Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Négligé par ses parents, Benjamin grandit en ayant comme repères les diktats et la propagande en vigueur sur les réseaux sociaux. Modelé par son milieu familial et le contexte social dans lequel il évolue, il bascule dans l'extrémisme politique et commet l'irréparable à quinze ans. Malgré une prise de conscience progressive, se libérer des lourdes chaînes de son passé semble difficile...
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après des études littéraires,
Steeve Richard a opté pour le métier d’éducateur à la protection judiciaire de la jeunesse. L'écriture est une activité qu’il a toujours aimée.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 417
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Steeve Richard
Les mains des autres
Roman
© Lys Bleu Éditions – Steeve Richard
ISBN : 979-10-377-7851-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma fille, Leïla, pour sa lecture et ses conseils
Ça y est. Le jour qu’il n’était même plus sûr d’attendre est arrivé.
C’est la fin.
Dans leur jargon, cette date où tout bascule est appelée « le Jour du Soleil ». L’image, désormais consacrée sur l’ensemble du territoire national, fait référence à la luminosité et à la chaleur qui s’abattent d’un coup sur celui dont c’est le tour, à la seconde même où une nouvelle vie s’ouvre devant lui. Elle tient aussi au fait que ça ne se produit que le dimanche.
Ce moment, attendu et redouté, tout le monde ici savait qu’il approchait à grands pas pour lui. Tout le monde lui en parlait depuis plusieurs semaines. Quoi qu’il fasse, où qu’il soit, il y avait invariablement quelqu’un pour faire allusion à l’inéluctable échéance.
Dans cette foule de bavards, il y avait les trois camarades avec qui il partageait son quotidien et ses nuits, ceux par qui il avait été choisi et qu’il considérerait désormais comme ses frères. Deux d’entre eux le chambraient au moindre prétexte, expressions provocantes et imagées à l’appui. Et puis il y avait les autres, ceux qu’il avait dû se résigner à côtoyer par la force des choses, seulement côtoyer dans le meilleur des cas.
Sur le stade, dans la vidéothèque ou ailleurs, certains provoquaient la rencontre et, l’air mauvais ou la mine réjouie, le menaçaient sans équivoque. Lundi ou mardi, le chef d’un des clans, Habib, grand sourire aux lèvres et regard pétillant, lui avait assuré que trois de ses amis WeChatter, Abdul, Viktor et Jonathan, trépignaient d’impatience à l’idée de procéder aux présentations. Dans son écrin vert et doré, le sabre prêt à l’égorger n’attendait que lui.
Il ne comptait plus les agressions depuis belle lurette, d’autant que leur nombre avait nettement diminué avec les années. Le souvenir des premiers mois difficiles s’était estompé, mais chaque jour davantage, une tension comparable à celle qu’il avait connue au début électrisait son rapport aux autres. Les grimaces, les gestes, les paroles, tout en était imprégné. Comme un boomerang envoyé à la face du temps, elle devenait de plus en plus palpable à mesure que le Jour du Soleil approchait. Les incidents se multipliaient et, gravitant autour, un monde de plastique mobile enregistrait les scènes routinières dans l’attente de consignes. Le troisième cercle observait les agissements des hommes sans même sourciller. Il n’intervenait qu’en cas de nécessité absolue.
Tout ça lui semble si loin déjà. La vie ici n’est déjà plus qu’un vague souvenir.
Ce jour nouveau ne lui semble pas plus tangible. Et pas davantage prometteur. Oui, le Jour du Soleil est arrivé. Il n’a pourtant pas perçu de différence particulière dans ce qui l’entourait quand il s’est levé ce matin. Il n’a rien ressenti de différent dans son corps non plus. Il n’a éprouvé ni joie ni crainte. Il a minutieusement rangé ses affaires et patienté devant la porte de la pièce où ses camarades, chacun sur son lit, l’observaient en silence.
Dans cet état cotonneux qu’il connaît si bien, Benjamin arpente les longs couloirs du bâtiment central dans un silence de plomb que seuls le cliquetis de néons défaillants et le vrombissement permanent des climatiseurs viennent troubler. Sa vie sur le dos et dans ses bras, il se sent purgé.
Qu’est-ce qu’il a bien pu faire à Marcus hier ? Lui a-t-il promis quelque chose ? A-t-il anéanti ses espoirs ? Il ne s’en souvient pas. Les évènements de la veille ne sont déjà plus que de lointaines réminiscences. Des images, pourtant plus anciennes, les dissipent. De vieilles séquences longtemps éjectées de sa mémoire réapparaissent par touches de plus en plus prononcées. Elles s’impriment par intermittence sur les murs sales, tandis qu’une voix, lointaine et dénuée de toute émotion, lui intime de se presser.
Rien d’autre n’occupe son esprit à présent que la voix mécanique, à chaque pas plus proche, et des épisodes de plus en plus nets d’une autre vie.
Le dernier portique franchi, il se retrouve dans le petit sas que les résidents ne traversent que le jour où ils sortent pour de bon. L’odeur de chaussures, les murs noirs et les rangées de casiers, la grande vitre crasseuse qui coupe l’espace en quasiment deux parts égales, tout est comme il se l’imaginait.
Des nuées de mouches bourdonnent autour de lui. Un geste de la main et elles s’écartent une seconde. Des toiles d’araignées pendent des quatre coins du plafond. Fixés aux murs à bonne distance des caméras, les pulvérisateurs en métal destinés à les asperger d’un produit mortel ont rendu leur dernier souffle.
Même aujourd’hui, la technologie n’est toujours pas infaillible.
De l’autre côté de la vitre, trois soldats du troisième cercle s’activent dans un grésillement informatique. Ils vont et viennent, imperturbables. Ils ne savent pas qu’on les appelle ainsi et ne le sauront jamais. L’information n’apportant rien aux rouages parfaitement huilés du système, ces agents zélés ne la retiendraient pas s’il venait à quelqu’un l’idée saugrenue de la leur communiquer,
Le troisième cercle : au-delà de la poignée d’amis proches, puis des hostiles en faction derrière, ce sobriquet désigne, dans le langage des taulards, l’armée de surveillants qui tourne en permanence autour d’eux. Capables de se déplacer à cinquante kilomètres/heure si nécessaire, ils font preuve d’une efficacité sans failles. Ils ne font pas de pause, ne connaissent pas le sommeil, mais ils ne montrent jamais le moindre signe de fatigue. Le repos est une perte de temps. Ils effectuent leurs tâches sans en comprendre les enjeux. Ils n’ont pas été conçus pour réfléchir, mais uniquement accomplir ce pour quoi ils ont été programmés. Une barre noire censée représenter des yeux traverse leur partie supérieure pour rassurer le détenu, ou, hypothèse plus probable, entretenir une confusion dans son esprit, mais ils ne nous ressemblent en rien.
Au Centre de Rééducation Pénitentiaire, c’est désormais un régiment d’androïdes en graphène blanc qui bat la mesure. Et la chorégraphie qu’ils imposent aux encerclés ne se contente pas d’à-peu-près. Les journées se déroulent au rythme inflexible que les robots-soldats indiquent. Le son de leurs roulettes, qui s’activent en cas de fausse note, rétablit immédiatement le bon ton. Rien, jamais, ne trouble véritablement la cadence.
Tandis que deux de ces machines sont accaparées par des conversations dans l’enceinte du centre, celle dont les phrases enregistrées résonnaient dans les couloirs remet quelques effets personnels au libéré et, sans tarder, sans protocole, ordonne à la porte de sortie de s’ouvrir.
La pièce s’illumine progressivement dans un grondement métallique. La luminosité contraint Benjamin à fermer les yeux, mais il ne s’est pas plus tôt réfugié dans le noir qu’un rouge incandescent le couvre et le pénètre. Les rayons implacables du soleil lui brûlent la peau et les poumons.
Ça y est, il est dehors. La lourde porte coulissante derrière lui s’est écrasée contre le chambranle et, alors qu’un monde vient de se volatiliser, l’immensité de l’autre s’impose. Au-dessus, le ciel d’un bleu très pâle s’étend à perte de vue. Instinctivement, il lève les yeux et pose sa main droite en visière sur son front, pouce sur la tempe. Des milliers de flèches acérées lui piquent le visage, mais il ne le baisse pas. Derrière des cercles mouvants de lumière qui se superposent, de rares filets de nuages s’étirent et se gondolent dans une brise légère. Chaque forme se désagrège lentement et se transforme en une nouvelle.
Peu à peu, les cirrus sinueux se dressent à la verticale. D’ondulés, ils deviennent rectilignes et s’immobilisent. Derrière, l’étendue infinie s’opacifie. Le soleil s’éclipse et, privé de son aura, le ciel translucide s’assombrit pour devenir celui d’une nuit. Solidifiées, les traces légères et blanches sont maintenant des murs de briques noircies que la faible lumière d’un réverbère éclaire à peine. Plongée dans l’obscurité et un silence de mort, la rue étroite devant lui est déserte. Il entend des pas et un cri de stupeur. Des pupilles dilatées le supplient. Un dernier halètement et elles se figent dans une odeur de pisse. Il regarde la ligne rouge qui progresse du couteau à son poignet droit, puis de son poignet à sa manche. Il la sent couler le long de son bras. Une tâche humide et sombre grossit maintenant sur la manche de son Harrington. Il ferme les yeux encore, renifle. La scène passe du noir au gris, du foncé au clair. Les yeux totalement rouverts, il retrouve l’immensité légèrement bleutée.
Les nuages fins s’entrelacent, se font et se défont. Ils se fuient et se retrouvent. Tout à droite, certains s’agglomèrent. Les formes se coagulent. De légères et fluides, elles deviennent un amas de matière dure. Arrondies juste avant, elles ne sont maintenant qu’arêtes et angles tranchants. Un rectangle se dessine, prolongé, en haut à droite, par un manche en acier. Aussitôt formé, un halo brouille ses contours et le dissout, laissant de nouveau place à la clarté du ciel.
Benjamin cligne des yeux. Ses membres s’engourdissent. Il vacille et, instinctivement, ses mains moites cherchent un appui qu’elles ne trouvent pas. Sa tête pend comme s’il venait d’être fusillé. La transpiration perle sur son front et sa nuque offerte. Une goutte roule le long de sa colonne vertébrale.
Et si tout, en fait, s’arrêtait là ? Ça ne serait pas pire après tout. Laisser faire serait facile, mais il s’accroche au peu de volonté qui lui reste. Il va bien falloir se rassembler. Il ne peut pas rester planté ici à attendre que son corps se consume.
La mâchoire serrée, il relève résolument la tête et, sous ses yeux au coin desquels de minuscules bulles s’amoncellent, derrière un voile invisible, une vision qui ne lui rappelle rien se dévoile. Il ne peut dire si l’apparition est réelle ou s’il ne s’agit que d’une autre ruse de son cerveau. De droite à gauche, des formes grises, sans contours ni détails, couvrent la totalité de son champ visuel. Elles se dirigent vers lui, s’approchent par petits pas. Il est incapable de dire combien il y en a. Vingt ? Cinquante ?
Tous ses sens à l’affût, il écarte les jambes et se cambre. Il ne comprend pas ce que lui veulent ces ombres silencieuses. Certaines commencent à se distinguer des autres. Deux, trois ou vingt lèvent des tentacules, les tendent sans que, pour autant, leurs intentions se précisent. Que sont ces rectangles à leurs extrémités ?
Les questions affluent, affleurent et glissent. Pas une d’elles ne trouve de réponse, mais cela, il s’en rend soudain compte, ne crée aucune anxiété. À quoi bon ? Une moue de vainqueur tranquille se dessine sur ses lèvres et il se redresse encore, son dos musclé bien droit, les épaules ouvertes. Il n’a pas la moindre idée de ce qui va lui arriver d’un instant à l’autre, mais, finalement, il s’en fout. Il a le pouvoir de s’en foutre.
Tandis que la faune qui l’encercle est maintenant à vingt ou trente mètres, il se concentre sur l’abondante sueur exsudant de chacun de ses pores.
« Le Jour du Soleil » … Quelle connerie ! Ce jour est comme les autres. Été comme hiver, c’est quasiment tous les jours que le soleil brûle.
Il me ronge, moi aussi. Ils peuvent bien allonger notre espérance de vie, comment supporter une telle chaleur à quatre-vingt-deux ans ?
Ce soleil féroce me dévore, comme il vous dévorera aussi.
Il était un peu plus de 21 h 30, l’éclairage public venait de s’éteindre. Les innombrables caméras à infrarouge incrustées dans le mobilier urbain et dans les clôtures des propriétés privées se mirent à s’activer. Un grésillement enveloppa l’avenue déserte que des faisceaux de lumière parcouraient. Un vieil homme en t-shirt déboucha d’une rue transversale et, levant un œil curieux, il put deviner, derrière de hauts murs en plaques de béton que de la mousse recouvrait par endroits, la lumière dans la pièce principale du pavillon qu’il longeait.
Cette maison, tout le monde l’avait repérée dans le quartier. Revenant régulièrement dans les discussions, elle méritait, de l’avis général, un sacré coup de neuf. Personne en revanche ne connaissait vraiment les gens qui y résidaient. Ils avaient emménagé il y a pourtant plusieurs années déjà.
Le jardinet, aux quatre coins duquel de mauvaises herbes poussaient à leur guise, était davantage à l’abandon en cette période. Il était pourtant tout à fait possible d’en tirer encore quelque chose : l’hiver n’était pas moins doux cette année.
L’aménagement intérieur était sommaire. Récupérés ici et là, les quelques meubles disparates qui s’y trouvaient portaient les stigmates de nombreuses années sans égards. Des traces de mains que personne n’avait jugé nécessaire de lessiver couvraient les murs. La décoration n’était pas une préoccupation des adultes domiciliés ici. Ils portaient la totalité de leur attention hors de leur logement en location et, ce soir comme quasiment tous les autres soirs de la semaine, ils venaient à peine de rentrer chez eux.
Leurs noms ne sont pas importants. Il s’agit du père et de la mère, d’une femme et d’un homme, face à face. Et du fils, en périphérie.
Assis à même le carrelage à côté de la table basse dans le salon, le fils traficotait on ne sait quoi sur son smartphone. Sa mère était debout dans la cuisine, séparée du reste de la pièce par un grand comptoir américain couvert de vaisselle sale et de paperasse. Vêtue d’un débardeur à fines bretelles sans forme et les cheveux attachés en chignon, elle aurait pu donner l’impression d’être négligée si ce n’est ses longs doigts fins aux ongles finement manucurés. Immobile, elle regardait distraitement dehors, sans prêter attention aux bips dans le salon. Mais elle était aux aguets.
Le claquement sec d’un verrou retentit dans la maison et elle dressa l’oreille. Le père sortit de la douche, torse nu, en caleçon et claquettes. Planté dans le couloir, il hésita un instant. Le silence n’annonçait rien de bon et il se sentait irrité. L’idée d’aller se coucher directement l’effleura, mais il se décida à rejoindre sa femme. Il n’avait pas envie de lancer les hostilités, mais il était prêt à faire front si nécessaire.
Tête baissée, visage le plus neutre possible, il ouvrit le tiroir sous le plan de travail et en retira des couverts dans un bruit de ferraille. Ses gestes étaient lents, trop lents. Adossée à la paroi froide du frigo, sa femme le regardait faire sans rien dire, les bras croisés. Bon Dieu qu’il pouvait l’énerver avec sa tête de victime et ses petites mises en scène. Les fourchettes et les couteaux en main, il leva des yeux vides vers elle. Leurs regards se croisèrent un court instant et elle se mit à chercher ce dont elle avait besoin : un plat à gratin, des raviolis en boîte. Elle dut se concentrer pour se remémorer ce qu’il lui faudrait encore.
Cette entrée en matière annonçait la suite des événements à coup sûr. À quelques variantes près, la scène à venir ne serait qu’une énième répétition du déroulement de leurs soirées depuis plusieurs années. Pas huit ans, non, quand même pas, mais pas loin. Ça faisait longtemps qu’ils n’avaient plus grand-chose à se dire, plus grand-chose à attendre l’un de l’autre.
Ils avaient eu leur fils quand ils étaient très jeunes, dix-sept ans pour lui, seize pour elle. La grossesse avait été un accident que la sensibilisation permanente des jeunes aux différentes formes de contraception n’avait su prévenir. Tous deux plutôt gâtés par la nature et particulièrement sensibles à leur apparence, ils avaient été fortement attirés l’un par l’autre, ça, c’était acquis, mais l’un comme l’autre se demandait aujourd’hui s’il y avait eu un jour de l’amour entre eux. Très rapidement, leur relation s’était étiolée. Elle n’avait pas obtenu ce à quoi toutes les pages auxquelles elle était abonnée sur ses différents comptes l’avaient conduite à aspirer. Il s’était lassé des demandes incessantes et, pour la plupart, non formulées. Il n’avait pas eu suffisamment de courage pour tenter de crever l’abcès.
Ils ne s’étaient jamais vraiment aimés, mais ils avaient essayé d’y croire. La plupart des jeunes couples autour d’eux s’étaient retrouvés dans la même situation au même moment, mais n’avaient pas envisagé de fonder un foyer. Voulant se démarquer, ils avaient, eux, tenté d’être plus responsables. Ils s’étaient finalement révélés incapables de penser en tant que « nous » bien plus longtemps que n’importe qui d’autre de leur génération. Ils n’étaient que des produits lambda de leur société.
Ça faisait quatre ans maintenant qu’il avait acquis une certaine stabilité professionnelle. Après une succession de petits boulots et, surtout, de périodes plus ou moins longues d’inactivité qui ne le dérangeaient pas plus que ça, il avait dégoté un boulot de maçon. Une opportunité s’était présentée « par la bande » et, après avoir pesé le pour et le contre, il avait réalisé que ce travail aux horaires variables lui donnerait un bon prétexte pour partir et rentrer à sa guise sans avoir à se justifier. Depuis, il profitait pleinement de cette aubaine ; il n’était chez lui que le soir, le plus tard possible, pour se plier au rituel de la soupe à la grimace, jouer au poker sur internet sans calculer qui que ce soit et, parfois, faire semblant de se réconcilier sur l’oreiller. Dehors, où l’essentiel de sa vie se passait, il bossait sans relâche dans la construction de quartiers résidentiels. Il y avait toujours de quoi faire avec les programmes immobiliers qui ne cessaient de sortir de terre. Le soir venu, il se détendait en faisant du culturisme. Avant et après, il se bourrait la gueule avec des potes qu’elle n’avait pas vus depuis bien longtemps. Quelques fois, il avait rendez-vous avec l’une ou l’autre de ses conquêtes de la salle de sport, sélectionnée au hasard dans son répertoire avant de quitter le boulot.
Sur la question de la présence au domicile, elle ne faisait pas mieux. Depuis l’âge de dix-huit ans, six ans plus tôt, elle travaillait dans un institut de beauté, dans le centre commercial à l’entrée de la ville. Elle s’était toujours plu là-bas. Maîtrisant complètement les codes de cet univers, elle se sentait chez elle et ne comptait pas ses heures. En fait, ce n’était pas vraiment du travail, mais du plaisir : des copines et des fous rires.
Quelconque au départ, la boutique était devenue une enseigne incontournable où les habituées venaient non seulement prendre soin d’elles, mais aussi assister à des cours sur le bien-être. Seules des femmes étaient autorisées à dispenser leurs savoirs ici et, parmi elles, une diététicienne venait régulièrement faire des conférences sur le parallèle entre la domination des êtres humains sur la nature et celle des hommes sur les femmes. Une des plus anciennes à animer l’endroit, elle avait largement contribué à l’esprit si particulier de ce commerce, dont la renommée dépassait maintenant les limites de la métropole.
Au fil des années, cette écoféministe était devenue une amie proche de la mère. Elles avaient d’abord passé de longues heures à discuter ou à flâner, avec ou sans le fils. Souvent sans. Récemment, elles avaient rejoint l’antenne locale d’une association nationale. Elles se considéraient désormais comme des activistes.
— T’as pas mieux à faire que de chercher des couverts ? Tu pourrais pas plutôt te préoccuper de ce qu’on va manger ce soir ?
Il souffla.
— Si je t’aurais demandé ce qu’on mange, je me serais fait rembarrer pareil.
Elle haussa un sourcil.
— Si je « t’avais ».
— Ouais. Comme tu veux. C’est vrai que tu parles bien toi maintenant.
— Mieux que toi en tout cas. Je cherche à évoluer moi.
Elle laissa passer un temps et revint à la charge :
— Te fais pas passer pour encore plus con. Tu sais très bien ce que je voulais dire pour la bouffe. Tu pourrais pas préparer un truc ? Ou au moins proposer ?
Il avait déjà compris qu’elle ne le lâcherait pas facilement. La suite dépendait de lui. Deux options traversèrent rapidement son esprit, mais il chassa aussitôt l’idée de faire un choix. Sa colère montait. Il aurait sans doute mieux valu faire le dos rond, mais il ne se sentait vraiment pas disposé à tout encaisser ce soir. Sa colère était sur le point d’exploser.
Il la fusilla du regard et gueula :
— Putain, tu fais chier ! Même ça, si je le fais, tu trouveras encore un moyen de me casser les couilles !
— Allez, ça y est, Monsieur bombe le torse et nous sort les trois mots qu’il connaît. Tu crois que tu me fais peur ? DIS, TU CROIS QUE TU ME FAIS…
Un bruit assourdissant suivi d’une onde de choc retentit au beau milieu de sa phrase et elle s’arrêta net. Leur fils s’était levé et avait regagné sa chambre sans un mot. Il n’avait pas pu s’empêcher de claquer la porte, même s’il savait parfaitement que cela ne provoquerait pas la réaction escomptée.
Ils se regardaient avec défi. Face à face comme des boxeurs sur un ring avant l’attaque, ils se jaugeaient, réfléchissant aux coups à venir. Ils avaient envie d’aller plus loin, de taper plus fort, mais le fracas venu du côté des chambres les avait coupés dans leur élan. Cherchant une contenance, elle se saisit d’un ouvre-boîte et il ouvrit le frigo, où il empoigna une bouteille de rosé choisie au hasard.
De dos, en train de verser le contenu de la boîte dans le plat, elle marmonna quelque chose et il fit mine de ne rien entendre, se concentrant sur le liquide qui coulait dans son verre. Elle poursuivit dans sa barbe, déjà un peu plus fort, et ce fut bientôt une litanie dont le seul but était d’être interrompue. Il but son verre cul sec et le posa bruyamment.
— Quoi ?
— Non rien, vas-y, bois. Bois tout seul.
— Tu veux un verre ?
— Non.
Il s’en servit un deuxième. Elle le poussa pour prendre quelque chose dans le frigo.
— Putain, y’a plus de gruyère râpé ! lâcha-t-elle.
— T’as pas fait les courses hier ?
— On se fait livrer, je te rappelle.
— Ah ouais, pardon, j’ai pas utilisé le bon mot encore. Et tu l’as pas mis dans ta liste ? Et puis, pourquoi on se fait livrer d’abord ? Tu travailles pas à côté d’Aufour ?
— Mais vas-y, toi, fais-les les courses ! Tu seras pas déçu comme ça !
— Je passe pas mon temps à me pomponner avec les copines, moi. Je bosse douze heures par jour.
— Tu parles ! Y’a plus que des robots ouvriers sur tes chantiers. Je me demande bien ce qu’ils peuvent encore avoir à foutre de toi d’ailleurs. Je suis sûre que tu passes ton temps sur ta tablette, à jeter le peu de fric qu’on a par les fenêtres… que tu poses plus depuis longtemps.
— Ah, très drôle !
Pas mécontente de sa petite blague, elle esquissa un sourire narquois et jeta le plat au four. De nouveau face à lui, elle le toisa d’un air volontairement provocateur.
— Tu pourrais pas enfiler un t-shirt ? On le sait que t’es bien foutu, mon gars !
— Fait chaud.
— Et alors ? Il fait chaud pour tout le monde ! Est-ce que je suis à poil moi ?
— Ça me dérangerait pas, lui répondit-il du tac au tac, le ton badin.
Il y avait à prendre et à jeter dans cette réponse spontanée. Quelque part, elle était touchée de constater qu’il était encore sensible à ses formes, son capital séduction qu’elle s’échinait à conserver, avec succès, à force d’exercices et de privations. À une autre époque, elle n’aurait retenu que ça et lui aurait répondu par un regard malicieux, mais, aujourd’hui, la facilité et la trivialité du propos la débectaient. Elle regarda par la fenêtre pour masquer sa première émotion et se retourna vers lui, les yeux pleins de mépris. Il s’approcha suffisamment d’elle pour qu’elle sente son odeur, lui prit les mains et les posa sur son torse humide.
— Écoute. Je vais pas me planquer dans un placard ou me déguiser parce que tu supportes plus les mecs.
Elle s’arracha de son étreinte, horrifiée. Il poursuivit, écartant bien les bras et se rapprochant d’elle :
— Tout ce que je fais, c’est jamais assez bien. Et tu sais pourquoi ? Tu sais pourquoi ! Faut que je me fasse pousser des nibards pour que j’aie le droit d’exister ? Tu me rabaisses tout le temps parce que je suis un homme. Un homme comme tous les autres, avec des poils, LÀ ! Même si je fais ce que tu me dis de faire, c’est pas bien non plus, PARCE QUE JE SUIS UN HOMME ! T’as toujours été agressive, c’est dans tes gènes, mais c’est de pire en pire depuis que t’as rencontré ton gourou de merde !
Chaque mot était souligné par ses mains puissantes, dont les mouvements saccadés s’amplifiaient et se crispaient au fur et à mesure que le volume de sa voix enflait. Désarçonnée, elle le dévisageait. Il était monté dans les tours et elle savait que seul quelque chose d’inattendu, une phrase ou une action inopinée, pourrait le stopper à présent. Elle jeta un furtif coup d’œil à droite, à gauche, sentant le souffle aviné de son mari sur sa peau, puis elle leva légèrement la tête et se concentra sur le menton contracté.
— Arrête, lui dit-elle, le plus doucement possible.
— Non, je m’arrête pas ! NON JE M’ARRÊTE PAS !
— C’est bon, arrête. Ça suffit. C’est pas…
— Quoi ? Comment ça, ça suffit ? Tu veux pas qu’on aille plus loin ce soir ? Y’en a marre de la même scène tous les soirs. Faut peut-être voir ce qui se passe après si on va au bout.
Il tenta de l’attraper une nouvelle fois, mais elle recula suffisamment vite pour lui échapper. Ses lombaires heurtèrent le bord du plan de travail. Elle gueula :
— PUTAIN ! ALLUME-TOI !
Il resta bête.
— Qu’est-ce que tu chantes ?
— Je parle au four, connard ! Deux cents ! Dix minutes !
Il explosa de rire et, en une seconde, son corps tendu fut parcouru de contractions frénétiques. N’arrivant plus à s’arrêter, il se détourna et fit quelques pas dans la cuisine. Le grondement au fond de lui s’atténuant, il se prit le visage dans les mains, le temps que ses muscles se détendent. Ses bras devenus lourds retombèrent enfin dans un craquement et, tentant de réguler sa respiration rauque, il attrapa la bouteille de vin et son verre. Il s’assit sur une chaise devant le comptoir et elle resta collée au plan de travail, la tête baissée. Quelques mèches de ses cheveux longs et fins pendaient devant son visage. Derrière, sous son chignon défait, sa nuque frêle était couverte de sueur. Elle tremblait. Elle avait mal. Elle avait peur.
Le silence était pesant, mais rassurant. Elle prit trois assiettes sur une étagère, se retenant de lui faire remarquer qu’il aurait pu le faire, poussa le tas hétéroclite sur le comptoir et les posa délicatement devant lui. Elle hésita à s’asseoir, mais préféra rester à l’écart. Il but une grande gorgée de son verre et le plaça devant son assiette. Décidé à ne pas laisser tomber maintenant, il reprit :
— Tu me reproches toujours d’être égoïste, de penser qu’à moi. Eh ben, oui, t’as raison. Je reconnais.
Son ton avait totalement changé. Il était non seulement différent de celui qu’il avait eu à peine cinq minutes plus tôt, mais, plus surprenant encore, elle ne se souvenait pas d’un tel revirement chez lui. Même les mots, prononcés lentement, n’avaient rien d’ordinaire dans sa bouche. Elle aurait voulu que cela suffise pour que le nœud dans son ventre disparaisse. Elle aurait voulu souffler, se libérer de toute sa tension, mais elle resta sur ses gardes, incertaine de ce qui allait suivre. Il poursuivit :
— Mais tu vaux pas mieux que moi. T’es tellement dans ton truc que tu vois pas que t’es pareille, exactement pareille.
Elle serra les dents et resta muette.
— Tu passes pas plus de temps que moi à la maison. Tu t’occupes plus du petit. C’est ta folle de mère qui l’amène et le récupère à l’école. C’est elle qui lui achète ses habits. Je suis sûr que t’as pas regardé une seule fois sa tablette d’école depuis la rentrée.
— Bien sûr que si, dit-elle doucement.
— Ah ouais, et alors ? Tu sais qu’il sait à peine lire ? C’est pas moi que tu devrais reprendre tout le temps, tu vois. Mais bon, ça doit être dégradant d’être une mère…
Cette remarque la piqua au vif.
— Ah ouais ! Et d’être un père, c’est comment ? C’est se bourrer la gueule et tromper sa femme ? C’est le modèle à donner pour avoir un bon gars ? Tu me dégoûtes, tiens !
— Pauvre conne va ! Je vois même pas pourquoi j’essaie encore de parler avec toi. T’es incapable de te remettre en question.
— Salopard !
Il se leva d’un bond et l’empoigna. Il la souleva presque. Les yeux écarquillés, elle se débattit comme une enragée, en vain. Elle fut réduite à lui balancer un flot d’insultes qu’il n’est plus nécessaire de retranscrire. Sa grosse voix recouvrant celle de sa femme, il la jeta à terre. Elle s’écrasa comme un vieux jouet rouillé que l’on jette au sol avec hargne parce qu’il ne fonctionne plus assez bien. Inaccessible à sa douleur, elle se rua sur le four et en arracha presque la porte. Elle attrapa le plat brûlant et l’envoya sur cet homme qu’elle haïssait de tout son corps. Le projectile, qu’il évita de peu, explosa contre le mur, les éclaboussant, le mur et lui, de sauce tomate bon marché.
Des spots se mirent à clignoter et une voix synthétique au débit haché annonça qu’un nombre de décibels anormal venait d’être atteint. La police n’allait pas tarder à débarquer si personne ne désactivait le compte à rebours.
Ils se regardaient en chiens de faïence, tous leurs sens à l’affût. Il serra la mâchoire et, après une brève hésitation, se rua dans la salle de bain. Elle respira profondément et désenclencha le système d’alerte.
Réfugié dans sa chambre, Benjamin s’adossa à la porte et poussa un long soupir. Le claquement résonnait encore dans ses oreilles, ses tempes battaient.
Il resta longtemps ainsi, à regarder fixement droit devant lui. Il n’actionna pas l’interrupteur ; il n’en éprouvait pas le besoin. Même plongé dans l’obscurité, le moindre détail de cette pièce pouvait lui apparaître comme en plein jour. Sa chambre, c’était son espace à lui, sa caverne d’Ali Baba. Il en connaissait tous les recoins par cœur. Tous renfermaient un trésor qui lui appartenait. Il ferma les yeux et, au rythme de son souffle, chaque meuble, chaque objet, chaque dessin ou poster se reconstitua précisément dans sa tête.
Sur le mur au-dessus de son lit, une succession de dessins collés au scotch formait une bande qui partait de travers. Une lettre, toujours la même, suivie d’un chiffre, ornait le coin en bas à droite de chaque page. Il y avait une dizaine de B-2, presque autant de B-3, déjà moins de B-4. Et de moins en moins de chaque chiffre. Après les gribouillages de bonhommes, d’animaux et de robots, le dernier dessin, seul 7 dans la ligne, représentait une mitraillette particulièrement réaliste qu’il avait copiée dans un magazine. Depuis l’an dernier, il était passé aux posters, où les joueurs de foot avaient rapidement laissé place à d’imposants superhéros de jeux vidéo, armés et cuirassés.
Pourvue d’épais barreaux verticaux découpant le mur des voisins en quatre, la seule fenêtre de sa petite chambre était encore ouverte. Une légère brise faisait frémir les rideaux, dont l’extrémité inférieure traînait sur un sol couvert de moutons. L’écho lointain de piaillements se mêlait aux sons étouffés derrière lui. Il s’imagina rétrécir, redevenir un tout petit garçon d’un ou deux ans, et s’introduire dans l’espace entre deux barreaux. Il aurait aimé s’enfuir, ne plus entendre que les bruits de la ville autour, mais il n’avait que huit ans ; il lui était impossible d’échapper à son quotidien de silences et de cris. Pas de cette manière en tout cas. Il se décida enfin à bouger et marcha jusqu’à sa fenêtre, dont il ferma les volets et les vitres.
Il tira la couette sur son lit jusqu’à l’oreiller et s’assit dessus en tailleur. Raide comme un soldat de plomb, il ordonna aux deux loupiottes dans son dos de s’allumer. Aussitôt, une auréole de lumière dorée aux contours imprécis dessina une ombre démesurée devant lui. Bien plus que dans le miroir de la salle de bain, où il ne pouvait voir son visage de gamin que lorsqu’il se mettait sur la pointe des pieds, c’était ainsi qu’il aimait se regarder. Là, sous ses yeux, il devenait un homme grand et fort. Un général invincible dont personne ne pouvait ignorer la présence et vers lequel tous levaient des yeux effrayés avant de baisser le front en signe de défaite. Il n’était plus le fils inexistant. Il n’était plus le garçon effacé et taiseux au fond de la classe.
Benjamin avait fait sa rentrée en CE2 presque cinq mois plus tôt. Sans un mot, il s’asseyait chaque matin à la même place et attendait que le temps passe. Des fois, il regardait le dos de ses camarades de classe et s’étonnait de leurs clins d’œil, de leurs sourires complices. La plupart du temps, son regard se perdait de l’autre côté des fenêtres, dans cette immensité sans cartes géographiques ni tables de multiplication où son imagination avait toute latitude.
Aujourd’hui, pendant la dictée, les nuages qui voguaient tranquillement avaient soudain accéléré leur course. Le ciel s’était obscurci puis s’était progressivement teinté d’un dégradé d’orange et de rouge. Recouvert d’une armure en métal blanc, propulsé Dieu sait comment, il avait jailli dans les airs au milieu de flammes incandescentes. De son rayon surpuissant, il avait abattu tous les monstres gluants qui grimpaient sur les murs de l’école pour pénétrer dans les classes et engloutir les élèves. L’assaut terminé, il s’était tourné vers l’intérieur, prêt à être porté par la foule en liesse. La maîtresse poursuivait son charabia, certains élèves s’envoyaient des boulettes pour se donner l’impression d’avoir participé à l’attaque. Personne n’avait osé le féliciter.
— Tu parles ! Y’a plus que des robots ouvriers sur tes chantiers. Je me demande bien ce qu’ils peuvent encore avoir à foutre de toi d’ailleurs.
Arraché à ses pensées, désorienté, il fut pris d’un vertige. Les cartes et les dessins tournaient autour de lui. Le visage contrarié de son père lui revint un court instant à l’esprit avant de s’évaporer, le renvoyant sur sa chaise branlante d’écolier.
Sans être chétif, il était plus petit que la moyenne des garçons. D’un blond nordique et la couleur de l’iris presque transparente, il ne ressemblait à aucun autre. Parfois, il tirait de l’orgueil de sa singularité. Accompagné par sa grand-mère qui, elle, se plaignait de ses seins qui tombaient et des plis disgracieux dans sa robe, il marchait la tête haute sur le chemin de l’école. Plus souvent, il enviait les autres en silence. Une petite boule au ventre, il observait de loin ce qui les distinguait de lui.
Étonnement, mis à part une seule et unique fois en CP, aucun élève ne s’amusait à le provoquer. Il était bizarre, tout le monde le savait, mais aucune de ses réactions n’était digne d’intérêt. Il était juste là, parallèle, insignifiant. Dans la cour de récréation, quasiment aucun de ses camarades de classe ne lui adressait la parole et il savait bien, au fond, que ce n’était pas parce qu’il les intimidait. Au fond seulement.
Il ferma les yeux pour mieux se remémorer ses exploits de la journée et, pris de torpeur, son corps commença à s’engourdir.
— Écoute. Je vais pas me cacher parce que tu supportes plus les mecs.
Il rouvrit les yeux instantanément et contempla de nouveau l’ombre gigantesque devant lui. Il posa une main dessus et elle se déforma, prit des contours menaçants. Après un mouvement de recul instinctif et quelques secondes d’hésitation, il s’approcha, lentement pour qu’elle ne s’offusque pas. Il la caressa prudemment. Elle lui sembla onduler sous ses doigts, se frotter à lui comme un chat que l’on apprivoise.
— PUTAIN ! ALLUME-TOI !
Tous les écrans dans sa chambre s’allumèrent d’un coup. Il agrippa un bourrelet sur sa couette, mais trop tard. Chassée, l’ombre rassurante s’était volatilisée. Il resta dans cette position, bouche bée, pendant de longues secondes. L’image bien connue de ses parents s’affrontant du regard lui apparut alors et déforma ses traits. Putain, ils pouvaient pas la fermer pour une fois ? Le délaisser ne suffisait pas, il fallait en plus qu’ils fassent constamment irruption dans son monde et brisent aussi ses rêves.
Un accès de colère le parcourut, mais se tassa rapidement. Après réflexion, Benjamin se résolut à accueillir cette clarté soudaine comme une invitation. Il bondit de son lit et se dirigea vers une pile de boîtiers à même le sol. Accroupi, il attrapa les deux premiers et en prit un dans chaque main. Fronçant les sourcils et déplaçant méthodiquement son regard de l’un à l’autre, il fut pourtant incapable de choisir. Il voulait comparer le graphisme des jeux, mais, encore contrarié, il éprouvait de la peine à se concentrer.
— Tu sais qu’il sait à peine lire ?
Ses yeux se figèrent et se tournèrent vers sa tablette scolaire sur le carrelage, à côté des autres boîtiers. Elle était éclairée elle aussi. Il laissa tomber les jeux ; ils ne lui évoquaient rien pour l’instant. Mû par la curiosité et comme pour vérifier la valeur des propos de son père, il s’empara de son outil de travail. Il décida de consulter ses exercices de français d’abord.
Toutes les pages sur lesquelles il cliqua étaient tapissées de phrases écrites en rouge. Il faisait des fautes à quasiment chaque mot, mais ce n’était pas tout. À en croire sa maîtresse, il écrivait très mal également. Un bon nombre d’inscriptions formulaient encore d’autres reproches, mais il n’en parvint pas à bout. Lire lui était pénible.
L’idée de passer aux devoirs de maths lui traversa l’esprit, mais, sachant très bien ce qu’il y trouverait, il claqua des doigts pour éteindre la tablette. C’était le mode qu’il avait choisi pour cette fonction. Il claquait bien des doigts au moins. Il posa l’appareil et prit le premier des deux jeux mis de côté.
Il n’était pas loin de vingt-trois heures et il commençait à avoir faim. Il chercha à tâtons quelques madeleines dans un carton sous son lit et, après avoir sélectionné le mode No Voice, lança une partie de Outriders – The Darkest Hour sur sa console. Un écran de trois mètres de diagonale apparut comme par magie sur le mur vide face à lui, mais il opta pour la réalité virtuelle et enfila son casque, laissant défiler sur la peinture de particules réfléchissantes la pâle imitation en 2D de sa vie.
Son père et sa mère s’étaient dissous dans un mauvais rêve. Plus rien d’autre que ce monde dont il avait découvert tous les rouages et qu’il contrôlait à la perfection ne l’accaparait à présent.
Il n’entendit plus que les éclats d’obus et les coups de feu incessants jusqu’à ce qu’il s’assoupisse vers deux heures du matin.
Une fois n’est pas coutume, le repas du soir se déroulait au son des couverts, ponctué de quelques phrases anodines. La mère et le père s’efforçaient d’éviter le regard de l’autre et de limiter la conversation aux sujets non polémiques.
— Tout à l’heure, sur la rocade, y’a un type qui m’a fait une queue de poisson et m’a fait un doigt d’honneur, dit-elle en poussant négligemment le contenu de son assiette du bout de sa fourchette.
— Encore un « Suédois », j’imagine.
— Mmm.
Benjamin profita de la trêve pour raconter avec force détails sa partie de la veille. Entre deux bouchées de purée ou la bouche pleine, il parlait vite et presque sans respirer, accompagnant de mouvements saccadés des bras les phrases qui se bousculaient. Il n’en revenait pas d’avoir atteint le niveau 8, record jamais atteint par ses partenaires de jeu virtuel.
Le corps totalement tourné vers lui, sa mère lui sourit et lui demanda de se calmer un peu. Il allait avaler de travers. Il aurait bonne mine le superhéros, tiens. Son père, lui, entra dans le jeu de son fils et le mitrailla de questions de connaisseur sur la manière dont il s’y était pris pour déjouer tel piège ou tel obstacle. Il félicita Benjamin à plusieurs reprises et, alors que l’agitation commençait à retomber, il jugea bon d’ajouter qu’il ne fallait quand même pas qu’il passe tout son temps sur les écrans.
— Ben qu’est-ce que je pourrais faire à la place ?
La mère posa sur son mari un regard qui se voulait neutre, mais celui-ci sentit qu’elle jubilait, impatiente de le voir s’embourber.
— Ben… je sais pas moi…
Quatre yeux interrogateurs et un silence chargé d’attentes pesaient sur lui.
— Ben, tiens, on pourrait se faire une petite partie de basket dans le jardin un de ces quatre, non ?
— Oh ouais ! Ça serait trop cool ça !
La mère se pinça les lèvres pour ne rien ajouter, se leva et commença à débarrasser la table.
— Je prends les assiettes et tu t’occupes du reste, ordonna-t-elle à son fils.
— Oui maman, répondit-il mécaniquement, les yeux encore illuminés par la promesse de son père.
Pendant qu’il s’affairait à remplir le lave-vaisselle, le père s’installa au bureau dans le salon, devant son ordinateur, dos à la pièce et sa famille. Il sélectionna le mode Sit and Go et lança une nouvelle partie de poker. La mère s’affala dans le canapé et commanda à la télé de s’allumer. Une chaîne d’information en continu s’afficha sur le large écran incrusté dans le mur. Un brouhaha de voix dissonantes emplit l’espace. Après avoir baissé le volume du débat sur le séparatisme en France, elle rapprocha la table basse, d’où elle tira une boîte sur le plateau inférieur, posa le bout de son pied gauche sur le bord et commença à se vernir les ongles.
— J’ai fini, annonça Benjamin.
— Oui, oui.
L’enfant resta planté quelques secondes à fixer ses deux parents à tour de rôle et se dirigea là où il y avait de la place. Guettant ses réactions, il s’assit timidement à côté de sa mère et, n’en décelant aucune, il tourna la tête vers l’émission projetée sur le mur.
L’attitude des invités sur le plateau lui sauta aux yeux. Portant tous des vêtements soignés et impeccablement repassés, ces individus dont il ne comprenait pas le discours pouvaient pourtant être divisés en deux groupes. C’était d’une évidence telle que personne n’aurait pu se tromper dans la répartition des places. Dans le premier, certains flottaient dans leurs vestes aux épaules trop larges. D’autres, engoncés dans leurs chemises ou leurs robes, suaient à grosses gouttes. On s’attendait à les entendre suffoquer d’un instant à l’autre. À l’exact opposé, les hommes composant le second groupe se distinguaient immédiatement par la droiture du regard et de la stature. Lorsqu’ils prenaient la parole sans en demander l’autorisation au présentateur, leurs voix graves et bien timbrées couvraient celle des autres avant de les faire taire.
L’air apeuré, un homme chauve de petite taille tentait de terminer une phrase sous les déclarations indignées de ses adversaires. Bien qu’il ne comprenait strictement rien à ce qu’il balbutiait, Benjamin éprouva de la honte pour ce pauvre type qu’un revers de la main aurait suffi à balayer. En revanche, les expressions des invités dont l’assurance crevait l’écran, de la moue de désapprobation aux ripostes cinglantes, absorbaient toute son attention. Ces hommes étaient capables d’une telle maîtrise de leur corps qu’il était impossible de les déstabiliser. Il ne leur était même pas nécessaire d’avoir recours à la parole pour s’imposer. Au-delà de la posture physique, ils étaient bien évidemment animés d’une grande force de conviction et ils savaient manier les mots, mais, ça, Benjamin n’était pas encore en mesure d’en faire le constat.
Sous les mâles dominants et leurs amuse-gueules, le bandeau en bas de l’écran affichait des phrases qu’il n’avait pas le temps de lire en entier à la première apparition, mais, réalisant que les nouvelles se répétaient par intervalle régulier, il finit par arriver à les décrypter les unes après les autres. Beaucoup des informations évoquaient des pertes dans un camp ou un autre. Décidément, entre le débat qui s’animait de plus en plus et les décomptes de victimes, la vraie vie n’était pas si différente de ses jeux vidéo.
Cent dix-sept manifestants avaient été blessés, dont douze grièvement, lors de la manifestation du jour sur les Champs-Élysées. Du côté des forces de l’ordre, on déplorait un mort et cinquante-cinq blessés. Le bilan de la journée était moins lourd que d’habitude, mais, face à la multiplication des revendications et des cortèges, le gouvernement envisageait de faire appel à l’armée dans les jours à venir.
Réalisant que Benjamin était subjugué par la télé, sa mère jeta un œil au bandeau rouge et s’étonna :
— C’est de mieux en mieux à Paris !
— Pourquoi tu regardes cette chaîne de merde ? Tu sais très bien qu’ils nous racontent que ce qu’ils veulent, rétorqua son mari, sans se retourner pour voir de quoi elle parlait.
— Oui, oui, je sais. Enfin, c’est quand même un gros merdier là-haut…
Elle changea de chaîne sans se poser de questions, Benjamin sursauta. Ils tombèrent sur le début du journal de 20 h sur une des chaînes généralistes.
— Bonjour. Nous sommes le 6 décembre 2029. Voici les titres de l’actualité.
Les dernières nouvelles furent scandées les unes après les autres sur des images choc au rythme d’une musique électromécanique. Après les événements parisiens et d’autres du même acabit en province ou à l’étranger, ce fut le tour du typhon le plus meurtrier depuis celui d’Haiyan aux Philippines en 2013. Le cyclone tropical Victor venait de ravager les Antilles et une grande partie de Porto Rico. On dénombrait déjà plus de neuf mille morts ou disparus et il était fort probable que le bilan humain s’alourdisse considérablement dans les prochaines heures. Ensuite serait diffusé un reportage sur la migration des habitants des îles pacifiques dont la montée des eaux avait déjà submergé une partie du territoire.
— Un climatologue spécialisé dans les événements météorologiques extrêmes nous rejoindra sur le plateau à la fin de notre édition pour faire un point et répondre à vos questions.
— Encore un expert ! Il est aux ordres de qui celui-là d’après toi ? lança la mère à son mari, dont les yeux rivés sur le petit écran lumineux face à lui reflétaient les cartes à jouer.
Sur le point de gagner un bon pactole, il exultait en silence. Entre deux tics nerveux, il se racla la gorge et, pour toute réponse à la question qu’il n’avait ni écoutée ni cherchée à comprendre, lâcha un bref grognement.
Dès les premières images des victimes du typhon, la mère plissa les yeux. Un rictus de dégoût spontané déforma sa bouche. Elle baissa les yeux et se concentra sur ses orteils. Les images des décombres parsemés de dizaines de cadavres persistèrent encore un instant dans ses pensées avant d’être reléguées dans la catégorie des informations accessoires. Ce vernis mettait trop de temps à sécher à son goût. L’industrie cosmétique lui avait encore vendu du rêve. Elle émit un léger soupir et se tourna vers son fils. Le dos raide et les mains sur les genoux, il fixait l’écran sans ciller. Aucune émotion ne transparaissait sur son visage ou sur sa gorge. Elle ne sut comment interpréter cette absence de réactions, mais, ayant vraisemblablement manqué de vigilance, elle appela une chaîne de dessins animés, le regard rivé sur son fils. Benjamin demeura immobile, les lèvres serrées.
— Tu préfères pas ça ? lui demanda-t-elle au bout d’un moment où il ne bougea pas davantage.
Il dirigea lentement ses yeux vides vers elle.
— C’est des trucs pour les bébés ça.
— Ah… Mais tu es toujours mon bébé, tu sais.
— …
Elle s’était attendue à un rire enjoué, une moue boudeuse, un câlin ou une vive répartie sur le ton du reproche. Elle avait voulu susciter une mimique théâtrale suivie d’un bon fou rire, ce genre de choses qu’ils avaient partagé il n’y a pas si longtemps. Il n’y a pas si longtemps, oui, elle en était sûre. Mais quand ? Depuis quand ne partait-il plus au quart de tour à ce genre de taquinerie ? Le silence de son fils la décontenança. Les remarques acerbes de son mari la veille lui revinrent en mémoire et elle se promit d’être plus attentive.
— Tu as fait tes devoirs ? s’enquit-elle.
— Oui, à l’étude. Comme tous les jours.
Ne sachant plus quoi ajouter, elle lui suggéra d’aller dans sa chambre. Il devait bien avoir des milliers de trucs à faire. Après avoir acquiescé, il sauta du canapé et passa dans le dos de son père, toujours aussi concentré, mais sur la perte de ses gains à présent.
— Salut P'pa !
— Bonne nuit Bonhomme !
— Bonne nuit maman !
— Bonne nuit mon chéri. À demain…