades, se battant pour survivre, tout en faisant face à une grave blessure qui le marquera à jamais. Plus tard, son fils Louis est mobilisé en 1939. Avant de partir, il reçoit de son père un morceau de tissu blanc, un héritage symbolique qui représente leur lien familial, mais aussi un mystérieux lien avec un Allemand. À travers la campagne franc-comtoise, Louis vit son enfance, son adolescence et sa vie d’adulte, façonnées par les événements de la guerre. Les liens ennemis c’est l’histoire d’une famille, de sacrifices, de souffrances et d’espoir, qui traverse les époques, luttant pour conserver son humanité.
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Seitenzahl: 213
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jérôme Bouhelier
Les liens ennemis
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jérôme Bouhelier
ISBN :979-10-422-7873-1
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On entend siffler dans la campagne, un sifflement familier. Ce n’est pas celui des oiseaux, qu’appréciait par-dessus tout Mathias, mais celui des obus qui déchirent le ciel et finissent lâchement leur course dans le champ de bataille. Chaque soldat retient son casque, de peur que celui-ci s’envole, laissant leur tête nue face à l’ennemi. Le bruit sourd des bombardements étouffe les cris d’angoisse des poilus atterrés et le visage crispé par la tension qui règne dans les tranchées.
Mathias est un homme fort, un homme façonné par son métier de paysan. Pendant toutes ces années, il s’était donné corps et âme à faire fructifier sa ferme pour permettre à sa famille de ne manquer de rien. Des jours pénibles parfois, à travailler la terre, mais tellement précieux pour Mathias, ce temps où il était bon de vivre loin des menaces incessantes de l’ennemi. Son visage a changé, ses grands yeux bleus ne sont plus aussi perçants, certainement fatigués de voir autant d’horreur chaque jour qui passe. Son nez large et abîmé semble perdre ses repères. Il aime tant sentir la bonne odeur des fenaisons et de la moisson, mais aussi la cuisine de Marie qui parfumait le fourneau jusqu’à la cour de la ferme comme pour inviter ses hôtes. Ses senteurs, Mathias essaye de les retrouver, mais l’odeur dégagée par les tranchées est si forte qu’il n’y parvient pas. Ses joues creuses et sa barbe de 2 jours laissent entrevoir un visage fatigué et buriné par la guerre.
Comme tous ses compagnons d’armes, il attend la fin des hostilités ennemies, les jambes scellées dans la boue. Cela dure plus de cinq minutes, peut-être plus, tant le temps semble long. Les bombardements cessèrent pour laisser place à un silence tout aussi pesant. La terre expire de la fumée, cette terre que Mathias aimait travailler dans les champs de la campagne franc-comtoise. La fumée dessine un voile épais entre les deux tranchées ennemies comme pour laisser un peu de répit aux acteurs avant le spectacle inhumain de l’assaut. Mathias sait que sa vie ne tient plus à grand-chose, le repas de la veille avait été copieux, et cela annonce très souvent une phase offensive.
Il regarde ses amis de galère : il y a là Jean, un brave gaillard breton, Antoine, un jeune homme de l’assistance, et enfin Charles le littéraire. Tous les trois, ils se sont liés d’amitié pendant les longs jours d’inactivité dans les tranchées.
Jean n’a peur de rien, il se bat comme un diable, Mathias se disait qu’en restant à ses côtés il ne pouvait rien lui arriver. Mais souvent il l’avait surpris à pleurer dans un coin comme un gamin. Jean est mystérieux, parle très rarement de sa vie d’avant la guerre. Ses compagnons ont beaucoup d’admiration et de respect pour lui. Il joue un rôle de protecteur envers Antoine, « le jeunot ». Cette mission qu’il s’est donnée laisse penser, aux soldats, que Jean doit avoir un fils et qu’il le retrouvait en la personne d’Antoine. Toutes les suppositions allaient bon train dans le boyau. Charles, pendant les longues pauses, avait tenté plus d’une fois d’en connaître un peu plus sur son compagnon. Jean se rendait compte du désir de ses compatriotes à en savoir plus sur lui, mais il s’amusait à entretenir le doute sur sa personne.
Charles, quant à lui, s’extirpait des tranchées en se plongeant dans la lecture, on le surprenait même parfois à lire pendant les bombardements, ce qui pouvait agacer le lieutenant. Il rêvait de rencontrer Guillaume Apollinaire. Charles savait qu’il était mobilisé sur le front de la Marne et il dévisageait chaque soldat qui n’était pas de son régiment dans l’espoir de croiser le visage de celui qu’il admirait.
Antoine, fort de sa grande taille, prenait plaisir à se retrouver avec des adultes. Il se sentait plus en sécurité au milieu des poilus que lorsqu’il séjournait dans les différents foyers de l’assistance publique. Pourtant, Antoine avait fait connaissance avec la mort dans le no man’s land, mais il semblait faire abstraction de ces images d’horreurs qu’il côtoyait chaque jour. Il était attentif lorsque le vaguemestre apportait les lettres aux soldats, sans famille ni amis ; on ne sait ce qu’il espérait lors de sa venue. Charles lui faisait la lecture de ses lettres et lui faisait partager le plaisir d’être en lien avec le monde extérieur. Tout le monde pensait que la vie dans les tranchées, malgré les lettres des poilus et les quelques récits des journaux, était loin de transcrire la souffrance humaine des combattants. Dans les journaux, il n’y en avait que pour les généraux, ceux qui se montraient en haut des collines et qui, pour le moindre prétexte, étaient capables de faire fusiller leurs propres soldats sans aucune retenue et pour « l’exemple ».
Le lieutenant, un homme trapu et robuste à l’allure d’un guerrier viking, s’apprête à siffler pour donner l’ordre d’enjamber les échelles conduisant ses soldats sur le chemin de l’ennemi.
Mathias regarde sa montre, qui est le seul lien qui l’unit avec sa famille, cette montre que lui avait offerte Marie un jour de décembre. Ce jour où elle lui annonça qu’elle portait en elle l’enfant tant attendu. Mais voilà, Mathias fut privé de voir naître son fils, contraint de rejoindre ses couleurs pour défendre sa patrie. Cet enfant, son enfant, il ne l’a vu qu’une seule fois lors de sa première permission. Ce court séjour à la maison n’avait pas été très salvateur pour Mathias : il était reparti sur le front avec encore plus d’angoisse et la peur de ne plus les revoir. Il était arrivé à la ferme, le cœur rempli d’amour, une envie farouche de serrer Marie et son fils dans ses bras. Mais il était reparti si vite que son cœur n’avait eu le temps d’exprimer combien il les aimait. Désormais, il lui fallait rester plus longtemps sur le front pour bénéficier de suffisamment de jours pour rentrer une nouvelle fois à la maison. Depuis, il s’était battu et résisté avec ses camarades sur le front de la Marne. Mais, dès le calme revenu dans les tranchées, Mathias ne cesse de penser à sa famille. Il aimait bien en parler avec ses amis Jean, Antoine et Charles.
Il fait froid en ce mois de novembre, Marie s’avance sur le palier de la maison pour respirer l’air frais du matin. L’horizon est blanc, la gelée a saisi toute la campagne. Les arbres semblent figés, attendant le soleil pour se délivrer de l’emprise du gel. Le fumier est la seule source de chaleur à l’air libre, le tas dégage de la fumée, Marie sait alors que les vaches ont été traites. En effet, Paul, le père de Marie, comme chaque jour depuis le départ de Mathias, entretient la ferme familiale du mieux qu’il peut. Combien de fois il a maudit les Allemands d’avoir contraint son gendre à rejoindre le front, le laissant seul au dur labeur. Il est fatigué, malgré l’hiver qui arrive et qui lui laissera un peu plus de temps ; Paul est surtout soucieux pour Marie. Il observe sa fille. Elle n’est plus aussi heureuse depuis le départ de Mathias et malgré l’amour qu’elle porte à son fils chaque jour. Paul pouvait comprendre la tristesse de Marie d’être séparée de l’homme qu’elle aimait.
Lui aussi était séparé de sa femme depuis plus de trois ans, à la suite d’une « mauvaise grippe », comme lui avait annoncé le docteur.
Il savait qu’il était dur de travailler, mais aussi de rire ou de pleurer sans avoir le regard de ceux qu’on aime. Ce regard qui aide à se sentir important et aimé. Marie l’avait beaucoup aidé à surmonter sa tristesse et à regarder de nouveau vers l’avenir. Elle lui avait donné un petit-fils, « le reflet de son grand-père », comme Paul aimait dire à tous ceux qui venaient voir l’enfant. Tous les jours, ils s’échangeaient peu de mots, mais ils savaient se comprendre sans beaucoup se parler. Paul prenait très rarement le bébé dans ses bras, il avait peur de lui faire mal avec ses grosses mains et sa force qu’il ne maîtrisait pas toujours. Les enfants du village l’appelaient « casse-poignet » en raison de sa façon de serrer les mains à la sortie de l’office du dimanche.
Marie s’activait aux tâches journalières comme pour laisser peu de temps à la rêverie ou aux pensées qui la plongeaient irrémédiablement vers le cœur de Mathias. Elle voyait en son fils, le regard de celui qu’elle aime, elle se surprenait même parfois à l’appeler Mathias. La beauté de Marie a fait pâlir bien des prétendants dans le village. Ses yeux magnifiques intimidaient beaucoup, à tel point que très souvent les hommes qui tentaient de la regarder détournaient leur regard. Ses longs cheveux frisés de couleur claire étaient souvent reliés entre eux avec une jolie dentelle qu’elle avait confectionnée elle-même.
Mathias aimait enlever cette dentelle pour laisser libre au vent la chevelure dorée de sa femme. Il aurait aimé être libre aussi, libre d’aller rejoindre ceux qu’il aime et partir loin de ce lieu où la misère humaine est installée. Le discours du lieutenant est toujours le même, celui du sacrifice pour sa patrie, ses enfants, et pour la France. Mathias s’imagine qu’en face, les gradés doivent encourager leurs soldats de la même façon et qu’eux aussi ont la peur au ventre. Il a froid, et il tremble. La seule façon de se réchauffer est peut-être finalement de donner l’assaut. Courir, courir en criant pour exprimer sa peur et puis attaquer l’ennemi envahisseur, la baïonnette au canon. Le coup de sifflet retentit, Mathias monte sur l’échelle, prêt à enjamber les sacs de sable et s’engager dans le no man’s land. La contre-offensive est lancée, Mathias court le fusil en avant, il ne regarde que devant lui. La visibilité est mauvaise, il trébuche, se relève difficilement, il sait qu’il ne doit pas rester immobile sous peine d’y rester définitivement. Alors qu’il tente de repérer à l’arrière l’emplacement de ses compagnons, un bruit sourd retentit et il sent une chaleur atroce qui l’expédie d’un bon quelques mètres plus loin, puis perd connaissance, face contre la boue.
Marie ressent un frisson, son corps parle pour elle, elle ne comprend pas, elle a besoin de s’asseoir. C’est la première fois qu’elle sent en elle une angoisse monter sans qu’elle en sache la cause. Une fois ses esprits retrouvés, Marie accourt vers son fils : il dort d’un profond sommeil. Elle pense tout de suite alors à Mathias. Les dernières lettres de son mari datent maintenant de plus d’un mois. Marie vit toujours dans l’angoisse. Dès qu’elle aperçoit des personnes au bout du chemin, elle croit au pire, le pire de voir deux gendarmes, une lettre à la main, venir lui apprendre que son homme s’est battu pour la France et y a laissé sa vie.
Paul entre dans la cuisine, il voit sa fille, ses cheveux en bataille et l’air affolé :
— Marie, que t’arrive-t-il ?
Marie se recoiffe, une pince à la bouche, elle fait signe d’un geste de la main que tout va bien. Paul insiste :
— Tu m’as l’air inquiète, ma Marie !
Elle finit d’attacher ses cheveux puis répond :
— Non non, père, je m’étais assoupie et j’ai cru entendre Louis pleurer !
Paul n’est pas convaincu des explications de sa fille, mais n’insiste pas. Marie retourne à ses occupations et laisse son père avec ses incertitudes. Elle s’engage dans la chambre de Louis comme pour échapper une nouvelle fois au regard de son père. Elle a envie de pleurer, d’exprimer de manière violente son désarroi et son chagrin. Mais rien n’y fait, c’est une femme, elle doit se contenir et rester forte.
Paul regagne l’écurie. Ces derniers jours ont été pénibles : les foins et la moisson sont terminés. Chaque villageois s’est donné la main, les hommes valides et les femmes se sont entraidés pour, ensemble, moissonner les champs. Paul est surtout inquiet pour la jument qui semble montrer des signes de fatigue. Elle était si vaillante et robuste qu’elle pouvait, à elle seule, rendre service à tout le village. Mais ces derniers temps, Paul a dû la solliciter deux fois plus, et ce surplus de travail l’avait fragilisé. Paul se disait que c’était un point commun entre elle et lui, tant de débauche d’énergie pour un avenir tellement incertain.
Le soir venait sur le plateau, la fraîcheur était présente, Paul prédit un hiver précoce, mais la neige n’a toujours pas recouvert la région. Du givre tombe sur le sol et la lune illumine la cour de la ferme de toute sa lueur. Le silence règne dans la campagne, le chat guette les faits et gestes de Paul et attend patiemment que celui-ci entrouvre la porte de la cuisine pour se faufiler au chaud du poêle. Marie prépare la soupe, la table est prête. Deux assiettes avec des motifs de chasse à courre et des couverts en argent de « la tante Berthe » attendent Paul et Marie. Louis est déjà au lit, il passe son temps à manger et à dormir, mais Marie perçoit parfois, à son grand bonheur, quelques gazouillis dont il a le secret. Paul s’installe à table et se sert d’un grand verre de rouge de « l’Albert », une des rares bouteilles qui lui reste. Marie partage le pain et le dépose dans la soupe. Paul la regarde, elle lui sourit et le sert abondamment. Il boit goulûment sa soupe, puis pour finir le mélange avec du vin rouge et porte l’assiette à sa bouche. Ce geste, il l’a fait maintes et maintes fois, « cela réchauffe le cœur », disait-il, et il en avait besoin. Marie débarrasse la table, aucun mot ne s’échange, le silence fait partie de leur vie quotidienne. L’hiver sera bientôt là, la neige tombera en abondance et laissera reposer la terre jusqu’au printemps prochain. Les fleurs renaîtront, la vie reprendra, Marie l’espère, Mathias lui a dit dans sa dernière lettre que la guerre ne durera pas, que ce n’est pas possible que deux peuples se battent plus longtemps dans de telles conditions. Ces conditions, il ne les a pas décrites à sa femme, mais elle le sait, les nouvelles au village ne sont pas très bonnes et peu encourageantes. Tout le monde comprend que la guerre sera longue et coûteuse en vies humaines.
Le soleil réussit à percer malgré la brume et réchauffe la tête de Mathias. Il frissonne et ses yeux tentent de s’ouvrir au monde. Le soleil inonde son visage, il reprend ses esprits peu à peu. Il perçoit le vent qui vient chasser la chaleur du soleil et lui procure une sensation de froid. Il est pourtant bouillant à l’intérieur de son corps, de la fièvre certainement, et il souffre de sa jambe droite. Mathias tente de se redresser pour regarder sa cheville, mais les forces lui manquent et l’abandonnent. Sa tête dépourvue de son casque se pose sur la terre froide et humide et il somnole à nouveau.
Dans la tranchée, Jean et Charles n’ont pu que constater la disparition de leur ami et tentent, en profitant de l’accalmie, de crier son prénom qui résonne dans le no man’s land. Mais personne ne donne de signe de vie. Antoine participe également aux recherches :
— Je l’ai vu au moment de l’assaut, il était bien 10 m au-devant de nous !!
— Dans ce foutu bourbier, il est difficile de reconnaître quelqu’un, et puis il y a eu cet obus, j’ai dû me mettre à terre ! souligne Jean, dépité.
Une nouvelle fois, l’assaut n’a pas porté ses fruits, chaque camp, au son de la trompette du repli, est retourné dans son boyau en ayant toutefois le sentiment d’avoir eu un ascendant psychologique sur l’ennemi. Le lieutenant fait l’état des lieux de ses troupes et compte les hommes manquant à l’appel. Sont-ils morts ? Blessés entre les deux tranchées ? Il crie assez fort le nom des absents d’une telle puissance que les Allemands en face perçoivent la voix du lieutenant. Quelques cris inaudibles parviennent jusqu’aux combattants, mais aucun des soldats ne peut reconnaître une voix familière à travers ces gémissements. Jean se propose d’aller à la recherche de Mathias, mais le lieutenant intervient :
— Reste là, Gendrin ! Les Allemands vous tireraient comme un lapin.
— Mais il faut bien porter secours aux compatriotes, proteste Jean.
— Pour l’instant, non ! Attendons un peu, nous profiterons d’un cessez-le-feu pour aller les rechercher !
— Il sera peut-être trop tard ! continue Jean.
— C’est un ordre et ce sera tout, caporal !!
Jean ne peut désobéir, il sait ce qu’il advient de ceux qui désobéissent aux ordres, même aussi absurdes qu’ils puissent paraître. Être fusillé par ses propres camarades au peloton d’exécution est la plus ignoble des morts. Jean qui a secouru autant d’hommes ne peut songer à l’idée d’être abattu par l’un d’eux avec le déshonneur comme tombeau. Il faut pourtant réagir, le froid s’installe sur les vêtements souillés des soldats, et le soleil tente de fuir ce morceau de terre.
Mathias ressent des frissons, il tente à nouveau de se redresser, il y arrive péniblement. Il cherche son fusil, il sait qu’il ne doit pas l’abandonner, c’est son assurance vie. Il dirige son regard de gauche à droite en espérant y apercevoir son arme. Son regard se fixe, un homme est allongé non loin de lui, c’est un Allemand. Leurs regards se croisent, nul n’ose bouger, ils sont comme tétanisés. Mathias regarde son ennemi dans les yeux, il semble lui aussi blessé et ne montre aucun signe de méchanceté. Il tente néanmoins, en parcourant discrètement l’environnement réduit du trou d’obus, de trouver une arme susceptible de le protéger. Mais rien, rien qui puisse intimider l’ennemi, et le rassurer dans ce rapport de force. En face, l’Allemand ne bouge pas, son regard ne semble éprouver aucune souffrance, il regarde fixement Mathias sans animosité. Il sort de son brelage un tissu blanc, Mathias a un frisson, il prend peur, mais rapidement il se rend compte que son colocataire d’infortune ne lui veut aucun mal. L’Allemand lui tend le chiffon en montrant la cheville de Matthias ensanglantée.
— Il faut soigner, bredonne l’Allemand avec son accent germanique.
Mathias n’en revient pas, il saisit le chiffon blanc et le place sous son bras.
— Pas belle blessure, insiste le soldat allemand.
— Bon à part vous lamenter sur mon sort, vous comptez faire quoi ? rétorque Mathias.
— Je peux vous aider, si vous le voulez bien sûr !!!
— Qui me dit que je peux avoir confiance en vous ? répond Mathias.
— Si j’avais voulu, j’aurais pu vous tuer cent fois ces derniers temps.
L’Allemand s’approche de Mathias en rampant sur le dos.
— Vilaine blessure, je peux ? dit-il en montrant la cheville de Mathias.
— Faites, mais attention, je vous ai à l’œil.
L’allemand tamponne la jambe de Mathias avec précaution, les éclats d’obus ont créé des dégâts.
— Eh, doucement, j’ai mal !
— Je vais devoir improviser un garrot avec le tissu, sinon vous risquez de perdre trop de sang !
— Il faut que je regagne ma tranchée, soupire Mathias.
— Il le faut, oui, mais pour l’instant, c’est trop risqué.
— Il va falloir me faire un brin de causette alors, ironise Mathias.
— Il va falloir, oui. Vous êtes de quelle région ?
— Franche-Comté, et vous, comment avez-vous appris si parfaitement notre langue ?
— Ma mère était française, une Lorraine.
— Ah, je comprends. Comment allons-nous nous sortir de là ? questionne Mathias.
— À part attendre la prochaine offensive ou un cessez-le-feu officiel, je ne vois pas. Quant à vous, il vous sera difficile de vous déplacer seul !
— J’ai froid, se plaint Mathias.
Le soldat allemand enlève sa veste de treillis et recouvre Mathias.
— Vous n’êtes pas obligé de faire ça, soutient Mathias.
— Vous l’auriez fait pour moi, n’est-ce pas ? questionne l’allemand tout en recouvrant Mathias.
— Peut-être pas, répond Mathias tremblant de froid. D’ailleurs, comment vous appelez vous ?
— Helmut, mais ce n’est pas le plus important, il ne faut pas vous endormir, alors permettez-moi de vous frictionner les membres !!!
— J’ai froid, je ne sens plus rien !
— Allez, soyez courageux, il va falloir tenir, et puis, ensuite, chacun regagnera sa tranchée.
Helmut continue de frictionner Mathias pour l’empêcher de dormir, il sait qu’il est mal en point et qu’il peut, dans les heures qui viennent, pousser son dernier soupir.
Le petit Louis remue dans son lit et pousse des cris suffisamment forts pour que sa mère accoure à son lit. Ses petits poings serrés se débattent dans le vide à la manière d’un boxeur à l’échauffement. Marie le blottit contre son corps pour le rassurer et l’apaiser. Après quelques secondes, Louis se calme et retourne à ses rêves d’enfant. Marie le repose délicatement dans son lit en s’étant assuré qu’il dormait à nouveau profondément.
Marie ressent des frissons, le froid s’est installé dans la maison. Elle retourne dans la cuisine afin de remettre un bois dans le poêle. En pénétrant dans la pièce centrale, Marie aperçoit son père, la tête enfouie entre ses mains.
— Que t’arrive-t-il, père ?
Paul relève la tête, il a les yeux rouges de fatigue et de désespoir.
— Rien, ma fille, j’ai juste un petit coup de fatigue !
— Je peux faire quelque chose pour t’aider ? questionne Marie.
— Non, merci, cela va aller, je vais aller me coucher et tenter de dormir. Ne t’en fais pas, ça va aller, insiste Paul.
Marie accompagne son père dans sa chambre, elle le sent fébrile, lui qui a toujours fait preuve de force et de courage, elle le voit pour la première fois découragé et plongé dans un grand désarroi.
Paul s’assied sur son lit. Pour la première fois, il a laissé transparaître son angoisse alors qu’il veut tant montrer qu’il est fort et capable de soutenir sa fille dans cette épreuve. L’hiver lui laissera-t-il assez de temps pour réfléchir et envisager l’avenir ?
Marie retourne se coucher, elle se sent seule et trouve difficilement le sommeil.
Le no man’s land semble apaisé, quelques cris ici ou là se font encore entendre, Mathias demande à son compagnon d’infortune si les Allemands vont de nouveau envoyer des obus.
— Non, je ne crois pas, répond Helmut.
— Il va falloir que je retourne dans ma tranchée, explique difficilement Mathias.
— Vous êtes à une centaine de mètres, en rampant cela peut être possible.
— Il faut profiter du fait que la lune soit de nouveau cachée pour passer plus inaperçu, explique l’Allemand.
— Oui, vous avez raison. Bonne chance à vous et encore merci, répond Mathias.
— Putain de guerre, rétorque Helmut, avant de lancer un « hauffidersehen ».
Chacun fixe son point d’arrivée, à savoir sa tranchée, celle qui sera leur refuge. L’allemand semble avoir moins de difficulté pour rejoindre son camp, Mathias appuie péniblement sur ses bras pour transporter son corps par centimètres carrés. Son corps se confond avec le relief de cet amas de terre. Mathias fixe la tranchée : elle est à la fois lointaine et proche. Il ne peut malheureusement que se servir de sa jambe gauche pour pousser aussi fort qu’il peut. Son corps est lourd et semble s’enliser dans la boue, le temps presse, Mathias le sait, il faut rejoindre ses camarades…
Dans la tranchée, Charles se roule une cigarette. Il est de garde pour encore quelques heures. Il ne cesse de penser à Mathias, avait-il pris un obus ? Était-il allé affronter de face l’ennemi ? Il ne pouvait songer à sa mort. C’est la première fois qu’il en manque un, ils se sont juré de rester ensemble. Ils fêteraient la victoire et la paix et scelleraient à jamais leurs amitiés. Alors que Charles est plongé dans ses pensées, un projectile vient heurter son casque. Il s’agenouille et retire aussitôt celui-ci pour l’inspecter. Aucune trace, aucune marque de ce projectile. Charles se redresse et discrètement tente de scruter l’horizon. Il aperçoit une masse suspecte droit devant lui. Cette silhouette laisse à penser qu’il s’agit d’un soldat français, mais Charles n’en est pas sûr et court chercher Jean qui dormait à l’abri d’un trou creusé dans le flanc de la tranchée.
— Jean, Jean, réveille-toi, marmonne Charles.
— Qu’est-ce qu’il y a ? C’est déjà mon tour, répond Jean.
— Non non, je vois une silhouette en face de mon guet, on dirait un poilu !
— Quoi ? dit Jean. Allons voir ça.
Les deux hommes passent leur tête discrètement par-dessus un sac de sable.
— On dirait effectivement un homme, mais il ne bouge pas, dit Jean.
— Je te jure, il me semblait le voir bouger, et puis j’ai reçu un projectile tout à l’heure, et il venait de là-bas ? répond Charles.
— Il faut aller voir, c’est peut-être un des nôtres ?
— Le lieutenant ne voudra pas, affirme Charles.
— Il dort, ton lieutenant, alors j’y vais ; s’il y a du grabuge, tu diras que tu ne m’as pas vu depuis un moment.
— D’accord, dit Charles, mais sois prudent !
Jean s’engage à plat ventre dans le no man’s land et avance lentement vers la masse inerte qui est un peu plus loin devant lui. Il entend respirer, un souffle fin, un filet d’air semble s’échapper de la bouche de ce soldat. Jean le reconnaît, c’est Mathias. Mon Dieu, il est vivant, se dit Jean. Il précipite son allure et parvient à saisir la manche de Mathias, il le secoue, mais celui-ci ne répond pas. Jean de toutes ses forces tire Mathias pour le ramener dans la tranchée. Alors qu’il approche du boyau, Charles vient lui prêter main-forte et ils réussissent à faire basculer le corps de Mathias à l’intérieur du boyau.
— Il respire encore, hurle Jean.
— Vite, emmenons-le au PC, trouvez le médecin ou un infirmier !! s’écrie Charles.
— Faites attention, il est blessé à sa jambe droite, allons-y.