Les Lointains - Aurore Bailly Delmas - E-Book

Les Lointains E-Book

Aurore Bailly Delmas

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Beschreibung

Tourner les talons, qui n'en a pas rêvé ? Qui en est seulement capable ? Comment l'extraordinaire peut-il, un jour, renverser la vie d'un homme banal ? Plus qu'un roman, une mise en lumière du phénomène mal connu des disparitions volontaires. Sous couvert d'enquête, ce drame familial à la fois tendre et psychologique a de quoi bouleverser.

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Seitenzahl: 285

Veröffentlichungsjahr: 2024

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À Léni,

À tous les Léni

Cela pèse lourd, une absence. Bien plus lourd qu’une disparition. Parce qu’avec les morts, c’est commode, on sait qu’ils ne reviendront pas. Tandis que les lointains nous narguent ou nous font espérer.

Philippe Besson, Vivre vite.

Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice.

Émile Zola, J’accuse

L’avenir ce n’est pas ce qui va arriver, C’est ce que nous allons faire.

Henri Bergson

Sommaire

PROLOGUE

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

ÉPILOGUE

Notes

Remerciements

PROLOGUE

Dans l’ombre d’un porche en granit, à l’abri du vent qui souffle en rafales, un homme, tapi. La langue pâteuse, la gorge sèche, l’estomac creux et retourné, il contient sa respiration.

Au travers du filtre que compose la nuit, il scrute l’agitation dont il est la cause.

Le voilà espion d’une drôle de scène, parfaitement orchestrée.

Incident, alerte, procédure. Tout s’était déroulé comme prévu.

Tel un compositeur, il admire son œuvre prendre vie entre les mains d’autrui.

Banco, ils ont mordu à l’hameçon.

L’homme ne peine pas à dissimuler sa présence. Il faut dire que tous les regards sont pointés vers le numéro 22. Personne ne songe à cet instant qu’à l’angle de la rue, un homme astique son visage à coup de paumes rendues râpeuses par trois jours d’errance. Son geste est mou. Incertain. L’homme essaye de rassembler ses idées en lavant ses yeux du spectacle qu’il s’est offert. En vain.

Avant de voir se disperser la cohue que forment gendarmes et pompiers, l’homme entame un demi-tour, s’en allant mécaniquement, sans but ni direction. Les pavés se succèdent sous son ombre dégingandée que l’oblige encore à supporter l’éclairage public.

Salope. On ne peut jamais complètement se fuir.

Les pavés élimés constituent ses derniers repères. Un à un, d’un pas franc, il les écrase. Il s’en va, décidé à errer. Dédoublé, sans états d’âme, il n’est plus qu’un point dans la nuit. La pluie battante lui lessive le visage. Le grondement des vagues l’annonce : une tempête arrive par la mer.

1

Dans la venelle exiguë s’entassent des véhicules tous plus impressionnants les uns que les autres. La gendarmerie, appelée en renfort par les pompiers, a dépêché une dizaine d’hommes prestement débarqués en armes d’un fourgon grillagé. Accentuées par des gilets pare-balles, leurs carrures en imposent, renforçant le côté a priori démesuré du dispositif en place. Soudés par un silence contagieux, tous se tiennent prêts.

Tout en donnant le tempo à l’action, un gradé entama l’interrogatoire de deux femmes, lesquelles s’étaient terrées derrière lui :

— Savez-vous où est sa moto ?

— Elle devrait être là, assura Gaëlle en désignant l’angle de la place aux Herbes, sur laquelle donnait une des fenêtres de la bâtisse.

— L’avez-vous cherchée dans les rues avoisinantes ? Il aurait pu la garer plus loin.

— C’est fait, bien sûr. Nous ne l’avons trouvée nulle part. Ce n’est pas faute d’avoir écumé tous les recoins du quartier.

Perle, tétanisée, voyait la situation prendre des proportions imprévues. À voix haute, elle tenta de se rassurer :

— Peut-être est-il parti avec ? Après tout …

L’homme en uniforme ne fit aucun commentaire, poursuivant, imperturbable, sa quête d’informations :

— Est-il suicidaire ?

Dans un élan spontané, Gaëlle émit un « Non ! » vif et puissant qu’elle eut à cœur de justifier auprès de cet étranger :

— Léni et moi avons un petit garçon. Léni n’est pas suicidaire !

Sceptique, le gendarme opina sans grande conviction, de l’expression de celui dont l’expérience a appris que cette raison-là ne retenait pas un homme.

— De quel type d’arme dispose-t-il ? poursuivit l’homme au calot.

— Il a un vieux fusil de chasse. Mon frère est chasseur.

Le gendarme, jusque-alors inexpressif, laissa échapper un rire d’étonnement, s’amusant du drôle de portrait que ce petit bout de femme tirait de son frère. Un marin-chasseur, on aura tout vu!

— Mon père l’était aussi, ajouta Perle précipitamment, souhaitant couper court aux quolibets de son interlocuteur. Ne déviant pas de son propos et consciente de la supposition à laquelle le gendarme voulait en venir, elle tentait de disculper son frère d’un crime contre lui-même.

Emmitouflées dans un pardessus en laine qu’elles se partageaient, sœur et belle-sœur perdaient patience. Gendarmes et pompiers étaient positionnés autour de la maisonnette. Ils étaient prêts. Les voisins, dérangés par la cavalcade des godillots sur les pavés, avaient été sommés de fermer leurs volets. Dans un silence devenu de plomb, que seuls les battements erratiques des cœurs venaient troubler, la mise en scène s’achevait. La petite bâtisse, d’ordinaire paisible et sans grand intérêt, était cernée. Les gyrophares battaient une mesure lumineuse dont le rythme ne demandait plus qu’à être rompu.

Un signe de tête, le mouvement d’un bras qui se lève : coude cassé, direction, action ! Le top départ venait d’être donné.

À quoi s’attendaient-ils ?

Protégée derrière le camion des pompiers le plus en recul de la scène, Perle se tordait les poignets. Moins d’une heure avait suffi à ce que la situation lui échappe.

Elle avait tergiversé longuement, imitant toute la soirée le mouvement hypnotique d’un balancier, tiraillée entre intervenir et faire le pied de grue, ameuter ou patienter encore.

Perle s’était présentée quelques heures plus tôt chez son frère, dont elle avait trouvé la porte obstinément close. La maison arborait des volets intérieurs comme cela se faisait dans les logis d’autrefois. Tous étaient tirés, ne laissant rien deviner de ce qu’ils protégeaient. Perle avait porté trois coups à la porte. Seul le silence avait fait écho à son appel.

De nouveau trois coups, plus pressants. Puis elle été passée à six, plus forts, plus marqués. Même silence. Elle burina une nouvelle fois la porte, avec plus de rythme, plus d’entrain, et finit par tambouriner sur le bois moulé en appelant Léni.

Prenant le léger recul que lui permettait la ruelle sur la maisonnée, Perle constatait qu’une fenêtre de toit du second étage était restée entrebâillée. En Bretagne, soumis au climat marin, on ne laisse pas béantes les fenêtres de toit, à moins de vouloir que le ciel nous tombe sur la tête, littéralement. Perle le savait : quelque chose ne tournait pas rond dans cette maison.

Contrariée, elle avait fait le tour du pâté de maisons à la recherche d’un indice de la présence de son frère. Gaëlle l’avait rejoint alors qu’elle entamait un second tour du quartier en quête de la moto de Léni, habituellement jetée à proximité de l’angle de la rue. Loin d’être une aiguille dans une botte de foin, les deux femmes cherchaient une Harley tape-à-l’œil connue de tous à l’intérieur des remparts. Sans le confier à Gaëlle qui pestait de « lui courir après alors qu’il a oublié son fils à l’école », Perle avait su dès cet instant que quelque chose débutait, ici et maintenant.

En alertant que son frère, censé se trouver dans sa maison d’Intra-Muros ne répondait plus, Perle n’imaginait pas déclencher un tel dispositif.

Vers vingt-trois heures, un pompier régulateur, paraissait-il à moitié endormi, avait recueilli son appel :

— Sapeurs-pompiers d’Ille-et-Vilaine, j’écoute.

— Bonsoir. Je suis devant chez mon frère, il devrait être dans sa maison, mais il ne répond pas et tout est fermé. En fait, je n’ai plus de nouvelles de lui depuis mardi. J’ai essayé de le joindre mille fois, son ex-femme aussi. Tout à l’heure, il ne s’est même pas présenté à l’école pour récupérer son fils. Personne n’a de ses nouvelles, je m’inquiète.

— A-t-il des problèmes de santé ?

— Non, pas particulièrement, bafouilla Perle hésitante, embarrassée que cet aveu ne rende lettre morte son appel à l’aide.

— Quelle est l’adresse de votre frère, madame ? Son nom ?

— Léni Riou. 22, rue du Point du Jour, à Saint-Malo.

— Ah Léni ! Le marin ?

— Oui monsieur, c’est mon frère, vous le connaissez ? Personne ne l’a vu depuis trois jours.

Angoissée, Perle se répétait.

La ville entière connaissait Léni. Il avait hérité sa popularité de son père, jadis figure incontournable des ports malouins. Le pompier régulateur avait reconnu son interlocutrice :

— Perle, c’est Victor Cagnou. Dis-moi, aurait-il pu faire un malaise ou chuter par exemple ?

— Victor !

Perle avait eu de la chance. Tomber ce soir sur l’unique pompier de son répertoire était une aubaine. Cette proximité soudaine l’aida à canaliser sa détresse.

— Non, je ne crois pas qu’il soit souffrant, il a une santé de fer.

Elle jeta un regard interrogateur à Gaëlle, l’oreille collée au téléphone, qui confirma d’un hochement de tête persuasif en tirant sur ses cheveux comme elle avait la détestable manie de le faire à la moindre angoisse.

— Mais il a des escaliers étroits et abrupts chez lui, il aurait pu chuter. Il occupe seul cette maison désormais. Ses volets sont tirés, les voisins m’ont dit qu’ils étaient restés clos plusieurs jours.

— Avez-vous été voir sur son bateau ?

— Bien sûr. C’est même le premier endroit où je me suis rendue. Je peux t’assurer qu’il n’y est pas.

— Je déclenche une intervention. Mes collègues seront là très vite, on vérifiera qu’il va bien. Reste en ligne avec moi en attendant leur arrivée, j’ai d’autres questions à te poser.

Perle avait l’esprit confus. Dans sa tête, un léger grelot l’avertissait d’un danger encore méconnu. Les signaux dont elle disposait étaient au rouge. Tentant de grappiller du temps sur le malheur qu’elle soupçonnait, elle rabâchait à Victor appeler les secours « par simple précaution », convaincue que son optimisme influencerait positivement les heures à venir.

En entendant le raffut que firent les pompiers pénétrant la maison par son Velux, Gaëlle et Perle comprirent qu’elles étaient tombées pieds joints dans un film dont elles devenaient les protagonistes.

Trois, deux, un : leurs vies allaient être bouleversées, arrêtées net par un Malin jouant avec le bouton pause.

2

France. Début d’automne breton.

La nuit est glaciale. L’humidité, fidèle, a pénétré son pardessus dorénavant gorgé d’iode. Au lieu de lui tenir chaud, l’habit retient le froid. Il pèse un peu plus lourd. Sur ses épaules, c’est encore un poids de plus qui appesantit son pas.

Quel plan appliquer ? Les idées sombres qui l’ont accompagné ces derniers jours se sont épuisées. Sa colère s’est tarie. Ne lui reste qu’un grand vide. Le genre de néant qui plonge dans un état second.

Blessé, farouche, vulnérable.

Le voilà parti, à pas perdus, dépourvu, rassuré d’avoir brillé — pour une fois — bien que ce soit par son absence.

On l’avait remarqué. C’était cela l’essentiel.

Que faire désormais ?

3

Une pendule, accrochée au-dessus d’une porte faussée : voilà la seule folie offerte à ce mur blanc. Malgré son âge évident et la poussière qu’elle supportait, la pendule restait fiable, indiquant deux heures, tout pile. Cela faisait cent vingt minutes que la journée avait commencé, cumulant sept mille deux cent secondes de trop, toutes subies, pendant lesquelles Gaëlle et Perle étaient passées de l’incrédulité à l’effroi.

La maison ? Déserte. Léni n’y était pas.

Au poste de gendarmerie, les deux jeunes femmes regardaient se succéder les heures depuis les assises creusées de vieux fauteuils. « C’est dire qu’on patiente longtemps dans ces locaux », avait relevé Gaëlle, en éternelle impatiente qu’elle était. Depuis que des uniformes de toutes les couleurs étaient venus rompre l’apparente quiétude de la maison de Léni dépourvue de vie, plus rien n’était commun. Larmoyante, les paupières lourdes d’une fatigue assaillante, Perle croyait faire l’expérience d’une autre vie que la sienne et succomber à une réalité parallèle. Seule la présence de Gaëlle à ses côtés lui assurait de ne pas délirer. En une soirée, le duo avait plongé dans un mauvais feuilleton : l’inimaginable était arrivé. Sans soupçon, sans prévenir, sans raison, sans rien emporter, sans rien dire, sans rien laisser présager, sans rien justifier ni préparer, Léni s’était évaporé.

Perle et Gaëlle se connaissaient par cœur. Amies depuis l’enfance, elles étaient devenues belles-sœurs lorsque Gaëlle avait succombé au charme de Léni, qui affichait en ce temps-là l’exquis pedigree de marin ralliant son port d’origine. Ex-belles sœurs depuis que Gaëlle et Léni avaient mis fin à leur couple, les deux amies retenaient ce soir-là leur souffle d’un même entrain. Leurs cœurs, serrés d’appréhension, s’entrechoquaient à mesure qu’elles recevaient des informations, lesquelles leur étaient distillées avec parcimonie. Perle et Gaëlle hochaient la tête sans plus comprendre. Que se passait-il vraiment ?

Les gendarmes tenaient un drôle de discours.

« Léni a disparu », annonça le responsable de la petite brigade, les coudes appuyés sur un bureau en Formica. Gaëlle et Perle, assises sur des chaises molletonnées dont la fabrication avait dû s’arrêter au siècle dernier, ne réagissaient pas.

— Où est-il ? demanda Perle, hermétique à la portée des mots du capitaine posté en face d’elle.

— Nous allons ouvrir une enquête pour le déterminer, madame. Votre frère semble avoir quitté son domicile. Son portefeuille, ses cartes de crédit et sa carte d’identité ont été retrouvés dans la maison. Vous les avez vu vous-même, n’est-ce pas ?

La question n’en était pas une. L’homme reprit son discours sans plus attendre.

— Il est probable qu’il ne parte pas sans habituellement. Vous êtes d’accord ?

Là encore, il se fichait pas mal que ses interlocutrices ne répondent pas.

— Vous avez signalé aux pompiers lors de votre appel que l’individu détenait, à domicile, un fusil de chasse, dit-il en se tournant vers Perle.

L’évocation du fusil lui fit relever les yeux instantanément.

— Comme vous l’avez constaté tout à l’heure, nous ne l’avons pas retrouvé. La période de chasse a ouvert il y a peu. On pourrait envisager qu’il soit parti s’adonner à la pratique de cette activité. Nous avons malgré tout un doute. Vous étiez-là pour le voir : sa tenue et son permis de chasse sont restés à son domicile. Au vu des premiers éléments, nous qualifions sa disparition d’inquiétante.

Tu m’étonnes qu’elle soit inquiétante ! s’insurgea Perle en son for intérieur. Pour délaisser son fils à l’école !

— Savez-vous ce que cela signifie, mesdames ?

Gaëlle se tordit les cervicales en guise de réfutation.

— Mesdames, mes collègues vont vous interroger à propos de Léni, votre ex-compagnon, insista-t-il en s’attardant sur Gaëlle, votre frère, ajouta-t-il en fixant Perle longuement.

Installée dans un bureau froid, contigu au premier, cette dernière écopa de l’attention d’un jeune gendarme au regard incisif, l’air désagréablement suspicieux et peu enclin à la rassurer.

— Pouvez-vous décliner l’état-civil de votre frère ? Nom, prénom, date et lieu de naissance, adresse, situation maritale et profession, s’il vous plaît.

Perle sentait que ce qu’elle considérait déjà comme une épreuve n’était qu’un commencement. Sans faillir, elle débita les informations demandées.

— Riou Léni, né le…

— L, E, deux N, Y, demanda l’officier ?

— Non L, É, N, I, précisa Perle. Le premier Léni francisé. Ma mère en est très fière.

En face d’elle, concentré sur son travail de dactylo, le lieutenant se moquait pas mal de la précision.

— Aucun autre prénom ?

— Léni Jacky Marius

— Date de naissance ?

— 2 juillet 1969, à Saint-Malo.

Face à un homme qui s’adressait à elle sans quitter des yeux son écran, Perle livra les informations attendues comme elle aurait fait un exposé. Répondre, sans digresser, pensa-t-elle.

— Il vit au numéro 22, rue du Point du Jour. C’est à Intra-Muros.

Pour les Malouins, Intra-Muros était une information plus précieuse que le nom de la ville.

— Mon frère est également propriétaire d’un bateau sur lequel il passe plusieurs jours par semaine, lorsqu’il n’a pas son fils. C’est un voilier ancien de quatorze mètres. Il est amarré au port Vauban, ponton D, panne 37. On y accède par le quai des Bajoyers. Je m’y suis rendue en fin d’après-midi. Léni n’y était pas. Vos collègues m’ont dit qu’ils iraient vérifier.

— C’est le cas. Une équipe y est partie. Situation maritale ?

Concentré, le lieutenant ne dérogeait pas à son énumération de questions qui semblaient avoir été apprises par cœur.

— Célibataire.

— Pas de procédure de divorce en cours, aucune amie ni compagne ?

Il y en aurait long à dire, jugea Perle, qui réfléchissait à la manière de synthétiser au mieux la vie sentimentale de son frère.

— Il s’est séparé il y a deux ans de Gaëlle, actuellement dans le bureau de votre collègue, précisa-t-elle en pointant du doigt la cloison les séparant. Ils ont passé quatre années ensemble.

Le gendarme, qui tapait sur un clavier d’ordinateur aussi bruyant que celui d’une machine à écrire, interrompit sa prise de note et releva vers Perle deux énormes sourcils en accent circonflexe. En dessous, deux globes oculaires incrédules avaient surgi en signe de perplexité. Un de plus auquel la différence d’âge déplaît, soupira Perle intérieurement, habituée aux médisances que cette histoire d’amour avait suscitées.

— Ils n’étaient pas mariés, mais ils ont eu un petit garçon, Malo, mon neveu. L’année dernière Gaëlle a déménagé. Elle loue un appartement quartier Saint-Servan.

— Et depuis l’individu n’a connu personne ?

Perle eut envie de sourire et comprit par la question qu’il posait que, de toute évidence, ce gendarme bourru n’était pas Malouin. Elle déglutit bruyamment.

— Mon frère aime les femmes.

Ses joues rosissaient à mesure que la gêne prenait le pas sur sa détermination. Elle hésitait quant à la manière de présenter les faits sans les teinter d’un jugement trop personnel, lequel risquait de donner au gendarme une piètre image de son frère.

— Ce n’est pas d’aujourd’hui, reprit Perle. Avant Gaëlle, mon frère était… volage. Séducteur, se rattrapa-t-elle aussitôt ! Vous savez ce que l’on dit des marins… une femme dans chaque port. Le lieutenant leva les yeux, visiblement agacé par les anecdotes de l’interrogée. Depuis qu’il n’est plus avec Gaëlle, il a renoué avec des mœurs disons…

Perle cherchait le mot le plus adéquat.

— … légères.

Comment appelle-t-on un homme dévergondé ? se questionna Perle, qui se retient de prononcer ce qualificatif face au gendarme. Espérant disculper Léni d’une tare sociale qui n’aurait pas dû en être une, Perle précisa que son frère croyait sincèrement toutes les aimer, chaque fois.

Inexpressif, l’homme se montra insensible au détail apporté.

— Lui connaissez-vous une relation avec une dame mariée ? Un mari aurait-il pu lui en vouloir ?

— Oui. Bien sûr que dans le lot, il a dû côtoyer des femmes mariées. Perle laissa tomber ses mains sur ses cuisses dans un claquement de dépit qui fit sursauter le gendarme.

L’audition prit une tournure différente.

— À quoi pensez-vous ? s’informa à son tour Perle, qui réfléchissait tout fort. Vous pensez qu’il a pu lui arriver quelque chose ? Qu’un époux délaissé aurait pu lui en vouloir au point de lui faire du mal ? Mon frère est apprécié et connu de la moitié de cette ville !

— Je ne pense rien à ce stade, je me contente de vous poser des questions. Connaissezvous des maris, potentiellement jaloux ? Peutêtre avez-vous leurs noms, ou du moins l’identité de leurs épouses ?

Perle expira un souffle désespéré.

— Je ne peux pas vous en faire une liste, se contenta-t-elle de protester, laissant s’affaisser ses épaules en signe de désappointement.

— Quelqu’un d’autre aurait pu lui en vouloir ?

Le gendarme insistait.

— Non.

Vannée, Perle se contenta de réponses sibyllines. À quoi bon faire long puisque de toute façon, son interlocuteur avait visiblement acquis sur Léni une idée fixe ? « Oui » et « non » suffiraient désormais : s’il en voulait plus, il en demanderait plus.

— Votre frère a-t-il des ennemis, des rancœurs, passées ou présentes ? A-t-il eu des ennuis récemment ?

— Non.

— Des dettes ?

— Non.

— Des difficultés financières ?

— Non plus.

Perle se renfermait. Son frère était un homme simple. Il avait aimé, accueilli un enfant, s’était séparé de sa compagne. Le triptyque classique. Il s’occupait de son fils, était retraité.

« À son âge ? » s’était étonné le gendarme. Léni avait mis fin à sa carrière à quarantequatre ans, après vingt-cinq années de navigation autour du globe. Sa mère avait interprété la nouvelle comme étant le stigmate d’une crise, un ras-le-bol passager. Toujours est-il que cela durait. L’arrivée de son fils, dont il s’occupait avec passion, avait rétrospectivement donné de la valeur à cette retraite précoce, tant est si bien que depuis la naissance de Malo, plus personne ne songeait à contester cette décision.

Toute sa vie, son talon d’Achille avait été les femmes. À concurrence de la mer, bien sûr, et de son voilier.

Concentré, une ride profonde au milieu du front, le lieutenant insistait :

— Êtes-vous sûre que sa pension de retraite lui permettait de vivre correctement ? C’est étonnant de mettre fin à sa carrière si jeune. S’il connaissait des difficultés passagères ou avait du mal à payer une pension alimentaire à son ex-compagne, il faut nous le dire, ce n’est pas une honte.

Encore heureux que ce ne soit pas une honte que d’être pauvre ! pensa Perle, écœurée du le manque de délicatesse dont faisait preuve le fonctionnaire. Sortie de ses gonds, Perle se trouva plus loquace :

— Comment voulez-vous que j’en sois sûre ? Je ne gère pas ses comptes. Je suis sa sœur, pas sa banquière. Ce dont je suis certaine en revanche, c’est que mon frère a toujours été très précautionneux, ni pingre ni outrageusement dépensier. Il a travaillé dur très tôt, comme tous les marins. Il a économisé toute sa vie. La garde de son fils est partagée, il n’a donc pas de pension alimentaire à verser à Gaëlle. Il ne joue pas, ne se drogue pas. Il n’est pas non plus alcoolique. Il s’assume, gâte son fils et n’a jamais laissé supposer qu’il avait le moindre souci de cet ordre-là. C’est à vous de le vérifier, après tout ! Vous pouvez le faire, non ?

Le gendarme opina.

— Ce sera fait mademoiselle. Dès demain matin, précisa-t-il, piqué.

Voyant la jeune femme tendue et empreinte à l’emportement, l’interrogatoire changea de registre :

— Quelles relations aviez-vous avec votre frère ?

Au fur et à mesure des questions, la gorge de Perle s’était nouée. Plus qu’intrusives, celles-ci paraissaient stigmatisantes, voire déplacées. Elle avait beau les savoir nécessaires, Perle mesurait ses propos. Prenant sur elle autant que faire se peut, elle raconta les chapitres les plus marquants de leur histoire familiale et les liens originaux qu’elle entretenait avec son frère. Elle leur exposa sa jeunesse d’enfant unique à laquelle l’avaient menée les années passées entre l’avènement au monde de son aîné et le sien. Elle, l’enfant née trop tard, lui, celui venu trop tôt, deux générations cohabitant au sein d’une fratrie. Elle déblatéra sur leurs presque vingt années d’écart, déballa le départ précipité de Léni l’année qui avait précédé sa naissance. Émue de remuer ses souvenirs, elle fit part de l’admiration qu’elle avait cultivée pour ce grand frère aventurier dont les cartes postales, envoyées à leur mère à échéance régulière, regorgeaient de noms exotiques.

Des heures durant, hommes et femmes en uniforme donnèrent à Gaëlle et à Perle la même injonction : parler de Léni encore et encore. Ensemble, séparément, puis ensemble à nouveau. À croire que certains aspects de sa personnalité, a priori anodins, leur échappaient sans cesse. Sa description physique par exemple, s’avéra plus compliquée que supposée. Les gendarmes avaient des critères, une multitude de réponses possibles : il suffisait de choisir la bonne.

— Type européen ?

— Oui, confirmèrent de concert Perle et Gaëlle que les enquêteurs avaient réunies.

— Couleur des cheveux ?

— Il est blond, assura Gaëlle du tac au tac.

— Et commence à tirer sur le blanc, compléta Perle.

— Cheveux courts ?

— Et touffus !

— Couleurs des yeux ?

— Bleu et gris !

Gaëlle répondait vite, comme s’il s’agissait d’un jeu télévisé.

Qu’y avait-il à gagner à la clé ? Un excompagnon ?

— Votre ex-compagnon a-t-il des signes distinctifs qui pourraient nous aider à l’identifier ? Ce peut-être une boucle d’oreille, un tatouage, une particularité physique, une cicatrice, un handicap moteur…

— Il a un minuscule tatouage sous la clavicule, répondit Gaëlle. Des cordes formant des initiales. Elle baissa les yeux, soudain emplis de tristesse. Se tournant vers Perle, elle ajouta, ennuyée : j’ai oublié lesquelles.

— Un C et un R, compléta Perle.

— Clavicule droite ou gauche ? poursuivit le gendarme, imperturbable sans lever le nez du clavier sur lequel il tapait frénétiquement.

Un ange passa. Les yeux de Perle cherchèrent ceux de Gaëlle, qui restèrent interrogateurs. Aucune des deux ne s’en souvenait. Les pupilles de Gaëlle s’humectèrent aussitôt : comment, après quatre ans de vie commune et un enfant, avait-elle pu oublier de quel côté du corps de son amant se trouvaient ces lettres ? Ces initiales contre lesquelles elle s’était insurgée tant de fois, Léni ne lui ayant jamais confié l’identité de la femme à laquelle elles appartenaient. Le corps si souvent désiré se laisse-t-il oublier aussi vite ?

Perle aurait bien proposé d’appeler les Malouines. Pour Gaëlle, elle n’osa pas. Fatiguant à son tour, le capitaine, qui avait repris la suite de l’interrogatoire, eut bon goût de ne pas insister.

— Rien d’autre ?

Perle signala une cicatrice inscrite dans la paume de la main gauche. Celle-là, elle ne l’avait pas oubliée. La marque était le souvenir amer d’un tour de cuisine en pleine mer lorsqu’il était encore mousse. En cœur, Gaëlle et Perle citèrent également une tâche en forme de vague, laquelle habillait sa nuque d’une pigmentation café au lait. Son goût pour la mer ne devait rien au hasard : il l’avait dans la peau.

La description que les gendarmes attendaient de Léni était purement factuelle. Administrative. Pour eux qui suivaient un protocole, Léni était une fiche, enregistrée dans un vieil ordinateur, un profil dûment renseigné. Prenant du recul pour apprécier son travail de dactylo, le capitaine s’affichait satisfait. Ce soir-là, il était question d’un disparu : Léni Riou, cinquante-et-un ans, malouin, célibataire, un enfant, retraité. Six expressions suffisaient à résumer une existence. Dernières vérifications : à tour de rôle, téléphones portables en mains, les jeunes femmes présentèrent les derniers échanges qu’elles avaient eus avec Léni. Un gendarme taiseux, qui était venu renforcer l’effectif, en consigna scrupuleusement l’heure et la date. Cet inventaire fit dire aux enquêteurs que Léni n’avait pas disparu vendredi soir, mais peut-être mercredi, voire même mardi. Ils lurent les sollicitations de Perle au rendez-vous hebdomadaire auquel son frère n’était pas venu mercredi midi. Ce n’était pas la première fois qu’il la laissait tomber pour une compagnie charnelle. Agacée mais rodée, Perle ne s’était pas inquiétée. Les gendarmes, eux, s’étonnèrent de sa réaction. Perle exécuta un rire bref, ironique et exaspéré.

La nuit tirait sur sa fin quand les questions posées en vinrent enfin à s’intéresser à la personnalité de Léni. Au-delà d’une fiche signalant un absent, Léni commença à incarner de nouveau un être humain. À Gaëlle, on demanda de rapporter ses opinions politiques, ses engagements, ses aspirations religieuses, ses croyances, ses habitudes vestimentaires et alimentaires. Sans doute essayent-ils de déceler chez lui le profil d’un homme dangereux, radicalisé ou en colère contre la société. Fort heureusement, le portrait de son excompagnon, qu’elle côtoyait encore quotidiennement, était bien vide de ces extrêmes. C’était un homme attentif, humain, qui souhaitait plus que tout le bien-être universel. La politique l’emmerdait profondément, il le disait lui-même. « Je n’ai pas le temps d’écouter des pingouins sans parole », se défendait-il lorsque, sur le port, les marins critiquaient son manque de prise de position. L’office ne lui volait pas son temps : Gaëlle l’avait toujours connu athée au point de chercher à tout rationaliser, certain que la science apporterait un jour les explications à bon nombre de phénomènes. Sur son voilier, une place était malgré tout réservée à Sainte-Anne et à la Vierge Carmen, Saintes patronnes des marins, mais qui n’avaient selon lui rien à voir avec la religion. Léni avait une personnalité complexe, pleine de jolies contradictions.

Gaëlle évoqua l’amour de Léni pour la table, son côté viandard et chasseur. Elle se souvint que les marins, moqueurs, en riaient souvent. Les yeux voilés d’une nostalgie précoce, elle décrivit l’air tombé du nid qui l’avait séduite chez Léni. Elle dépeignit son air débraillé en toutes circonstances et son fantaisisme discret, qui le rendait brillant dans un quotidien banal. Elle admit les reflets d’argent qui remplaçaient peu à peu ses boucles dorées de sa toison hirsute, que seules les bourrasques paraissaient coiffer. Perle avait écouté Gaëlle raconter Léni avec l’affection et la tendresse qu’elle lui portait encore. Elle avait, pour l’occasion, fait rejaillir de sa mémoire tout ce qui avait fait battre son cœur pour cet homme six ans plus tôt.

Lassées par la redondance volontaire de certaines questions, Perle et Gaëlle dévoilèrent impudiquement les derniers aspects de la vie de Léni. Des étrangers, auxquels elles n’avaient d’autre choix que de faire confiance parce qu’ils portaient un uniforme, savaient maintenant l’essentiel de la vie de Léni. L’absent est contraint au grand déballage, pensa Perle.

Avec Gaëlle, elles avaient tenu le même discours. Léni se décrivait comme un optimiste, bon vivant, sociable et responsable. Malgré leurs efforts ininterrompus toute la nuit durant, les deux femmes n’avaient pas fourni aux gendarmes le moindre indice à se mettre sous la dent. Aucune n’avait remarqué quoi que ce soit dans le comportement de Léni qui puisse intriguer, surprendre ou même inquiéter. Extrapolant un peu, surtout pour répondre quelque chose, Perle évoqua une fatigue passagère, presque anodine, le résultat de longues heures passées sur un manuscrit qu’il espérait publier cet hiver. Pour les gendarmes, cette explication était insuffisante et ne méritait pas plus de considération.

À l’aube luisante, un gendarme gueulard engagea sans ménagement l’hypothèse d’un départ volontaire. Gaëlle bondi :

— C’est complètement aberrant ! C’est ça, votre hypothèse ? demanda-t-elle en s’emportant. Léni n’est ni suicidaire ni lâche !

Sa voix déraillait sous l’impulsion du ton.

— Il adore son fils, il s’en occupe : jamais il ne l’aurait abandonné ! Jamais !

— Ces hypothèses ne doivent pas être ignorées. Celle d’un probable suicide est même à privilégier, madame, croyez-en mon expérience.

L’air courroucé de Gaëlle n’entrava pas son interlocuteur, lequel poursuivit, imperturbable, son exposé :

— L’intérieur de la maison, visitée par mes collègues, était impeccablement rangé et briqué. Le linge était repassé, les coussins tapés, la vaisselle essuyée, les chemises pendues, comme s’il tenait à vous laisser sa vie en ordre, pour compenser le désordre de son esprit ou tirer un trait sur son présent.

— C’est ridicule ! piailla Gaëlle dont deux veines épaisses avaient envahi les tempes. Vous insinuez quoi ? Qu’il avait réfléchi à son geste ? Dans ce cas, comment expliquez-vous qu’il ait rempli le réfrigérateur avant de partir ? Il y a de quoi rassasier un régiment !

Touché, se dit Perle. Gaëlle avait raison.

Perle vint au soutien de sa belle-sœur :

— Léni a toujours été ordonné, carré, sauf sur son bateau. Il est un peu sa garçonnière, sa chambre d’adolescent si vous préférez. Nous avons parcouru l’intérieur de sa maison avec vous : tout y est comme d’habitude. Sur son bateau vous verrez, ce sera l’inverse : un grand désordre. La table sera pleine de mégots et de bouteilles de champagne vides au goulot desquelles traîneront les traces colorées de lèvres inconnues. Il y aura une traînée de timbales noircies de mauvais café qui tacheront les feuillets cornés et mélangés d’un manuscrit éparpillé par chapitres à travers toute la cabine.

Perle oubliait de reprendre son souffle tant elle avait à dire. L’évocation des tasses en fer dont usait son frère sur le bateau l’y força, lui faisant revenir en bouche le goût d’hémoglobine qu’y prenait le café. Rien que de se le remémorer, elle fut prise d’un haut-le-cœur.

— Les draps seront défaits, maculés peut-être, et avec un tantinet de chance une senteur féminine envahira encore la cabine. Ou peut-être un amalgame de parfums, d’ailleurs, supposa Perle en baissant les yeux, mesurant le mal que cette précision échappée pouvait faire à Gaëlle.

Stationnés face à elles, les bras croisés sur leurs estomacs rebondis, les deux gendarmes qui les avaient écoutées ne disaient plus un mot. Les deux hommes n’ayant rien à objecter, Perle en déduisit qu’elle avait raison.

— Nous avons retrouvé le manuscrit, en effet, indiqua d’une voix adoucie le brailleur du début.

Gaëlle pâlit. Ces pages griffonnées, Léni y tenait. S’il avait voulu partir quelque part, il les aurait emportées.

— Autre point étonnant : le bateau était ouvert.

Gaëlle émit un soupir de soulagement. Léni n’avait aucune méfiance. Sa garçonnière était ouverte… à toutes. C’était son antre, jusque-là jamais forcé. Dans un impudique fatras chargé de souvenirs il accueillait ses amours les plus frais, nés quelques heures auparavant. Sa bannette leur offrait de quoi jouir, se recueillir, se cacher. Le lendemain, il les aidait à se remettre d’une crise de culpabilité matinale. Il noyait leur chagrin dans le champagne qu’il conservait dans son minuscule réfrigérateur. Il était connu pour être cela : un marin bourru et maniéré, chic et raffiné. Le seul marin de l’escale à fuir les fûts de bière.

Par l’est, le jour trottait enfin vers Saint-Malo. Comme souvent, Gaëlle broyait du noir : le soleil pinaille à revenir nous voir, songea Gaëlle. Il a raison, à quoi bon illuminer une journée triste ? Le jour levait le voile sur son visage décomposé par la fatigue. Ses yeux, son teint, tout avait terni en une nuit, reléguant au rang de souvenir son habituelle fraîcheur. Elle avait compris que l’absence de Léni était prise au sérieux, plus que ce qu’elle ne l’avait imaginée. La préoccupation apparente des gendarmes la faisait râler. Au lieu de nous poser plusieurs fois les mêmes questions en nous martelant la tête de drôles d’hypothèses, ils feraient mieux de le chercher, râla-t-elle, amère.

Elle avait mal. Elle déplorait qu’il ait fallu la nuit pour qu’on s’intéresse réellement à la personne absente. Une nuit à l’issue de laquelle les enquêteurs évoquaient Léni au passé. Comme Gaëlle, Perle avait relevé ces abus de langage : foutaises ! Elle voulait qu’on la sonde sur celui qu’il est au lieu de l’enterrer précocement. Ils le pensent suicidé ou dans le meilleur des cas suicidaire : ils ne le connaissent pas mon frère, ces idiots.