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Alix retourne dans la capitale après douze ans d’enfermement, rongée par la culpabilité. Elle s’efface jusqu’à ce que Nathaël, son petit frère de dix-sept ans, soit arrêté pour trahison. Dans ce pays autarcique, la disparition des opposants politiques interroge. Alix part à sa recherche à travers les peurs, les hontes, la folie. Mais parviendra-t-elle à le retrouver ?
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Seitenzahl: 198
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Ambre Guiard
Les maisonsvides
Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n’y estpas,
Si le loup-y-était, il nous man-ge-rait, mais comme il n’y-est-pas,
Il nous man-gerapas.
Sur le béton, ce couplet tournait en boucle dans ma tête. Une clé se glissa dans la serrure. Entre des cheveux bruns, j’apercevais quatre chaussures blanches en caoutchouc approcher. Mon corps quitta le sol à la force de leurs bras. Nous passions devant un homme qui criait pour qu’on lui rende son caillou. Les couloirs qu’ils empruntaient ne m’étaient pas familiers. Bientôt, ils s’arrêtaient sur un carrelage aux motifs bleus et blancs.
« Alix, » échappa un homme, le souffle coupé.
La curiosité menait souvent à d’affreuses découvertes, alors j’avais appris à l’ignorer. Il les remercia et m’encercla de son bras. Ses chaussures en cuir marron s’enfonçaient dans la terre. L’extérieur. Je découvrais les champs autour de nous. Combien de temps m’accorderaient-ils dehors ? En apercevant ses iris d’un bleu pur, captivant, mes yeux s’écarquillèrent. Son visage avait changé. Son corps avait changé – il était bien plus grand que moi, maintenant. Nathaël. Je n’avais pas revu mon petit frère depuis que l’on m’avait emmenée ici. Il avait cinqans.
C’était lui ; mon frère, et pourtant un inconnu.
« Comment vas-tu ? s’enquit-il. Ah, attends. »
Le vent jouait avec le tissu de ma blouse lorsqu’il déposa sa veste sur mes épaules tremblotantes.
Un véhicule transportant une dizaine de personnes nous récupéra bientôt et, par la fenêtre, des champs défilèrent jusqu’à des rues pavées, bordées de maisons.
« Mamie est décédée il y a deux mois, m’apprit-il, alors que nous traversions la ville. Quand j’ai découvert que tu étais dans cet asile il y a quatre ans, j’ai essayé de te récupérer. Ils n’ont accepté qu’il y a quelques jours. Nous avons expliqué qu’il fallait quelqu’un pour s’occuper de Papi. Tu vas habiter chez lui, dans un premier temps. »
La saleté noircissait la façade de la maison, et j’imaginais une colonie de rats s’en échapper en courant.
« Bonjour, Papi, » l’interpella Nathaël.
Le vieux monsieur assis dans le fauteuil répondit en marmonnant. Son inlassable contrariété avait creusé ses rides. Il me jeta un bref coup d’œil, avant de déclarer :
« Elle va salir ma maison.
–Suzanne va nous rejoindre pour l’aider. »
Nathaël me suivait dans l’escalier grinçant – il avait vieilli avecPapi.
« Sa chambre est à droite, et tu as celle de gauche, » expliqua-t-il en ouvrant la porte, mais je n’osais entrer.
L’horloge du salon chronométrait notre silence quand Suzanne nous rejoignit.
« Enfin de retour, » se ravit-elle.
Sa tête rousse aux yeux gris s’approcha de moi.
« Avez-vous prévu de nouveaux vêtements pour ma chère cousine ?
–Il y en a dans l’armoire. Ils appartenaient à Maman, » expliqua Nathaël.
Papa et Maman n’étaient pas venus, ils m’avaient punie.
« Je vais l’aider à se changer et demain, je l’emmènerai chez la couturière, » nous informa-t-elle en passant sa main dans mes cheveux – comme si ce n’était pas dégoûtant.
Suzanne regrettait de ne pas avoir eu un frère ou une sœur – elle en ignorait les inconvénients.
« Merci, Suzanne, sourit-il.
–Tu viens avec moi, Alix ? » m’encouragea-t-elle, en saisissant ma main.
Dans la salle de bain, elle ouvrit le robinet d’eau.
« Nous allons retirer ta blouse. »
Je levais les bras pour l’aider.
« Demain, je te montrerai ma maison. Tu pourras passer quand tu veux. Et je te présenterai Jules. Nous sommes mariés depuis bientôt deux ans. »
Suzanne lava ma peau et mes cheveux avec du savon – deux fois. J’observai l’eau qui s’éclaircissait s’échapper par le siphon.
« Est-ce que je coupe tes cheveux pour qu’ils soient droits ? » suggéra-t-elle, en m’enveloppant dans une serviette.
Je finis par hocher la tête. Des cheveux bruns s’écrasèrent sur le sol jusqu’à m’arriver au-dessus de la poitrine.
« C’est parfait. Allons te trouver des vêtements propres, maintenant. »
Elle s’empara d’une robe verte et deux petits tissus. Dans l’armoire, une femme menue, pâle, aux cernes violettes, m’effrayait. Des larmes dévalèrent mes joues et ma respiration se coupa. Mes formes avaient changé. Mon visage s’était modifié. Que m’avaient-ils fait ?
Je me recroquevillais sur le sol. Suzanne posa une couverture sur mes épaules et caressa mon dos.
« C’est fini, Alix, c’est derrière toi. »
Une question me terrifiait.
« Quel… âge… ai-je ? écorchais-je, en sanglots.
–Tu as eu dix-neuf ans il y a deux mois, répondit-elle, hésitante. Tu as été enfermée douze ans là-bas. »
Tout était embrouillé dans ma tête. En l’absence de mon reflet, je ne m’étais pas rendue compte que, moi aussi, j’avais vieilli. Elle me garda dans ses bras jusqu’à ce que je cesse de pleurer, mais sa gentillesse creusait letrou.
Elle m’aida à enfiler un tissu inconfortable qui couvrait ma poitrine, puis la longue robe m’emprisonna.
Une petite fille de cinq ou six ans courait dans le jardin.
« Nathaël ! l’interpellais-je, et mon petit frère me rejoignit aussitôt.
–Oui ?
–Mon nounours a disparu. On peut interroger les autres doudous pour le retrouver ?
–D’accord, je ramène mes doudous, ils ont peut-être vu quelque chose. »
Pendant des heures, nous avions cherché mon nounours. Aucun interrogé n’avait révélé d’information, mais Nathaël avait envoyé des suspects en prison – la malle du salon. Le soleil se couchait quand Maman nous avait demandé de rentrer.
Une main dans mon dos me fit sursauter.
« Nous allons manger, » annonça Nathaël.
Je remarquais le départ de Suzanne, la nuit par les fenêtres du salon. En quelques bouchées, j’engloutis la viande et les légumes verts dans mon assiette, puis attendis qu’ils finissent.
« Je passerai vous voir demain, nous informa Nathaël. Bonne nuit. »
Une fois la porte refermée, le silence écrasa la maison. Je regardais un homme en costume rouge, d’environ un centimètre, escalader l’armoire depuis le canapé. Essoufflé, il atteignait la première étagère. Il caressa le petit étalon alezan, puis vérifia par les trous de la flûte que personne ne se cachait à l’intérieur.
« Il faut que tu ailles dormir, » maugréa Papi.
Dans la chambre, j’ôtais enfin tous ces tissus et me glissais sous la couette. Mes pattes vertes aux griffes redoutables dépassaient. Je regardais autour de moi, la bouche grande ouverte pour exposer mes crocs aiguisés. J’étais un dinosaure, un gentil dinosaure – mais ils l’ignoraient. Cet endroit m’angoissait autant que la chambre dans laquelle j’avais vécu ces dernières années ; confortable, peut-être trop.
Suzanne me préparait pour m’emmener chez la couturière, et Papi se réjouissait de notre départ.
« Bonjour, Madame Waeger. Comment allez-vous ? » demanda-t-elle, quand une femme immense aux cheveux gris soigneusement coiffés nous ouvrit.
Ses rides énuméraient ses histoires.
« Bonjour, Madame Verhoeven. Entrez, je vous prie. Qui est la petite aiguille qui vous accompagne ? »
J’aurais aimé gravir le majestueux escalier face à la porte, découvrir les mystères qui se cachaient là-haut, mais nous la suivions dans une grande pièce sur la droite. Il y avait des vêtements de partout – sur les meubles, sur le sol, sur des ceintres, sur les dames – éparpillant les couleurs.
« Je vous présente Alix Landowski, ma jeune cousine. Elle vient de rentrer.
–D’où vient-elle ?
–D’un petit village au nord du pays. Nous vous dérangeons pour vos précieux conseils. Il lui faudrait quelques tenues.
–Vous êtes peu bavarde, m’adressa-t-elle, avec un rictus. Voilà qui me changera. Les paroles des jeunes personnes tendent à me donner mal à la tête. Suivez-moi ! »
La vieille dame fouillait les portants avec des gestes brusques. Elle sélectionna différentes robes, puis nous mena à une cabine de rideaux au fond de la salle.
« Je vous laisse enfiler cette robe. Oh ! Je vous ramène un soutien-gorge, » ajouta-t-elle, lorsque je commençais à me déshabiller.
Je secouais latête.
« Alix, insista Suzanne. Tu t’y habitueras, tu verras. »
Je secouais la tête. Alors que mon comportement désappointait ma cousine, la couturière, elle, l’exaltait. Je finis par essayer une robe blanche à manches courtes.
« Le travail en dentelle est magnifique, Madame Waeger, la félicita Suzanne.
–Je vous remercie, mais il faudra que je ceintre la robe pour cette petite aiguille. Vous allez me donner du fil à retordre. Comment vous sentez-vous dedans ? »
Le tissu m’empêchait de lever la jambe.
« Je ne peux pas bouger, répondis-je, toutbas.
–Mmhm, commença la couturière, avant de se perdre dans ses réflexions. Pleins d’idées me viennent, il faut que je les note, je n’ai plus votre âge. Je vais prendre vos mesures, mais je rajouterai quelques centimètres. Il faut vous nourrir, petite aiguille. Venez m’indiquer des robes, que je vous cerne. »
Suzanne réglait la commande, que nous récupérerions la semaine suivante.
« Je pense que vous apprécieriez les créations de mes défilés, » me confia la couturière.
Son sourire et son regard malicieux m’intriguaient. Il ne s’agissait pas d’un simple défilé.
La végétation cachait la façade, mais je connaissais bien cette maison – je la contemplais sous mes paupières. Revoir nos parents me terrifiait. Ils ne voulaient pas me voir – ils l’auraient fait avant, sinon.
Cette maison enfermait les années volées, l’histoire qu’ils avaient vécue en mon absence. Je n’y avais pas ma place. Je ne l’aurai plus.
« J’habite ici depuis que j’ai commencé mon service militaire dans l’Armée de terre, expliqua Nathaël. Il me reste encore un an et demi. »
Nous nous installions sur le canapé en velours d’un vert olive, face à la cheminée endormie. La tapisserie blanche aux rayures en relief, le buffet et la table à manger en ébène sculpté retenaient leur souffle. Cet endroit figé avait cessé d’être ma maison lorsqu’ils m’avaient emportée.
« La ville a bien changé, Alix. Le dirigeant actuel, Vanderoy, a été élu il y a six ans. C’est encore un militaire, et il a créé un commando pour se débarrasser de tous les opposants politiques. Ne divulgue jamais tes opinions, pas même en famille. Les arrestations s’appuient sur les dénonciations et les soupçons. Ils ont aussi instauré un couvre-feu entre 22h et 5h30 pour empêcher les rassemblements. Des militaires font des rondes toutes les nuits avec des chiens, ces bâtards. »
Le silence me tourmentait. Ce silence marcherait en trainant des pieds, et je redoutais les hésitations.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé là-bas, Alix ? » finit par demander Nathaël.
Le couloir blanc. La petite chambre claire au sol en béton. Ma vue se floutait. L’épuisement. La terreur. La solitude. Les bras qui m’immobilisaient. Les seringues. Je n’entendaisplus.
« …à n’importe quel moment. …Tu veux que l’on joue aux cartes ? On peut faire une bataille. Celui qui a la carte la plus élevée remporte celle de l’autre. Et quand un joueur a toutes les cartes, il gagne. »
Ce jeu interminable me détendait.
« Alix ? Il faut tourner une carte, » répétait Nathaël, dès que je divaguais.
Je finis par lui demander où se trouvaient nos parents. Il me dévisageait, hésitant.
« Quand les policiers t’ont emmenée, Papa et Maman étaient très inquiets, ils essayaient de te récupérer. Mais quelques jours plus tard, ils m’ont déposé chez Papi et Mamie. Ils ont juste dit que j’y resterais un moment. Ils ne sont jamais revenus. …Ils ont été exécutés. »
Assourdie, je m’échappais en me cognant à des murs ou à des meubles. Dans le jardin, on pointait une lumière dans mes yeux. Je courais, en pleurs, jusqu’à me prendre un mur. Ma vue s’ajustait. C’était un homme.
« Qu’est-ce qu’il vous ait arrivé, Mademoiselle ?
–Ma sœur a pris peur devant un chien sauvage, Officier. »
La main de Nathaël se posa sur mon épaule. Je ne voyais rien. Tout s’effondrait. Mon frère devait me détester. Devant la maison de Papi, il me prit dans ses bras et, inerte, je comptais les secondes avant qu’il me relâche.
Le soleil, peureux, se cachait derrière les toits. Combien de temps devrais-je encore attendre ? La culpabilité ne disparaitrait pas, et mon erreur ne cessera de se refléter dans leurs yeux. Papi toqua à la porte. Après un profond soupir, je me levais.
Une petite souris se faufilait dans le salon pendant qu’il lisait. Derrière son fauteuil, elle passa la tête pour m’observer, puis courut derrière le canapé.
« Qu’est-ce que tu fais ? » demanda Papi.
Il ne fallait pas que je dise ce que je voyais sinon, on m’endormirait.
« Est-ce que tu sais lire ? »
Je n’avais pas lu depuis mes sept ans. Il attrapa un énorme ouvrage dans la bibliothèque et m’obligea à le suivre dans la salle à manger. La table trembla sous le poids des pages, puis il tira la chaise à côté delui.
« Lis à voix haute. Je te corrigerai. Quand tu liras aisément, tu auras le droit de lire dans ta tête.
–Enqui…
–… Cy, » commença-t-il, quand j’entamais le titre d’une voix hésitante.
L’accablement de Papi grandirait avec les erreurs – forcée de me rappeler que je n’étais pas à la hauteur, que j’étais moins intelligente qu’à l’âge de sept ans. J’écorchais les mots et il m’obligeait à continuer en m’interrompant plusieurs fois par phrase – parfois même par mot. Il décida que c’en était assez lorsque j’eus terminé le paragraphe sur l’abandon.
« Je n’ai jamais tant eu envie d’abandonner moi-même, » soupira-t-il, avant de refermer et ranger l’encyclopédie.
Sur le chemin, Nathaël annonça que l’une de ses amies nous rejoindrait.
« Je connais Odile depuis que nous sommes enfants. J’ai hâte que vous puissiez vous rencontrer. »
Son paquet de cartes dépassait légèrement le mien lorsqu’il bondit lui ouvrir la porte.
« Comment tu vas ? l’interrogeait-il, dans l’entrée.
–Très bien, et vous deux ? Vous jouez aux cartes ?
–Oui, on fait une bataille. Je vais vous présenter. »
Leurs pas approchaient ; j’aurais aimé être seule.
« Alix, je te présente ma plus vieille amie, Odile. »
Sa silhouette longiligne d’une peau noir ébène s’élançait avec élégance.
« Je suis plus jeune que toi, je te rappelle, le taquina-t-elle. Enchantée d’enfin faire votre rencontre. Vous vous ressemblez beaucoup, » déclara-t-elle en nous observant, tour àtour.
« Est-ce que tu restes pour le dîner ? demanda Papi, à notre retour.
–Je dois retourner à la caserne, mais je pourrai me joindre à vous demain soir. Alix, est-ce que tu saurais venir à la maison ? »
Je hochais latête.
« Parfait. Je t’y retrouverai demain, à 15h30. »
Il me remit une clé et un livre avant de quitter la maison.
« J’imagine que tu ne sais pas cuisiner, » soupira Papi, en se rendant à la cuisine.
Nous mangions des légumes mijotés en silence, puis Papi me demanda de lire. Enfoncé dans son fauteuil, il me corrigeait à la moindre erreur de prononciation.
Il ne disait plus rien. Je me réjouissais de bientôt lire dans ma tête – quand un vacarme secoua le salon. Ces ronflements interrompirent ma lecture, et je partais me coucher. Incapable de dormir, j’étais toujours fatiguée. J’entrepris de feuilleter le livre de Nathaël, une étude économétrique de la Révolution industrielle, mais les pages étaient collées et découpées pour y encastrer un tas de billets.
Mes réflexions s’emportaient la nuit ; elles ne mèneraient nulle part à l’aube.
Cette fois, il fallait que je détache mon regard des feuilles mourant sur le sol, des flammes figées. Marcher m’enfonçait dans la solitude. J’errais dans les rues, égarée, jusqu’à tomber sur la maison.
« Alix ! Tu t’es perdue ? C’était trop tôt… Excuse-moi, je viendrai te chercher la prochaine fois. »
Nous buvions une infusion en jouant à la bataille – quand un fracas nous effraya. Nathaël se redressait. Je l’avais imité. Les deux hommes en uniforme militaire qui avaient enfoncé la porte d’entrée plongeaient surnous.
« Nathaël Landowski, venez avecnous.
–Où m’emmenez-vous ? »
Un signe de tête en direction de la porte à son collègue, et ils l’embarquaient.
« Lâchez-le ! » ordonnais-je, tirant sur l’un des bras qui agrippait Nathaël.
Il me jeta violemment contre le mur. Dans l’encadrement de la porte d’entrée, j’apercevais mon frère se débattre des deux hommes. Je me relevais et, la longue jupe réprimant mes mouvements sur le sol, je courais le rejoindre. Nous occupions chacun l’un d’eux. Mes poings cognaient le militaire lorsque je parvenais à esquiver les siens. Derrière lui, Nathaël se défendait de toutes ses forces.
« Hé ! Occupe-toi d’elle ! »
Avant que je ne puisse distinguer son interlocuteur, deux bras m’encerclèrent. Ils battaient mon frère sous mes yeux. Je hurlais, frappant de mes pieds et coudes celui qui me retenait. Il cria de douleur quand mes doigts pincèrent sa peau, puis bloqua mes mains contre ma poitrine. Nathaël, ensanglanté, ne bougeait plus. Je hurlais son prénom, gigotant comme un poisson pêché. Ils le soulevaient pour le placer dans le coffre de leur camion. En sanglots, les bras qui m’avaient empêchée de l’aider m’empêchaient de m’écrouler. Mon frère disparaissait avec le camion.
Je croisais le regard du jeune homme brun en uniforme agrippant mon avant-bras. Mon poing percuta sa joue.
« Où sont vos papiers ? » demanda-t-il, en serrant mes poignets dans mondos.
Je remarquais les personnes qui nous entouraient, spectateurs.
« Emmenez-moi à votre représentant légal, ou la police s’occupera de vous. »
Il posa sa veste sur mes épaules. Je la jetais violemment sur le sol et commençais à marcher. Le long des maisons floues, le bruit de ses pas m’insupportait. Les passants m’observaient. Certains sifflaient tandis que les autres, embarrassés, m’ignoraient.
« Enfilez ma veste.
–Non. »
Il soupira.
« Ils vous prennent pour une prostituée.
–Une prostituée ? »
Il n’expliqua pas. Le militaire toqua à la porte en me retenant par le bras. Papi finit par ouvrir, et sa mâchoire se décrocha.
« Bonjour, Monsieur. Est-ce que cette jeune femme habite ici ? »
Il hocha la tête en me dévisageant, les yeux écarquillés devant mon corps à moitié dévêtu, le visage abîmé par les coups et trempé par les larmes.
« Auriez-vous ses papiers ? poursuivit le militaire.
–Je reviens. »
En son absence, nos regards s’évitaient pour ne pas nous étrangler.
« Que s’est-il passé ? demanda Papi, en lui tendant le document vert. Pourquoi est-elle dans cet état ? »
Dégageant violemment mon bras, je rentrais dans la maison.
« Ils ont emmené Nathaël. J’ai essayé de l’aider, ils le frappaient. Et par sa faute, je n’ai pas pu les en empêcher, terminais-je, en désignant l’idiot sur le palier.
–Ce n’est pas exactement ce qu’il s’est passé. Mademoiselle Landowski frappait un Officier, et son frère un autre camarade.
–Toutes mes excuses, Officier. Leur désobéissance et leur comportement sont une profonde humiliation. »
Je hoquetais, avant d’esquisser un sourire glacial.
« Heureusement que vous étiez là, » ironisais-je, en fusillant le militaire du regard.
Papi cria mon prénom quand je fonçais à l’étage. Avant que ma porte n’éteigne leurs voix, je l’entendis demander : « Dans quelle institution était-elle ? »
Ma rage bouillonnait. Mon frère, blessé, était je ne sais où et Papi s’excusait auprès de ceux qui l’avaient tabassé. Il débarqua furieusement dans ma chambre.
« Mais qu’est-ce que tu as fait ? Tu ne dois pas parler ainsi à ces hommes, ou ils t’enfermeront dans un endroit qui te fera regretter l’asile, crois-moi ! »
Je lui jetais un regard noir, des larmes de haine brûlant mes joues. Il me dégoutait.
« Si ce militaire dépose une plainte contre toi, c’est fini !
–Où est Nathaël ? le coupais-je froidement.
–Qu’est-ce que j’en sais ! Tu iras te renseigner au commissariat demain s’il n’est pas rentré d’ici là. Surveille ton comportement sinon, je ne te garde pas ici. »
Il claqua la porte derrière lui et je me jetais sur le lit, enragée. Je n’étais pas assez forte pour le défendre, pas assez maligne pour le protéger.
Après le dîner, Papi me força à lire. Je cherchais dans l’encyclopédie des sujets qui l’emmerderaient. Les paragraphes sur la couture, l’herbe, les hérissons et la poussière l’avaient endormi, quand un écrit sur la médecine m’interpella.
Ils m’avaient blessée, laissée inconsciente sur le béton, forcée à ingurgiter des comprimés, attachée au lit pour essayer des « traitements », enfermée seule dans l’obscurité pendant des jours. Est-ce qu’ils soignaient dans cet endroit ?
La couleur de mes papiers avait indiqué au militaire mon internement. J’ouvrais discrètement le tiroir à gauche de l’armoire pour ne pas réveiller Papi, et m’en emparais. Dans la cuisine, les petits morceaux verts pleuvaient au-dessus de la poubelle.
Papi vagabondait entre la cuisine et le séjour. On ne regrettait tant son aigreur qu’en le croisant au réveil.
« Où vas-tu ? demanda-t-il, quand j’atteignais la porte.
–Chez Nathaël. »
Devant la maison de mon frère, mon estomac se nouait, hantée par la violence de la veille. Je pris une profonde respiration. En entendant des bruits de pas dans l’une des chambres, je traversais le couloir en courant. Une femme s’y trouvait. La déception remplaça violemment le soulagement.
« Nathaël est rentré ? demandais-je à Odile.
–Non. J’ai entendu parler de l’arrestation. Tu étais là, » constata-t-elle, devant mon visage coloré.
J’avais honte. Honte de ne pas l’avoir protégé.
« Il faut que l’on aille au commissariat, » déclarais-je.
Sa tête rebondissait, le regard dans le vide. Au bout du quartier, nous nous faufilions entre les demeures à l’architecture sophistiquée des familles aisées. Nous traversions ensuite des rues aux petites maisons similaires jusqu’à la base militaire de l’Armée de terre, collée au commissariat et à la prison. Odile salua la secrétaire de l’autre côté de la vitre.
« Nous souhaiterions savoir si un proche a été emmené ici, commença-t-elle.
–Un instant. »
Je fulminais d’impatience, des hommes en uniforme fourmillant autour denous.
« Qui cherchez-vous ?
–Il s’appelle Nathaël Landowski, reprit Odile.
–Quel jour a-t-il été arrêté ? »
Elle cherchait dans son carnet avec indifférence. Pour elle, ce n’était pas une personne, c’était un autre nom qui remplissait ses pages. Odile se tourna versmoi.
« Hier après-midi, précisais-je.
–Il n’est pas ici, déclara-t-elle, après avoir fouillé les arrivées. Vous devez avoir fait erreur.
–Bien sûr. Les militaires ont dû l’emmener à la plage, » ironisais-je.
Elle me fusillait du regard.
« Vous n’avez qu’à contacter le ministre des Armées.
–Vous ne servez vraiment à…, » commençais-je, mais Odile me tira par le bras vers la sortie.
Je m’éloignais d’un pas furibond.
« Je savais qu’il ne serait pas emmené ici, admit Odile, en me rattrapant. Je vais le rechercher.
–Est-ce que tu as des informations ?
–Je connais des personnes qui en ont. Est-ce que tu veux venir ? »
Je hochais la tête et, au milieu de précieuses maisons, elle sonna la cloche d’une demeure rouge.
« Bonjour, salua-t-elle le monsieur qui ouvrit. Je m’appelle Odile de Montgolfier, et voici Alix Landowski. Nous venons nous entretenir avec Monsieur et Madame Bauer.
–Si vous voulez bien me suivre. »
Il nous abandonna dans un salon bleuté aux fournitures clinquantes. Une femme de la quarantaine interrompit bientôt ma contemplation du ciel gris par les grandes fenêtres.
« Bonjour, Mesdemoiselles, déclara-t-elle, en nous invitant à nous asseoir. Que souhaiteriez-vous boire ? »
En attendant qu’une dame apporte son thé, elle me fixait avec un rictus. Mes yeux s’écarquillèrent quand son mari entra dans la pièce. Hedwige et Gabriel Bauer, journaliste et plus cher ami dePapa.
« Nathaël a été arrêté hier après-midi…, les informa Odile.
–…Et sa sœur était de la partie, » l’interrompit Hedwige.
Ma voisine racontait l’arrestation comme si elle y était. Les informations circulaient aussi vite qu’autrefois.
« Nous revenons du commissariat, mais il n’y est pas. …Nathaël appartenait à la Résistance, admit-elle, et le sourire de Hedwige disparut. Est-ce que vous sauriez où ils les détiennent ?
–Votre frère a été dénoncé, déclara Gabriel, effacé dans un coin. Ils connaissaient son identité. Le gouvernement cherche à éliminer les subversifs, ils ne le relâcheront pas. Nous nous tiendrons informés. Il faut que je parte travailler. A bientôt, peut-être, » termina-t-il dans un murmure.
Lorsqu’il eut quitté la pièce, Hedwige jeta son thé dans une plante.
« Je n’aurais imaginé Nathaël se joindre à la Résistance, s’étonna-t-elle, en saisissant une bouteille au liquide roux dans un placard. Vous en voulez ?
–Non, merci, répondit Odile pour nous deux – malgré ma curiosité.
–Il était si… conforme, comme votre grand-père. Non, je ne l’avais pas vu venir. »
Le regard de Odile, silencieuse, s’assombrissait.
« Depuis quand êtes-vous rentrée, ma chère ?
–Moins d’une semaine.
–La ville n’a pas changé, n’est-ce pas ? »
Dès que son mari avait quitté la pièce, elle avait retiré son masque et cessé de jouer.
« Qu’est-ce que la subversion ? les interrogeais-je.
–C’est le terme employé par le gouvernement pour désigner la Résistance, devança-t-elle Odile, leurs opposants. Ils luttent contre la corruption, les violences militaires, pour la justice, des conditions de vie correctes, énumérait-elle, d’un tonlas.
–Et qu’arrive à ceux qu’ils arrêtent ? persistais-je.
–Ils les torturent pour obtenir des noms, des lieux de rendez-vous, des missions, s’empressa de répondre Odile. Après, ils les emprisonnent ou les exécutent, mais nombreux disparaissent. Nous ignorons s’ils sont tués, enfermés dans des prisons ou des camps. Aucun corps n’a été trouvé, expliqua-t-elle, nerveusement.
–