Les Ménages Militaires - Claire de Chandeneux - E-Book

Les Ménages Militaires E-Book

Claire de Chandeneux

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Extrait : "Dans un salon jaune, obscur et fané, dépendant d'un appartement garni de la rue de Beaune, trois femmes étaient assises et causaient à demi-voix le 24 décembre 1864. Le jour douteux, qui tombait difficilement des fenêtres à doubles rideaux, indiquait cette heure indécise, si prompte à venir en hiver, où le travail n'est plus possible, où la lecture fatigue déjà la vue, où la lumière d'une lampe n'est pas encore désirée."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Dans un salon jaune, obscur et fané, dépendant d’un appartement garni de la rue de Beaune, trois femmes étaient assises et causaient à demi-voix le 24 décembre 1864.

Le jour douteux, qui tombait difficilement des fenêtres à doubles rideaux, indiquait cette heure indécise, si prompte à venir en hiver, où le travail n’est plus possible, où la lecture fatigue déjà la vue, où la lumière d’une lampe n’est pas encore désirée.

La plus âgée des trois femmes, qui occupait l’angle droit de la cheminée, tisonnait de cette façon intermittente particulière aux gens nerveux et préoccupés.

La pince, dans ses mains, semblait, tour à tour, attaquer furieusement ou caresser avec distraction la bûche, qui répandait plus de fumée que de chaleur.

À l’angle opposé, une belle personne d’une vingtaine d’années, nonchalamment étendue dans un fauteuil, jouait avec les rubans flottants de sa ceinture.

Elle fixait dans le vide deux grands yeux bleus, assez semblables, sous leurs cils touffus, à des pervenches dans la mousse.

Une profusion de boucles blondes savamment déroulées encadraient son visage délicatement rosé et d’une suprême distinction.

Près d’elle une jeune fille brune, à la physionomie fraîche et avenante, était assise sur une petite chaise basse, et croisait ses mains mignonnes sur une tapisserie abandonnée.

Quatre heures sonnèrent au timbre fêlé de la pendule.

La conversation languissait. La pince restait immobile. La jeune fille brune étouffa même un léger bâillement.

Seule, la rêveuse du fauteuil, perdue dans une lointaine excursion au pays des chimères, ne manifesta ni lassitude, ni ennui, ni impatience.

La dame aux pincettes se renversa tout à coup sur son siège avec un geste découragé :

– Comme votre père tarde à rentrer ! dit-elle ; je crains qu’il n’ait rien appris de bon au ministère de la guerre.

La tête brune s’agita vivement.

– Ce serait une injustice criante ! déclara-telle.

La tête blonde parut sortir des nuages.

– Et cela t’étonnerait, une injustice ?

– Cela ne doit pas exister.

– Ah ! ma pauvre Marcelle, que tu es jeune !… J’en ai déjà vu assez, moi, pour ne plus guère m’étonner.

– Tu exagères, Judith, dit la voix calme de la mère.

– En quoi donc, ma mère, s’il vous plaît ?

– Tout le monde n’a pas les contretemps fâcheux qui ont entravé la carrière militaire de ton père.

– Contretemps ou passe-droits…, toujours est-il que si M. de Clarande, qui aura cinquante-huit ans le mois prochain, ne passe pas colonel à la promotion de janvier…

– Hélas !… la retraite ! soupira Marcelle.

– Il pourrait être encore compris dans celle du 16 mars, hasarda madame de Clarande.

– Et l’âge ?… Tenez, ma mère, avouez que vous êtes, comme nous, un peu inquiète.

– Oh !… tu sais…

– Car votre philosophie apparente ne nous rassure que médiocrement.

– Eh bien ! c’est vrai… je meurs de peur que M. de Clarande ne soit pas nommé ces jours-ci, malgré tous ses droits. Il a des concurrents… il n’est plus jeune… Avec leur manie de rajeunir l’armée, ils finiront par mettre des échappés de Saint-Cyr à la tête des régiments.

– Ah ! ce serait bien triste ! dit la tête brune.

– Ce serait un épouvantable malheur ! conclut la tête blonde.

– Là… là… fit une voix douce derrière le fauteuil de Judith de Clarande ; le plus épouvantable des malheurs, ma bonne sœur, c’est d’être ardente comme tu l’es et d’attendre les évènements avec si peu de résignation.

La portière s’était soulevée sans bruit, et une troisième jeune fille était entrée tout à point pour recueillir l’exclamation violente de Judith.

– Bon ! fit Marcelle… un sermon de Nestor.

Judith sourit dédaigneusement.

La nouvelle venue était de taille moyenne, un peu forte malgré sa jeunesse, vingt-trois ans peut-être ; une intelligence peu commune rayonnait dans sa physionomie incorrecte et bienveillante.

On ne pouvait avoir plus de douceur dans le regard, ni plus de gravité dans le sourire ; elle n’était point jolie ; un charme attractif émanait d’elle.

Ses sœurs l’appelaient Nestor, et mademoiselle Hortense de Clarande, l’aînée des trois jeunes filles, acceptait gaiement le surnom.

Marcelle s’était approchée de la fenêtre dont elle soulevait le rideau.

– Tu ne vois rien ? demanda madame de Clarande.

– Rien, maman.

Ici un soupir et un silence.

Tout à coup Marcelle fit un cri de joie.

– Voici mon père !… il traverse la cour… quelles enjambées !… et il agite les bras… oh ! il doit être bien satisfait.

– Que Dieu t’entende ! murmura la mère.

On entendit gémir les escaliers sous un pas retentissant ; puis la porte s’ouvrit avec un fracas d’excellent augure dans l’état de la question.

M. de Clarande fit irruption dans le salon en brandissant comme une massue une lettre tout ouverte :

– Colonel !… je suis colonel !… entonna-t-il d’une voix de basse profonde, sans se soucier si c’était bien le ton de ce joli morceau de la Fanchonnette.

– Ah !… mon ami ! exclama sa femme en levant au ciel deux bras qui retombèrent sous le poids du bonheur.

Marcelle ne fit qu’un bond de la fenêtre dans les bras de son père.

Hortense lui prit doucement les mains et les serra.

Judith se leva sans mot dire, alluma les bougies de la cheminée, et, jetant un rapide coup d’œil dans la glace :

– Enfin ! murmura-t-elle, je suis fille de colonel !

– Raconte-nous cela, Alphonse… voyons, dis vite, mon ami ?… interrogea madame de Clarande… que sais-tu ?

– Je sais… parbleu ! je sais que mon ami X…, le chef du personnel, m’a fait passer ce petit mot dans l’antichambre où je me morfondais… Oh ! en bonne compagnie, du reste.

– Tes concurrents, sans doute ?

– Quelques-uns… et des députés aussi… un encombrement dans les bureaux dont on n’a pas idée.

– Voyons le billet, dit Judith.

M. de Clarande, tout heureux de l’impatience qu’il voyait sur les mines joyeuses, prit plaisir à prolonger cette minute d’attente.

Il assujettit solidement son lorgnon sur le maître nez dont était décoré son mâle visage, s’approcha des bougies, déplia le papier, et lut en savourant chaque mot :

Mon cher Clarande,

Tu es nommé colonel par décision du 24 décembre 1864 ; tu es le premier averti. Viens me voir demain matin : il y a trois régiments vacants… tu choisiras.

Ton vieux camarade,

X…

– Le brave cœur !… le digne homme ! s’écria madame de Clarande dont les bons gros yeux, un peu louches, se remplirent de larmes de joie.

– Ainsi vous pouvez choisir, mon père, dit Judith. J’espère que vous chercherez, avant tout, une brillante garnison.

– Sois tranquille.

– S’il est possible, une préfecture.

– Tu y tiens ?

– Énormément.

– Mais, mon enfant…

– Il n’y a pas à balancer, mon père. Les préfectures donnent des fêtes, et quand on a des filles à produire, il faut y songer.

– Toujours avisée, cette Judith !… dit le colonel avec le plus indulgent des sourires paternels.

– Mon père, hasarda Hortense, ne serait-il pas plus sage de choisir un régiment qui serait, peut-être pour longtemps, dans une de ces bonnes villes de province où la vie n’est point coûteuse ?

– Mais dont les plaisirs sont absents, interrompit Judith.

– Où les logements sont abordables et l’alimentation facile ? continua paisiblement Hortense.

– Mon petit intendant, répondit M. de Clarande, nous verrons à te satisfaire, et toi, Marcelle, tu n’as donc pas de préférence ?

– Moi ! fit la troisième fille du colonel avec un rire enfantin, je serai très heureuse partout où vous me conduirez.

– Tu es une bonne fille ! dit le père en la baisant au front.

Madame de Clarande n’avait rien dit pendant ce petit débat, où se dévoilaient le caractère économe et prévoyant d’Hortense, ainsi que les goûts frivoles et mondains de Judith.

On voyait bien cependant que si l’excellente femme ne parlait pas, ce n’était pas faute d’avoir une opinion.

La sienne, qu’elle ne faisait pas ouvertement connaître, se manifesta par une mimique expressive à l’adresse de son mari.

Celui-ci finit par saisir le sens de ces muettes recommandations, et, d’un ton conciliant :

– Mes fillettes, dit-il, j’irai demain au ministère, je prendrai mes informations, et je vous promets de manœuvrer de façon à vous procurer une garnison excellente… sous tous les rapports.

Les trois sœurs accueillirent cette promesse, l’aînée avec espoir, la seconde avec incrédulité, la dernière avec insouciance, et sortirent ensemble du salon en se communiquant leurs impressions.

Restés seuls, monsieur et madame de Clarande se rapprochèrent du foyer.

C’était un bon ménage, dont vingt-cinq ans d’union avait cimenté le mutuel dévouement, et qui mettait en commun les chagrins les plus minimes de l’existence, comme ses joies les plus attendues.

Une poignée de main longue et chaude fut silencieusement échangée entre ces deux époux, qui savaient si bien pouvoir compter l’un sur l’autre.

– Enfin ! murmura madame de Clarande…

Et le colonel répéta avec une intime satisfaction :

– Enfin !

– Alphonse, reprit-elle, ton ami X… te rend un excellent service. Il nous faut en tirer parti dans l’intérêt des nôtres.

– Je le crois bien.

– La question de garnison mondaine qui séduit Judith, ou de garnison économique qui préoccupe Hortense, me paraît bien secondaire.

– Certainement… certainement…

– La pensée qui doit nous guider d’abord est celle de nos filles.

– Corbleu ! c’est assez essentiel.

– Il s’agit, en fixant ton choix sur un régiment, non pas de t’arrêter à celui dont l’état-major te sera le plus sympathique, ou la destination la plus agréable.

– Cependant, ma bonne…

– Il faut prendre le régiment où se trouvent le plus de célibataires.

– Ah ! diable !

– De célibataires titrés.

– Ah ! fichtre.

– Et riches… cela ne gâte rien.

– Mais ce serait le phénix que ce régiment-là.

– Eh bien !… il faut voir lequel, dans les trois numéros qui te sont offerts, se rapproche le plus du phénix.

– Tu as raison, j’y penserai.

– C’est indispensable… Des noms, Alphonse… de la fortune… une société de jeunes gens bien élevés autour de nos filles.

– Permets, permets, ma chère amie, il y a des jeunes gens très… convenables, des officiers distingués et… célibataires, qui ne portent que des noms modestes.

– Tu connais les idées de Judith à cet égard.

– Hortense est plus sérieuse.

– Je recevrai tous tes officiers, quels qu’ils soient, mon ami, mais rien ne saurait m’empêcher de chercher parmi eux, pour mes enfants, une alliance noble et flatteuse pour mon amour-propre.

– Soit ! je feuilletterai l’Annuaire.

– Feuillette, mon ami, feuillette… il y va peut-être de l’avenir de ces chères petites.

Et comme sur le chapitre du mariage de ses filles la bonne mère ne tarissait pas, elle développa jusqu’au dîner, au colonel attentif, son petit plan maternel pour conduire les demoiselles de Clarande à accorder leur main aux trois plus brillants officiers du régiment en expectative.

Le lendemain, le premier solliciteur introduit dans le cabinet du chef du personnel, au ministère de la guerre, fut le colonel de Clarande, tout plein d’importance, d’expansion et d’amicale gratitude.

– Tu es satisfait ? lui dit gaiment le chef du personnel ; eh bien ! tant mieux. Cela me dédommagera un peu de tous les mécontents que je suis contraint de faire, bien malgré moi.

– Cependant, dit le colonel, tu es l’équité faite bureaucratie.

– Pour les élus de la liste officielle, peut-être. Pour les évincés, je suis, au contraire, le passe-droit fait homme.

– Ah çà ! mon cher, où m’envoies-tu ?

– Voilà… nous avons le 19e lanciers, le 15e et le 17e hussards.

– Puisque tu veux m’autoriser à choisir, je vais d’abord jeter un coup d’œil sur l’Annuaire.

– À ton aise, j’expédierai autre chose en t’attendant.

Le chef du personnel frappa sur un timbre pour faire introduire un nouveau visiteur.

Le colonel, avisant l’Annuaire sur l’angle du bureau, s’en empara et l’emporta près de la fenêtre pour l’étudier consciencieusement.

Dès le premier regard, il constata avec plaisir que plusieurs de ses anciens camarades se trouvaient disséminés dans lesdits régiments ; que la composition en était généralement excellente, et qu’il pouvait, en quelque sorte, jouer à pile ou face celui de ces corps qu’il aurait l’honneur de commander.

Ses instincts militaires étaient donc servis à souhait.

Toutefois, les instructions précises de madame de Clarande, pour qui il professait une déférence méritée, lui revinrent à l’esprit avec une netteté implacable.

Elle voulait des célibataires dans son nouveau régiment, beaucoup de célibataires… des décorations… des noms aristocratiques… et des titres aussi.

Le colonel reprit son examen avec un redoublement d’attention.

Au 19e lanciers, treize particules et pas de titres.

Au 15e hussards, onze particules seulement, mais un marquis et deux vicomtes.

L’étude approfondie du 17e hussards devait inonder son cœur de père d’une joie sans mélange, tout en chatouillant agréablement son amour-propre de colonel.

Le 17e hussards rentrait depuis peu d’Afrique, ce qui signifiait peu d’officiers mariés.

Les dates de ses dernières promotions étaient récentes, ce qui faisait espérer un personnel jeune.

Des décorations nombreuses en émaillaient cependant la nomenclature.

L’aristocratie y était représentée avec éclat, et la science du blason devait y courir les escadrons.

M. de Clarande referma le catalogue officiel et se rapprocha du chef du personnel ; son choix était fait.

– Mon cher X…, dit-il, sois assez aimable pour m’envoyer au 17e hussards.

– Très bien. Bon régiment !… de l’entrain, de la jeunesse et de beaux souvenirs d’Afrique : tu as la main heureuse.

– Mille fois merci ; je cours prévenir…

– Tu seras demain au Moniteur.

Le colonel était déjà loin.

Ce ne fut que dans la cour du ministère qu’il se souvint de n’avoir accordé aucune attention à la garnison actuelle du 17e hussards.

– Que va dire Judith ? pensa-t-il avec une certaine appréhension.

Ce qui prouve surabondamment que la blonde fille du colonel était aussi là plus chérie.

Prudemment, il rentra sans bruit rue de Beaune, monta à son cabinet de travail, chercha son Annuaire et vit que le régiment dont il devenait le chef occupait Vienne, l’ancienne ville romaine, bien déchue de son antique splendeur, mais agréablement située sur les bords du Rhône, à proximité de Lyon.

Ce fut un Dictionnaire géographique sous le bras qu’il aborda sa femme et ses filles.

La vue de cet in-folio déconcerta Judith. S’agissait-il donc de quelque bourgade ignorée, de quelque petite ville obscure ?

– Tout va bien ! se hâta de dire l’excellent homme en rassurant son monde par un sourire encourageant.

-Dites vite, fit Judith avec impatience.

– Mon régiment est la fleur de l’arme comme composition, tradition, discipline.

– Hussards ? interrogea Judith, qui songeait au brillant uniforme.

– Lanciers ? demanda Hortense, qui réfléchit que son père n’aurait peut-être pas à changer le sien.

Le colonel, lui, n’y avait même pas songé.

– Le 17e hussards ! répondit-il triomphalement.

Il y eut un murmure de satisfaction, puis quatre voix curieuses demandèrent :

– Et la ville ?

Le colonel ouvrit son Dictionnaire géographique.

« Vienne, dit-il, 20 000 habitants, département de l’Isère, ancienne province du Dauphiné, sur la rive gauche du Rhône, sous-préfecture, tribunal de première instance, tribunal de commerce. »

– Sous-préfecture ! répéta Judith avec une moue dédaigneuse.

– « Fabrique de ratines, continua le colonel, draps, toiles, ouvrages en acier et en cuivre, papier vélin, verreries, fonderies, hauts-fourneaux. »

– Ville de commerce : tout y doit abonder, opina Hortense avec satisfaction.

– « La cathédrale, ou église Saint-Maurice, est un fort beau monument gothique. La ville abonde en ruines d’un grand intérêt. »

– Ah ! tant mieux ! cela m’intéressera à visiter, dit Marcelle.

Madame de Clarande ne demandait rien ; mais un regard d’intelligence, que lui décocha son mari, lui apprit que ses intentions avaient été remplies et que le 17e hussards, selon toute probabilité, lui offrirait une abondante pépinière de gendres.

Les quelques jours qui suivirent furent employés en visites d’adieu aux relations parisiennes, aux ménages du régiment de lanciers que l’on quittait.

Puis vinrent les préparatifs de départ, grosse affaire, quand une famille se compose de quatre dames et transporte trente et un colis.

Ces trente et un colis se divisaient de la sorte :

Sept pour le colonel et madame de Clarande.

Cinq pour le linge, les cristaux, la porcelaine, etc.

Deux pour le piano et quelques menus objets d’ameublement.

Trois pour Hortense.

Onze pour Judith.

Deux pour Marcelle.

Un pour la femme de chambre et l’ordonnance, qui mettaient en commun leurs cœurs et leurs richesses.

Les transports de la guerre amenèrent ce volumineux chargement en gare de Vienne, où la famille de Clarande, arrivée la veille, s’occupait à s’installer le plus convenablement possible dans la prévision d’un séjour prolongé.

Sur le quai, près du Champ-de-Mars, Judith avait manifesté sa préférence pour un joli appartement ; maison neuve, fenêtres ouvertes sur le Rhône, voisinage de la sous-préfecture et du quartier de cavalerie, toutes choses à considérer.

Hortense, toujours pratique, penchait pour un grand logement garni, plus commode que luxueux, dans la Grande-Rue, qui est aussi l’une des plus anciennes de la ville.

Comme avantages, un prix modéré et de larges dimensions.

L’avis d’Hortense ne prévalut pas. La probabilité de réceptions futures fit incliner la balance du côté où la blonde Judith posait sournoisement sa petite main.

On s’installa donc sur le quai, en face de Sainte-Colombe, la petite ville paisible, qu’un pont de fil de fer sépare de la ville manufacturière.

On avait pour horizon les coteaux verts et aussi le Rhône, large, rapide, que les collines couvertes de vignes enserrent au loin et dissimulent dans leur courbe élégante.

Les chambres étaient étroites, mais le salon était vaste : cela dédommageait de tout. Le meuble n’en était même que modérément fané.

Judith jugea qu’on y danserait à l’aise et que les toilettes claires ressortiraient favorablement sur ses tentures rouges.

À part elle, la jolie mondaine avait décrété que le colonel de Clarande divertirait, bon gré mal gré, son nouveau régiment.

Le chef du personnel avait dit vrai. Un régiment superbe que ce 17e hussards ! De la tenue et de l’entrain, des hommes éprouvés par la dernière campagne d’Afrique, et des officiers qui joignaient une valeur personnelle incontestable aux avantages du grade ou du nom.

Le 17e hussards possédait un lieutenant-colonel, infirmier volontaire d’une femme acariâtre et malade qu’on ne voyait jamais.

Un major, que les chiffres n’absorbaient jamais entièrement au détriment d’un esprit très alerte et même un peu gaulois.

Trois chefs d’escadrons, M. Fontille, M. Adalbert de Poitevy, et le troisième en congé.

Le commandant Fontille était un être excellent, un cœur d’or, d’un commerce sûr, d’un avenir borné, auquel sa femme reprochait parfois de n’avoir pas parcouru une plus brillante carrière, et qui avait consciencieusement fait tous ses efforts pour y parvenir.

Le commandant Adalbert de Poitevy était l’orgueil et la fleur aristocratique du régiment. Taille qui perdait de sa finesse printanière pour acquérir la grâce majestueuse de la trente-cinquième année. Cheveux en coup de vent, d’un blond vif, dont l’habile éparpillement faisait miroiter des filons dorés, brillants, irrésistibles.

Sa moustache avait des propensions naturelles à se pencher mélancoliquement sur une bouche spirituellement coupée ; mais la mise en lumière de cette bouche mordante réclamait impérieusement un autre tour de moustaches.

Et c’est pourquoi on les voyait apparaître le matin, au quartier, crânement relevées en crocs, la pointe à la hauteur des oreilles.

Le médecin-major portait le deuil de sa femme et de sa jeunesse.

Les capitaines en premier étaient des hommes faits, sérieux, dont quelques-uns même devenaient un peu matériels.

Mariés pour la plupart, leurs idées, leurs impressions, leur langage, procédaient insensiblement de la solidité de leur carrure.

Les capitaines en second offraient plus d’élégance dans le physique, et plus de ressources dans la conversation.

La science du cheval, qu’ils connaissaient à fond, ne les possédait pas tout entiers, et l’on pouvait espérer rencontrer parmi eux plus d’un agréable causeur pour les jeudis du colonel.

Les lieutenants et sous-lieutenants avaient, comme à l’ordinaire, le monopole de la gaîté, de la désinvolture, du brio. Ce devaient être des danseurs déterminés et des cotillonneurs émérites.

Si la revue passée au quartier de cavalerie satisfit amplement le colonel, le défilé que ces messieurs exécutèrent en bon ordre, au premier jeudi de madame de Clarande, ne fut pas moins fertile en riantes espérances.

Il paraissait impossible, en effet, que l’un de ces officiers intelligents ne fût pas séduit par le charme sérieux d’Hortense ou l’attrayante simplicité de Marcelle.

Quant à Judith, madame de Clarande se surprit, au bout de quelques visites, à rapprocher dans son esprit la grâce souveraine de sa seconde fille des manières distinguées du commandant Adalbert de Poitevy.

– On les dirait faits l’un pour l’autre, pensait-elle.

Judith se l’était déjà dit.

La plus jolie des filles du colonel avait encore infiniment plus d’ambition que de coquetterie.

La grande passion qu’elle montrait pour le plaisir n’était, au fond, qu’une forme de son idée fixe, qu’un moyen d’arriver à son but : un beau mariage.

Avec ses vingt ans et son apparente insouciance des réalités de la vie, Judith était éminemment pratique, dans le sens égoïste du mot.

Elle se savait jolie, ce qui lui donnait grand espoir ; mais elle se savait aussi sans fortune, ce qui la rendait songeuse.

Se marier sans dot !… problème social qui s’agite douloureusement au milieu de tant de familles !

C’était là l’incessante préoccupation de Judith, comme aussi la secrète inquiétude de monsieur et de madame de Clarande.

Ils s’étaient mariés, eux, vingt-cinq ans auparavant, dans une petite ville de province où quarante mille francs de dot étaient une fortune.

M. de Clarande, alors capitaine, peu ambitieux, très épris des yeux – un peu louches, mais positivement brillants – de sa future femme, s’était estimé très heureux d’obtenir la main désirée, sans se demander si le capital modeste qui y était joint suffirait toujours aux besoins croissants d’une famille.

Tout alla bien d’abord dans le jeune ménage. Les changements de garnison empêchaient bien toute économie de se faire, mais n’écornaient pas encore le capital.

Avec les enfants vinrent comme compensation les grades supérieurs ; mais avec les honneurs naquirent aussi les obligations.

Il fallut recevoir, aller dans le monde, renouveler ses toilettes.

Madame de Clarande, femme de dévouement, entendait beaucoup moins bien les détails d’arrangements domestiques, où l’on engloutit une partie de la petite fortune.

Elle fit elle-même l’éducation de Judith et de Marcelle. Hortense, mise toute jeune à Saint-Denis, en était sortie avec des idées d’ordre, de prévoyance et d’épargne, qui réfutaient victorieusement les préventions répandues contre l’éducation de cette maison célèbre.

Les trois sœurs étaient donc instruites, musiciennes, femmes du monde, parfaitement bonnes à marier : il ne leur manquait qu’une dot et un prétendant.

En prélevant non sans peine dix mille francs sur le capital de madame de Clarande, en y ajoutant une petite rente, fondée sur son traitement d’officier supérieur, – lequel devait être fort réduit par une retraite inévitable, – le colonel ne se faisait pas l’illusion d’attirer autour de ses filles des enthousiastes nombreux.

Aucun ne s’était présenté dans le régiment qu’il venait de quitter. En serait-il encore de même au 17e hussards ?

Philosophe par principes et par état, le colonel comptait sur les bonnes qualités d’Hortense, sur la beauté de Judith, sur la gentillesse de Marcelle, sur la bonne volonté de leurs amis, sur les sourires du hasard, que sais-je encore ?… sur ces rencontres inespérées, naturelles ou providentielles, qui surgissent inopinément dans l’existence nomade des ménages militaires.

Investie de toute la confiance de ses parents, Hortense, réfléchie par nature et prudente par système, s’était inféodé la charge d’intendant général de la maison.