Les marionnettes sanglantes - Alexandre Serres - E-Book

Les marionnettes sanglantes E-Book

Alexandre Serres

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Beschreibung

Tout près de Toulouse, non loin du pittoresque village de Lacroix-Falgarde, des assassinats particulièrement sanglants sont commis devant la fontaine miraculeuse Saint-Jean-Baptiste. Comble d’horreur, une marionnette déchiquetée de la commedia dell’arte et une ancienne comptine enfantine sont posées près des victimes, tels de sibyllins indices macabres…

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Alexandre Serres est féru d’arts plastiques et de randonnée. Autrefois cadre émérite au sein du service culturel de la mairie de Toulouse, il s’est inspiré de réalités historiques locales et d’outre-mer pour la rédaction de "Les marionnettes sanglantes", s’efforçant de révéler des vérités poignantes longtemps dissimulées.

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Seitenzahl: 499

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Alexandre Serres

Les marionnettes sanglantes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alexandre Serres

ISBN : 979-10-422-1960-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ce roman est une fiction. Les patronymes de lieux existants ne sont utilisés que pour placer le décor de cette histoire.

Certes…

Prologue

… Soudain, Marysol pousse un cri effroyable. Tout le monde hâte le pas, Sylviane arrive la première près de l’oratoire d’où a retenti le hurlement de cette dernière.

Elle aperçoit celle-ci prostrée devant la fontaine Saint-Jean-Baptiste.

Ce que ses narines perçoivent quand elle rejoint cette randonneuse n’a rien à voir avec l’odeur de sainteté qui devrait émaner de ce lieu béni. Elle est très fortement indisposée par un affreux remugle évoquant quelque charogne en état de décomposition avancée… Sur ce sol légèrement boueux, des suites de l’averse de la nuit précédente, Sylviane s’approche prudemment, faisant attention de ne pas déraper sur la gadoue, suivie de Nathalie Milhès jusqu’à l’endroit d’où provient cette immonde odeur de macchabée.

Elle ne peut retenir un cri, à son tour, en découvrant devant la vasque de pierre accolée au bas de l’oratoire le corps ensanglanté d’une femme que l’on a égorgée ! En la regardant avec plus d’attention, elle constate, comble d’horreur, qu’on lui a coupé la langue ! Il semblerait que l’on ait introduit quelque chose dans sa bouche entrouverte. Mais ce n’est pas très ragoûtant d’essayer de mieux voir.

À côté du cadavre, une petite poupée tachée de son sang. Plus précisément, une marionnette sanglante. Facile à reconnaître. C’est « Colombine », le célèbre personnage de la commedia dell’arte. Effroyable mise en scène hautement symbolique, on a tranché le cou de « Colombine » l’infidèle fiancée de « Pierrot » et amante « d’Arlequin » ! Quelle horrible mise en scène sanglante et profondément cynique !

— Oh mon Dieu ! On dirait… Non, ça n’est pas possible ! s’écrie-t-elle en reconnaissant le cadavre.

Cet évènement va se produire le mercredi 4 juillet. Soit, dans quelques semaines. Et l’on ne pourra l’empêcher. Nul ne détient les fils de la destinée. Même pas les dieux. Pourtant chacun la tisse. Inexorablement. Voire inconsciemment, car ce ne sont pas les humains qui maîtrisent leur vie. Ce sont toujours leurs passions. Et les passions peuvent faire d’un simple mortel un saint ou un monstre. Selon qu’ils cèdent à l’illumination ou à la folie qui sont en chacun de nous.

Une semaine plus tôt…

On s’est tellement habitué à me voir que l’on ne me remarque plus. Comme si ma personne était transparente. J’en suis ravi, car c’était mon but pour tous les observer tranquillement. Je suis sur la place du Foyer. Les étals sont déjà en place.

Une heure et demie plus tard, elles sont arrivées ensemble, les deux nouvelles. Mais, concernant l’une des deux, certains pensent l’avoir reconnue. Comment se fait-il qu’elle n’ait pas changé malgré le cumul des années ? En théorie, ce n’est pas possible. Pourtant, c’est bien réel. On dirait que le temps a glissé sur elle sans laisser la moindre altération. Certes, on connaît les capacités actuelles de la chirurgie esthétique. Mais le meilleur bistouri a ses limites. Si le clonage humain existait, elle pourrait en être le pur produit. Par quel prodige elle est revenue ? Son retour ne laisse présager rien de bon pour qui connaît le tragique secret. Elle ne peut être là puisqu’elle est morte il y a plusieurs décennies. Les fantômes ne reviennent pas. Au pire, ils ne sont jamais que des projections de l’esprit. Rien d’autre. La réalité relève des sciences exactes. Pas des fantasmes. Pourtant, elle est bien là. Et puisqu’elle ne revient pas de l’au-delà, il y a bien une explication que je connais, évidemment !

Elle continue sa route.

C’est jour de marché et la place dite « du Foyer », car elle se trouve devant le bâtiment du Foyer Rural (quelle imagination de la part des membres de la commission des noms de rues !) est pleine des villageois venus faire leurs achats de légumes, papoter tranquillement ou, pour certaines commères, distiller un brin de fiel et un soupçon de mauvaise foi. Pour certains, c’est plus fort qu’eux, ils ne peuvent s’empêcher de la suivre du regard. Elle ne le remarque pas. Ou bien elle n’en a que faire. Elle déambule d’un pas tranquille. On pourrait s’attendre à ce que certains soient interloqués et réagissent. Mais non. Rien. Ça n’est pas normal. Que les nouveaux habitants ne la reconnaissent pas, c’est normal. Mais les autres, les villageois plus âgés qui sont là depuis toujours, ils savent qui elle est. Ou plutôt, qui elle fut. C’est insensé. Faut-il le répéter, les morts ne reviennent pas. Jamais. Elle traverse la place du marché dans l’indifférence générale ou presque… Elle évolue comme le personnage principal d’une tragédie grecque qui, soudain, quitterait la scène pour passer au milieu des spectateurs et provoquer une catharsis. Mais incroyablement, aucune réaction exprimée. Quoique. Une tête se tourne et la fixe quelques secondes. Il s’agit de la vieille Maria Faustini au caractère bien trempé et à la langue bien acérée. Langue de vipère, dirait-on. Ce serait quelque peu restrictif, car parfois elle peut se montrer aimable. Mais ça ne dure jamais longtemps. C’est souvent une caresse avant la gifle.

— Maria ! Maria ! Ça va bien ? Vous faites une drôle de tête, lui dit sa commère Francine Barjac.
— Ça va !

Elle se retient de lui répliquer : « Occupez-vous donc de vos oignons, voulez-vous ».

« Je ne vais quand même pas dire à cette pipelette idiote que j’ai cru voir un fantôme quand les deux femmes sont arrivées ! »

Elle me prendrait pour une demeurée et s’empresserait de médire sur moi dans mon dos, pense-t-elle.

« C’est sans doute un sosie. Si elle n’avait pas disparu, elle aurait près de 70 ans maintenant… En plus, il n’y a que moi qui la reconnais. Parmi les anciens qui sont venus faire le marché, aucun n’a bronché à part moi-même ».

La vieille Faustini l’a donc reconnue. Elle doit se poser bien des questions qui l’indisposent fortement… Je sens, moi aussi qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel à l’endroit de cette nouvelle arrivante. Je tourne la tête et j’observe Maria Faustini qui semble tellement affectée…

— Tu l’observes. Tu l’as donc reconnue toi aussi. Mais tu ne peux rien dire. Rien… Suis-je bête, c’est impossible, car tu es trop jeune !

Aussi vite qu’elle m’a considérée, elle détourne son regard et retourne à ses carottes et à ses poireaux. Pendant ce temps, le pseudo-fantôme féminin rajeuni et bien matérialisé quitte la place, arrive devant la mairie et y pénètre, sans attendre, en même temps qu’une autre du même âge qu’elle. À travers la vitre de la porte d’entrée, je vois l’hôtesse d’accueil les recevoir et passer un coup de fil. Quelques secondes plus tard, le directeur général des services en personne les accueille à son tour. Il les considère avec intérêt et la dilatation de ses pupilles montre qu’il est sensible à leur présence et, qui sait, à leur séduction. Il arbore son plus grand sourire en s’inclinant légèrement vers elles. Il voudrait peut-être faire durer la discussion, mais elles le remercient rapidement et ressortent enfin de la mairie. Le directeur général des services reprend immédiatement ses esprits et rédige un post-it rapide qu’il applique sur le combiné du téléphone du bureau du maire. Qui sait, pour l’informer de l’une de ces deux rencontres. Tout cela est bien étrange. Et je ne puis que continuer à observer ces mystères qui dépassent mon entendement. Mais pourquoi suis-je le seul – la vieille Faustini exceptée – à entrevoir une situation en devenir qui me semble troublante ? Je ne comprends pas tout, mais je subodore tellement de choses que les personnes prétendument intelligentes – qui me considèrent du haut de leur supériorité – ne ressentent pas. C’est ainsi que je discerne l’ombre des évènements à venir avant qu’ils ne les perçoivent. Qu’importe, je les laisse à leur aveuglement et je fais confiance à mon instinct. Il ne m’a jamais trompé.

°°°

Le lendemain soir…

1- Les marionnettes

Comme chaque année et selon la volonté du premier magistrat municipal, le directeur général des services a organisé le repas traditionnel « du Maire » dans un lieu original. Le Maire tient à ces agapes traditionnelles. C’est un moment charnière pour la politique locale, car sont conviées, dans ce contexte, diverses personnalités « utiles » ou celles représentant des institutions qui interagissent avec la Mairie. Les conseillers municipaux y participent presque par obligation. Ce qui n’est pas vraiment contraignant pour ces derniers qui ne manquent surtout pas de jouir de ces ripailles gratuites en compagnie de leurs conjoints. D’autant qu’ils subodorent que, comme chaque année, quelques animations vont s’ajouter aux plaisirs de la bouche. Il ne manque personne. Un des invités a même emmené son labrador qui, sagement, contemple les convives en attendant quelque gourmandise que l’on ne manquera pas de lui octroyer en sa qualité de « bon chien-chien ! »

Bien que l’on soit un mardi, le 26 juin, le Maire a tenu malgré tout à organiser cette soirée en pleine semaine. On lui avait fait savoir que de nombreux convives préféraient disposer de la fin de semaine pour préparer leur départ en congés d’été.

L’année précédente, tous les invités du maire avaient apprécié le dîner-spectacle du petit cabaret toulousain du « Hibou Fou ». Cette année, ils se retrouvent tous au restaurant du Museum d’histoire naturelle de Toulouse.

Ce sont des agapes en extérieur. Du coup, le directeur général des services qui m’aime bien m’a emmené, sous réserve que je sois sage et muet. Docilement, j’ai accepté. Être témoin, sous réserve de discrétion, ça me convient. Ils sont tous installés à la place qu’ils ont choisie lorsque le maire, Christian Richard, se lève pour faire le discours traditionnel de bienvenue. Il sort de sa poche la feuille où se trouve l’allocution rédigée par les soins de son directeur général des services. Mais avant de parler, il promène tranquillement un regard circulaire vers tous ses invités.

Soudain, il a comme un sursaut et, pendant quelques secondes, il demeure interdit, le regard dans le vague. Qui est-elle ? Lui est un des rares qui sache qu’elle a disparu à jamais il y a quelques décennies. Elle ne peut être là, car nul ne revient de l’au-delà. Pragmatique, malgré la forte émotion, il se dit qu’il doit bien y avoir une explication. Tous les convives ont remarqué sa petite « absence ». Il s’empresse de se ressaisir et, arborant son plus beau sourire politique, entame son allocution :

— Mesdames, messieurs, chers collègues et amis, il m’est agréable de vous voir tous présents à cette rencontre annuelle à laquelle, vous ne l’ignorez pas, je suis très attaché. Cette année, le restaurant du Museum nous accueille et je sais que la plupart d’entre vous ont répondu favorablement à la visite gracieuse de ce lieu insigne que la mairie vous a offerte. Pourquoi le choix du Muséum de Toulouse ? Parce que c’est le plus important de France après celui de Paris et qu’il est donc, comme vous avez pu le constater immensément riche des 6000 pièces (dinosaures, etc.) qu’il possède dans ses riches collections. Par ailleurs, le restaurant du Muséum, vous l’avez remarqué, est implanté sur le site du « Jardin des Plantes ». C’est aussi un endroit intéressant, car la Société des Sciences de Toulouse l’a créé en 1730, à ces époques où les plus démunis disposaient de peu de moyens pour se soigner. Ainsi, ils pouvaient y recueillir gracieusement une grande profusion de plantes médicinales. Mais trêve de palabres, les discours les plus courts sont les meilleurs. Je vous dis bon appétit et je vous invite à profiter du spectacle de marionnettes, tout droit venu de la tradition lyonnaise, et qui a créé certaines originalités pour adapter ses scénarii au public spécifique que vous représentez ! Bon appétit et bon spectacle !

Applaudissements…

Le concert des mandibules et la cacophonie des fourchettes démarrent aussitôt. La France, on le sait, est un pays de grands affamés, surtout lorsque les repas sont gratuits.

Le théâtre guignol qui ravit les après-midi enfantins a été ramené face à nos convives. Circonspects, quelques-uns se demandent s’ils vont avoir droit à un spectacle infantile. Et quelques remarques désobligeantes fusent en sourdine. Ils ont tort. Les professionnels qui animent cette attraction savent comment adapter leur spectacle à tous les publics spécifiques. Contrairement à ce que pensent quelques esprits chagrins, ce soir, les marionnettes vont se produire véritablement pour des adultes, les séduire, les étonner. Ces professionnels connaissent les secrets d’un bon spectacle : Créativité, rythme, musique des mots, scénario bien léché, aptitude du conteur à capter l’attention du public jusqu’à le fondre dans son spectacle et à le faire interagir en empathie avec le conteur et ses marionnettes soudain humanisées.

Bien que Christian Richard se force à conserver un air calme et dégagé, son adjointe, Nadia Dufresne, n’est pas dupe. La lenteur avec laquelle il rejoint sa table, ses yeux imperceptiblement attirés vers la nouvelle directrice de l’Office du Tourisme, le fait qu’il tente de donner, sans y parvenir, l’impression qu’il projette son regard dans le lointain sont un signe évident qu’il est profondément préoccupé. Nadia Dufresne, pourtant réputée pour son caractère et sa froideur a été, elle aussi, interloquée en découvrant cette nouvelle venue qui provoque un tel émoi chez le maire. Certes, Christian Richard est connu pour ses tendances libidineuses. Pourtant, ce n’est pas la grande beauté de la nouvelle venue qui l’a impressionné. Ce n’est pas un trouble amoureux. Non. C’est un vif moment d’effroi qu’elle a perçu dans le regard de l’édile. Elle-même, tout comme lui et comme la vieille Faustini l’autre jour sur la place du marché, elle l’a reconnue. Comme si elle était revenue d’entre les morts. Car elle est censée être morte. Un sosie parfait. Ce n’est pas un hasard. Il est urgent d’agir et, au pire, de réactiver la meute. Elle s’approche du Maire, certes pour lui parler, mais surtout pour qu’il détourne son regard vers elle, évitant ainsi de se trahir.

« Moi aussi, je l’ai reconnue, dit-elle.

— Mais c’est impossible. Elle est…
— Morte. Mais ce n’est pas le moment d’en parler. Viens. Partons nous asseoir et faisons semblant d’apprécier le spectacle. Fais ton merveilleux sourire politique et amène-toi. »

Relevant le front et arborant un sourire béat, le Maire suit son adjointe en dodelinant çà et là sa tête pour faire un petit salut en réponse à ceux qui lui adressent un signe amical ou servile sur son passage. Nadia Dufresne lui tapote légèrement le bras et ils s’asseyent de concert. Mais il ne peut s’empêcher de revenir à la charge : « Elle lui ressemble trop ! Je vais demander au directeur des services comment elle s’appelle, on aura ainsi la réponse !

— Sauf si elle a été adoptée. Ne cherche pas, elle s’appelle Nathalie Milhès ! Eh oui, j’avais déjà posé la question, en restant naturelle et prétextant une simple curiosité de ma part, à ton sous-fifre en chef. Son nom, tu vois, ne t’avance pas à grand-chose ! Ce n’est pas celui de… celle à qui elle ressemble ! Calme-toi, on avisera plus tard.
— Demain !
— Voilà. Demain…
— Tâche d’avoir l’air intéressé par le spectacle, bon sang ! Et arrête de la fixer ! »

Il feint donc de s’intéresser au petit théâtre pour enfants, accessoirement grands enfants, mais la gêne l’habite. La gêne. La culpabilité. La peur rétrospective. Et si elle était venue pour le faire payer. Ou plutôt pour les faire payer à tous. À la « meute »… Car Nadia aussi est inquiète. Mais elle garde un visage serein pour donner le change. Pourtant, elle devrait être plus affectée que lui. Avant tout, en raison de la présence du sosie de celle qui a subi les pires outrages de sa « meute », de ces prédateurs dont elle était l’âme damnée. Ces prédateurs qui se sont montrés immondes avec celle qui avait fini par disparaître à jamais. Elle se remémore leurs méfaits. À cette époque lointaine, Nadia menait cette « meute ». C’était elle la dominante, amorale et sans complexe, de cette sinistre bande de quasi-primates consommateurs de proies faibles. Sans conscience, sans le moindre sursaut d’empathie envers l’humanité de leur victime sacrificielle, de vrais sociopathes en devenir. Elle ordonnait, ils commettaient. Des bêtes immondes… Cela l’excitait de manœuvrer ces garçons à sa botte en se jouant de leurs perversions. Elle savait aussi que ces garçons allaient devenir des hommes. S’acheter une respectabilité. Prendre de l’importance, peut-être beaucoup d’importance ! Et, là, elle n’oublierait pas de leur rappeler leur passé quand cela lui serait utile. Surtout ce viol collectif où ils s’étaient comportés pires que des chiens. Si elle ne s’était pas appelée Nathalie Milhès, elle aurait bien juré que l’un des violeurs était le géniteur de celle-ci. Elle serait prête à parier que cette pseudo-revenante aurait été adoptée puisque sa supposée mère était vraisemblablement morte depuis très longtemps. Mais elle était quasiment la seule à le savoir. Quasiment est impropre, car il y en avait deux autres qui étaient dans le secret. Et l’un des deux était son ami Christian Richard, le maire respecté. Le petit notable local. L’ancien député qui, selon des sondages officieux, avait des chances de le redevenir aux prochaines élections législatives. Sauf si un méchant grain de sable venait gripper les rouages de sa respectabilité affichée…

Christian Richard était de la bande naguère. Un des loups de la meute…

C’était bien loin tout cela. Et l’édile aimait à penser que personne ne ferait resurgir ce passé adolescent peu glorieux. Devenus adultes, et sur les conseils de Nadia, lui et elle s’étaient acheté une conduite en s’engageant dans moult associations. Ainsi leur image négative s’était estompée progressivement au profit d’une réputation d’humanité, de désintéressement et d’engagement. Sur la lancée, Nadia Dufresne et lui étaient, tout naturellement, devenus des conseillers municipaux. Vint le jour où le vieux maire annonça qu’il ne voulait pas briguer un nouveau mandat. À l’instar d’un Pétain en d’autres temps, Christian Richard avait fait « don de sa personne » pour devenir tête de liste lors des élections municipales. Il avait été élu haut la main en qualité de Maire. Nadia Dufresne était devenue sa première adjointe chargée, évidemment, de l’urbanisme. L’urbanisme ! Au départ, elle avait rencontré beaucoup d’opposition à l’encontre de son empressement à urbaniser à outrance. Son leitmotiv « Le temps n’est plus à l’ankylose, il faut se libérer de la sanctuarisation ! » Ce n’était pas sans calcul qu’elle avait opté pour ce secteur dans ce village essentiellement rural plein de surfaces disponibles. Ils avaient senti le pactole sous-jacent. Car tous deux étaient des enfants d’agriculteurs et avaient, de longue date, hérité puis acquis diverses terres agricoles achetées à des petits fermiers qui prenaient leur retraite. Pourtant, ils ne sont pas les plus riches du village. Le plus riche s’appelle Raymond Legrand. Il les a bien aidés quand ils étaient « petits ». Il a un peu financé et beaucoup ramassé. Aujourd’hui, il ne se gêne pas pour demander des « retours sur investissement ».

Nadia et Christian Richard s’étaient déjà bien enrichis en transformant plusieurs de leurs « champs à patates » en lotissements. Le succès, dit-on, aide à l’émancipation. Bien qu’il se fût émancipé et malgré son état de premier magistrat municipal, Christian n’avait pas l’audace naturelle d’un dominant. Alors, il donnait le change. Au point qu’elle avait fini par se convaincre, en le voyant si bien faire œuvre d’autorité, qu’il avait totalement adopté le costume de sa charge.

À sa très désagréable surprise, elle l’avait senti au bord de l’effondrement. Il avait dévoilé une fragilité bien cachée lors de ce « repas du maire ». Elle en avait conclu que s’il savait bomber le torse depuis qu’il était le premier magistrat, il demeurait, hélas, une chiffe molle en cas de souci majeur. Bien que cela l’eût fortement préoccupée sur le moment, elle s’était dit dans un deuxième temps qu’il était simplement semblable à tous les hommes. Virilité de façade, pusillanimité en dedans. L’adage qui dit que derrière un grand homme il y a toujours une femme se confirmait une fois de plus. Dont acte. Eh bien, elle le reprendrait en main. Tout simplement. Comme avant. Car c’est elle, en réalité, qui l’avait poussé à devenir maire et à en faire sa première adjointe. Elle se souvenait. Elle lui avait déclaré, la bouche en cœur, que c’était, avant tout, pour l’aider. Elle ne croyait pas si bien dire… C’est elle aussi qui avait sollicité le riche Raymond Legrand pour financer les diverses campagnes électorales qu’ils avaient menées. Ce dernier lui avait demandé un acompte en retour. Payable en nature. Elle avait payé de sa personne. Mais Raymond Legrand n’avait pas tenu cela pour tout solde de tout compte. Pour lui, il ne s’agissait là que d’une gratification naturelle ; dans nos sociétés encore très machistes, les hommes avaient le bonheur de ne pas se voir imposer cette sorte de réciprocité par leurs pairs. Elle avait, de tout temps, compris l’emprise psychologique qu’elle était capable d’exercer sur les autres.

Quand elle dirigeait naguère la « meute », elle osait tout. Elle contrôlait, parfois à l’extrême, son pouvoir en leur ordonnant le pire. Froidement. Mais le temps avait passé et la plupart de « ses loups » avaient fait leur vie indépendamment en devenant adultes. Comme Roger Lepic, notamment. D’abord petit « blouson doré », car fils d’un notable paysan. Celui-ci connaîtrait, plus tard, la relégation avec la ruine soudaine de son géniteur. Dans sa « reconstruction » laborieuse, il était devenu le premier adjoint du Maire d’Aureville et, qui sait, bientôt son remplaçant avec son aide occulte ainsi que celle, plus puissante, mais plus discrète du très riche et très intéressé Raymond Legrand. Les anciens loups de Nadia Dufresne, n’avaient-ils pas conservé des faiblesses cachées ? Étaient-ils vraiment autonomes et forts ou n’était-ce qu’une façade ? Quand elle y réfléchissait, elle constatait que Christian, bien qu’il jouât souvent les matamores, attendait systématiquement son avis en cas de problème majeur. En bonne manipulatrice, elle le secourait discrètement. Elle avait surtout la finesse et l’intelligence de ne pas nuire à son autorité affichée. Ainsi, il demeurait le référent officiel pour ses administrés, pour les quémandeurs, pour les mécontents. Quelque part, un bouc émissaire galonné, mais heureux d’avoir des galons et, sans qu’il en soit vraiment conscient, une marionnette assujettie à sa dominante. Mais du moment que cela fonctionnait…

Oubliant un instant son acolyte de Maire d’opérette, Nadia regarde distraitement vers Nathalie Milhès dont la table est accolée à celle d’une convive n’appartenant pas au groupe des invités municipaux. Celle-ci est occupée par une personne seule, une certaine Sandy Rizzo dont le visage réveille certaines réminiscences chez elle. Elle refoule néanmoins la sensation désagréable que cela produit dans son esprit.

Cette inconnue, Sandy Rizzo, voyant que l’on installait le théâtre guignol s’adresse machinalement à Nathalie : « bonjour. Je crois que l’autre jour nous nous sommes croisées sur la place du Foyer de Lacroix-Falgarde !

— En effet. Je me souviens, lui répond-elle.
— C’est merveilleux, je suis à Toulouse et cette ville qui m’avait adoptée pendant bien des années, la ville de Lyon vient m’y retrouver !
— Pourquoi dites-vous cela ? la questionne Nathalie Milhès.
— J’ai vécu pas mal de temps à Lyon. Or, “Guignol” est un personnage historique, une marionnette célèbre née dans cette grande cité il y a deux siècles. En 1808, précisément. Personnage comique, voire caustique, sorte de gazette spectacle pour l’époque et pour les gens du peuple… Son créateur s’est inspiré du théâtre classique italien de la commedia dell’arte pour créer et faire évoluer ces drôles de marionnettes qui singeaient lourdement les défauts de la société… Mais pardon, je vous ennuie peut-être avec mes bavardages !
— Pas du tout, continuez s’il vous plaît, c’est fort intéressant !
— “Guignol” a été avant tout le théâtre qui exprimait les facéties et les tracasseries de la vie des petites gens à travers des scénarios simplistes et manichéens dans lesquels les méchants sont toujours punis !
— Et il intéresse toujours autant les Lyonnais, malgré le temps qui a passé ?
— Plus que jamais. Puisqu’il existe un théâtre-musée Guignol à Lyon dans les locaux duquel on a célébré le bicentenaire de la célèbre marionnette en 2008. Par ailleurs, il existe un peu partout dans le monde des petits théâtres de poche où se produisent des clones de celui-ci. Rien qu’à Paris, vous avez douze théâtres Guignol ! Mais je vais cesser mes bavardages puisque je vois que ça va commencer !
— Merci, c’était passionnant, lui répond Nathalie. »

Alors que les premières étoiles commencent à s’allumer, le « brigadier » – c’est le nom du bâton qui sert à frapper pour appeler l’attention du public – vient de marteler neuf coups successifs puis les fameux trois coups lents et le petit théâtre ouvre enfin son rideau face aux tables remplies de convives.

Les pantomimes qui vont s’animer ne sont pas vraiment celles de l’après-midi, loin s’en faut ! Elles sont en adéquation avec ce public de grandes personnes venues s’offrir, ou plutôt se faire offrir, une soirée « resto » originale. Ce sont des poupées pour les grands, plus jolies ou plus vilaines, pleines d’esprit, d’humour, mais aussi de cynisme et d’ironie, voire de cruauté… Pour ce faire, le patron de ce guignol pour grandes personnes a sorti de ses malles secrètes les fameux personnages aux caractères bien marqués de la commedia dell’arte…

C’est bien sûr la marionnette Guignol elle-même qui apparaît et qui s’agite vivement pour bien attirer l’attention de tous. La voix de stentor de celui qui l’anime hèle le public adulte attablé à la manière d’un bateleur de foire surgi du passé ou un Aristide Bruant ressuscité : « Oyez ! Oyez ! Oyez ! Messeigneurs, gentes dames, damoiselles et damoiseaux ! » Un « comique » de l’équipe de convives, pour faire le malin, lance bêtement en écho « les gazelles et les gazeaux » ! Mais il est le seul que cette réflexion de touriste franchouillard, amateur d’un Maroc qui se limitait, pour lui, au souk de Marrakech, amuse. Alors, il se tait, sous le regard courroucé de sa compagne gênée qui lui donne de grands coups de coude et lui rappelle : « avec la catastrophe qui a endeuillé ce pays, ton humour est vraiment déplacé ! ».

Le stentor reprend : « Voici pour vous les grands acteurs de la commedia dell’arte, venus exceptionnellement du fin fond de l’Italie ! Et, tout d’abord, la belle “Colombine” ! qui est, avant tout, une égérie libertine ! qui mène les “Arlequins” et “Pierrots” cocus par le bout du nez ! Oh, je vois beaucoup “d’Arlequins” et de jolies “Colombines”, ce soir ! Y a-t-il des Pierrots ? Non, je n’en vois aucun ! »

Rires du public…

— Cassandre ! le riche barbon qui use de sa fortune et de ses écus pour manœuvrer le monde dans le sens de ses intérêts et qui se permet tout ! en toute impunité puisqu’il est riche ! Y a-t-il des « Cassandre » parmi vous ? Si oui, je leur emprunterai bien quelques millions pour agrandir mon théâtre !

Nouveaux rires du public…

— Le « Docteur » ! de « doctus » qui, en latin, veut dire savant ! mais qui est un faux savant et un vrai prétentieux ! Vous devez en rencontrer beaucoup dans votre activité et dans votre vie ! votre patron, votre chef de service qui a peu de culture, mais… la culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale comme disait, avec cynisme et réalisme, le regretté Jean Yanne !

Gloussements entendus du public qui, bien que cette boutade soit usée, en apprécie la constante réalité !

— « Pantalone » ! Celui qui joue les matamores, les virils, très virils ! Regardez comme il en impose ! Comme il se tient cambré ! et comme son pantalon bien gonflé à l’endroit… stratégique… laisse à penser que c’est un mâle, un vrai ! Mais c’est bidon ! c’est une coquille vide qui donne l’illusion de sa virilité. Immense prétention, mais grande illusion ! Y a-t-il des « Pantalone » parmi vous ? Oui ? Combien ? Presque tous ?

Rires des dames, sifflets des messieurs…

— Mais non, rassurez-vous, il n’y en a aucun ! Ce soir, il n’y a que de vrais gentilshommes et de nobles dames !

Applaudissements et rires…

Et il termine sa présentation des personnages-marionnettes de la commedia dell’arte et, enfin, les fait évoluer derrière la mini-scène de son théâtre-guignol en un spectacle improvisé en fonction de leur personnalité : « “La belle Colombine” séduit “Arlequin” qui gesticule et fait l’intéressant pour sa merveilleuse égérie ! Mais celle-ci se moque déjà de lui et, dans son dos, fait du charme à “Cassandre” qui achète son cœur et, surtout, son corps avec ses écus… Elle s’empresse de le ruiner, ce qui ne demande pas beaucoup de temps… et retourne vers “Arlequin” qui lui a gardé sa tendresse intacte ! Mais voilà qu’arrive “le Docteur”, genre de “Diogène” spirituel plein de prétention qui tente de la séduire avec ses mots d’esprit tirés d’un petit bouquin qu’il cache dans sa main ! Il la captive, mais quand il s’approche d’elle pour l’enlacer, elle s’esquive ! Il la poursuit, haletant, et, voyant qu’elle le distance, profère des jurons qui la choquent, en apparence… Alors, “Pantalone” s’interpose et donne une facile correction au chétif “dottore” utilisant pour cela une baguette taillée dans un roseau fendillé longitudinalement pour faire beaucoup de bruit à chaque fois qu’on le fait claquer ! Puis, bombant le torse et jouant au héros libérateur, “Pantalone” estime qu’il peut céans profiter de la belle qu’il vient de sauver… Il se précipite, comme en pays conquis, sur elle ! Elle fuit, faussement épouvantée, et se réfugie dans les bras “d’Arlequin”, son amoureux transi, qui déborde toujours de tendresse naïve pour elle ! Elle accueille avec délectation ses câlins dans le cou, mais lance déjà des œillades et des baisers de la main à un quidam qui se trouve à une table toute proche de la scène ! »

C’est alors que « Pantalone » sort de la scène, porté par le bras du marionnettiste, et se rend dans le public pour taper sur le quidam qui se protège tandis que les spectateurs rient de sa surprise et de son désappointement momentané !

Au terme de ce spectacle, plutôt que d’improviser une quête qui ferait fuir les radins, il propose aux spectateurs intéressés d’acheter des reproductions des marionnettes qu’ils ont applaudies au cours du spectacle. Il en a confectionné, ou fait confectionner, des petites à un petit prix, des moyennes à un prix raisonnable et des grandes à un prix plus conséquent…

« Et maintenant, mesdames et messieurs, en souvenir de cette soirée, les reproductions des marionnettes que vous avez applaudies ! les grandes : 20 € ; les petites : 10 € ; le lot des marionnettes diverses, exceptionnellement : 50 € ! soit un rabais de 30 % par rapport au prix habituel.

— Oh ! Que c’est mignon, disent plusieurs dames ; surtout les épouses des élus crucifalgardiens ! »

Et les messieurs se sentent obligés de leur offrir une poupée « souvenir de cette soirée originale ». Surtout les membres du conseil municipal de Lacroix-Falgarde. Et après tout, ils peuvent bien faire un petit effort pécuniaire puisque Christian Richard, le maire du village, les a invités ainsi que leurs épouses à cette sympathique soirée repas-spectacle. Aux frais du contribuable communal, bien entendu. Et, le moins qu’ils puissent dire c’est qu’ils sont ravis, cette année, de l’originalité du spectacle dont ils ont profité !

D’ailleurs, une des dames ayant souhaité avoir le lot, d’autres l’ont imitée.

Puis elles continuent à converser et vient le moment de la fin du repas-spectacle. Avant de se quitter, elles se disent la phrase rituelle qui d’ordinaire n’est jamais suivie d’effet : « Au plaisir de vous revoir, lance Nathalie Milhès.

— Oui. Au plaisir… répond Sandy Rizzo, d’autant que j’aime fréquenter ce village ponctuellement. »

Dans quelque temps son activité et sa fonction vont l’envoyer à Lacroix-Falgarde de façon fréquente et inattendue, si l’on peut dire. Pour le meilleur ? Non, pour le pire… Elle connaît certes le village puisqu’elle y pratique des randonnées et s’arrête parfois, après le sport, sur son marché de la place du Foyer. Elles s’y sont récemment, incidemment croisées anonymement.

— Si ce n’est pas indiscret, vous travaillez dans le « spectacle » ? demande Nathalie Milhès.
— Non. Je suis lieutenante de police.

La lieutenante s’attend, évidemment, à ce que son interlocutrice ait une petite réaction, ce qui d’ordinaire se produit quand elle dévoile sa profession. Mais, ce n’est pas le cas…

— Moi je suis directrice de « l’Office de Tourisme des Coteaux » qui s’y trouve. Les coteaux présentent des sites touristiques agréables avec de beaux belvédères sur la chaîne des Pyrénées, comme à Clermont le Fort. Une profusion de sentiers de randonnée particulièrement pittoresques et de routes pleines de vallonnements pour les amateurs de cyclisme s’offrent aux promeneurs et aux amateurs de sport de tous niveaux. Oh ! Pardon ! vous allez avoir l’impression que je vous vends « ma marchandise » !
— C’est un peu ça ! Non, je vous taquine ! Je suis intéressée par toutes ces choses que vous nommez humoristiquement « marchandise » ! J’ai bien l’intention de venir vous revoir à Lacroix-Falgarde, car, vous avez bien deviné, je suis sportive. J’ai déjà goûté à certains des agréments des environs de ce village que vous vantez. Et j’ai bien l’intention de récidiver en abusant ultérieurement de vos conseils éclairés !
— Avec plaisir. D’autant que la palette sportive est vaste. Personnellement, je me suis inscrite à un petit groupe de randonneurs sympathiques. Leur association s’appelle LRM « Les randonneurs en marche ». Il y a un autre groupe de randonneurs tout aussi intéressant, mais bien plus ambitieux quant aux programmes sportifs, ce sont les randonneurs de l’association LFAN. Ils ont déjà à leur actif, un raid en Espagne sur le très connu et très redouté « Caminito del Rey » ou, moins impressionnant, mais tout aussi exigeant physiquement, le circuit longeant le canal du midi de Toulouse à Sète qu’ils ont déjà réalisé à vélo en 5 jours ! Sur le plan sportif, il y en a pour tous les goûts et tous les niveaux.
— Très intéressant et très sportif, en effet !
— Tenez, voici ma carte professionnelle ; en cas de besoin…
— Voici la mienne… en cas de besoin aussi, dit Sandy en souriant.

Une personne, qui avait assisté discrètement au spectacle, attend que les crucifalgardiens soient partis pour aller acquérir deux lots de marionnettes diverses que le marionnettiste lui a mis directement dans un seul paquet avant d’encaisser les soixante-dix euros. En espèce, bien sûr. C’est le bon moment pour faire discrètement cet achat. Car les crucifalgardiens en ont tellement acquis eux-mêmes qu’ils me serviront de paravent et seront les premiers suspects lorsque j’accomplirai ma mission. Il faut savoir préparer intelligemment sa vengeance. La vengeance est un plat qui se mange froid. Les poupées de chiffon aux caractères marqués de la commedia dell’arte lui serviront de signature. Des poupées perfides qui ont naguère violenté une poupée innocente…

Le marionnettiste est en train de démonter son petit théâtre. Il s’arrête et se tourne vers sa compagne : « Tu as remarqué le dernier acheteur de nos poupées ?

— Oui. Il était drôle et j’avais une impression de déjà-vu. Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Parce que j’ai eu la sensation de voir un personnage surgi du passé. Un personnage connu dont je me remémore le visage, mais pas le nom ! Mystère. »

Puis sur ces derniers mots, il continue, l’air perplexe, à remballer son petit théâtre puis s’en va…

1

Hier, j’étais au restaurant du Museum. Ils m’ont certainement tous vu, mais ils ne m’ont pas remarqué tellement je suis, sans doute, transparent. Ma table n’était pas loin de celles des convives du maire de Lacroix-Falgarde. J’ai écouté distraitement ses diatribes peu intéressantes. J’ai remarqué son « indisposition » passagère quand il a vu une personne à laquelle il ne s’attendait pas. Nadia Dufresne s’est aussitôt empressée auprès de lui. Elle a regardé, elle aussi. Un regard d’abord inquiet puis glacial. Ce visage les a bouleversés. J’en connais la raison… ensuite s’en est suivi ce spectacle sympathique et humoristique durant le repas.

Indépendamment de ce petit évènement, la semaine débute sous de bons auspices. Il fait beau. Aussi, je suis allé crapahuter tranquillement sur les chemins de randonnée entre Lacroix-Falgarde et Goyrans. Distraitement, je fredonne une chansonnette, car je ne suis pas loin de la « fontaine Saint-Jean-Baptiste » :

« À la claire fontaine, m’en allant promener,

J’ai trouvé l’eau si claire

Que je m’y suis baignée » !

Cette gentille comptine finit par devenir obsédante. A priori, je n’ai rien contre les fontaines. Surtout celles qui sont réputées miraculeuses. Mais je sens comme une présence, au-dessus de moi, qui semble dire :

« Ainsi font, font, font les sordides marionnettes ;

Ainsi font, font, font, trois petits tours

Et puis s’en vont les pieds devant ».

Pessimisme soudain tombant des nues… La mémoire des maléfices plane en ces lieux. Et ce n’est pas un simple exorcisme qui l’effacera. L’eau de cette fontaine qui fut claire autrefois est fortement entachée de lourdes souillures dont elle ne pourra jamais se purifier.

Fontaine Saint-Jean-Baptiste ? N’est-ce pas plutôt la fontaine du diable ?

Un promeneur solitaire me suit. Un labrador que j’ai déjà croisé sur la place du Foyer. Il vit dans sa dimension. Secret. Muet. J’aime bien sa présence discrète et son empathie partagée. Il ne sait pas parler. Il me fixe du regard avec une telle intensité que c’en est troublant. L’on dit parfois de certains chiens « il ne leur manque que la parole ». Pour une fois, ça n’est pas une phrase dénuée de sens. Mais ça ne change rien, même si j’apprécie son empathie, je ne comprends pas la teneur de ses messages muets.

Voilà ce qu’il exprime :

— Je ressens tes bouleversements, mais toi tu ne peux m’entendre. C’est terrible ce que je perçois ! Je vois des nuées particulièrement inquiétantes qui s’agitent au-dessus de toi. Tu ne vois vraiment pas tout ce qui s’échappe de ton esprit. Des égrégores du bien et du mal se battent dans les nuées invisibles qui t’entourent. Que de violence de part et d’autre ! L’ombre de l’ange exterminateur a pris ton visage et son glaive vengeur se prépare à couper les premières têtes des démons qui ont commis des monstruosités impardonnables… Puis ces nuées se délitent et tentent de s’échapper au-dessus de la canopée. Elles tournent autour d’un voile léger comme l’innocence. Un voile tellement léger qu’il ne semble pas connaître la gravité. Mais voici, soudain, une tempête qui emporte tout. Cette tempête, cette violence sortent de ta tête. C’est une véritable sarabande. Les ombres, encore les ombres planent au-dessus de toi. Une louve se matérialise qui hurle en silence et agite une meute de loups d’une bestialité incommensurable. Un vieux loup dominant l’encourage et se repaît de l’immonde spectacle d’une proie fragile et innocente qu’ils déchiquettent. La souffrance de la victime est profonde. Alors l’ange exterminateur se reconstitue et se précipite sur la louve qu’il frappe de son glaive vengeur. Des flots de sang vivant jaillissent en cascade de sa gorge cependant que ses yeux voient tomber sur eux un voile de mort. La meute abandonnée par sa louve dominante s’agite en tous sens poursuivie à son tour par l’ange exterminateur. Il est prêt à tous les tuer avec le glaive de la vengeance. Le vieux loup dominant, qui se croyait au-dessus de tout risque, est soudain aspiré dans les sables mouvants de la frayeur. Un ouragan se lève qui emporte tout au plus profond des enfers tandis que le ciel redevient serein au-dessus de sa tête. Ce lieu redevient idyllique. Je ne vois plus planer la moindre nuée sur les chemins qui parcourent cette jolie colline formée par les derniers contreforts des coteaux du Lauragais. Les trois petits villages passifs et somnolents de ce petit territoire ont retrouvé la paix. Paix illusoire. Car la tempête que j’ai vue est une tempête à venir. La fête est finie. La louve et les loups vont périr. Ils ne le savent pas encore. A tout seigneur, tout honneur, la dominante et l’égérie de leur meute, celle qui a organisé et commandé le crime, sera saignée en premier. C’est elle qui aura la primauté de la série sanglante… Oui, je vois tout cela !

Mercredi 27 juin. Très tôt le matin

Je suis déjà sur la place « dite » du Foyer. Tout est encore paisible et ceux qui sont déjà là ne s’intéressent pas à moi. Alors que moi, je m’intéresse à tout. C’est curieux, tous m’aperçoivent, mais aucun ne me voit vraiment. Cette quasi-transparence est bien pratique…

Je médite un peu dans ce calme relatif. J’ai, de nouveau, cette sensation de son ombre qui flotte tout près de moi. Je la sens qui plane au-dessus de la place de la Mairie. Rectification : je dois l’appeler désormais la place du Foyer ! Les édiles, lors de la dernière commission des noms des rues, n’ont pas cherché beaucoup pour la rebaptiser du nom « neutre » du vieux Foyer Rural qui est érigé au fond de cette place, au pied de la colline qui surplombe tout le village de Lacroix-Falgarde. La colline, puisqu’il en est question, s’étire bien en deçà et longe l’Ariège jusqu’aux environs de Venerque. L’Ariège, dont les eaux parfois tumultueuses ont creusé avec force et violence le lit de cette rivière sauvage depuis la nuit des temps. Au niveau de Lacroix, on est proche du confluent entre l’Ariège et la Garonne et la vallée s’élargit considérablement à l’approche de la rencontre des eaux du fleuve et de la rivière. Lacroix-Falgarde, un nom de patelin à double tiroir. Ce sont, en fait, deux localités qui ont autrefois fusionné. Lacroix, la citadine et Falgarde, essentiellement peuplée de paysans, notamment à la grande époque du pastel qui fit, un temps, la richesse de toute la région.

Un bruissement léger fait grelotter les frêles feuilles des gros tilleuls de la place du Foyer. Quelques têtes se sont levées distraitement. Certains ont dû penser que c’était le vent qui se glissait furtivement alentour, rafraîchissant le front légèrement moite de la jolie Ghislaine aux robes aériennes et aux yeux d’infini qui font chavirer les esprits des plus madrés. Ce n’est pas vraiment le vent qui a caressé les feuillages et la robe de la belle Ghislaine. S’agit-il de l’ombre immatérielle qui se manifeste ? D’aucuns vous expliqueront doctement qu’il n’y a rien de magique dans une brise qui souffle, sans se rendre compte que cette brise n’existe que sur la place de Lacroix-Falgarde et nulle part ailleurs en cet instant subtil. Mais je rêve, sans doute. Trop imaginatif. Est-ce donc la brise qui m’entraîne ? Virevoltant au-dessus de ce théâtre de vie rempli de toutes ces personnes apparemment quelconques, rassemblées ce matin sur la place ? Je regarde cette place comme un théâtre de marionnettes au décor changeant avec le temps…

Voici qu’arrivent, aujourd’hui, les marionnettes préprogrammées, acteurs et actrices de la banale comédie humaine villageoise. Pas si banale. Car, même si rien ne transparaît, la souffrance mal refoulée, la déchirure béante et non cicatrisée sont encore là. Au-delà du temps. Nul ne sait et ceux qui savent se taisent. L’égrégore du mal plane, silencieux en ces lieux coupables. Mais personne ne s’en aperçoit sur cette paisible place du Foyer de Lacroix-Falgarde. L’espace vibre. Le spectacle morbide va commencer. Les marionnettes ne ressentent aucun trac. C’est normal, elles se prennent pour des acteurs vivants et libres qui connaissent leurs rôles sans avoir à les apprendre. Prenez garde, petites poupées vivantes suspendues à un fil ténu. Vous n’êtes plus maîtresses de votre destinée humaine.

Attention, mesdames et messieurs, le spectacle dont vous êtes les acteurs manipulés va commencer ! J’entends déjà frapper les neuf coups de « brigadier » dans un silence assourdissant constellé d’oxymores. Je suis seul à les entendre ? Non. Le marchand de légumes les a entendus lui aussi. Serait-ce une marionnette autonome ? Libérée ? Il a peut-être le front bas et la gouaille d’un camelot de marché aux fruits, pourtant il porte en son cœur une grande humanité. Malgré son apparence de gros bouffon, je sais qu’il a le don de sentir les émotions cachées des uns et des autres et qu’il peut percevoir le souffle de cette présence que je ressens aussi. Mais il ne le montre pas. On le traiterait de fou. Alors il reste caché derrière sa défroque de bateleur plein de mots d’esprit qui font toujours rigoler la populace qui le prend pour un grand couillon rigolo. C’est tellement confortable et rassurant de croire que l’autre est plus couillon que soi. Comme ce serait merveilleux si chacun pouvait reconnaître et partager cette immensité qui habite l’esprit de ces êtres qui, comme lui, enferment la richesse au fond de leur âme. Ne soyons pas naïfs. Tout un chacun se complaît à regarder l’autre du haut de sa fatuité. Et l’on n’a rien à faire d’un pauvre bouffon, à la défroque qui ne ressemble en rien au beau costume bleu nuit d’un président de la République. Par voie de conséquence, un être simple face auquel on peut se montrer arrogant sans risque aucun. Mais je suis là à gamberger et à critiquer, moi aussi, à tort et à travers alors que l’on continue à frapper avec « le brigadier », le fameux bâton des théâtreux. Toc, toc, toc, toc… La place du foyer de Lacroix-Falgarde va bientôt s’animer. Dépêchons-nous ! Ne perdons pas de temps, plus que quelques secondes ! Je ferais mieux de présenter les personnages éphémères qui vont improviser le spectacle qui va se jouer ce matin.

Ce n’est pas un spectacle. C’est la réalité. Quand le troisième coup lent va être frappé, ils vont tous se mettre à vivre et ils croiront que c’est la vraie vie. Allons, ne nous égarons pas en des digressions embrouillées ! Quoique, tout bien réfléchi, pourquoi présenterais-je les personnages ? Que chacun fasse l’effort de les découvrir dans cette improvisation tellement réussie qu’elle en devient la réalité du moment. De toute façon, il est trop tard, le dernier des neuf coups rapides vient d’être frappé et Colombine court déjà vers son destin.

2

Enfin les trois coups lents : toc ! toc ! toc !

Lever du rideau sur le théâtre des marionnettes vivantes !

Mercredi 27 juin. 7 h 30

On est mercredi, jour de marché à Lacroix-Falgarde…

Une feuille de tilleul s’est détachée de l’arbre. Elle plane lentement et se pose sur les pommes du marchand de légumes. Il lève à peine la tête et sourit. Qu’a-t-il perçu ? Juste à côté de lui, le gros boucher a planté son camion-étal. Sur la carrosserie figure en grosses lettres rouges : « La Charolaise » ! De quoi rassurer les gâte-sauces locaux qui lui posent, évidemment, la question rituelle : « Elle est tendre votre viande ? »

« C’est de la charolaise » ! répond-il prenant un air digne et vaguement contrarié qui laisse à penser au chaland qu’il se trouve devant la meilleure viande du monde.

À côté de la nourriture, la culture qui s’étale… sur un étal, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, au risque de se répéter ! Un étal rudimentaire composé d’une planche longue est bien calé sur trois tréteaux. Il est envahi d’ouvrages très variés. Ou plutôt de bouquins destinés à satisfaire les goûts les plus divers. Des romans, des BD, des ouvrages de voyage et de découverte, des cartes postales anciennes et surprises, quelques centaines de partitions que le bouquiniste distribue gracieusement ou que l’on peut prendre sur son étal. « Servez-vous » est écrit au feutre sur un cartonnet. « Prenez-en plusieurs ! » dit-il à ceux qui semblent s’y intéresser. Quelle générosité ! En réalité, il s’agit d’une affichette publicitaire. Certes, sur la partie recto se trouve la partition de la comptine bien connue « à la claire fontaine », mais sur la partie verso sont notées toutes les données publicitaires de sa boutique : « Librairie du Taur, ouvrages neufs, anciens, cartes anciennes… Achat, vente, évaluation d’expert. » L’expert c’est lui et il expertise, évidemment, à la tête du client. Et si, exceptionnellement, c’est vraiment intéressant, il sous-évalue fortement, comme l’agent immobilier auquel vous demandez de vendre votre maison.

Les ramures légères bruissent à nouveau.

Mais ce ne sont pas les anges qui les font frémir. C’est le vent. S’il se trouvait des anges en cet instant, je pense qu’ils s’enfuiraient à tire d’ailes. Car voici arriver les commères matinales. La vieille Maria Faustini d’un côté de la place et son « poisson-pilote », Francine Barjac, de l’autre côté. À leur mine décidée, je les devine en grande forme pour caqueter de bon matin. Leurs yeux brillent et leurs lèvres sont pincées, pour l’instant. Comme pour mieux retenir les imprécations qu’elles s’apprêtent à vomir avant longtemps. Je ne me suis pas trompé. Encore quelques secondes et la connexion a lieu. Elles sont en face l’une de l’autre. Tout près. Il y a de la tension dans l’air. Arc électrique. Plusieurs milliers de volts se libèrent en un instant. La soudure a lieu ! Le tonnerre d’imprécations se libère enfin de l’esprit surchargé de la vieille Faustini : « Le maire est déjà à son bureau !

— Si tôt ? questionne Francine Barjac.
— À se demander s’il n’y a pas couché après la beuverie qu’il a faite hier soir !
— Une beuverie ?
— Eh oui, ma pauvre ! Comme chaque année !
— Ah oui, je sais, le repas annuel du conseil municipal et des notables…
— Des notables ! Tu parles ! C’est pas eux qui vont payer la note, c’est nos impôts !
— J’ai mon voisin, Jean-Claude, qui dit que c’est bien et qu’ils discutent de choses positives au cours de ce repas.
— Ton voisin, je le connais. C’est le président des boules cette année !
— Des boules ?
— Des boules de pétanque. Parfois, vous me donnez les boules avec vos questions ! Votre Jean-Claude c’est le nouveau président de la pétanque-club de Lacroix-Falgarde.
— Justement. D’après ce qu’on dit, il a fait pas mal d’innovations dans le club. Les joueurs sont contents depuis qu’il est là !
— Pourquoi ? Ils ont des rabais sur les cochonnets ou des ristournes sur le pastis ?
— Ouh ! vous êtes de mauvais poil ce matin !
— C’est vrai. Mais ce n’est pas après Jean-Claude que j’en ai. D’autant qu’il est bon cuisiner et qu’il nous avait fabriqué des galettes des Rois pour notre club d’anciens cette année.
— Oui. Il est actif et généreux.
— C’est pas comme le maire qui s’empiffre sur notre dos !
— Mais vous m’aviez dit que vous aviez voté pour lui…
— C’était une erreur. Il nous avait abusés avec ses généreuses promesses. Il avait raison, l’autre de dire “les promesses n’engagent que ceux qui les croient”…
— Quel autre ?
— On s’en fout. Un politicard du passé. Un ancien marchand de pastis venu du Midi et qui s’est retrouvé sénateur du Nord. Oui, madame, vous pouvez croire ça ! Doué pour embobiner les couillons, celui-là ! En tout cas le maire, il est surtout généreux pour sa pomme et pour ses copains ou ceux dont il veut faire des copains.
— Ou des copines !
— Pour ça, il n’a besoin de personnes. Il a toujours été porté sur les “copines” et il use de son petit pouvoir pour les attirer dans ses filets !
— Mais…
— Taisez-vous ! Vous avez vu qui c’est qui arrive?
— Oui. Il y a pas mal de monde.
— Je ne vous parle pas de tout le monde. En parlant de notable, voilà Raymond Legrand.
— Il paraît qu’il ne va jamais au repas du maire, lui !
— Ça fait longtemps qu’il ne se mélange pas à la piétaille, celui-là !
— Il fait partie des gens bien. Il est riche à millions !
— Gens bien ! Vous me faites rire ! Al Capone aussi était riche à millions ! Et les oligarques russes sont milliardaires ! Enfin, ceux qui ne sont pas encore fait descendre ! Votre Raymond Legrand, c’est un parvenu, c’est tout !
— Parlez plus bas, car on pourrait bien vous entendre…
— À mon âge, j’ai peur de rien. Tiens, la nouvelle directrice de l’office de tourisme arrive aussi. Je suis sûre que le maire la trouve à son goût.
— L’autre aussi, il doit la trouver à son goût, renchérit Francine Barjac.
— L’autre ? »

Maria Faustini a un sursaut en apercevant « l’autre »…

Il en est un autre qui fixe les deux jeunes femmes.

Toutes deux belles. Quadra. Métissées. Elles viennent sur la place en devisant. Donc elles se connaissent, conclut Maria Faustini. Puis, elles s’arrêtent, curieuses et, sans doute, intéressées devant la comptine. Le bouquiniste remarque très vite leur attention et leur tend carrément une dizaine de partitions. « C’est sympa, n’est-ce pas, ces chansons anciennes ? Prenez-les donc pour vous et les visiteurs du village, ajoute-t-il à l’intention de Nathalie Milhès » dont il sait déjà qu’elle dirige l’office du tourisme.

Vincent Guerrier, le charmeur local, visage fin et tempes argentées, passe sur ces entrefaites. Le charmeur, ou le dragueur ?

Il porte ses vêtements de cycliste qui l’affinent et mettent en valeur ses petites fesses musclées et sans la moindre once de graisse. Il en est parfaitement conscient et il se tient droit comme un dindon orgueilleux. Il pose son vélo tout-terrain et prend lui aussi quelques partitions, non par intérêt pour la comptine, mais, surtout, en raison de l’attrait qu’exerce sur lui la trop belle Nathalie Milhès qu’il a très vite repérée en homme à femmes impénitent. L’autre aussi lui plaît, mais Nathalie Milhès semble le faire craquer. Avant qu’il n’entreprenne son baratin rodé de vieux charmeur, le bouquiniste revient à la charge : « Dans deux mois, ce sera une autre comptine. Tradition et culture, c’est une bonne idée, non ? » Avant qu’elle n’ait répondu à la question du baratineur de place publique qui n’attendait pas de réponse, ce dernier se dirige vers une cliente qui feuillette un album de voyage : « c’est mon dernier de cette collection ! Les autres sont partis comme des petits pains ! Et, puisque vous êtes ma première cliente, je vous le cède exceptionnellement à cinquante pour cent ; ça me portera bonheur ! »

Vincent Guerrier s’approche de Nathalie Milhès avec une lenteur calculée, cependant qu’elle feuillette la petite littérature du bouquiniste. Le dragueur local se trouve à un mètre d’elle, mais la belle ne s’en rend pas compte. Aussi, est-ce inconsciemment qu’elle lui tourne soudain le dos et se baisse pour ramasser une partition qui est tombée de ses mains. Vincent Guerrier qui avait commencé à se pencher pour lui adresser la parole se retrouve soudain interdit, le nez planté face à sa chute de reins, alors qu’il ne s’y attendait pas. Ce qui fait rire la vieille Faustini qui avait suivi des yeux ses manœuvres d’approche… ratées finalement ! Elle ne peut s’empêcher d’en faire la remarque à la vieille Barjac : « C’est bien la première fois que je le vois se casser le nez devant une nouvelle “tête” !

— C’est pas sur la tête qu’il s’est cassé le nez, répond Francine Barjac.
— C’est bien ce que j’ai dit !
— Ah bon, j’avais cru que…
— Vous avez cru que, vous avez cru que ! Vous croyez toujours que… soyez un peu subtile de temps en temps ! »

La belle Nathalie Milhès se redresse et part avec ces partitions. Sandy Rizzo en prend également. En les parcourant, un voile passe sur son visage. Nostalgie ou tristesse. Voyant que Raymond Legrand la fixe, elle se ressaisit, continue sa route et quitte la « place du Foyer ». Vincent Guerrier suit Nathalie Milhès du regard, quelque peu allumé, cependant qu’elle s’éloigne. Un mauvais diable lui souffle de revenir à la charge. Mais, prudent, il se dit que s’il est trop direct, il va se faire éconduire. Il en est conscient, cette beauté n’est pas de celles que l’on emballe en lançant deux plaisanteries puis en improvisant selon le cas. D’ordinaire, quand il part en chasse, il se fixe pour objectif de conclure avant la fin de la journée, il aime bien avoir la proie dans son carnier quand arrive le crépuscule. Elle, c’est une amazone. Une personnalité qu’il devine forte et qui l’écrasera comme un cafard s’il se montre trop direct dans son entreprise de séduction. D’autant qu’il est convaincu qu’elle n’est pas de celles que l’on séduit. Mais de celles auxquelles il faut donner l’envie de vous séduire. Ce qui est autrement intéressant. Toute une stratégie à mettre en place ! Le temps qu’il ait réfléchi à tout cela, elle est déjà loin. Rien ne presse. Plus on désire un mets rare, plus il est appétissant quand on peut enfin le consommer, pense-t-il, tel un inspecteur gastronomique. Si je devais encore ironiser, je dirais que c’est incontestablement « un romantique ».

Sur la place du Foyer, le « show-vivant » continue. Je n’ai pas le droit de me laisser distraire par ces questions qui font diversion en mon esprit. Le spectacle avance et il ne m’est pas permis de perdre ma concentration. C’est tellement important ce qui se passe, ce qui s’est passé et ce qui va bientôt se passer dans ce modeste et banal théâtre de la vie de ce petit village, apparemment sans importance, que je n’ai pas le droit de rater les premières séquences du drame qui va se jouer bientôt.

Il est presque onze heures. Voilà le nouveau directeur général des services, de la Mairie de Lacroix-Falgarde, Yannik Le Corre, qui passe sur la place. Le jeune quadra croise les deux femmes qui traversent, de nouveau, à ce moment-là. Il sourit à l’une d’elles, puis continue sa route. Brève rencontre, pas un mot et pourtant une émotion fugace. Comme si ces deux-là se connaissent ou, soudain, se reconnaissent. Il ne s’agit pas d’attirance amoureuse. Non. C’est autre chose d’indéfinissable. Quel est leur secret ? Soudain, il marque un temps d’arrêt. Un homme, le sosie de l’écrivain Alexandre Dumas, le salue en souriant. Il lance : « bonjour, monsieur Payet. » Se souvenant que celui-ci lui avait confié qu’il écrivait un roman se situant à Lacroix-Falgarde, il lui pose la question : « Et votre roman ?

— Vous faites bien de me poser la question, répond-il. Je suis pour l’instant dans la phase de recherche documentaire. Certes, de par mes anciennes fonctions, j’ai mes entrées dans diverses institutions dont les archives m’intéressent. Mais, si vous me le permettez, j’aimerais bien user de votre aide pour consulter les archives de ce village.
— Ce sera avec plaisir. D’autant que nombre de celles-ci sont communicables immédiatement. Celles qui ne le sont pas peuvent faire l’objet de dérogations si la motivation justifiant leur consultation est acceptée, évidemment. Mais, ne vous inquiétez pas, je vous guiderai utilement si le besoin s’en fait sentir.
— Autre chose, monsieur Le Corre. Si vous me permettez, où êtes-vous né ?
— En Bretagne ! Comme mon patronyme l’indique !
— Ne m’en veuillez pas, je posais juste cette question, car on devine chez vous un léger métissage.
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