Les messes noires de l'île Berder - Hervé Huguen - E-Book

Les messes noires de l'île Berder E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Retrouvée morte dans un cimetière, Mathilde Priec n'avait plus rien sur elle à part la marque du Diable...

Mathilde Priec n’avait même pas eu le temps d’avoir peur, ou alors une fraction de seconde au moment de l’agression. Mathilde avait été droguée. Son meurtre était froid, calculé, méthodique, et sans mobile apparent tant la vie de la jeune femme était irréprochable. Un mois plus tard, l’enquête dirigée par le commissaire Baron s’était enlisée, faute de piste sérieuse. Il ne restait que ce corps nu retrouvé dans le cimetière de bateaux de l’île Berder, attaché à la coque d’un vieux navire à l’abandon, et cette signature marquée au fer : 666. Le nombre de la Bête ! C’était alors que des rumeurs avaient commencé à circuler, certains disaient que des messes noires s’étaient déroulées dans cette crique bien des années plus tôt, sur la plus religieuse de toutes les îles du Golfe du Morbihan. Et les disparitions allaient brusquement s’enchaîner avec une rapidité inattendue. C’est la vengeance du Diable que Baron devra affronter. Il lui faudra remonter très loin dans le passé et libérer des mémoires solidement verrouillées pour confondre l’assassin. Le Diable n’existe peut-être pas, il peut avoir visage humain. Et aussi de bonnes raisons de libérer sa colère…

Plongez-vous sans plus attendre dans une enquête glaçante du commissaire Baron, à la recherche du Diable en personne.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

« Bien construit, bien écrit, un roman d'atmosphère comme l'affectionnent les lecteurs de Georges Simenon. » - Louis Gildas, Télégramme

EXTRAIT

Pas envie de rentrer. En quittant le restaurant où il avait dîné, Baron s’immobilisa sur le trottoir, hésitant sur la direction à prendre. Il n’était pas loin du Welcome, il pouvait y passer un moment qui risquait cependant de s’éterniser. Depuis quelque temps, il avait un peu trop tendance à en faire son point de chute.
Il se fixa un délai, une heure pas davantage, à vingt-trois heures il aurait envie de dormir. Il partit à pied dans les rues du centre-ville, goûtant la fraîcheur du vent, visa une ruelle proche des remparts dans laquelle il s’engagea et franchit la porte du cabaret éclairée par son enseigne grenat.
Il alla se jucher sur l’un des tabourets du bar, à l’extrémité du zinc, d’où il avait une vue d’ensemble sur la salle plongée dans une lumière rouge. Peu de monde, des habitués, pas de noctambules en goguette, plutôt des couples en recherche d’un endroit tamisé où finir la soirée.
Il commanda un jet blanc à un barman désabusé. Dans son coin, un pianiste en veste noir égrenait les arpèges de Stardust tout en ayant l’air de rêver, une bouteille d’eau minérale posée sur son instrument. Il lançait parfois des regards étudiés en direction d’une femme assise presque en face de lui, en limite de piste, coiffure décolorée négligemment rejetée en arrière, genoux croisés haut.
C’était une commande, la femme le remercia d’un gracieux mouvement de tête après l’accord final. Il répondit d’un sourire avant d’enchaîner, Fly me to the moon sur un tempo lent.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Le nantais Hervé Huguen est avocat de profession, mais il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers - ces évènements étonnants, tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies - lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles. Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, un enquêteur que l’on dit volontiers rêveur, qui aime alimenter sa réflexion par l’écoute nocturne du répertoire des grands bluesmen (l’auteur est lui-même musicien), et qui se méfie beaucoup des apparences…

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HERVÉ HUGUEN

Les messes noires

de l’île Berder

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

DU MÊME AUTEUR

1. Dernier concert à Vannes

2. Les messes noires de l’île Berder

3. Ouragan sur Damgan

4. Le canal des innocentes

5. Retour de flammes à Couëron

6. Les empochés de Saint-Nazaire

7. L’inconnue de Nantes

8. Le cimetière perdu

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 4e trimestre 2015

ISBN : 978-2-372601-04-7

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ouayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2015 - Éditions du Palémon.

Celui qui combat peut perdre,

mais celui qui ne combat pas a déjà perdu.

B. Brecht

À ma petite sœur indispensable…

… et à sa nombreuse fratrie.

Chapitre 1

C’était qui ce type ?

Claude Guillemet en suçotait pensivement son stylo, blasé par trente années d’une carrière éclectique, de la rubrique Où sont nos navires ? aux mains courantes des commissariats en passant par les ciseaux du député-maire inaugurant les kermesses de l’école privée.

Ou publique d’ailleurs. Un juste équilibre qui ne menaçait pas la paix sociale, ni religieuse, ni scolaire. Le maire était un homme de consensus, la ville sommeillait dans une quiétude bourgeoise, à l’abri de ses remparts centenaires et sous la garde vigilante d’Arthur III, duc de Richemont et Connétable de France, dressé épée au poing place de l’Hôtel de Ville. Ville d’histoire. Et ville d’art. Festival de la photo de mer, jazz au jardin de Limur… De quoi remplir honnêtement les journées d’un correspondant de presse quinquagénaire au tempérament plutôt festif.

Putain, qui c’était ce type ?

D’un coup d’œil, Claude Guillemet vérifia que la bande du magnétophone se déroulait normalement. L’autre avait accepté que la conversation soit enregistrée, ce qui n’empêchait pas Guillemet de prendre quelques notes complémentaires pendant l’interview. Plutôt des repères, une sorte de plan qui lui servirait ensuite à bâtir son article, à condition encore que son rédac’ chef lui donne le feu vert, ce qui n’était pas forcément gagné.

L’affaire retenait toujours l’attention des lecteurs mais il fallait du neuf et surtout du concret. Or on restait au stade du bavardage, l’autre c’était évident maîtrisait son sujet, mais il ne livrait pas grand-chose, il analysait, évoquait l’île Berder, vingt-trois hectares reliés au continent par un gois de quatre-vingt mètres recouvert à marée haute.

« Berder vient du breton berdic, disait-il, frères et sœurs d’une même famille… »

L’île la plus mondaine du Golfe pendant un demi-siècle, avant d’être acquise par les religieux oblats de Marie Immaculée dans les années vingt, remplacés par les petites sœurs de Saint François d’Assise dans les années trente, colonie de vacances aujourd’hui, retraites, séminaires autour de la tour hexagonale de cinq étages.

« Un panorama magnifique… »

Sûrement. Guillemet avait fait l’ascension en soufflant. De là-haut, il espérait apercevoir la crique où avait été découvert le corps de cette malheureuse femme, sur la côte nord-est de l’île, les trois carcasses de navires abandonnés qui pourrissaient sur la plage, derrière les futaies de pins, les palmiers et les mimosas. La chapelle Sainte-Anne plus loin sur la droite, à l’extrémité de la pointe qui fermait l’anse…

« Vous savez que l’édifice abrite encore les dépouilles du comte et de la comtesse Dillon ? »

Non, Guillemet ne savait pas, d’ailleurs il ne savait pas non plus qui était le comte et la comtesse Dillon.

L’autre était un historien local, il s’était présenté comme tel, désireux de livrer à un correspondant d’Ouest République certaines réflexions qui lui étaient venues en réfléchissant à l’affaire. Mais il se déplaçait difficilement, il vivait en fauteuil roulant, Guillemet avait fait le trajet jusqu’au quai de Pen Lannic, face à l’embarcadère pour Gavrinis, et s’était retrouvé dans ce bureau aux murs tapissés de livres.

« Sylvestre Keriou… »

L’homme était venu déverrouiller lui-même la porte de sa maison de plain-pied, aux ouvertures aménagées. Il avait une trentaine d’années, des cheveux très courts, presque rasés, qui contrastaient avec sa barbe noire, des épaules larges, un torse musclé par l’exercice permanent auquel il était contraint. Il avait une vraie poignée de main, solide, franche.

« Je vous remercie de vous être déplacé. »

Pourquoi pas ? Guillemet n’avait pas de mérite, sa présence ici entrait parfaitement dans le cadre de sa mission d’information et les lecteurs s’inquiétaient du silence entourant l’affaire.

On ne leur cachait pourtant rien. L’enquête officielle était simplement au point mort, les flics s’enlisaient. Black-out total et pour cause, ils n’avaient strictement rien à dire. Guillemet glanait ses rares informations autour de pintes de Guinness au zinc du Ballinrobe, un pub derrière Saint-Patern où Baron venait noyer son cafard quand l’échec et la solitude devenaient trop lourds à porter. Le commissaire Nazer Baron, commissaire par intérim depuis plusieurs mois, en remplacement du titulaire, malade. Guillemet savait donc bien, en off évidemment, qu’il n’y avait aucun suspect en vue ni aucun scénario plausible.

Des semaines après la découverte du cadavre dénudé abandonné sur la grève, la police n’avait rien !

Guillemet s’était installé en face de Keriou, tournant le dos à la fenêtre à laquelle collait une méchante brume de fin octobre. Il ne faisait pas chaud.

— Ce qui me frappe, disait l’historien, c’est le caractère religieux du lieu où a été trouvé le corps… Il y a un calvaire près de la plage, et la crique où a été abandonnée cette femme est située tout près de la chapelle…

Il avait eu un regard vers la grue, au-delà des vitres, et vers les eaux du Golfe qui avaient une détestable teinte de gris plombé, avant d’enchaîner, pensif :

— Au fil des décennies, plusieurs communautés religieuses se sont succédé dans l’île, Marty y est venu, Monseigneur Roncalli aussi à l’époque où il était nonce apostolique à Paris. D’ailleurs le quai qui permet d’accoster sur l’île, dans l’ancien port Dillon, s’appelle quai Jean XXIII.

— Et alors ? s’impatienta finalement Guillemet en se reposant la question : « Qu’avait-il à dire, ce type ? »

Rien. C’était de lui qu’il voulait parler, il espérait sans doute un petit instant de gloire.

Un toqué des archives et de la recherche perpétuelle que la découverte d’un cadavre à quelques encablures de son domicile avait dû mettre en transe. Un mystère à la hauteur de son érudition. Mais pour l’instant il s’écoutait surtout discourir.

Guillemet perdait son temps. L’énigme entourant la mort de cette femme excitait les imaginations, les détectives amateurs faisaient bouillir la marmite à fantasmes, celui-là était juste un peu plus cultivé que les autres.

Les petites sœurs de saint François d’Assise… Et pourquoi pas la fille cachée de Monseigneur Roncalli et de mère Marie du saint Chaton !

Guillemet posa son stylo, un joli Mont-Blanc offert par ses enfants pour son demi-siècle, et se lécha les lèvres. L’autre lui avait proposé un café en arrivant, il aurait bien enchaîné sur quelque chose de plus consistant. Tant qu’à perdre son temps…

— Les journaux ont dit que cette femme était nue…

Guillemet approuva en silence. Nue comme la main, la main gauche parce que le seul objet qu’on avait trouvé sur elle était son alliance.

Elle s’appelait Mathilde Priec, elle avait quarante-sept ans, remariée depuis dix ans après une première et très courte expérience de jeunesse, secrétaire dans un cabinet d’architectes, propriétaire d’une maison moderne dans le bourg de Séné, inconnue du fisc, athée, apolitique… La neutralité suisse dans le corps d’une ménagère de moins de cinquante ans plutôt agréable. Une vie limpide comme un ruisseau de montagne.

— Avec les poignets serrés dans des liens qui la retenaient à une vieille coque… soliloquait Keriou.

Guillemet avait utilisé l’image dans l’un de ses articles, l’existence de Mathilde n’avait rien d’un torrent et encore moins d’une cascade, elle était un cours d’eau qui serpentait à peine, à la trajectoire presque rectiligne.

Les enquêteurs avaient dressé un barrage pour bloquer le flot clair du ruisseau de montagne, levé tous les galets, creusé dans le sable, attaqué les rives à la bêche… Rien. Un néant abyssal. Aucune surprise dans le parcours de Mathilde, pas la moindre zone d’ombre.

Mathilde Priec aimait son mari, aimait son travail, aimait sa maison. Elle aimait tout le monde, elle n’avait pas de problèmes d’argent, ni de santé, ni de sexe. Elle n’avait pas d’amant ; en tout cas on n’en avait pas trouvé.

Des revenus confortables qui généraient des économies régulières. Elle faisait un peu de sport, tennis et course à pied, elle passait ses vacances d’été dans la région de Cancale où elle avait de la famille, et d’hiver sur les pistes pyrénéennes, Saint-Lary le plus souvent. Elle ne fumait pas, ne buvait pas, ne se droguait pas et ne fréquentait ni les cabarets ni les boîtes de nuit.

Mathilde Priec avait été retrouvée intégralement nue et les poignets liés, abandonnée sur le sable, mais l’enquête dans les réseaux SM comme les milieux échangistes s’était heurtée à un mur. Pas même un DVD porno à exhiber après découverte dans la bibliothèque du couple. Monsieur Priec était à Amsterdam pour raisons professionnelles lorsque son épouse avait été tuée, avec un emploi du temps minutieusement contrôlé. Rien ! Monsieur Priec aimait sa femme, aimait son travail, aimait sa maison. Lui aussi aimait tout le monde, il n’avait pas de problème d’argent, ni de santé, ni de sexe. D’ailleurs il n’avait pas de maîtresse ; en tout cas on n’en avait pas trouvé.

— Cette île a une longue histoire religieuse, quasi-mystique pour certains, disait Keriou. Et ce corps abandonné dans le plus grand dénuement, les poignets liés, au pied de la chapelle, ça fait songer à une espèce de pénitence, non ? Cette femme n’a pas été tuée là, son corps a été transporté et volontairement déposé sur cette grève, il n’y avait pas de hasard…

— Elle était agnostique, releva Guillemet avec une moue.

Non, décidément, il n’aurait pas dû venir. Il perdait vraiment son temps. Il faillit presser la touche d’arrêt du magnétophone, remit lentement en place le capuchon de son stylo.

Pour lui, il ne subsistait que l’hypothèse d’une mauvaise rencontre, un violeur croisé par hasard sur le chemin de sa voiture, un soir vers vingt-trois heures, sous la pluie de septembre dans un quartier désert. Mathilde n’avait pas eu de chance et c’était aussi bêtement simple que ça.

Un violeur méthodique qui avait abandonné un corps nu, lavé par la marée avant d’être découvert. Pas de traces, pas d’indices.

Il pouvait s’écouler des mois avant que n’apparaisse une piste, peut-être même l’éternité.

Alors pourquoi les enquêteurs semblaient-ils s’acharner à fouiller dans la vie de Mathilde ?

Guillemet aurait juré que les flics n’avaient pas tout dit, qu’ils conservaient pour eux un élément sur lequel ils butaient. Mais même au Ballinrobe Baron ne lâchait rien.

Et puis à la réflexion, la théorie du violeur croisé par hasard ne tenait pas vraiment la route. Pourquoi aurait-il pris le risque insensé de déposer le corps de sa victime sur une île de vingt-trois hectares où il pouvait à chaque instant croiser quelqu’un ? Mathilde aurait été abandonnée dans un trou de roche ou au creux d’un fourré.

Cette crique avait un sens. Cette île aussi.

— Il existe un tas de religions, monologuait Keriou en balayant de la main la dernière objection de Guillemet, les adorateurs de la lune du samedi ou les adeptes du temple en carton, ce que vous voudrez… Non, je ne retiens pas votre réfutation. Par contre…

— Par contre ?

Il se pinça le nez, hésitant :

— La presse n’a pas été très diserte sur les conditions dans lesquelles a été retrouvé le corps. On sait qu’elle était nue, les poignets liés, et qu’elle avait été victime de violences sexuelles, c’est ça ?

La presse avait fait son travail, songea Guillemet, la zone était sécurisée lorsqu’il était arrivé, et ce d’autant plus facilement que la marée était haute, il avait suffi d’interdire au passeur d’effectuer son va-et-vient pendant quelques heures. Personne n’avait vu le corps, un simple portrait leur avait été distribué après. Les conclusions de l’autopsie n’avaient même pas été rendues publiques, on savait simplement que Mathilde n’était pas morte noyée mais décédée d’une embolie gazeuse, que l’assassin lui avait injecté dans les veines une énorme seringue d’air. Ce qui s’était passé avant…

— Qu’est-ce que vous voudriez savoir ?

— Si elle était tatouée.

Un goéland lança un cri parfaitement perceptible dans le silence soudain épais. Guillemet dressa les sourcils, un peu surpris. Tatouée ?

Il retint une grimace désappointée, avec un regard ambigu pour le fauteuil roulant dans lequel se déplaçait son vis-à-vis.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Il avait articulé lentement, front ridé.

— Marquée d’un dessin ou d’un symbole. Sur le ventre…

Et allez donc… !

Un frustré.

— Vous êtes sérieux ?

Un aller-retour à Pen Lannic pour entendre ça ! Non, il n’y croyait pas… Il préférait en rire.

L’autre temporisa d’une main posée sur son bras.

— Vous le savez ou pas ?

Il n’avait pourtant pas l’air d’un pervers avec ses cheveux courts et sa barbe bien lisse, son regard franc.

— Non, je n’en sais rien ! balaya Guillemet. C’est vraiment important ?

Keriou hésitait.

— C’était une idée…

On le sentait indécis. Il balançait avant de s’engager :

— Il y a deux ans, notre association a décidé de réaliser une étude sur ce qu’étaient devenus les jeunes de la commune qui avaient suivi l’école primaire dans les années soixante, avec le projet de réfléchir à l’évolution sociale possible à partir d’une commune rurale. Ça intéressait le proviseur de Sainte-Thérèse. On a pris pas mal de contacts et j’ai rencontré un certain Erwan Gourlanic, un ancien élève qui était devenu ostréiculteur au Rohello.

Il vérifia d’un coup d’œil que Guillemet restait bien attentif.

— Gourlanic avait vécu à Larmor les vingt-cinq premières années de sa vie, avant de se marier et de reprendre l’entreprise de son père. À l’époque, je travaillais aussi sur l’histoire de l’île Berder et je lui ai parlé incidemment du cimetière de bateaux. Il m’a répondu qu’il connaissait mais qu’il n’y mettait jamais les pieds, qu’on appelait cet endroit autrefois la Prairie du Diable.

Guillemet fronça derechef les sourcils. Cette baie en demi-lune où avait été retrouvé le corps de Mathilde, entre la pêcherie et la plage, n’était pas baptisée sur la carte de l’île.

— La Prairie du Diable ?

— Le nom lui était resté en mémoire. La rumeur disait qu’il s’y était déroulé des sortes de cérémonies sataniques, des messes noires avec les chants et les danses devant l’autel de Satan, l’exaltation du plaisir charnel et la haine d’un Dieu répressif.

— Je sais à peu près ce qu’est une messe noire, intervint Guillemet. Beaucoup de folklore aussi. Et une bonne dose d’alcool. Ça existe toujours ?

— Non. Ça remontait à une vingtaine d’années. Il m’a dit que les choses s’étaient interrompues d’elles-mêmes un jour parce qu’elles avaient été trop loin, une fille avait été marquée d’une croix inversée avant d’être violée par les participants à la cérémonie. C’est alors que la rumeur a commencé à courir et les autorités ont surveillé l’endroit. Il n’y a plus eu de messe noire sur la Prairie du Diable.

En y repensant plus tard, Guillemet devait admettre qu’il avait d’abord connu un instant d’incrédulité.

Le Diable à Berder ! Un rite satanique ! Non…

Puis il avait réfléchi au lieu, à la chapelle et au calvaire, au quai Jean XXIII, aux religieux Oblats de Marie Immaculée… L’endroit finalement était bien choisi !

Avant de se souvenir qu’on ne leur avait en définitive rien dit sur ce qui était arrivé à Mathilde Priec, sur l’état dans lequel son corps avait été retrouvé, sur ce qu’elle avait subi.

— Et la fille ?

— Il ne savait pas qui elle était.

— Il n’y a pas eu d’enquête ?

— Il ne me l’a pas dit. C’était de l’histoire ancienne, une rumeur, je vous le répète…

Guillemet hocha la tête. Il entendait ce nom pour la première fois. La Prairie du Diable…

Raisonnablement intéressé tout de même. Ses réflexions sur les éléments du dossier tus par les enquêteurs lui remplissaient la tête.

Baron n’en avait jamais parlé.

— Et vous n’avez pas vérifié ? s’étonna Guillemet.

Keriou sourit :

— Dans les archives de votre journal, celles au moins auxquelles j’ai eu accès. Je n’ai rien trouvé.

— Quel rapport avec Mathilde ?

Il s’était mis à jouer avec sa tasse après avoir vérifié qu’elle était bien vide.

— La Prairie du Diable au pied de la chapelle Sainte-Anne, cette femme ligotée à l’une des épaves du cimetière de bateaux, c’est comme un crime rituel, non ? Ou une offrande. À Dieu ou à Satan.

Il fit tinter la soucoupe, contrôla d’un coup d’œil que Guillemet l’écoutait toujours.

— Je n’y ai pas pensé tout de suite, Gourlanic était le seul à m’avoir parlé de ça, mais ça m’est revenu quand même. Je me demandais pourquoi l’assassin avait bien pu abandonner le corps de cette femme à cet endroit ! Il y avait une raison !

— Vous avez imaginé qu’elle pourrait être la fille qui a été violée ? L’histoire se serait répétée ?

— Les pratiques démonistes relèvent d’un même mécanisme de transgression, le sexe, le crime, la mise à mort, tout peut se mélanger. Le sacrifice devient fondamental lorsqu’il s’agit d’une initiation importante, le meurtre est l’ultime secret !

— Vingt ans après, douta Guillemet. La même femme…

Mathilde avait grandi à Larmor-Baden, elle avait nécessairement fréquenté l’île. Pourquoi pas une bande de dégénérés ?

Keriou tempéra en écartant les mains.

— Pourquoi la même victime ? Seulement le même rite peut-être, parce que le même grand-prêtre. D’où ma question…

— Sur le tatouage, opina Guillemet.

Il s’accorda une pause. Au stade de la rumeur, il n’avait pas le droit d’écrire le moindre mot sans avoir vérifié. Il consulta sa montre. Dix-sept heures. Il était attendu à la mairie pour une conférence de presse de l’adjoint à la culture, il avait juste le temps.

Il relança :

— Et Gourlanic… ?

Keriou avait croisé les doigts, coudes appuyés sur les bras de son fauteuil roulant.

— J’ai repensé à lui, admit-il, peut-être qu’il ne m’avait pas tout dit.

— Retournez le voir !

— Je l’ai fait. Il ne m’a malheureusement rien appris de plus.

— Dommage… regretta Guillemet.

— Mais j’ai quand même découvert quelque chose.

Une pause avant de préciser :

— Il est mort !

Pour la seconde fois, le journaliste encaissa un léger choc. L’autre était un conteur qui aimait surprendre, il avait le sens du coup de théâtre. Il en devenait énervant.

— Mort comment ?

— Un mois avant Mathilde Priec, fin août. Il a disparu un beau soir et son corps a été retrouvé cinq jours plus tard dans le Golfe, du côté de Kerpenhir. Noyé apparemment.

— Accidentellement ?

— Il n’y a pas eu d’enquête. Il avait sensiblement le même âge que Mathilde et il était également de Larmor, ils se connaissaient forcément. Et je vous assure qu’il m’a parlé de la Prairie du Diable !

Guillemet s’apprêtait à ranger son stylo. Il restait comme figé, le geste suspendu. Un tatouage… La Prairie du Diable… Un témoin décédé… Il ravala une grimace. Il allait vérifier.

Il pressa la touche d’arrêt de son enregistreur.

— Pourquoi moi ? Vous auriez dû témoigner !

— De quoi ? s’inquiéta Keriou. Gourlanic n’est plus là pour confirmer… Je me suis installé ici il y a cinq ans seulement, je réalise un travail de mémoire, les gens me connaissent, ils me font confiance, je n’ai pas le droit d’alimenter une simple rumeur.

— Ni moi de la publier.

— Mais vous pouvez vérifier… Et taire vos sources, n’est-ce pas ?

Guillemet approuva lentement.

— Je dois vous laisser…

Chapitre 2

« Et merde… », songea le commissaire Baron en retenant de justesse le rictus désappointé qui allait lui tordre la bouche.

Sans être certain d’y être vraiment parvenu. Il n’avait pu empêcher ses paupières de ciller, son regard de marquer une surprise. Une infime suspension dans le geste.

Il espéra qu’elle ne s’était rendu compte de rien.

— Manon Le Flem ?

Évidemment que c’était elle, l’accueil venait de lui annoncer son arrivée et il avait répondu qu’il l’attendait. Deux minutes pour se hisser dans les étages… Il repoussa son siège, main tendue.

— Bienvenue…

Elle lui rendit sa poignée de main avec un sourire charmant.

— Commissaire.

Il ne faisait qu’assurer l’intérim, le titulaire pour l’instant soignait une longue maladie.

— Asseyez-vous.

Il la regarda faire en craignant pour le siège. On lui avait annoncé mademoiselle Le Flem, vingt-six ans, master de criminologie et licence de psycho collés au pedigree, il avait accepté de la parrainer pendant le stage qui compléterait ses études à l’école de police. Ça remontait à deux mois, à la fin de l’été, une période un peu compliquée et il avait pensé qu’une jolie femme de vingt-six ans lui changerait les idées.

Il s’était engagé… avant d’oublier jusqu’à ce qu’on le lui rappelle.

— Vous venez d’arriver ?

— Ce matin, j’ai pris le temps de m’installer.

Elle n’était pas laide du tout, au contraire, le regard était lumineux dans la parenthèse des cheveux bruns coiffés en carré, les lèvres souples habituées au sourire, les doigts mobiles, aux ongles nets, avec juste une bague discrète à l’annulaire droit. C’était le reste… Il avait été surpris.

— Satisfait ?

Et en plus elle se fichait de lui. Il croisa son regard. Tête penchée, œil interrogateur, elle subissait l’examen avec une patience d’ange qui flirtait gentiment avec l’ironie. Elle n’était pas complexée.

— Excusez-moi, dit-il… Euh… Bienvenue, répéta-t-il. Voulez-vous un café ?

Il était encore l’heure, milieu d’après-midi d’un jour sale qui obligeait à maintenir les éclairages dans les couloirs.

— Noir, sans sucre. S’il vous plaît.

Elle ne se présentait pas au meilleur moment, il avait vraiment autre chose à faire. Mais il s’était engagé…

Il repoussa une nouvelle fois son siège.

— Allons le prendre à côté, je vais commencer par vous présenter.

Le bureau des lieutenants était presque vide, seul Kerzhéro y traînait sa carcasse, débraillé comme d’habitude, col ouvert, cravate défaite, cheveux en broussaille. Il travaillait sur un dossier, dans un fatras de pièces de procédure, notes diverses, post-it collés à la bordure de son écran d’ordinateur. En dégageant un vieux fumet de tabac froid accroché aux fibres de sa veste. Il releva la tête. Lui n’eut pas l’air étonné. Il avait presque la même chose à la maison, son curseur dans l’échelle de la normalité avait dû se déplacer au fur et à mesure des grossesses de madame Kerzhéro.

Baron fit les présentations :

— Manon Le Flem, lieutenant Gaël Kerzhéro.

C’était le dérivé d’un nom d’ici, originaire d’un des hameaux d’Erdeven ou de Languidic. Un H mal placé par la faute d’un fonctionnaire d’état civil distrait ou parisien ne changeait rien à l’étymologie. Le lieutenant avait eu un ancêtre natif de Kerzerho.

— Carole ?

— Elle travaille toujours sur les comptes bancaires de Mathilde.

Il approuva. Faute de piste sérieuse, ils épluchaient toutes les opérations financières de la femme morte de Berder. Elle tirait cinquante euros de liquide chaque semaine, tout le reste était parfaitement identifié.

— On reprend tout son emploi du temps dans le mois qui a précédé, elle notait ses rendez-vous, privés et professionnels.

— Je sais…

Baron versa un café noir sans sucre dans un gobelet qu’il tendit à Manon Le Flem. Il se demandait ce qu’il allait faire d’elle.

Kerzhéro avait entamé la conversation. Déjà il la connaissait depuis toujours, avec une remarquable faculté d’adaptation. Le côté grand frère du personnage. Il lui avait offert un siège, elle commençait à poser des questions, à s’immerger…

Baron regarda sa montre, et décida de s’éclipser même s’il n’y avait pas d’urgence. Kerzhéro s’en sortirait mieux que lui.

— Je peux vous laisser ensemble une minute ? s’excusa-t-il en l’interrogeant. Je vous charge de faire le tour du propriétaire. Je dois rappeler le procureur.

Il partit presque en fuyant, s’enferma dans son bureau et décrocha aussitôt le téléphone.

— Baron.

— Ah, Commissaire… Merci de me rappeler.

On entendit nettement le magistrat prendre le temps de respirer et d’avaler une grande goulée d’air :

— J’ai lu les derniers rapports.

— Moi aussi, approuva Baron avec morosité.

Il avait agrippé une règle plate avec laquelle il jouait, la pressant dans sa paume à s’en blanchir les jointures. Les ultimes analyses avaient l’allure d’une œuvre de Twombly, toile immaculée sans même le baiser rouge sang d’une admiratrice.

Un vide total. Rien. Netra, nothing, nada, nichts…

Désespérant. Il n’attendait plus rien des experts de la police scientifique, tout avait été analysé en pure perte. Et Baron savait ce que le procureur allait lui dire :

— Ce putain de cadavre devient chaud !

Il précisa avec hargne :

— On ne nous traite pas encore d’incompétents… On fait juste remarquer en passant que nous ne savons même pas comment cette femme est arrivée sur l’île…

Elle était morte aux alentours de quatre heures du matin une nuit de fin septembre. Basse mer, la crique était isolée, facile à aborder et suffisamment éloignée de la pêcherie. Et le site avait été nettoyé au moins trois fois par la marée avant que le corps ne soit découvert, lavé et rincé de toutes ses particules.

— Du côté de Larmor-Baden… ?

C’était une piste, la dernière à explorer après épuisement de toutes les hypothèses. L’assassin avait déposé la dépouille de Mathilde Priec sur l’une des plages de la commune de son enfance, ce n’était peut-être pas une coïncidence…

— On a sonné à toutes les portes, déplora Baron, les anciens se souviennent d’elle comme ils se souviennent de dizaines d’autres. Ils n’ont rien à dire.

— Elle n’est quand même pas morte de la grippe mexicaine !

Le procureur clapa de la langue :

— Désolé, Commissaire. Huit jours ! Mettez le paquet, tous les personnels disponibles. Démerdez-vous !

Ils n’avaient pas l’ombre d’un début de scénario.

— Et le tatouage ?

— Vous avez vu les conclusions du rapport. Travail d’amateur, un fer probablement bricolé, chauffé à blanc et appliqué sur la peau. 666 ! Le nombre de la Bête. Sorti de là…

— L’Apocalypse… rêvassa le magistrat. Il nous balade, non ? On n’a toujours pas de précédent ?

Baron remua mécaniquement la tête. Tout le monde était fatigué à force d’éplucher des archives stériles.

— On a interrogé Europol et questionné Interpol.

Qui n’avaient signalé aucun cas similaire. Richard Gomez, le tueur satanique. Il dessinait un pentagramme sur les murs, mais il violait ses victimes et tuait d’une balle dans la tête. Vlado Vacher. Sur la peau de la femme avaient été trouvées des inscriptions latines et grecques faisant référence au sacrifice de Jésus pour expier les péchés du monde, elle tenait un crucifix dans la main. Mais Vacher l’avait violée avant de l’étouffer et de la mutiler. D’autres encore, mais des crimes rituels, des vices, des mutilations, des offrandes… Un catalogue de l’horreur.

Ils n’avaient pas affaire à un imitateur mais à un pervers d’un genre nouveau. Pas de sang chaud répandu sur la victime, pas d’organe arraché, pas d’acharnement, pas même de viol. Il n’y avait rien de satanique dans le meurtre de Mathilde, juste cette signature. 666 ! Lucifer. Un leurre destiné à les égarer ?

Ils avaient quand même ressorti les dossiers de profanation en série sur les bâtiments sacrés du département, quelques mois plus tôt. Saint-Tugdual, Guiscriff, Lanvénégen. Soixante-trois tombes profanées à Saint-Thurien, couvertes d’inscriptions, croix à l’envers ou nombre 666.

Baron avait préféré abandonner la piste, le meurtre de Mathilde était d’une autre nature. Ils avaient fouillé tous les aspects de sa vie. En vain.

Il soupira avant d’annoncer :

— Mademoiselle Le Flem vient d’arriver.

— Parfait. Mettez-la aussi sur le dossier… C’était prévu, non ?

— Oui…

— Et alors ? Où est le problème ?

Il hésita. Il n’avait pas le temps de s’occuper de cette stagiaire, il n’aurait pas dû s’engager, il devinait qu’elle allait l’agacer.

— Elle va nous coller aux basques… Ce n’est pas le moment.

— The right woman at the right place, Commissaire.

Le magistrat laissa passer deux secondes avant d’ordonner :

— Utilisez son cerveau !

Baron resta silencieux. Idiot. Fatigué.

— Servez-vous d’elle, elle a oublié d’être sotte, elle aura peut-être une idée.

— D’accord, soupira-t-il de nouveau en abandonnant sa règle plate. Tout le monde sur le pont et j’utilise les compétences de mademoiselle Einstein.

— C’est ça ! Vous en avez de la chance…

Il n’en pensait pas un mot. Baron raccrocha doucement. Il ne dormait pas beaucoup depuis quelques semaines et il finissait par se comporter comme un beauf.

À l’étage, Kerzhéro avait entrepris de faire visiter les lieux à Manon Le Flem. Un murmure sortait d’une pièce voisine, un entrelacs de voix dans lesquelles Baron identifia celle de Carole Frémont. Les deux femmes étaient de la même génération, du même âge à quelques années près… Pas de la même corpulence.

Il s’avança avec l’intention de se joindre à eux et renonça finalement avant d’atteindre le seuil, toujours agacé. Il préférait être seul.

Huit jours. Il ne savait pas par quel bout commencer. Larmor-Baden, la jeunesse de Mathilde Priec, il fallait retrouver des témoins, interroger ses parents, son frère parisien, revoir son premier mari…

Il s’arrêta dans la salle de briefing, face aux panneaux sur lesquels avaient été fixés les clichés pris lors de la découverte du corps. Des tirages grand format, des vues d’ensemble, des plans rapprochés, des détails. La crique en demi-lune, les épaves corrodées plantées dans le sable et dont les flancs crevés avalaient et vomissaient l’eau salée au gré des marées, le corps étendu entre deux coques rouillées, la cordelette tressée qui le retenait à une pièce métallique.

« Les officiers de police judiciaire veillent à la préservation de l’état des lieux ainsi qu’à la conservation des traces et indices… » Code de procédure pénale. Ils n’avaient eu aucun mal à conserver les traces et indices, il n’y en avait pas.

À gauche, sur une plaque translucide, une main avait reconstitué au feutre noir les dernières heures du vivant de la femme. Sortie professionnelle ce soir-là, dîner dans le centre-ville de Vannes avec un client qui venait de traiter un marché important avec le cabinet d’architectes Chasson Marcheydier Associés. Mathilde y était conviée en qualité d’assistante de Guillaume Marcheydier. Ambiance détendue, repas raffiné et normalement arrosé, fin aux alentours de vingt-trois heures.

La présence de Mathilde n’était pas habituelle mais elle n’était pas exceptionnelle non plus, il lui était déjà arrivé de participer à un dîner de clôture de négociations. La sortie de ce soir-là avait été organisée la semaine précédente par le secrétariat du cabinet, le restaurant était l’une des adresses régulières de Chasson et Marcheydier qui participaient tous deux au dîner.

Les architectes avaient raccompagné leur client à son hôtel, La Marébaudière, et prolongé la soirée au bar avant de rentrer en taxi vers une heure du matin. Invitée, Mathilde avait refusé de les suivre, prétextant la fatigue, et personne n’avait insisté, ils s’étaient quittés devant le restaurant en se souhaitant bonne nuit.

Mathilde avait laissé sa voiture le long du trottoir quelques rues plus bas, elle se méfiait des parkings souterrains la nuit. Il pleuvait un peu, une bruine tenace mais pas méchante, on venait juste d’entrer dans l’automne, les trois hommes se souvenaient que Mathilde avait ouvert un parapluie avant de les abandonner.

Ils lui avaient tourné le dos pour marcher vite vers leur propre véhicule, sans croiser personne. À cette heure-là et sous la pluie, les rues étaient désertes mais Mathilde avait l’âge de se méfier et de hurler.

Elle devait traverser une partie des vieux quartiers et longer la cathédrale, les talons de ses chaussures résonnaient probablement sur les pavés, répercutés par les hauts murs dans les zones d’ombre épaisse que ponctuait chaque réverbère orangé.

Son parcours avait été fait et refait, des inspecteurs avaient sonné aux portes, interrogé tous les riverains. Personne n’avait rien entendu. Mathilde avait disparu.

L’alerte n’avait été donnée que le lendemain par les architectes étonnés de ne pas la trouver au bureau. Ils avaient attendu midi, imaginant une panne de réveil, puis un dérangement passager. À midi ça ne tenait plus, Mathilde n’avait pas donné signe de vie et ce n’était pas dans ses habitudes, d’autant plus que le client devait repartir avec un dossier bouclé.

Le téléphone ne répondait pas, le portable était sur messagerie, personne ne vint ouvrir au domicile.

Ils avaient joint monsieur Priec à Amsterdam, et finalement prévenu la police qui avait commencé par patrouiller dans le quartier et retrouvé la voiture de Mathilde à l’emplacement où elle l’avait laissée la veille au soir en arrivant au restaurant.

Mathilde avait disparu le long des huit cents mètres de ruelles qu’elle avait à parcourir.

Cette fois l’alerte avait été lancée, un avis de recherche diffusé, monsieur Priec était rentré d’Amsterdam.

C’était des randonneurs qui l’avaient trouvée le lendemain, un groupe de marcheurs entrés sur l’île Berder dont ils faisaient le tour et qui s’étaient aventurés entre les carcasses rouillées sur lesquelles se détachaient plusieurs couches de peintures corrodées. Elle était là, entre deux coques branlantes léchées par la marée. Nue et reliée par les poignets à l’une des épaves à l’aide d’une cordelette.

Morte depuis trente-six heures.

Chapitre 3

Il avait attendu sans quitter les photos des yeux, comme si ces bouts de carton colorés allaient brusquement lui révéler ce qu’il ignorait des derniers instants de Mathilde. Ils les avaient reconstitués, horaires, trajet, brutalité et mort par embolie gazeuse.

Une exécution par simple injection d’air.

Ils ne savaient pas où.

Ils ne savaient pas qui.

Ils ne savaient même pas pourquoi. Violences sexuelles, le terme du communiqué était resté délibérément imprécis. En réalité ni viol ni actes de barbarie, simplement un corps nu marqué au ventre d’une empreinte grossière, longue d’une quinzaine de centimètres. Gravée après la mort.

Kerzhéro remontait le couloir, il entra dans la pièce en compagnie de Manon Le Flem qui tenait toujours son gobelet à la main.

— C’est fait, dit-il. J’expliquais à Manon sur quoi nous travaillons.

Baron lui désigna les panneaux, le dossier de presse étalé sur la table.

— L’affaire Mathilde Priec, titra-t-il, la disparue de l’île Berder.

Il avait détaché quelques clichés des panneaux et les tendait un à un en direction de la jeune femme. Des tirages soft. Gros plan du visage.

— Le proc nous laisse huit jours, tout le monde est concerné. Vous intégrez l’équipe, lui annonça-t-il d’un ton neutre.

Mathilde avait été une jolie fille qui s’entretenait et soignait les marques du temps. Cheveux mi-longs décolorés, yeux en amande, sourcils fins, nez droit. Les lèvres étaient tuméfiées, les pommettes aussi portaient des traces, mais selon le légiste ce n’était pas la marque de coups. Le corps, ballotté par la marée alors qu’il était attaché, avait dû frotter contre les aspérités de la coque.

Manon Le Flem pinça l’angle du second instantané. Son visage ne trahissait aucun sentiment. Des photos du genre, elle en avait vu par paquets entiers pendant ses études, des clichés autrement plus saignants. Elle avait fait un stage SAMU et fréquenté les salles d’autopsie, alors le corps de Mathilde…

Lavé à plusieurs reprises par le flux et le reflux, le cadavre n’était finalement pas si laid, en tout cas presque intact. Pas d’éventration ou de marques de torture, celui qui avait fait ça ne s’était pas acharné, il avait tué proprement et la victime ne donnait même pas l’impression de s’être débattue.

Manon fixa les poignets. Marqués de traces violacées, là où la corde avait comprimé les chairs. Laissant des marques inexploitables. Elle releva les yeux.

— On dirait qu’elle dormait.

— Parce que c’était probablement le cas, confirma Baron.

Troisième photo, encore un gros plan des avant-bras tatoués des mêmes impressions bleuâtres.

— Elle est restée près de trente-six heures sur la plage, articula-t-il, reliée par les poignets à l’une des vieilles coques échouées sur le sable. À chaque fois elle a été noyée par la marée.

L’analyse de la cordelette n’avait rien donné, un modèle courant fabriqué à Lorient et vendu par des dizaines de magasins que l’on avait pourtant visités un par un. En pure perte.

Les chevilles. La peau était nettement arrachée par endroits, là où un lien avait serré.

— Les experts pensent qu’il ne s’agissait pas d’une corde, commenta Baron.

Il avait saisi un feutre épais et, sur le tableau translucide, se mit à dessiner grossièrement un corps allongé dont il traça ensuite la ligne des jambes ouvertes à quarante-cinq degrés.

— Plus probablement des chaînes. Mathilde a eu les chevilles enserrées dans des menottes, l’arrachement de la peau est caractéristique, pas de fibres incrustées dans les chairs. Elle était allongée, nue et écartelée, elle ne pouvait sûrement plus bouger.