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Deux personnages aux vies parallèles nous entraînent aux frontières du rêve, de l’obsession méthodique et de la réalité la plus violente. À une époque de changement qui mêle les années 60 et 2016, les protagonistes nous font découvrir Nice. Dans un suspens fantastique, ils remettent au goût du jour des questions existentielles, aux réponses toujours ouvertes, telles que la position de l’homme dans l’univers ainsi que sa relation avec le temps et la mort.
Vivons avec eux dans une aventure singulière et mystérieuse, dans un espace-temps où rien n’est écrit d’avance, où chacun peut forger son imaginaire.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dans Les marches du désordre, son premier roman publié, Pierre Vicar invite le lecteur à parcourir un monde, entre réel et imaginaire, longtemps resté intime. Cet ouvrage est le fruit de sa passion pour l’écriture et de l’attachement à sa ville.
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Seitenzahl: 582
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Pierre Vicar
Les marches du désordre
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pierre Vicar
ISBN :979-10-377-7234-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ceux que l’on aime font vivre
les lieux emblématiques de nos vies.
Je dédie ce roman à une maison, une région, un pays :
La Sousta, l’Auvergne, le Brésil.
Lapo ressent une sensation d’impermanence et de précarité chaque fois qu’il réfléchit à la position de la terre par rapport au système solaire. Pour lui, c’est un vertige existentiel. Il est Thaïlandais, informaticien, voyage en Europe. En mars 2016, il obtient un poste à Nice.
Amadeo vit à Nice. Attaché à sa ville, l’obsession qui façonne son mode de vie l’enferme dans la répétition des habitudes. Il limite ses rapports sociaux au strict nécessaire des besoins quotidiens. Le périmètre des rêves est une part de sa vie.
Leurs cultures différentes les orientent dans des vies parallèles sans lien entre elles. Le hasard peut-il les mettre en présence l’un et l’autre ? Les évènements et les personnes qu’ils rencontreront vont bousculer leurs certitudes. Chaque situation, chaque personnage apparaît comme une fulgurance. Ils modifieront leur cadre de pensées. Ce qu’ils croient être installé dans le temps pour durer longtemps peut disparaître sans signe préalable. Dans quelles circonstances perd-on son discernement ?
La petite avenue de la Californie débouche sur la promenade des Anglais. Les grilles vertes de l’immeuble à l’angle sont positionnées directement sur le bord de la murette qui les soutient. Depuis moins d’un an, les gamines de Hongrie et de Roumanie n’ont plus la place de s’asseoir sur le bord du petit mur, avant que les clients ne passent à pied ou en voiture pour une baise courte et tarifée. Elles ont quitté en moins d’une semaine l’angle stratégique qui leur servait de point de ralliement. Les riverains ont surnommé cette nouvelle protection « la barrière anti-putes ». Elle remplit son rôle au-delà de leurs espérances. Il ne reste de leur passage que les nombreuses traces de chewing-gum collées sur le ciment du trottoir. La location de l’appartement du cinquième étage est un coup de chance. Lapo remplace Ron, un étudiant Américain. Il a trouvé un travail à la frontière italienne. Le bus de la ville le dépose à quelques mètres du « 123 Promenade des Anglais ». Les clefs dans la poche de son jean, Lapo dépose son sac pour libérer sa main droite. Derrière les grilles se dresse une haie de cyprès mal taillée. Un objet rectangulaire, un cadenas est accroché à l’une des branches. Il le remarque à peine, prend le boîtier Vigic suspendu au trousseau de clefs qu’il sort de sa poche. Les marches devant la porte principale brillent sous le soleil. Après une autre volée de marches, il ouvre la porte de l’ascenseur et y jette ses bagages. Enfin arrivé après son voyage en train, il a hâte de prendre une douche. Le trajet de Toulouse à Nice lui a paru interminable.
La porte de l’appartement a une serrure blindée. Il l’ouvre après avoir essayé deux clefs différentes. L’odeur de la pièce principale lui semble familière. Il va à la cuisine pour prendre un grand verre d’eau, ouvre machinalement le réfrigérateur, boit au goulot une grande gorgée de soda. L’appartement est disposé en largeur face à la mer avec deux pièces ouvertes qui communiquent. Chacune est reliée par l’extérieur à une terrasse étroite en front de mer. Son téléphone portable émet quelques notes d’une chanson connue.
— Coucou Lise, ça va ?
— Oui, je t’appelle pour savoir comment est Nice, j’ai une vague cousine qui vit dans la région, Marie Lahord. Je te donne son téléphone, appelle-la dès que tu as le temps.
— D’accord, merci Lise, j’ai une vue géniale de la terrasse, je vois toute la baie des Anges, la plage est juste en face.
— Tu sais que tu as oublié ton vieux portable chez Richard ?
— Ah bon ? J’avais cru l’avoir mis dans mon sac de voyage. Merci, je m’installe rapidement et je vais nager un peu, je me sens presque en vacances. Bises, on s’appelle ce soir.
Sur la table basse du salon, il pose son portable. Lapo regarde à travers la baie vitrée, la mer en face. Il entend le bruit des vagues et de la route. La promenade des Anglais est toujours un axe de circulation très fréquenté.
Les panneaux de verre coulissent facilement, sur la terrasse. La première chose qu’il ressent est l’odeur de la méditerranée, le vent qui vient de la mer, les embruns d’iode et de sel. Il se penche au-dessus de la rambarde métallique peinte en vert : l’entrée de l’immeuble vue de haut avec la haie de cyprès, les deux voies de circulation, l’entrée du tunnel de Magnan, au-delà du flot des voitures, la partie piétonne de la promenade des Anglais et en contrebas la plage de galets, l’écume des vagues et la mer. Des enfants se baignent avec leurs parents, des couples allongés sur leurs serviettes de plage ont des gestes de complicité, des groupes d’adolescents assis en cercle refont le monde ou révisent leurs cours, des gamines crient.
Il est à Nice, heureux de découvrir une nouvelle ville. La chaise design blanche et le guéridon télescopique seront bientôt le mobilier indispensable pour prendre son café ou boire un verre face à la baie des Anges.
Il s’assoit, les vagues régulières reflètent les points brillants du soleil. À gauche, le bout de la promenade, Robba Capeu, l’entrée du vieux port, la colline du Mont-Boron, plus loin, un peu décalé au bout de la presqu’île de Saint Jean-Cap-Ferrat : le phare de pierres blanches. Il sourit en constatant qu’il a sous les yeux, d’un seul coup d’œil, plusieurs cartes postales emblématiques de la région.
L’air de la mer balaie en rafales la façade de l’immeuble. Dans le coin ouest de la terrasse, celui où la courbe de la baie se termine par l’aéroport, deux plans de jasmin grimpant à des roseaux semblent reliés à un courant électrique. Chaque feuille tremble en saccades irrégulières. Les odeurs de la méditerranée, l’exposition plein sud de l’immeuble contribuent au dépaysement. La réverbération et la chaleur du sud lui rappellent qu’il a eu raison de ne pas avoir oublié ses lunettes de soleil.
L’intérieur de l’appartement est plus frais, une rangée de placards intégrée dans le mur permet de disposer la plupart de ses affaires. Les canapés sont placés en « L » de manière à voir la télé. Il peut se vautrer dans l’un et voir la mer assis dans l’autre. Des plantes exotiques à larges feuilles plantées dans de gros pots de terre rouge sont disposées près de la seconde baie vitrée.
Les feuilles les plus anciennes portent des traces de brûlures dues au soleil. Lapo s’assoit sur le canapé face à la mer, la baie vitrée est grande ouverte. Une brume transparente déforme légèrement le garde-fou rectiligne de la terrasse. La chaleur du sol renvoie des vapeurs ondoyantes. La mer est vue à travers le prisme déformant de la chaleur. Un petit yacht à la coque de bois vernis arrive de l’horizon. Sans pensée précise, il laisse divaguer ses réflexions sur l’organisation de son travail pour le lendemain. Les rendez-vous qu’il doit prendre en fin de journée, le moment où il pourra aller à la plage.
Un son qu’il a du mal à définir le ramène à la réalité. Un crissement de métal, une voix, rien de précis. Il sort sur la terrasse, remarque à peine que la plage est presque vide. À l’angle de l’immeuble et de la petite rue de la Californie, une femme en robe rouge, une jambe repliée, essaye de se relever. Elle crie vers le ciel des mots que Lapo ne comprend pas. Le talon de sa chaussure droite est cassé. Un homme jeune en blouson de sport porte un sac en plastique, hurle une insulte et tourne en courant dans la petite rue. C’est sans doute une professionnelle qui s’est fait attaquer. Une flaque rouge s’agrandit autour de ses hanches. Elle lève la tête vers les terrasses de l’immeuble, hurle des mots sans doute dans une langue slave. Le sommet de son crâne fait un bruit mat en retombant sur le trottoir.
Lapo se précipite vers la porte, vérifie qu’il a ses clefs, prend l’ascenseur, passe en courant dans le vestibule de l’immeuble, dévale les marches du perron, ouvre la grille d’entrée. Une vieille femme le croise. Elle tient en laisse un petit chien aussi vieux qu’elle. Sur le trottoir, à l’angle, les traces de chewing-gum, les traces d’urine d’un chien dans le caniveau, mais pas celle du sang ni du corps. Il se retourne, parcourt la rue d’un regard incrédule. C’est quoi ce truc ? Un couple de touristes approche de lui et répond à sa question par la négative : Non, il n’a pas rêvé ! Il revoit en accéléré les quelques minutes précédant l’absence de découverte de la victime fantôme. Rien ici ni dans la petite rue à l’angle. Ne sachant quelle attitude adopter, il s’assoit sur la dernière marche du perron. Il regarde sans être capable de fixer son attention, la circulation des voitures et des bus de tourisme sur la Promenade. Une joggeuse passe devant lui, suivie de trois étudiants qui rient franchement. Une famille de touristes traîne des valises à roulettes, le nez en l’air, cherche les numéros des immeubles. Un homme en jean et veste de jogging passe en le dévisageant à la dérobée. Lapo l’apostrophe :
— Tu n’as pas vu une femme blessée en bas ou près de l’immeuble ?
— Ben non, y’a personne.
— J’ai vu une femme blessée de ma terrasse, elle n’a pas pu disparaître.
— Qu’est-ce que j’en sais, je viens de Magnan, je n’ai rien vu.
— OK.
Lapo se lève, remonte au cinquième étage.
Préoccupé par l’illogisme de la situation, il se sert un grand verre d’eau et va s’asseoir dans le canapé. Il se ravise, fonce sur la terrasse dont les vitres étaient restées ouvertes, se penche et là son cœur s’arrête. La femme à la robe rouge est entourée de quatre personnes dont l’attitude, sans équivoque, est de lui porter secours.
C’est quoi ce cirque ? Son cerveau réfléchit à toute vitesse. Ce n’est pas possible ! Il ne s’est pas passé cinq minutes. Il résiste à redescendre illico, puis se met à hurler :
— Vous voulez que j’appelle les pompiers ?
— C’est déjà fait, mais si vous avez un tissu pour comprimer la plaie, ça serait bien.
— J’arrive tout de suite.
Il rentre dans la salle de bain, arrache une serviette éponge de l’étagère et se rue dans l’ascenseur. Moins de deux minutes après, il ouvre la grille de l’entrée de l’immeuble.
Sur le trottoir, il manque de renverser une mère promenant sa fille dans une poussette, se précipite à l’intersection des deux rues, pas la moindre trace de ce qu’il vient de voir de la terrasse. La serviette à la main, un gamin hilare, lui demande s’il cherche où est la plage.
— J’ai l’air con avec ma serviette éponge. Il se parle à lui-même, ne comprenant pas ce qui lui arrive. Quelque chose, un détail ne colle pas. À l’instant, il ne saurait dire lequel.
Perplexe, devant ces évènements inédits pour lui, il ne prend pas l’ascenseur et monte à pied les escaliers jusqu’au cinquième étage tout en réfléchissant.
En tombant lourdement dans le canapé, quelque chose revient à sa mémoire. Ce n’est peut-être rien. Il n’en est plus certain.
Les voitures garées devant l’immeuble ne sont pas celles qu’il a vu de la terrasse. Le cabriolet Mercedes et la camionnette bleue n’étaient pas stationnés lorsqu’il est descendu. En regardant une nouvelle fois de la terrasse, son intuition se confirme, les voitures sont différentes.
Il n’y comprend rien, se masse l’arrière du crâne, regarde la mer, contrarié par l’incohérence des choses.
— Je ne suis pas fou ! Merde ! La vue de la rue (la promenade des Anglais en l’occurrence) n’est pas la même si je suis sur la terrasse ou en bas de l’immeuble : ça veut dire quoi ?
Il rejette sa tête en arrière, la cale dans la position qui lui semble la plus confortable et s’assoupit sans s’en apercevoir.
La mer est une masse lumineuse et bleue. Des mouvements circulaires, légèrement en ellipse, créent un brassage incessant sous sa surface. La profondeur des fosses marines abrite des poissons aveugles, des particules invisibles se déplacent dans un immense fluide d’un noir profond toujours en évolution. Les vagues de la surface, malgré la formation de leurs crêtes irrégulières, recouvrent l’étendue liquide d’une uniformité qui la confond avec le ciel. L’obscurité des profondeurs est-elle la même dans les confins de l’espace ou au fond des abysses ? Le noir est-il une couleur à part entière ou son absence ? A-t-il une densité plus forte au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la stratosphère ?
Le rêveur se déplace à la vitesse d’un super héros dans des gouffres marins où une faune inconnue circule entre des végétaux frêles et résistants, avant que l’un et l’autre se raréfient, pour finalement laisser la place à un noir intense. Sans transition, il est projeté aux confins de la galaxie, traverse des nuages de poussière grands comme des continents, frôle sans les toucher des montagnes de roches glacées. Des planètes gazeuses éjectent des blocs compacts attirés par des étoiles en fusion. Elles explosent en laissant à leur place un cercle lumineux qui disperse autour de lui les morceaux du monde disparu. La clarté irradie des planètes entières, recouvre des distances à peine calculables et s’estompe pour être absorbée à son tour dans un noir profond : le vide sidéral. Voyageur improbable dans des mondes à découvrir, il défie les lois de la gravitation et de la physique pour se poser sans en être conscient la question de sa propre existence et du sens de toute chose.
Son rêve ne lui laisse pas de souvenirs précis, juste une impression d’avoir compris quelque chose d’important, une construction intellectuelle très élaborée perçue avec acuité mais insaisissable, car il l’oublie au fur et à mesure qu’il se réveille.
Lapo se redresse, quitte le canapé et va finir de ranger ses affaires. Il prépare ses documents pour le lendemain. Un rendez-vous dans une entreprise informatique où il doit travailler pour une période de six mois.
La chambre est attenante à la salle de bains. Un petit balcon permet de voir les collines niçoises, une partie de la petite avenue de la Californie, les immeubles de Magnan, ceux faisant face à son immeuble. Au moins, l’un d’eux est certainement destiné à la location. Des linges de couleur et du matériel de plage sont suspendus aux rebords des fenêtres et aux balcons.
En remarquant tout cela, il a envie d’aller maintenant sur la plage. Il donne un tour de clefs après avoir fermé les baies vitrées. Il prend son sac à dos et descend, en courant, les escaliers.
Il a cependant un peu d’appréhension lorsqu’il traverse le hall.
Qu’est-ce que je vais trouver sur ce trottoir cette fois ?
La grille franchie, rien n’attire particulièrement son attention, des touristes de tous âges, des familles avec de jeunes enfants, des travailleurs du bâtiment à deux blocs du 123 dans lequel il va passer quelques mois, enfin, il l’espère. Il croise des étudiants pressés qui dévisagent une jeune prostituée. Elle ajuste une ceinture argentée sur une jupe à paillettes. Le flot des voitures avance rapidement, pas question de se faufiler pour aller plus vite. Il attend prudemment que le feu passe au rouge.
— Vous avez du feu ?
Lapo tend son briquet à une belle Africaine qui prononce ces mots avec un léger accent américain.
— Vous êtes en vacances ?
— Non, étudiante en littérature anglaise.
— Très bien, moi je commence à travailler demain dans une boîte d’informatique. Je ne suis pas de Nice non plus.
Le feu est passé au rouge. Ils marchent ensemble sur le passage clouté. La traversée, en deux temps, leur permet de poursuivre leur brève conversation.
— Je crois qu’il y a une fac derrière Magnan.
— Oui, c’est ça. C’est pratique, on est à un quart d’heure de la plage.
Elle traverse la seconde voie, lui fait un signe de la main, lâche une bouffée de cigarette vers le ciel et poursuit son chemin vers le centre de Nice. Elle marche sur la Promenade, côté mer.
— Elle est belle, constate Lapo.
C’est une des premières personnes à qui il parle. Il a peu de chance de la revoir. Elle lui laisse une impression agréable, de celle sur laquelle il ne veut pas bloquer. Il espère la revoir rapidement.
Quelques mètres le séparent de la plage, des escaliers de pierre jouxtant un poste de secours mènent directement à la plage de galets. Ce n’est pas une plage de sable fin, bon, mais juste en dessous de chez soi, c’est plutôt sympa.
Il se rapproche du bord, étale sa serviette puis la déplace. Une vague un peu plus forte vient de mouiller une bande de galets.
Son jean et son tee-shirt roulés en boule à côté de sa serviette, il marche vers l’eau d’un pas décidé, moins vite qu’il le voudrait. Les gros galets irréguliers lui tordent la plante des pieds. Le premier contact avec la méditerranée est un peu frais. Il avance avec précaution, les vagues à mi-cuisses lui piquent la peau.
La pente est plus accentuée qu’il ne le pense. Il perd l’équilibre et se retrouve avec l’eau froide sous le menton. Un hurlement derrière lui le fige sur place. Il se retourne et remonte presque à quatre pattes sur la plage.
Marguerite-Marie regarde par la fenêtre de son appartement, rue Croix de Marbre, la pluie qui continue à tomber. Elle est excédée par ce temps. Elle n’a pas beaucoup d’enthousiasme pour commencer les préparatifs de Noël. D’un pas traînant, elle se dirige vers la grande armoire de noyer, sur l’étagère du haut. Elle empoigne un grand carton contenant tous les santons de la crèche. Un grand panier d’osier d’où débordent des guirlandes et des boules de Noël est presque tombé. Elle prend le vieil escabeau de bois de la famille, ramène dans le salon, carton et panier pour disposer la crèche. Chaque année, elle décide d’un nouvel emplacement pour le sapin. En fonction de son choix, la crèche sera près du piano ou de la cheminée. Du salon, elle voit la mer et une petite partie de la promenade des Anglais. La pluie a diminué. Elle saisit le combiné du téléphone de bakélite noir, appelle son amie Colette, rue Cassini. Elles décident toutes les deux d’aller prendre le thé au Queeny, vers 16 heures 30.
— S’il ne pleut pas des cordes, on pourra passer au « Coin de Nice » pour acheter des cartes de vœux et des petits cadeaux pour les fêtes, qu’en penses-tu, Colette ?
— Très bonne idée, j’ai vu l’autre jour un très beau coffret de cuir contenant des jetons en nacre de couleurs, je pense que ça ferait plaisir à Jacques.
— Tu as raison, moi j’ai envie d’acheter les dominos rouges avec les strass c’est voyant mais ça nous fera rire pendant les « thé-tartines ». À tout à l’heure.
Elle ne sait plus où elle a rangé le papier « rocher ». Tant pis, si elle ne le trouve pas, elle en achètera avec les cartes de bonne année. Cette fois, les cartes anglaises au pochoir seront à la vente, contrairement à l’année dernière.
L’après-midi, alternent pluie et éclaircies. Marguerite-Marie met son manteau et prend son parapluie. Dans la rue du Congrès, elle lève les yeux vers le ciel, les nuages gris s’assombrissent vers l’horizon. Depuis plus de trois jours le temps est épouvantable.
L’épicière de la rue de France lui a dit :
— Madame Loni, ce n’est pas de chance, la route de Bellet, où mon mari passe tous les jours pour aller travailler, vient de s’effondrer ce matin. Des orages comme ça : c’est plutôt à la fin du mois d’août.
Le soleil éclaire la façade latérale du Palais de la Méditerranée. Colette ne devrait pas tarder. Elle déjeune chez une amie de la rue Halévy. Le trottoir détrempé brille. Des flaques reflètent les nuages et les parties de ciel bleu. Un petit signe de la main, elle vient d’apercevoir Colette. Toutes les deux pressent le pas, se rejoignent et marchent vers le Queeny. Elles ont toujours des choses à se raconter. Elles prennent toutes les deux un thé à la bergamote.
— Tu sais que Kiki va partir au printemps à Rome avec Joss et Suzon ?
— Ah bon ? C’est un voyage assez long tout de même. Le train s’arrête tellement longtemps à Vintimille et à Gênes.
— Mais non, elles partent avec Jean Dorcel qui a une nouvelle auto, une Américaine…
— Pas possible, ça, dit donc c’est une nouvelle !
Le serveur leur apporte leur thé. La table bouge un peu. Il pourrait être plus adroit. Elles continuent leur conversation. Une légère vibration parcourt la salle. Imperturbables, elles continuent à parler de leurs amis communs.
— Le thé n’est pas assez fort, tu ne trouves pas ?
Colette n’a pas le temps, de terminer sa phrase.
La table d’à côté vient de basculer sur la leur. Marguerite-Marie est emportée avec sa chaise. Sans rien comprendre, elles reçoivent une douche d’une telle violence qu’elles sont projetées au fond du salon de thé avec la sensation de se noyer. Colette ne voit plus rien, elle a du mal à respirer. Une douleur aiguë lui frappe le mollet. Des débris de verre, de bois et de métal sont recouverts par une masse d’eau qui touche presque le plafond. Ce cauchemar irréel semble durer une heure.
Il est environ 16 heures 30 quand les clients affolés sortent instinctivement la tête hors de l’eau. Ils aspirent de grandes gorgées d’air avec un goût salé dans la bouche. Un homme chauve se relève en titubant. Il a de l’eau au-dessus de la taille. Stupéfait, il sort un galet de la poche de sa veste.
Tout est recouvert d’eau. Les hommes aident les femmes à se relever. Il ne faut plus rester dans cette eau froide. Ceux qui peuvent marcher se tordent les pieds sur les galets. Les encadrements de la vitrine du « Queeny » sont arrachés. Dehors sur la Promenade, tout est sous l’eau, les voies de circulation et les chaises bleues !
Des hommes et des femmes sortent des immeubles, marchent dans la mer qui envahit tout. La plage a disparu, la devanture d’une pharmacie fendue par la force de l’eau et des galets laisse filtrer une eau grise. Des boîtes de médicaments flottent à la hauteur de ce qui était, il y a une demi-heure, le comptoir d’une pharmacie prospère. Marguerite-Marie tousse et recrache avec un goût amer un liquide qui n’est pas que du thé à la bergamote. Pour le coup, il est très dilué cette fois ! Épuisée, elle grimpe sur quelque chose qui ressemble à une malle ou une table de présentation.
— Colette ça va ? Où es-tu ?
Une femme aux cheveux gris lui répond, la main sur son cou comme si elle voulait se protéger d’un courant d’air. Ce n’est pas la bonne Colette. Elle la cherche, regardant avec attention l’intérieur de la salle. Dehors, les rescapés s’accrochent à ce qu’ils trouvent. Pas de Colette, nulle part. Elle commence à grelotter, perd l’équilibre et retombe dans l’eau. Un homme sportif, qu’elle ne voit pas, la prend par les épaules, la tire à l’extérieur. Il la porte presque, lui demande comment elle va.
— J’ai froid. J’étais avec une amie, je ne la trouve pas.
— C’est normal, c’est un peu la panique, ne vous tracassez pas.
L’eau salée s’est infiltrée partout, à présent. Ils marchent, comme ils peuvent, freinés dans leur progression par des courants variés. Attirée par les escaliers d’une cave, la mer s’engouffre dans chaque recoin où elle peut passer. Au bout de la rue du Congrès, une barque à fond plat est manœuvrée par des pompiers. À l’intérieur est secouru un couple immobile, n’ayant pas encore pris conscience de ce qui venait de leur arriver. Le bruit d’un cri derrière une porte d’entrée renforce le sentiment d’insécurité.
Marguerite-Marie lâche son inconnu. Elle se tient droite. Elle entoure un réverbère de son bras. Lui pousse la porte qui offre une résistance. Des détritus divers flottent à la surface de l’eau grise. Il saisit une main d’enfant. Derrière, la mère livide tient la taille de son fils.
Marguerite-Marie ressent une crampe dans le bras, quitte son réverbère, poussée par la force de l’eau. Elle avance vers l’intérieur de la rue. Elle agite les bras pour attirer l’attention des pompiers dans leur barque. Pour l’instant, ils sont occupés à sortir de l’eau un homme en manteau. Il est en panique. Elle n’est pas rassurée mais fait face. Son courage est presque retrouvé. Elle est frôlée par quelque chose au niveau de la taille, elle hurle. C’est le cri instinctif de la peur devant la mort. Un corps aux cheveux longs dérive lentement, le visage immergé, la nuque et le dos sans mouvement. Cette fois, il n’y a rien à faire.
Ce n’est pas Colette : Où est-elle ?
Dans un laps de temps, qu’elle a du mal à définir, elle voit arriver pagayant en cadence, deux jeunes hommes dans un canoë orange et bleu. Elle se hisse avec l’énergie qui lui reste. Elle ne veut plus nager dans cette eau où flotte au moins un cadavre. Ils passent devant chez elle, la petite place de la « Croix de Marbre » est devenue un lac où flottent des objets improbables. C’est bien un raz de marée qui vient de transformer la période des préparatifs de Noël, en une parenthèse d’angoisse. Elle prend conscience de la fragilité des choses auxquelles elle tient.
Sans parler beaucoup, ils parviennent à la rassurer et la déposent près d’un rez-de-chaussée surélevé, où des femmes de la Croix-Rouge la prennent en charge. Toutes les rues derrière la Promenade sont inondées, même la place Masséna.
Pendant cette période, où le temps s’est figé après une catastrophe, les rescapés s’activent à sauver ce qui peut l’être.
La rue Halévy est sous les eaux. À l’angle de la rue Masséna, la librairie « le Coin de Nice » a au moins un mètre d’eau devant la devanture et à l’intérieur du magasin. Les vendeuses et Françoise, la propriétaire, dégagent des boîtes de stylos détrempés qu’elles posent sur le comptoir encore sec. Les rouleaux de papiers cadeaux sont inutilisables, le papier rocher aussi.
Le dog’bar, mini fontaine, où les chiens peuvent boire dans une vasque creusée dans la pierre, est complètement sous l’eau.
Les pompiers arrivent en barque. Deux prostituées du quartier sont évacuées en vitesse. L’une d’elles rit bruyamment : Une façon d’évacuer la peur. À l’intérieur du magasin, la sonnerie du téléphone détourne Françoise des tâches urgentes qui semblent toutes prioritaires.
— Allo, c’est… je suis…
La voix est nasillarde, les mots hachés de grésillements. Puis, la communication est coupée.
— Qui est à l’appareil ?
Françoise n’a pas le temps de poser une autre question, un bip répétitif puis, plus rien.
La nuit de décembre recouvre Nice. Chacun s’affaire pour récupérer ce qui peut l’être. La mer recouvre la partie la plus littorale de la ville. Des paroles s’échangent d’immeubles en immeubles.
— J’espère que l’eau va vite partir.
— Tu parles, y en a pour des jours…
— Quelqu’un a une lampe torche ?
— Où est passé mon chien ? Il n’est pas dans le couloir.
L’afflux de sinistrés sature rapidement la salle de secours improvisée où s’est réfugiée Marguerite-Marie. Une dame, un peu forte, lui met une couverture sur les épaules. On lui tend un morceau de sandwich mais elle n’a pas faim. Des gens de tout âge descendent de petites barques ou de canots pneumatiques. Tout le monde s’entasse dans une relative bonne humeur. Épuisée par ce coup du sort, elle s’endort contre le montant d’une porte-fenêtre.
Si elle avait pu regarder par la fenêtre, elle aurait vu trois silhouettes marchant péniblement dans l’eau. Celle, du centre, ressemble fortement à Colette.
— Tu crois qu’elle se rappelle quelque chose ?
— J’en sais foutre rien.
— On ne va pas lui faire traverser la moitié de la ville à pied.
— Arrête un peu, on se barre dès qu’on peut. On ne va pas la laisser se noyer. Y’a une rue qui monte, là-bas, on la fera asseoir au sec. Elle n’a plus de force.
Colette marmonne des mots inintelligibles. Elle voudrait s’arrêter, les deux hommes l’ont prise sous les aisselles et la maintiennent debout fermement. La rue est en pente, le niveau de l’eau commence à baisser.
Elle a des difficultés à donner un ordre cohérent aux évènements qu’elle vient de vivre. Le plus petit des deux, aussi le plus nerveux, fait remarquer qu’a trente mètres, il n’y a plus d’eau. Ils font semblant d’entretenir une conversation avec Colette quand passe à leur portée une famille inquiète par les conséquences du raz de marée. Dès qu’ils sont hors de vue, ils l’assoient sans ménagement sur les premières marches d’un perron et filent par une rue latérale, pressés de mettre un maximum de distance entre elle et eux.
Dans la poche du plus nerveux, un collier en or et corail, une broche en diamant : le butin qu’ils ont pris à Colette, à moitié noyée, à proximité du « Queeny ».
La puissance de la vague explose les vitres sur le côté. D’abord projetée au fond de la salle près des cuisines, elle est entraînée par le remous vers une porte ouverte par la pression de l’eau. Coincée, entre un bac contenant un petit palmier et un amas de poubelles renversées, personne ne peut la voir.
Les cheveux lui barrent le visage et recouvrent sa bouche. Elle a l’impression de crier mais ne le peut pas. Au moment où elle entend son prénom hurlé par Marguerite-Marie, le courant l’emmène beaucoup plus loin. L’instinct de survie lui maintient la tête hors de l’eau. Elle ne sait plus si elle marche ou si elle nage.
La luminosité baisse d’intensité. Le bout de la rue se termine en cul-de-sac sur une petite cour. Accroupie, elle essaye de sortir de toute cette eau en s’accrochant à la rambarde en fer forgé d’un entresol. Une main la saisit énergiquement et dans le même élan, l’autre arrache son collier. Elle entend des voix, mais tout lui semble si confus.
— Loulou, viens par-là !
Robert, le frère aîné de Louis, plus grand et plus calme, arrive en essayant de marcher à grandes enjambées. Ce n’est pas facile de se déplacer avec de l’eau jusqu’au nombril.
Le bruit sourd d’une vague qui se rapproche les panique. Ils auraient bien laissé Colette à son sort. En même temps, chacun remarque sur le tissu trempé de son corsage trois points brillants. Sans aucun doute, c’est un bijou de valeur. Louis a beau essayé de l’arracher, le tissu résiste.
Le remous de l’eau, la sensation de ne rien contrôler, les incitent à se mettre à l’abri ; du moins à s’éloigner au plus vite de toutes ces rues inondées. Robert la porte pratiquement. Loulou, avec des gestes saccadés, précis, essaye d’arracher la broche, avant qu’il comprenne qu’une aiguille de sûreté, légèrement tordue, lui complique la tâche. Dans la ville où le crépuscule devient la nuit, chacun veut mettre fin le plus vite possible à ce cauchemar. Peu de gens observent ce que font les autres. Au deuxième étage d’un immeuble cossu de la fin du dix-neuvième siècle, un homme fume une cigarette, il a un sourire aux lèvres. La rue est devenue un canal comme toutes celles aux alentours. Nice si proche de l’Italie imite dans l’urgence Venise. Mais ici la douceur de vivre et la nonchalance sont remplacées par l’inquiétude et la peur du lendemain. Accoudé au rebord d’ardoise de sa fenêtre, il remarque un groupe de trois personnes : une femme jeune et deux hommes. L’un à l’air de lui tripoter un sein. C’est une attitude bizarre, au regard du contexte. Puis subitement, Loulou regarde dans la paume de sa main un bijou avec une barrette sur laquelle sont alignées trois ronds brillants.
— Ah, le petit malin, c’est un beau salaud, se dit-il.
Il vient de comprendre, qu’un type sans scrupules profite de la situation pour voler un bijou vraisemblablement en or avec des diamants.
La femme marmonne quelque chose d’incompréhensible. Elle ne paraît pas avoir peur.
— Si en plus il la connaît, ce type est vraiment une merde.
L’homme n’a plus de doute lorsqu’il voit Loulou mettre la broche dans sa poche et parler à la femme d’un ton jovial et rassurant.
Il voudrait l’avertir mais à quoi bon ? Ils s’éloignent. Il fait nuit et surtout il est au sec. Il pousse un cri sans conviction. Robert ne voit rien, peut-être une ombre à une fenêtre. L’homme jette son mégot dans l’eau de la rue inondée, referme sa fenêtre, il commence à faire froid.
À quelques rues, plus à l’est, les vendeuses du « Coin de Nice » rentrent chez elles. Françoise continue le nettoyage sommaire du magasin. Elle met un maximum de choses sur les étagères du haut mais elle est trempée. L’eau est environ à un mètre à l’intérieur. La cave où sont entreposés les articles de Noël est complètement inondée. Elle va remonter dans son appartement pour boire quelque chose de chaud. Elle n’a pas faim, juste peut-être une vague envie de pleurer. Ce n’est pas le moment. Elle barricade comme elle peut l’entrée et marche vers son appartement l’eau jusqu’à la taille. Elle grelotte, prévient des policiers sur un promontoire fait de caisses et de bouts de pierres, qu’elle revient rapidement. Ils sont vigilants. Ils ont froid. Leur regard professionnel parcourt le croisement des rues, veillant à ce que personne ne puisse se servir discrètement dans des commerces abandonnés provisoirement par leurs propriétaires. Il est vingt et une heures. Les bruits de la ville diminuent, mais les paroles dites, même à voix basse, trouvent une résonnance particulière à la surface de l’eau. On les entend de loin comme si elles été prononcées à côté de soi.
Colette laissée à elle-même près de la zone inondée, revoit des images qu’elle ne comprend pas. Son sens de l’orientation lui fait défaut. Elle ne sait pas ce qui lui est arrivé, pourquoi elle est trempée ? Quelle est cette ville avec tous ces canaux ? Peut-être Amsterdam ? Il fait froid. On est sans doute au Nord mais au Nord de quoi ? Une petite fille sort du rez-de-chaussée et appelle sa mère.
— Maman, y’a une dame toute mouillée devant la porte.
Une femme rousse à l’accent niçois, se penche sur Colette.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous avez été prise par la vague ? Mon frère a failli y passer.
Colette se lève en titubant et murmure :
— J’ai froid.
La femme la rassure, l’invite à entrer chez elle. Après être passées par un vestibule exigu, elles pénètrent dans une pièce plus grande, sombre au centre de laquelle un canapé aux motifs géométriques fait face à une armoire à glace devant laquelle un guéridon de bois supporte un vase vide, un peu crasseux.
— Je m’appelle Josée. Allez derrière le paravent, je vous passe une de mes blouses :
— Ôtez vos affaires, vous allez prendre mal.
Un merci est prononcé d’une voix faible.
Elle se déshabille, enfile la blouse de coton, s’entoure de la couverture que lui tend la petite fille. Elle s’assoit lourdement dans le canapé sans un regard pour le bol de soupe apporté par Josée. Elle voudrait parler, mais sa bouche, inclinée sur le côté, émet un petit sifflement. Elle vient de s’endormir.
Carlo, le mari de Josée, travaille dans une pépinière sur les collines de Bellet. Il a mis un temps, trois fois plus long que d’habitude, pour rentrer chez lui. Les routes inondées, par plusieurs jours de pluies, l’ont retardé. Sa motocyclette, qu’il bricole lui-même, a de plus en plus de mal à gravir les côtes même peu accentuées.
— J’en ai vraiment plein le cul de ce temps de merde !
Il vient de pousser la porte avec le pied. Avant que Josée ait pu lui expliquer la présence de Colette, il beugle un grognement en regardant une demi-clocharde dans la blouse de sa femme qui semble cuver son vin. Elle émet un ronflement bruyant.
Josée lui parle du raz-de-marée, de son frère qui travaille sur le port et qui a failli être emporté par la vague.
— Et elle ? Qu’est-ce qu’elle fout ici ?
Josée lui dit que leur fille Sylvie l’a trouvée devant la porte d’entrée de l’immeuble.
— C’est ça, encore une victime. Tu ne vas pas récupérer tout le monde, on a déjà le chat de l’épicier depuis deux mois.
Il est fatigué, ôte son blouson. Une tâche d’acide ronge le tissu de sa chemise. Un filet bleu-vert attaque lentement le tissu. Il ne remarque rien.
Il mange affamé, parle peu, dit ces quelques mots à sa femme :
— Je ne t’ai pas dit ? J’ai trouvé ce matin dans la terre un bulbe qui ressemble en plus gros, à celui d’une tulipe, dur comme de la pierre, mais c’est pas une pierre. Il suinte à l’ombre une sève bizarre qui change de couleur et à la lumière il paraît plus lourd. Je verrai ça demain. Viens, on va se coucher.
Josée vérifie que sa rescapée dort toujours.
Elle referme la porte de sa chambre, se glisse dans les draps et se blottit contre le torse de Carlo.
Lui se réveille tôt. Lorsqu’il sort de chez lui après un café noir et serré, il constate que l’inconnue du canapé le squatte toujours en ronflant.
Josée doit amener sa fille à l’école. Colette dort toujours. Elle lui murmure quand même à l’oreille de ne pas bouger. Elle sera là dans moins d’une demi-heure.
À la lisière du sommeil et du réveil Colette a entendu ce que lui a dit Josée. Le temps qu’elle devienne pleinement consciente, elle est seule dans la pièce. Fatiguée, ne sachant pas ce qu’elle fait dans un appartement qui ne lui rappelle rien, elle se lève, marche d’un meuble à l’autre. Aucun souvenir familier ne vient raviver sa mémoire absente. Derrière le paravent une glace est fixée au mur, dessous un lavabo au-dessus duquel une étagère de verre supporte divers objets : deux verres, une lime à ongles, une paire de ciseaux, des brosses à dents. Elle se dévisage attentivement. Les yeux bouffis, les joues pâles, elle a vraiment une sale mine. Ses cheveux retombent en mèches grasses sur son front. Ils cachent à moitié son œil droit. Elle écarte ses doigts, tente de se peigner avec sa main, y renonce, saisit les ciseaux. Ses cheveux châtains, tombent dans le lavabo. La coupe qu’elle vient d’improviser, irrégulière et maladroite la rajeunit. Elle lui donne une physionomie différente. Machinalement, elle ramasse ses mèches coupées et les jette dans une petite corbeille à côté du lavabo. Elle prend un verre, le remplit, le boit lentement. L’appartement est assez sombre, du centre de la pièce, elle le parcourt méticuleusement. Rien ne lui rappelle quoique ce soit. Elle remet ses chaussures encore humides, pousse la porte et sort dans la rue.
La lumière en décembre n’est pas trop vive mais l’éblouit un peu. Elle marche en prenant instinctivement la direction de la promenade des Anglais.
Le jour du raz de marée, dans la soirée, Françoise enfile des bottes en caoutchouc. Elle descend dans la nuit pour aller contrôler l’état de son magasin. L’eau a envahi tout le rez-de-chaussée de l’immeuble, inondant la première volée de marches. N’ayant pas le courage de se remettre à l’eau, dans le froid de la nuit, elle remonte chez elle. C’est à ce moment-là qu’un clapotis lui fait tourner la tête. Son voisin du troisième est dans le hall de l’immeuble, assis dans un canot pneumatique et la regarde en riant. La vision surréaliste passée, elle monte avec précaution. Ils pagayent tous deux jusqu’au magasin. Les immeubles se reflètent dans l’eau de la rue. Des hommes fatigués jettent des bassines d’eau par les fenêtres des rez-de-chaussée surélevés. Il est vingt-trois heures passées, la mer est partout. « Le coin de Nice » dans l’obscurité est sinistre. Françoise se débrouille comme elle peut pour ouvrir la porte sans chavirer. Le petit canot entre dans la librairie, l’eau est toujours au même niveau. Le haut du comptoir est au sec, appuyé sur le mur du fond, un grand escabeau de bois et métal. Elle passe du canot au comptoir, saisit un des montants de l’escabeau, le déplie et monte dessus. Son voisin attache l’embarcation providentielle dans un coin du magasin à un crochet à tableau. Ils sont tous les deux sur le comptoir. Ils éclatent de rire. Ils sortent des boîtes trempées des stylos, des coupe-papier, des porte-lettre qu’ils rangent au sec. La lumière de leurs lampes torches commence à faiblir. Il faut rentrer. Un bruit, comme un suintement les fait regarder vers la porte. L’eau se retire aussi vite qu’elle est arrivée. Il est minuit, en moins d’un quart d’heure la librairie est vide de toute l’eau de mer. Quelques galets au sol, des dizaines de cartons trempés, un peu de boue et du sable, voilà l’empreinte du raz-de-marée du 1er décembre 1959. Le canot pend le long du mur. Monsieur Azaïs le prend sous le bras et rentre chez lui accompagné de Françoise soulagée et exténuée.
Lorsque Colette passe le matin, devant la librairie, Françoise, seule, jette des cartons et toutes sortes de papiers attaqués par l’eau de mer devant ses vitrines. Elle ne remarque pas une de ses meilleures clientes, dans cette femme quelconque aux cheveux courts, à la blouse de coton imprimée qui marche seule sans savoir où elle va.
Marguerite-Marie est réveillée par des gens qui regardent par les fenêtres, ils crient, parlent fort. L’eau vient de se retirer. La mer a repris sa place dans la baie des Anges. Elle se lève endolorie et rentre à pied place de la Croix de Marbre. Devant son immeuble un attroupement, il est minuit trente, des pompiers évacuent un homme avec une blessure à la tête. Un policier la montre du doigt.
Elle presse le pas, elle reconnaît ce policier, c’est le fils d’une amie d’école. Le temps passe… Elle lui sourit. Lui ne la reconnaît pas.
— Vous habitez ici ? On vient de me le dire.
— Oui et vous, vous êtes Léo, le fils d’Henriette Sauvan ?
Il lui répond par un rictus.
Lapo, se redresse :
— Ces galets, c’est vraiment pas… je ne tiens pas debout.
Un peu à droite à côté de sa serviette une femme hurle en se tenant le ventre.
— Je brûle, je ne peux plus respirer.
Les secouristes de la plage sont déjà à côté d’elle lorsqu’elle s’évanouit. Une femme âgée, la peau tannée par le soleil se penche pour mieux la voir. Des gamins à proximité se rapprochent et chuchotent entre eux. Un couple de Russes se tourne vers leur petite fille qui pleure à cause des cris et de ces mouvements inhabituels. Sans que personne ne le remarque, un adolescent discret, glisse sa main dans le sac de la femme qui se plaint toujours de douleurs aiguës. Il se dirige nonchalamment, vers le promontoire de rochers, retire le porte-monnaie. Il vient de la voler. Il prend un trousseau de clefs, laisse les pièces de monnaie, aucun papier ni adresse à l’intérieur. Il est assis sur la partie plate de cet amas de roches destiné à briser les vagues pendant les coups de mer. Sans que personne ne le voie, il vient de laisser tomber le porte-monnaie dans un interstice entre les pierres superposées. Impossible de le récupérer, il sera désagrégé par la mer en six mois environ. Tout cela n’a pris que quelques secondes. Il revient au milieu du groupe. Aucun des vacanciers, ni des habitués ne le remarque. Il n’a pas la moindre idée de l’endroit où elle habite, il devra la suivre. Déjà germe dans sa tête, un des nombreux plans pour réussir à accomplir ses vols.
Il a conservé les clefs, ça lui servira à un moment ou à un autre.
Les pompiers emmènent la femme sur un brancard. Lapo suit la scène. Elle est accompagnée par une voisine de plage aux cheveux blancs. Les curieux se dispersent.
— Elle fait un empoisonnement alimentaire.
— Elle s’est fait piquer par une guêpe, sans s’en apercevoir.
— Mais non, elle a une insolation…
Lapo, déplace sa serviette et s’installe presque au même niveau que la femme emmenée par les pompiers. La tête vers le ciel, il regarde les nuages. Leurs formes rondes s’effilochent selon l’ascension du vent. L’aile de l’aigle se mue en corps de chien qui devient méduse pour redevenir un petit nuage sans forme, clair presque transparent. Il étend les bras, capte le soleil par tous les pores, prend des galets dans ses mains puis les relâche. L’un d’eux plus lourd que les autres attise sa curiosité. Il le ramène à contre-jour devant ses yeux. Brun et gris, il a sur le côté une marque en creux d’où semble sortir une matière gris-bleu coagulée.
— Drôle de truc, on dirait presque un oignon de plante s’il n’était pas si lisse.
Lapo, poursuit sa réflexion en le faisant tourner entre ses doigts et le pose sur sa serviette. Il ne remarque pas le trou formé par ce galet particulier qui ronge lentement le tissu sur lequel il est posé. Il ne fait pas si chaud, le soleil décline vite, il a envie de retourner se baigner. L’eau est propre, fraîche. Les galets lui font toujours aussi mal aux pieds. Tant pis, un dernier bain pour fêter son arrivée à Nice.
Le jeune voleur, toujours à l’affût cherche, l’air de rien, l’opportunité de voler quelque chose sans se faire prendre. Après un rapide coup d’œil, il remarque une pièce de deux euros et un objet rond et brun. Il lance en l’air ses lunettes de soleil qu’il rattrape à tous les coups. Devant la serviette de Lapo, il rate volontairement sa manœuvre, se baisse et ramasse dans la foulée les deux euros, le drôle de galet. Le tour est joué ni vu ni connu.
Il prend ses affaires et quitte la plage avec un petit sac à dos de toile et de plastique.
Cette fois en sortant de l’eau Lapo a encore plus froid. Il se sèche rapidement, il a déjà oublié le galet. Il ne s’est pas aperçu qu’une pièce est tombée de sa poche.
Au sommet de l’escalier, presque arrivé sur la promenade, une voix de fille interpelle le voleur de galet.
— Vincent, attends-moi, tu passes par Magnan ?
Vincent se retourne.
— Oui, je passe à la boulangerie d’abord.
Ils parlent tous les deux des cours du lendemain. Au passage clouté, où ils attendent la bonne couleur du feu pour traverser, aucun ne remarque que la pierre a troué le fond du sac et vient de tomber sur le trottoir.
À seize ans, le monde est devant soi. Magali embrasse Vincent, lui murmure quelques mots à l’oreille. En lui souriant, il passe son bras autour de sa taille et ils rentrent ensemble dans la boulangerie. Les deux portions de pizza payées, Vincent en donne une à Léa. C’est en se retournant pour lui parler qu’il s’écroule à ses pieds. La perte de conscience dure quelques secondes juste de quoi affoler Magali. Il ouvre les yeux, presque aussitôt, se plaint de fortes douleurs au ventre. La boulangère téléphone à la caserne de pompiers de Magnan située à moins de deux cents mètres. Elle n’a pas encore posé son portable sur le comptoir. Une étrange silhouette se détache dans l’embrasure de la porte. Un homme de corpulence moyenne, vêtu d’un jean et d’un tee-shirt, observe avec intensité Vincent, couché par terre, se tenant le ventre. Il est banal, sans ride, ce n’est pas simple de deviner son âge. Rien ne le distingue des autres clients, si ce n’est une attitude anormalement crispée. Il dégage un sentiment de joie intérieure que contredit sa position statique. Il donne l’impression d’être en contrôle permanent. Il ressent un vrai plaisir devant la douleur de Vincent. Il dissimule le moindre mouvement de ses muscles, pour ne pas trahir la joie qu’il ressent. Il emporte la baguette qu’il a commandé, se décale de quelques mètres. Il se place entre deux voitures en stationnement pour attendre l’arrivée des pompiers. La main sur la ceinture de son jean, il éprouve une sensation de plénitude. La pointe de métal très fine, dissimulée près de la boucle, lui pique le majeur. Une perle de sang apparaît sur sa dernière phalange. Il sourit en la portant à ses lèvres.
Les pompiers placent Vincent sur un brancard, il n’a pas la force de marcher. Magali le rejoindra à pied. L’homme qui a observé la scène, la suit à distance puis se ravise, prend en sens inverse, la direction de la petite avenue de la Californie.
Après un examen de routine et lui avoir fait signer une décharge, Vincent rentre chez lui, sous réserve de se présenter dans les jours qui viennent si la douleur persiste. Personne ne lui a donné d’explications claires sur l’origine de sa douleur. Dans la chambre de l’Hôpital Lenval où la femme de la plage a été admise, sa situation est nettement moins enviable. Elle a une hémorragie interne. Une multitude de facteurs peuvent en être la cause, mais rien de probant ne met les médecins sur la voie d’une explication certaine.
L’entrée de la petite rue de la Californie est en pente. Une plaque d’égout laisse passer une odeur fétide difficile à définir. Sur la troisième porte à gauche est fixée une plaque en cuivre avec trois lettres PGC. Dans la partie où se trouve les boîtes aux lettres, l’homme à la baguette parle à son portable.
— Oui, je serai à l’hôtel demain soir. Pas de problème.
Un long silence de sa part, puis :
— Je peux le remplacer aussi la semaine prochaine, c’est bon… Salut.
Il habite au dernier étage d’un vieil immeuble niçois. Il n’a aucun voisin sur son palier. Une femme brune, le dos voûté, le croise dans l’escalier :
— Ça va, Amadeo ?
— Ça va, Maria ?
Dès qu’il a refermé sa porte, il ouvre le tiroir de la console de l’entrée y dépose ses clefs. À l’intérieur, placés dans de petites boîtes en carton sans couvercle, des instruments métalliques sont rangés par taille et par couleur de manches, également des rouleaux de fils métalliques ou de matière plastique de grosseurs différentes. Tout cela est recouvert d’un molleton gris de la même couleur que la console. Amadeo s’allonge tout habillé sur un canapé, c’est à la fois un matelas fatigué et un futon. Son portable sur le mode vibreur fait trembler la plaque de verre de la petite table et il glisse lentement vers le bord.
— Salut, ouais… D’accord… Combien… Je bosse à vingt et une heure… OK à moins le quart au plus tard… À demain soir.
Il est content, ce soir, il est libre. Son travail à l’hôtel lui laisse suffisamment de temps pour satisfaire son goût de la chasse.
Son imagination l’entraîne vers le sommeil. Il ne sait rien de sa soirée mais il a le pressentiment qu’elle sera bonne. Il finit par s’endormir. En se réveillant vers dix-neuf heures, il est calme et en pleine forme. Dehors l’air, en cette fin de mois d’avril, est encore frais. Peu de monde déambule sur la promenade. Quelques habitants des immeubles environnants rentrent chez eux. Des touristes hésitent à traverser pour gagner du temps. Le trafic est dense et les voitures rapides. Une femme avec un cartable et des paquets, les clefs de voiture à la main, déverrouille les portières d’une simple pression. Amadeo a reconnu ce bruit en une fraction de seconde. À peine s’est-elle assise au volant, qu’il entre naturellement dans la voiture. Il lui pose une question qu’elle ne comprend pas, se penche sur elle comme s’il voulait l’embrasser. Une douleur la transperce, il vient de lui perforer le foie avec une pointe si effilée que la blessure semble irréelle, invisible. Il rapproche sa tête de son cou comme si elle avait de la tendresse envers lui. Les cheveux rabattus sur le visage, elle étouffe, le nez plaqué entre l’épaule et le cou d’Amadeo. Un couple arrive à leur hauteur. Il sourit en voyant ces amoureux se cramponner l’un à l’autre. C’est peut-être, ils hésitent, une déclaration ou une réconciliation. Ils ont déjà fait plusieurs mètres, lorsqu’Amadeo incline le siège de la conductrice, puis le sien. Il l’entoure de son bras gauche et fait semblant de parler à cette inconnue qu’il regarde mourir.
La vie de sa victime ne tient qu’à un fil. Il en éprouve une vraie joie. Elle n’a plus la moindre possibilité d’inverser le cours des choses. Son regard se trouble, une vague de chaleur remonte de son ventre à la pointe de ses cheveux. Une onde le submerge en lui procurant un plaisir sans doute comparable à un joueur de casino qui vient de remporter le gros lot. Cette sensation de vertige s’accompagne aussi du désir secret de tout perdre sur un coup de dés. Pour Amadeo, se mêle à l’euphorie de donner la mort, la volonté d’arrêter cette course devenue chaque fois plus imprévisible et urgente à poursuivre. L’arrêt immédiat de cet élan meurtrier, par quelqu’un de plus fort que lui, est un désir secret. Il ne veut pas l’envisager dans les minutes suivant son passage à l’acte, tant son excitation se rapproche d’une forme d’orgasme. La buée se dépose sur le pare-brise de la voiture, les gens passent devant eux sans remarquer ce qui se passe à l’intérieur de l’habitacle. La pression dans le cerveau d’Amadeo retombe. Son esprit toujours prêt à échafauder des plans, fonctionne à plein régime pour sortir de cette voiture sans se faire prendre.
La promenade n’est jamais déserte. Les passants étant suffisamment loin, il sort de la voiture, se penche vers l’intérieur. Le regard de sa victime semble le suivre mais elle est maintenant dans une léthargie irréversible.
Moins de deux minutes après, un gamin passe en skate, évite une crotte de chien. Il vient s’aplatir contre la portière avant d’une voiture en stationnement. En se relevant, il remarque une femme dormant sur le siège incliné, la tête tournée dans sa direction. Son regard fixe le haut du pare-brise, elle ne le regarde pas. Il pousse un cri rauque, d’instinct et de panique. Ce jour-là, cette minute marque pour longtemps, la fin de l’insouciance.
Amadeo, comprend le sens de ce cri. Il résiste à l’envie de se retourner. Ce n’est pas le moment de traîner dans le coin. Sûr de lui, il accélère le pas. Un homme en jogging court dans sa direction, d’une foulée régulière. Chacun voit l’autre trop tard, le choc est inévitable. Ils se jaugent avec une antipathie naturelle, murmurent en même temps les paroles de leur mécontentement et poursuivent leur chemin. Amadeo arrive au coin de la rue alors que le joggeur est au niveau de la voiture. Déjà, trois personnes parlent avec le skateur. La portière est ouverte. La morte glisse lentement jusqu’à ce que son épaule, accrochée à la ceinture de sécurité, la retienne sur le siège passager. En une seconde le joggeur se retourne à une vingtaine de mètres. Celui qui l’a heurté tourne au coin de la rue. Leurs regards se croisent exprimant toujours cette antipathie viscérale. Amadeo comprend qu’il ne faut pas traîner. Il commence à courir, remonte la rue, passe devant son immeuble. Il est presque arrivé au bout, quand la voix du joggeur l’interpelle, plutôt un cri puissant, lancé comme un ordre pour le faire stopper.
Il tourne à droite et rentre immédiatement dans la petite supérette de quartier qu’il connaît bien. Se dirige vers le fond pour prendre un pack de lait. À la caisse, il voit passer en trombe son poursuivant. Il dévisage l’ensemble des personnes sur le trottoir, ne reconnaît aucune silhouette et continue d’un pas sportif.
Amadeo traverse les deux voies de circulation. IL pénètre dans le magasin Bricorama. Il en ressort avec du fil métallique ultra résistant et des bandes adhésives double-face.
Par précaution, il se dirige vers l’ascenseur qui mène au parking sous le magasin. Il est préférable de ne pas tenter le diable… Inutile de croiser le joggeur qui avait envie d’évacuer son trop-plein d’énergie. La cabine pré programmée le dépose au deuxième sous-sol. À ce niveau, il y a beaucoup moins de passage. Les caisses sont au premier sous-sol. Sa démarche souple est accentuée par la double satisfaction : avoir pu assouvir par opportunité sa soif de tuer et n’avoir pas été pris. Une petite voiture blanche vient d’arriver à sa hauteur, il la dépasse. À l’intérieur d’une voiture compacte, un homme en survêtement actionne le bouton de sa vitre électrique avant de démarrer. Machinalement, il regarde dans son rétroviseur.
Ce n’est pas possible, ça ne peut pas être lui. Il recule lentement.
Amadeo ne se doute de rien. Il arrive au niveau de la portière, une odeur de sueur immédiatement met son curseur personnel du danger sur la position la plus élevée. Il continue de marcher, en balançant son sac du bout des doigts, ne modifie en rien sa démarche. Le joggeur l’a reconnu. Il veut au moins avoir une explication avec lui. Il en est là de sa réflexion, quand une jeune fille, au volant d’un coupé, sort brusquement de sa place de parking sans vérifier s’il y a un autre véhicule derrière elle. Le joggeur a les nerfs à vif et de bons réflexes. Un coup de volant, une embardée presque maîtrisée et un coup d’accélérateur : il a évité un rendez-vous chez son carrossier. Il n’a pas pu éviter de heurter la jambe d’Amadeo qui se retourne en le dévisageant avec un rictus de douleur, une fureur contenue dans son regard sombre. Chacun reconnaît l’autre, Amadeo s’engouffre dans les escaliers.
Tant pis, pas le moment de se taper dessus. Le réalisme lui impose la fuite. Il monte les escaliers en boitant. Le joggeur prend la rampe pour accéder au premier niveau.
— Oui, c’est bien lui, un type qui se fait heurter de la sorte, ne se barre pas vite fait.
Son esprit fonctionne à cent à l’heure. Il prend les escaliers mais doit sortir au premier sous-sol. Les escaliers ne vont pas plus haut. Les pneus crissent dans le dernier tournant. Amadeo, comme prévu, sort par la porte en traînant la jambe. Sans hésitation, le joggeur le bloque avec sa voiture, ouvre sa portière à la volée, se rue sur lui. Amadeo garde son calme, évite un premier coup de poing, pas le second qui s’écrase sur sa tempe. À moitié assommé, il reste calme. Un klaxon retenti sous le plafond bas du parking. Deux ouvriers en camionnette n’ont pas l’intention d’être retardés par un règlement de compte. L’homme rentre dans sa voiture, démarre pour se placer devant la borne qui ouvre la barrière. Il continuera la correction à la sortie du parking.
Ce type a quelque chose à voir avec les cris sur la promenade. À tous les coups, c’est encore un de ces voleurs qui piquent les sacs ou tout ce qu’ils peuvent trouver dans les voitures.