Les mondes alternatifs - Youssef Ben Haj Ahmed - E-Book

Les mondes alternatifs E-Book

Youssef Ben Haj Ahmed

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Beschreibung

"Les mondes alternatifs "est un roman psychologique qui explore les réalités parallèles façonnées par nos choix. Cet ouvrage introspectif questionne et sonde les failles de l’âme humaine face au quotidien et à des vécus variés. Oscillant entre le réel et l’imaginaire, le protagoniste cherche à s’émanciper d’un univers qui ne l’a pas épargné. Il plonge dans les méandres de son esprit tourmenté par des voix omniprésentes et lutte pour retrouver sa vérité au milieu des hyperespaces qu’il s’est créés, alors que les frontières entre ses aires de vie s’estompent.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Inspiré par des écrivains tels que Murakami et Carlos Ruiz Zafón, Youssef Ben Haj Ahmed réalise son rêve de créer des univers uniques. Dans ses œuvres, il invente des mondes peu ordinaires, alliant philosophie et folie au cœur d’aventures palpitantes.

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Seitenzahl: 384

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Youssef Ben Haj Ahmed

Les mondes alternatifs

Roman

© Lys Bleu Éditions – Youssef Ben Haj Ahmed

ISBN : 979-10-422-3188-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

La recette du bonheur

Il faudrait d’abord qu’il existe ?

Il faudrait d’abord qu’il existe !

Il faudrait d’abord qu’il existe…

Encore.

Chapitre 1

Bis repetita

— Qu’est-ce que tu veux ?

Oh non…

L’homme en face de moi ralentit son allure, me dévisagea d’un air mauvais.

Il a fallu qu’il soit bâti comme une foutue armoire à glace…

Je soutins son regard. Une manie indéfectible que j’avais depuis ma plus tendre enfance. J’étais incapable de m’enfuir dans ce genre de situations, allez voir pourquoi. Un caractère absurde de mâle alpha que je tenais de mon père et qui m’empêchait de céder la place à quelqu’un d’autre parce que je devais être plus fort et plus courageux. Cette horrible habitude causerait ma perte un jour ou l’autre, et à voir le tour de bras du taureau en furie qui approchait dangereusement de moi, cela risquait d’arriver bien assez tôt.

Ou pas. J’étais plus rapide.

Un coup de pied très rapide en dessous de la ceinture et l’homme se contractait aussitôt. Maintenant que son visage était à ma portée, j’enchaînais directement avec un coup de genou en plein dans le nez. Il se tint le visage entre les mains, me permettant de poursuivre avec un coup de poing vicieux en plein dans l’estomac. À ce stade, le gorille ne faisait que réagir à la douleur et ne pouvait s’empêcher de se couvrir le ventre et l’estomac, ce qui me permit de lui assener le coup final à la mâchoire qui le fit s’effondrer dans un tremblement qui se fit ressentir dans toute la gare.

Je me ferais probablement massacrer, en réalité.

Sans détourner le regard, j’aperçus sa compagne qui lui tirait le bras et lui chuchotait rapidement des mots qui se perdaient dans ce brouhaha infernal. À la dernière minute, il ajusta sa trajectoire et passa près de moi en poussant un soupir qui me glaça le sang.

Sauvé par le gong ?

On ne le saura jamais. Il aurait été plus sage de simplement lui présenter des excuses, mais de toute façon, il n’aurait jamais compris que ce n’était pas à lui que je m’adressais. D’ailleurs, je n’aurais même pas pu me l’expliquer à moi-même. Ce n’était pas la première fois, et probablement pas la dernière, que cela se produisait. Je choisis d’ignorer la sueur froide qui me gagna, et me considérai vainqueur des deux batailles que nous avions menées en silence pour quelques instants au milieu des passants nonchalants qui ignoraient tout du duel intense qui venait de se produire. Je pus enfin souffler et me concentrer sur ce qui m’entourait.

Je venais à peine d’arriver à la gare principale de Tinast, située en plein centre-ville. C’était le dernier arrêt, ou le premier, cela dépendait d’où on se rendait, et le plus grand. Bien que nous soyons très peu nombreux, cet endroit était, par je ne savais quel miracle, toujours bondé, et tout le monde toujours pressé à cause du retard. Une chose était sûre, c’était que je n’aimais toujours pas cette gare. C’était un grand espace rectangulaire fade recouvert d’un carrelage d’un vert glauque, qui reflétait d’une certaine manière l’entretien médiocre qu’on lui accordait. Plusieurs larges piliers s’élevaient au milieu de la pièce séparant les portes d’entrée et les guichets près desquels une étroite porte servait de passage emprunté par des centaines de passagers par jour pour accéder au train. Ce décor absorbait toute lumière qui osait y pénétrer et faisait de l’endroit un lieu austère qui le privait presque de tout charme ou nostalgie pouvant être associé à la notion de voyage. Il fallait simplement observer plus attentivement les gens peuplant les lieux pour retrouver cette atmosphère enchanteresse. C’était d’ailleurs la seule musique qu’il y avait ici.

Les regards se dérobaient vers le passage, les doigts qui tapaient très légèrement, mais frénétiquement, sur la chaise, les pieds qui tapotaient le sol nerveusement. Chacun de ces gestes trahissait une histoire que je me plaisais à chaque fois à imaginer, chacun de leurs traits reflétait les pièces qui se jouaient en ce moment même dans leurs esprits.

Il y avait cette jeune femme brune au front plissé, accoudée au pilier en face du passage secret. Agitée, elle semblait attendre son mari, se mordillait la lèvre comme si elle avait quelque chose à se reprocher. Ils s’étaient sûrement disputés avant son départ, et ne s’étaient pas beaucoup adressé la parole durant son séjour. Dans ces cas-là, l’attente devenait insupportable.

Elle était toujours immobile, mais je voyais sans peine son ombre, ou son alter ego, laisser libre cours à son impatience, quitter le corps immobile pour commencer à faire les cent pas, incapable de supporter cette éternité qui au final ne devait durer que quelques minutes. Subitement, elle s’arrêtait, se glissait dans son corps original, se rongeait nerveusement les ongles puis se perdait dans un souvenir qui la faisait vaguement sourire. Mais cela ne durait pas longtemps. Elle cédait en quelques instants à la confusion et se détachait de nouveau de son corps pour refaire le tour de la gare, sûrement à ruminer la dispute pour la millième fois jusqu’à se perdre au milieu de la foule et ne plus refaire surface.

Les traits du jeune homme qui passa devant elle avaient l’air inquiet. Un sac dans la main droite, un café dans l’autre, il marchait à grands pas et semblait pressé de quitter cet endroit. Ses regards furtifs à gauche et à droite semblaient confirmer son impatience.

D’une certaine manière, je pouvais le comprendre. Il ne portait plus de costume, mais un large débardeur troué à plusieurs endroits, des shorts en jean déchirés également et un bandana noir autour de la tête. Son costume, qu’il portait comme une armure protectrice, ne le sauverait jamais. À leurs yeux, ce serait toujours le type au débardeur, le gars des faubourgs, le membre d’un gang auquel il n’appartenait même pas, un voleur qui n’avait rien volé, un tueur qui n’avait jamais tué, seulement parce qu’il était né à tel endroit et avait vécu dans la misère. Il savait que ni toutes les études qu’il avait faites ni le poste qu’il occupait ne changeraient rien si jamais ces diablotins écarlates, représentants de l’ordre et de la paix, décidaient que ce serait son tour aujourd’hui de porter le chapeau pour un crime qu’il n’avait pas commis, ou même dont il n’ait jamais été question. La marque qu’il portait sur son front n’était autre que celle que lui avaient apposée, par ignorance et cruauté, ceux qui le regardaient de travers.

Alors qu’ils semblèrent se rapprocher de lui, il s’élança en un bond et commença une course effrénée qui, il le savait, risquait de durer aussi longtemps qu’il aurait un souffle de vie.

Une rivalité colorée, teintée de sang.

Pour le couple à côté, la tension n’était pas la même. Dans les bras l’un de l’autre, ils discutaient de je ne sais quoi avec leur fils, plus grand que le père, et semblaient lui donner des instructions sur ce qu’il fallait ou ne pas faire lors de son voyage. Ils avaient un regard à la foi ému, mais rempli de fierté. Le jeune homme partait sûrement pour un bon bout de temps, vu les gros bagages qu’il devrait traîner derrière lui jusqu’au train. Lui ne cessait de sagement acquiescer, mais il avait la tête clairement ailleurs.

Ses parents se tenaient dans les bras l’un de l’autre cette fois-ci, et les larmes que versait sa mère étincelaient brièvement à la lumière du soleil avant de s’évanouir entre les rides creusées par les épreuves de la vie. Il me semblait voir également quelques larmes couler sur le visage sévère de son père. Une partie de lui laissa tomber toutes les valises qu’il y avait autour de la petite famille et courut, hystérique, vers la porte qui menait à la délivrance. Ce passage, c’était la promesse d’une nouvelle aventure, la découverte d’un nouvel horizon et la jouissance d’une liberté qui, jusque-là, il ne l’avait jamais connue. Le commencement de sa véritable vie ou, si je devais me permettre de reprendre une expression vulgarisée par les romans fantastiques, la voie qui le menait à sa destinée, synonyme de gloire et de grandeur.

Une seconde partie laissa tomber le sac qu’il avait à la main pour sauter vers ses parents, les étreindre et les rassurer. Tout ira bien, vous m’avez préparé pour, n’est-ce pas ? Je reviendrais bien assez tôt, le temps passe très vite, n’est-ce pas ?

Il y avait du vrai dans ce qu’il disait. Mais ce qu’il oubliait de dire, ou ce que lui-même ignorait encore, c’est qu’il ne sera plus jamais pareil, qu’il ne reviendra jamais complètement. Les parents ne reconnaîtraient plus vraiment leur jeune garçon, et il s’étonnera qu’ils ne puissent plus le comprendre. Plus de la même manière, en tout cas. En attendant, ils s’efforçaient tous les trois de survivre à ce rituel ponctué de silences lourds et pleins de sens.

— Ce ne sera plus jamais pareil, mon vieux, plus jamais pareil.

Un petit pincement au cœur me fit penser que je ne leur avais encore rien dit. Je ne savais même pas comment leur dire.

Lui ne disait rien, mais sa moue sévère et ses bras croisés suffisaient amplement à faire passer le message. Elle essayait de me dire que tout allait s’arranger, qu’il ne fallait pas s’en faire, et ce, le plus gentiment du monde. Je savais néanmoins que comme lui, elle n’y croyait pas. Je le voyais clairement dans la déception funeste de son regard incapable de mentir. Dire que je ne leur avais dit qu’une partie de la vérité… C’était mieux ainsi.

Mais il n’empêche… comment avais-je pu échouer aussi lamentablement ? Moi ?

— Ils le prendront bien… N’y pense pas. Pas maintenant.

Toute cette gare grouillait de mondes plus chevronnés les uns que les autres, aussi nombreux que ses occupants. Certains étaient même effrayants, mettant en scène des fantômes que la haine ou la malice avaient corrompus jusqu’à n’en faire que des monstres impitoyables. Cela me faisait penser à des calques de la même peinture, chacune reflétant le même endroit selon celui qui la regardait actuellement. La superposition de ces calques semblait chaotique, mais elle ne donnait jamais l’impression d’être complètement hétérogène. Il y avait définitivement une sorte d’harmonie et de subtilité dans la façon dont toutes les créatures imaginées et les reproductions de ses personnes, les miennes également prenaient vie dans ces alternatives gardées secrètes dans les imaginations respectives de leurs créateurs.

— Vous allez bien, monsieur ?

Je ne me souviens pas exactement du visage de la dame qui me ramena à la réalité. Je me souviens uniquement qu’elle me lançait un regard inquiet. Je m’empressais de la remercier et la rassurer et me retournais vers les portes de la gare, seule source de lumière de cet endroit miteux.

— Il a fallu que ça arrive en plein milieu de la gare… Encore…

Je me secouais la tête pour me remettre les idées en place, mais j’avais l’impression que la petite dame n’était pas la seule à avoir remarqué que j’avais débranché. Ça ne pouvait pas avoir duré aussi longtemps, n’est-ce pas ? D’habitude, cela ne prenait que quelques instants ou peut-être qu’ils s’amusaient également à recréer mon histoire dans une autre de ces réalités alternatives.

— Nah…

Ils étaient sûrement trop absorbés par leurs propres problèmes du quotidien pour s’occuper des miens. Et moi, je faisais tout ce qui était possible pour me défaire des miens et ne plus y penser. En arrivant à la porte, un bref instant avant que la lumière ne s’attaque à mes pupilles habituées à l’obscurité, je pus apercevoir mon reflet. Les cheveux coupés à ras, une barbe négligée de plusieurs semaines qui cachait une mâchoire régulière, des lunettes de vue qui cachaient derrière eux de petits yeux d’ébène bercés par des cernes immenses, et seul fait remarquable, les cheveux du sourcil droit naturellement relevés qui me donnaient un air assez vil lorsque je ne souriais pas. Rien d’exceptionnel en somme.

Ce qui attira mon attention fut plutôt la créature qui regardait par-dessus mon épaule et gardait sa main griffue sur mes épaules. Je vis ses écailles écarlates étinceler sous l’effet des rayons du soleil, aperçus brièvement ses ailes monstrueuses se contracter. Je ne vis pas son visage, je ne l’avais jamais vu. Elle portait toujours le même masque lorsqu’elle revenait me voir ; un masque blanc sur lequel on avait habilement dessiné un front plissé, des sourcils froncés, un grand espace pour des yeux jaune félin lançant un regard brûlant de rage, des joues rougies et la bouche ouverte laissant transparaître des dents sous forme de lames aiguisées qui s’entrechoquaient.

Le regard que je lui rendis était aussi farouche que le sien. Mon corps se raidit, mes muscles se contractèrent, mes poings se serrèrent jusqu’à ce que mes ongles s’enfonçassent dans ma paume. Je sentis la frénésie du sang qui parcourait mes veines, lourd de frustration et de rage, sentis mon cœur tambouriner violemment contre ma poitrine.

J’étais la colère qui me rongeait. Et je m’en délectais.

Je détournais le regard. Je m’étais peut-être trompé, c’était peut-être cette créature qu’ils dévisageaient depuis tout à l’heure, et non pas moi. En tout cas, moi, c’est bien de cette créature que j’essayais de me détourner.

— Plus facile à dire qu’à faire, mon ami, susurra cette voix profonde, mais que le courroux faisait trembler.
— Pas aujourd’hui, pas aujourd’hui… pas aujourd’hui !

Je n’eus pas besoin de voir les gens qui se retournaient sur mon passage pour savoir que je venais encore de dire ça à voix haute.

Et ça recommence.

Chapitre 2

Je te vois

En traversant la porte, j’eus la nette impression que pour une fraction de seconde, le monde fut suspendu dans le temps, que tout signe de vie disparut excepté les ondulations qui se propageaient sous les pieds des passants et s’entrechoquaient pour créer de petites vagues avant de se solidifier subitement et de reprendre la forme abrupte du sol.

Un clignement d’yeux plus tard, tout était redevenu normal.

Ou presque.

C’était exactement comme si j’avais traversé un voile invisible et passais à un autre monde qui semblait être exactement le même que celui que je venais de quitter, mais en même temps dégageait un air étrangement différent. J’étais certainement le seul à le penser, la foule devant moi allait et venait sur la grande place baignant dans la lumière d’un soleil blafard imperméable à toutes ces fantaisies tirées par les cheveux qui me remplissaient toujours la tête et qui se badaient avec les gens ou qu’ils allaient. La petite cour qui s’étendait devant l’entrée devant la gare était toujours la même ; les passants, les fées, les trolls, les centaures et autres chimères zigzaguaient habilement entre les arbres non entretenus et les stands improvisés qui proposaient de vendre tout ce qu’il était possible de vendre, y compris ces beignets frits qui me faisaient tant allécher, d’autres qui s’engouffraient dans l’obscurité des tunnels qui menaient aux métros, un groupe de musiciens qui s’acharnaient impitoyablement sur leurs instruments respectifs dans l’espoir de transcender l’indifférence des travailleurs journaliers et dont les voix étaient étouffées par les immeubles qui assiégeaient la place de tous les côtés.

— Et maintenant ?
— Je n’en sais rien du tout.

Cette fois-ci, je ne fis pas attention aux regards qui se détournèrent pour me dévisager. Je fis semblant de regarder amoureusement mes beignets favoris. Il me semblait avoir oublié quelque chose, mais ce ne devait pas être très important, ou alors simplement une impression due au fait que je n’étais toujours pas habitué à ne rien faire.

— Encore un maboul qui parle tout seul dans la rue… Ha !

Sans accorder d’importance aux chuchotements qui m’entouraient, je me dépêchais de traverser la cour puis la rue qui la séparait des buildings qui l’entouraient et de me perdre dans l’immensité de cette forêt de briques et de béton.

J’avais encore beaucoup de temps à tuer avant mon rendez-vous, alors autant me balader un peu entre les rues étroites du centre-ville. Il y avait longtemps que je n’avais pas prêté attention à la vie qui pullulait inlassablement aux pieds de ces anciennes résidences, trop occupé à courir vers leurs destinations respectives ou trop absorbé par je ne sais quelle vanne sur les réseaux sociaux.

— Tu as vu comment elle est habillée, celle-là ? On est en plein centre-ville ici, pas dans une maison close ! Les jeunes d’aujourd’hui…
— Nooon mais lui, il m’a dit que… ah bon ? Et je lui ai dit que… Noooon, le salaud !
— Regarde maman ! Je le veux absolument, tu peux me l’acheter s’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît ?

Ces conversations anodines, bien que certaines fussent toujours aussi horribles que dans mon souvenir, m’avaient manqué en un sens. Peut-être qu’au fond, c’était le quotidien anodin qui m’avait manqué.

Le fait d’être incapable de leur dire quoi que ce soit, surtout. Ce que je leur cachais pesait tellement lourd que je finissais par m’abandonner aux bons soins du silence.

Les doigts crochus de la créature serrèrent mon épaule impitoyablement.

Tu as échoué, tu dois assumer.

— Arrête, arrête, c’est bon j’ai compris… Fais chier !

Je tirais un paquet de cigarettes de ma poche et m’en allumais une rapidement. Cette fois, c’était ceux qui portaient encore leur masque qui s’étaient retournés puis s’éloignèrent rapidement autant que possible. Je ne pouvais le leur reprocher, pour être honnête. Il faut dire que la pandémie avait laissé des séquelles assez importantes. Le virus, une saloperie qui s’attaquait à tout le corps et qui se propageait très rapidement dans les airs, avait régné en maître deux longues années durant lesquelles les seules mesures que nous avons été capables de prendre, en tant que race humaine, étaient de parier sur la distanciation sociale et le confinement. Autant dire, et excusez ici ma franchise excessive ainsi que ma vulgarité, que nous avons été obligés de nous terrer chez nous, la queue entre les jambes. La rumeur de la foule portait encore en son timbre les cicatrices de longs mois passés à valser avec la confusion, la frustration et les souvenirs douloureux de cet enfermement improvisé. On aurait pu croire que dans un monde où il était possible de se transformer en tigre, littéralement, ou de changer de sexe à tout bout de champ, on aurait pu prévoir un système capable de gérer ce genre de crise, mais il s’est finalement avéré que nous étions à la merci du premier virus venu. Bilan des comptes : des millions de malades qui ont vécu des semaines en enfer, des centaines de milliers de morts, un système politico-économique mondial en ruine.

— Et il a fallu que ce soit une chauve-souris, ha !
— Une putain de chauve-souris ! dis-je dans un murmure couvert par le rire ironique de mon interlocuteur.

Toujours est-il que cet enfermement, cette privation, s’était traduit par un semblant de folie destructrice qui se reflétait dans les regards de tous ceux qui pourraient vous croiser dans les rues. Certains étaient devenus claustrophobes, d’autres s’étaient fait emprisonner par leurs solitudes, d’autres encore étaient devenus paranoïaques ou mysophobes. Tous arboraient les cicatrices qui résultaient de la fatalité inéluctable qui nous était tombée dessus. Pour ma part, je pensais m’en être plutôt bien sorti, pour être honnête. Je n’ai vraiment pas de mérite ; j’avais déjà de superbes prédispositions à la colère compulsive, une franche tendance à trop réfléchir et compliquer les choses, et j’entendais déjà des voix bien avant que la calamité n’arrive.

— Ouais, pas de quoi être fier mon vieux. On s’est bien éclaté pendant le confinement en tout cas, avec toi qui criais tout seul toutes les deux secondes…
— Oh la ferme !

Toujours est-il que l’idée de me retrouver encore une fois enfermé dans une prison improvisée chez moi me répugnait au plus haut point.

— Dis plutôt que tu n’as pas envie de te retrouver tout seul avec nous, on te mangerait tout cru si tu ne fais pas ce qu’on te demande.

Je n’ai pas envie de me retrouver en prison à cause de vous tous ; ou pire, dans un hôpital psychiatrique.

J’aspirais de toutes mes forces et libérais la fumée qui s’empressa de se mélanger à la brise du vent qui dansait gracieusement entre les passagers de la ruelle pour se frayer un passage lui permettant de souffler sans obstacle pour la retenir.

Malgré tout, la vie normale reprenait petit à petit le dessus. Les gens s’entremêlaient entre ces étroites ruelles sales et se concentraient plutôt sur les courses qu’ils venaient faire ici. Mais personne ne s’étonnait de la discordance qu’il y avait lorsqu’on observait les boutiques et magasins que l’on croisait tout au long ; de grosses enseignes de vêtements ou de bijoux contrastaient, autant en couleur qu’en clientèle, avec les nombreuses petites pâtisseries locales dispersées dans toutes les rues, ou les drugstores improvisés. Cette cacophonie incertaine de formes et de couleurs était intensifiée par le choc violent de centaines de parfums. L’odeur putride des poissons, venant du marché un peu plus loin, se mêlait à celle délicieuse du pain frais, des fruits et légumes frais, de cigarettes, des poubelles jetées en désordre au beau milieu des routes et trottoirs, des fumées de chichas provenant des cafés toujours bondés de ce pays et du diesel de vieilles voitures qu’on aurait dû détruire, il y a bien longtemps. Mais on ne pouvait dire que cela importait vraiment, ou que cela dérange quiconque s’aventurait ici. Cette inharmonie donnait son charme à Tinast, et se mariait parfaitement avec l’architecture coloniale des buildings qui nous entouraient. Usés par le temps, ils continuaient de bravement porter les identités des deux cultures qui avaient coexisté lors de l’invasion de Gallia.

Je me vis me glissant dans cette foule, entre les différents univers superposés, et traversant la ruelle rapidement, les yeux perdus dans je ne sais quel rêve éveillé abyssal, recrachant violemment la fumée de la troisième ou quatrième cigarette de la matinée. J’étais soit en retard au boulot ou chassé par je ne sais quel esprit maléfique. Encore.

En tout cas, je me vis marcher en compagnie de ma seconde compagne de toujours, Sol, une créature à la silhouette dansante habillée tout en noir qui portait un masque de théâtre dont l’expression changeait selon mon humeur. Je ne la voyais jamais en face de moi, seulement dans les miroirs et les reflets, occasionnellement, lorsque nous étions seuls. Contrairement à l’autre emmerdeur, la présence de Sol ne m’était pas toujours désagréable. Elle ne disait jamais aucun mot, mais je ressentais clairement l’énergie qu’elle transmettait à chaque fois.

Une vision d’un autre monde. Je n’arpenterais plus ce chemin pour aller au boulot, pas dans l’immédiat en tout cas. Je me contenterais de vagabonder sans but précis jusqu’à ce que je retrouve de quoi m’occuper. Peut-être que j’irai voir la vieille ville, les faubourgs qui avaient conservé les styles d’Ifriqiya sans souillures externes.

Une vibration soudaine dans ma poche interrompit mes réflexions.

— Allo ?
— T’es chaud pour un café ?

Je n’avais pas enregistré le numéro, mais la voix bruyante et sans mesure ne pouvait qu’être que celle de l’un des rares amis qu’il me restait. Un personnage fascinant dont l’apathie n’avait d’égal que la voix assourdissante. On le surnommait le démon dans notre ville natale à cause de la forme bizarre de son front qui laissait présager qu’à tout moment des cornes pouvaient faire leur apparition et révéler sa véritable nature.

— Ça va oui et toi ?
— Pas de chichis entre nous, alors tu viens ou quoi ?

Direct au but, comme d’habitude. Il n’aimait pas perdre beaucoup de temps au téléphone.

— Non, je suis à Tinast, je passe la matinée ici. Ça te dit en début d’aprèm ?
— On verra plus tard, alors. Fais gaffe en tout cas, je ne sais pas vraiment ce qui se passe, mais ça grouille de flics partout aujourd’hui, dit-il d’un air suspicieux. Il faisait sûrement référence au fait que ma voiture, si on pouvait toujours qualifier cette pauvre chose de voiture, n’avait pas passé les contrôles techniques nécessaires pour circuler et que je risquais d’avoir une contravention.
— Je n’ai pas pris la bagnole aujourd’hui, j’y suis allé en train.
— Ah oui, monsieur a du temps maintenant. Il éclata d’un rire ironique et bruyant avant de raccrocher aussi subitement qu’il avait appelé.
— Ça, c’est un coup bas, salopard !

Je ne pus pourtant m’empêcher d’esquisser un sourire complice. Nous étions amis depuis plus d’une dizaine d’années et aucun de nous deux n’aurait pu indiquer clairement comment on l’était devenu. On avait quelques amis communs au lycée et nous nous retrouvions souvent avec nos amis autour d’une partie de poker dont les enjeux n’étaient jamais suffisamment importants pour s’entretuer. Rien de surprenant, nous étions tous des lycéens fauchés. Dix dinars de plus ou de moins ne changeraient pas les faits. Toujours est-il que nous étions tous les deux bons joueurs ; je savais garder une expression impassible et mener mes adversaires ou je voulais alors que lui, grâce à son sang-froid, parvenait à garder un visage souriant durant toute la partie et à provoquer tout le monde jusqu’à obtenir ce qu’il souhaitait de la partie. Je me souviens de la nuit ou on s’était mis d’accord pour rouler tout le monde et nous partager le butin. On s’est fait deux cents dinars en une seule nuit, qu’il tenta bien évidemment de garder pour lui-même en niant toute association avec moi, ce qui ne me surprenait pas le moins du monde. Je lui avais alors dit que je dirais à tout le monde ce qu’on avait fait et qu’on se partagerait une raclée cette fois-ci. Après avoir éclaté d’un rire machiavélique, il m’a donné ma part. On s’est mis ensuite à passer du temps ensemble au lycée et sommes. Son insensibilité avait un côté hilarant qui avait fait que nous soyons restés amis depuis de longues années ; il ne prenait pas de gants pour quelque sujet que ce soit et vivait selon son bon plaisir, et j’étais imperméable à toutes ces railleries interminables et partageais son goût pour la vie.

Je relevais la tête pour voir que j’arrivais au bout du tunnel. Je sortis de l’ombre protectrice de vieux bâtiments coloniaux pour me retrouver dans l’allée principale, un espace beaucoup plus dégagé qui laissait libre cours aux vents venimeux de l’hiver de se déchaîner. L’avenue du Combattant, comme on appelait pratiquement toutes les rues principales des grandes villes de ce pays, s’étendait sous le regard protecteur de la statue en bronze de celle dont elle portait fièrement le nom. Une large allée de pavés séparait les deux côtés de la route gardée au frais par les ombres des arbres dont elle était ornée des deux côtés.

En plein cœur de la foule, au milieu de la foule, se distinguait un homme massif portant une longue barbe grisâtre, tenant un micro alors que deux de ces acolytes près de lui arboraient fièrement des pancartes sur lesquelles il y avait inscrit « Dieu est la voie » et « gare aux blasphémateurs ». À peine contenu dans son burnous, un long manteau en laine tacheté probablement par du café, il faisait les cent pas tous en prêchant ardemment ses vérités et celles de ceux qu’il représentait ; « … En danger ! Ce pays risque d’être maudit, damné pour l’éternité pour les péchés que ces citoyens commettent ! À tous ceux qui aiment Tinast, nous disons ceux-ci : nous sommes en danger, mes frères et sœurs. Nous nous sommes beaucoup trop laissé tenter par le diable, cet habile charmeur, ce beau parleur éloquent. Sachez ceci ! Ce ne sont que de beaux mensonges, destinés à nous égarer de la véritable voie que nous devons suivre ! Il ne faut pas abandonner nos traditions. Il ne faut pas renoncer à la voix du seigneur. Dieu est grand, Dieu est miséricordieux. Il nous offre une chance pour nous repentir en ce moment même ! Il est avec nous, il nous soutient, nous guide vers un meilleur horizon. Alors mes frères et sœurs je vous supplie, je vous implore de laisser tomber ces pratiques blasphématoires et de faire confiance aux paroles de notre Sheikh. Le Seigneur lui a confié sa sagesse et il saura nous guider selon ses plans… » mais je n’écoutais pas la suite. Ce n’était que le même discours que lui et d’autres comme lui répétaient inlassablement pour endoctriner (et ils ont malheureusement réussi) le commun du peuple et les convaincre de faire confiance aux politiciens religieux qu’ils repeignaient en prophètes. Un dé à coudre de bon sens suffisait pour comprendre qu’ils prêchaient exactement le contraire que ce qu’instruisait les textes religieux, mais il était plus facile pour les gens de croire, comme il le disait lui-même, les belles promesses d’un quelconque diable plutôt que d’essayer de comprendre ce qu’il en était. Je me lassais très vite de ce spectacle et examinais l’avenue du Combattant.

Ce qui attira le plus mon attention fut l’écran qu’affichait le building au-delà de l’allée. La chaîne de diffusion principale du pays possédait ce bâtiment et avait pensé que ce serait une bonne idée de diffuser ses news toute la journée aux yeux de tout le monde. J’avais encore du mal à comprendre comment un concept si peu esthétique servait de produit marketing. Surtout que depuis le début de la pandémie, ce truc ne diffusait que des nouvelles déprimantes à longueur de journée ; le crash du marché boursier, guerres raciales, guerres civiles, de sexe… Toutes sortes de guerres qui au fond étaient toutes les mêmes, mais dont on changeait seulement le titre par souci de style. Ce qui m’interpella cette fois-ci ne faisait pas exception, mais, en connaisseur, il me sembla que ce n’était pas une mauvaise nouvelle ordinaire. On y voyait les reporters qui se faisaient housser de ce qui semblait être une scène de crime. Le cameraman fut très vite obligé de baisser sa caméra, mais on eut le temps d’apercevoir quelques grandes maisons, trois voitures de police dont les sirènes aveuglantes masquaient tous les autres détails, puis un officier en colère et enfin, lorsque la caméra s’abaissa pour de bon, une flaque de sang sur le trottoir. J’étais trop loin pour pouvoir lire les sous-titres qui passaient rapidement en dessous, mais j’avais bien une petite idée de ce que cela pouvait être à partir de ces quelques images confuses.

— C’est pour ça que ça grouille de flics.
— Ouais, c’est reparti pour un tour.

Un autre attentat. Le deuxième cette année, et on était encore en mars. Il y en avait de plus en plus souvent ces dernières années, et pas qu’à Tinast. C’était le cas partout dans le monde. C’est à croire que quelqu’un avait ouvert la boîte de pandore à un moment donné ; les maux se déchaînaient, se jouaient des esprits des hommes et faisaient ressortir en eux toute la monstruosité dont ils étaient capables. Le nombre d’attentats terroristes, qui, au contraire de ce que semblent vouloir dépeindre les médias, n’avaient pas toujours de caractère religieux, de viols, de meurtres, d’émeutes, d’exécutions publiques, et de scandales politiques avait explosé. Les amateurs des théories de conspiration nous diraient que ce n’était qu’un stratagème pour nous détourner nous autres citoyens ordinaires du monde d’un jeu politique aux enjeux planétaires qui visait à nous contrôler par la peur et qui servait les profits de ceux qui régnaient véritablement en maîtres du monde. Ils n’avaient pas complètement tort sur ce coup-ci, mais je persistais à croire que les gens devenaient plus monstrueux.

— C’est un monde cruel, là dehors.

Indéniablement. Tous ces sourires, cet étonnement, ces pleurs, ces prises de position, ces… Au risque d’être un tantinet cliché encore une fois, toutes ces expressions n’étaient qu’une façade qu’ils affichaient à travers les masques qu’ils portaient et dont on voyait littéralement les contours noircis se dessiner autour de leurs visages. Une mascarade à laquelle on se livrait tous, moi y compris, et laquelle nous obligeait à prétendre d’être choqué par un tel évènement. En réalité, cela n’avait plus rien d’inhabituel. La fatalité de la mort avait perdu son sens, tout comme le monde avait perdu ses couleurs. La pièce que nous jouions consistait à mettre en scène une supercherie qui consistait à faire croire que nous étions sains d’esprit, jusqu’à ce que, au noir au baisser du rideau, la nature hideuse de tout un chacun soit révélée, ou libérée, ou que le mensonge devienne insupportable et nous rende fous. Au final, ça n’importait guère ; le spectacle continuerait, quoiqu’il advienne.

Je ne pourrais plus sortir la voiture pendant quelques jours, le temps que la situation se calme un peu. On mettait des patrouilles un peu partout durant deux ou trois jours, histoire de donner l’impression que l’état s’acharnait à retrouver le coupable, mais comme le reste ce n’était qu’une supercherie dénuée de sens.

Au-delà de cette allée, se tenaient fièrement les gardiens de la fraude ou les metteurs en scène de la pièce. On appelait ces géants de verre et d’acier des gratte-ciel pour romancer le fait que certains pouvaient atteindre les nuages. Personnellement, il me semblait que leur taille augmentait proportionnellement au nombre de vies qu’elles avalaient où qu’elles volaient.

— Ou alors, il n’y a que toi qui sois en colère parce que tu t’es fait jeter comme un vulgaire torchon. Un rire malsain accompagnait ces mots pas complètement insensés. Mon ami aurait approuvé cette affirmation cinglante.

Peut-être que c’était le cas. J’étais quand même convaincu que ces tours de l’enfer dégageaient une espèce d’aura maléfique, à la manière des châteaux monstrueux des protagonistes dans les films ou les livres. Sauf que je pouvais voir clairement qu’au sommet de chaque tour ne se dressait aucun dragon, seulement des hommes et des femmes aux visages déformés et aux sourires diaboliques et qui ouvraient largement les bras comme pour recueillir les applaudissements d’une audience invisible. À moins que ce ne soit plutôt pour se réjouir des suppliques des occupants des étages inférieurs. Une chose est certaine, ils avaient beau ne pas être des dragons, ils crachaient aussi du feu.

Un peu en arrière, mais toujours clairement visible de là où je me tenais, je voyais mon bureau. Je discernais clairement mes collègues qui tempêtaient à longueur de journée sur je ne sais quel nouveau scoop qu’ils venaient dénicher. Dans l’arrière-plan de ce spectacle inintéressant, je me voyais assis derrière mon bureau, le visage crispé par la concentration, les yeux cernés, et mes doigts qui volaient presque gracieusement sur le clavier de mon ordinateur. L’espace d’un bref instant de réflexion, je relevais la tête vers la fenêtre. Mais je savais pertinemment que, trop préoccupé par les mots qui noircissaient petit à petit mon écran, je ne me verrais pas traverser l’avenue du combattant sous les regards perplexes de la foule, les yeux rivés sur mon bureau. Je ne verrais rien d’autre que mes amies les chimères, et les mondes qu’elles me promettaient.

— Moi, je te vois.

Chapitre 3

Si vis pacem, para bellum

Hier, il y a très longtemps.

Cette cage métallique prenait une éternité pour monter. J’avais beau le prendre chaque matin depuis plus de trois ans, je ne m’habituerais jamais à ce malaise qu’elle m’inspirait.

Comme d’habitude, je soutenais sur mon dos un fardeau que je n’ai jamais eu la chance – ou la malchance, je ne le saurais probablement jamais – de voir. Le poids était toujours le même, mais la texture changeait d’un jour à l’autre en allant du verre à une constitution rocailleuse en passant par différents métaux dont j’ignorais même le nom, mais qui me faisaient instantanément penser à ce que portaient Sisyphe ou Atlas. Je parie que le premier aurait été très heureux d’avoir un ascenseur qui l’aiderait à monter son rocher au sommet.

Sol, qui s’habitude s’appuyait lourdement sur mes épaules, se tenait dans un coin de l’ascenseur, recroquevillée, la tête entre les jambes. Pourvu que cette saloperie ne s’arrête pas dans le vide… pourvu que cette saloperie ne s’arrête pas dans le vide… Je n’ai pas envie que ça s’arrête dans le vide…

Une bouffée d’air frais, enfin.

La première chose qui traversait l’esprit, lorsqu’on voyait ce spectacle, c’était comment diable pouvait-on survivre à un rythme pareil, et comment pouvaient-ils tous s’entendre dans ce vacarme ? Les téléphones n’arrêtaient pas de sonner, des piges par ci, des pistes par la, des enquêtes de l’autre côté. Le mouvement des journalistes qui allaient et venaient, généralement une tonne de paperasse et du café en main, pouvait être ahurissante quelques fois, mais c’était là le véritable charme d’un journal respectable ; chacune des personnes qui travaillait ici vivait au rythme des nouvelles, au rythme des scoops qu’ils poursuivaient depuis longtemps dans l’espoir de changer les choses d’une manière concrète pour certains et de se faire célébrité pour d’autres, quitte à tout sacrifier pour y arriver. Lorsqu’ils m’apercevaient, ils me jetaient un regard à la fois menaçant et amical : nous étions amis, mais tels des requins enfermés ensemble dans une petite bassine qui les retenaient à peine. Il suffisait que l’un de nous soit blessé, pour que les autres sentent l’odeur du sang pour l’attaquer sans aucune réserve ni pitié. Je devais dire que beaucoup d’entre eux n’attendaient même plus que je sois blessé pour charger. J’étais néanmoins prêt et recevais toutes ces attaques. Mes articles avaient d’ores et déjà changé la donne, et j’étais confiant que le prochain produirait un réel impact, et me rapprocherait de mon objectif.

Ce n’était pas à cela que je m’attendais lorsque j’avais débarqué ici, fraîchement diplômé et hautement motivé.

Les portes s’ouvrirent sur l’open space qui, les cartons empilés de papiers et la lumière que laissait rentrer la façade en verre mis à part, ressemblait plus à un bar miteux qu’a un journal moderne ou à un quelconque espace de travail. Le stand d’accueil qui faisait office de comptoir sur lequel était écrit le nom, Écho (utilisant le même design que celui du plus célèbre Journal du Pays, la Gazette), quelques tables étaient éparpillées sans ordre certain, quelques personnes endormies prenant des positions inimaginables, un écran immense au fond de la pièce qui diffusait les nouvelles de la journée dont le son était couvert par une conversation bruyante ou on avait du mal à distinguer quoique ce soit et pour couronner le tout, une odeur de cigarettes flottait dans l’air.

— Mesdames et messieurs, bienvenue dans l’antre du journalisme moderne de Tinast.
— On vous a massacré, hier ! avait lancé une voix familière.
— Tu parles, on avait deux joueurs blessés sur cinq, ce n’était même pas une partie. Il y a encore le match retour, il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Une partie de basket ou une partie de poker. C’était le seul point commun que j’avais avec la plupart d’entre eux et les bonjours faussement chaleureux que j’échangeais à chaque fois avec ceux qui étaient réveillés. Je passais entre les tables pour rejoindre mon « bureau », juste en dessous de l’écran, et puis pris le petit couloir étroit qui menait aux offices, celles auxquelles avaient droit les éléments irremplaçables de la boîte ; l’éditeur en chef, le comptable, l’avocate et le journaliste qui faisait que ce torchon n’ait toujours pas fait faillite ; mon mentor et ami.

J’ouvris la porte sans frapper. Son bureau était aussi impeccable que d’habitude ; bien que la pièce soit assez petite, on se sentait très vite très à l’aise grâce aux aménagements qu’il avait faits. Il avait mis deux fauteuils Barcelona blancs (il va sans dire que c’est lui qui m’en avait donné les noms, pour moi ce sont toujours les fauteuils capitonnés bizarres et aux pieds courbés) autour d’une petite table ronde, quelques plantes décoratives du côté de la façade, et puis son bureau, une table connectée vernie en blanc derrière laquelle se tenaient quelques étagères qui servaient plus le côté esthétique que le côtéfonctionnel de la chose. Enfin, sa signature excentrique, comme il aimait à l’appeler, une inscription calligraphiée en noir au milieu des étagères ; « SI VIS PACEM, PARA BELLUM ». Qui veut la paix prépare la guerre. Lors de nos nombreuses conversations durant toutes ces années, cette locution revenait le plus souvent. Il plaidait fièrement que ce principe lui servait de base pour toutes ses décisions importantes ; avec les femmes qu’il avait fréquentées, ses amis, sa famille même et, bien évidemment, son boulot.

Pour lui qui était, cela dit en passant, toujours concentré sur son écran devant lui, le rôle de préparer la guerre pour préserver la paix incombait avant tout aux journalistes. On devait être aux aguets, guettant chaque stratagème politique tordu, chaque faiblesse que l’ennemi, dans l’acception absolue et très étendue du terme, pouvait exploiter et tirer la sonnette d’alarme à chaque fois. Cela frôlait la paranoïa et se rapprochait dangereusement de la folie dont faisaient preuve les théoriciens du complot, mais il disait que la différence entre un grand et un mauvais journaliste était de pouvoir danser sur cette ligne sans jamais la franchir. Il m’arrivait de me dire qu’il avait parfois franchi cette ligne ; il lui arrivait de se transformer en un monstre dévoré par l’obsession et la méfiance.

Il me semblait voir parfois voler autour de lui des démons minuscules qui lui susurraient des paroles incompréhensibles à l’oreille, mais qui lui faisaient grincer bruyamment des dents, un réflexe qu’il avait toujours lorsqu’il était obnubilé par l’un de ces articles, ou quand il était très en colère. Les deux venaient de pair généralement.

— Allo la terre, ici les martiens ?
— Hein ? fit-il d’un air distrait.

Je suppose que pour l’instant je ne valais pas mieux qu’une nuisance qu’il avait catégorisée comme bruit de fond inintéressant. On allait changer cela tout de suite.

— Tu sais, le Rat m’a dit qu’il avait de nouvelles infos sur le cas de notre ami au conseil des idiots.

Un message codé qu’il saurait très bien déchiffrer en quelques instants. J’affichais déjà un sourire victorieux, lorsqu’il se retourna le regard avide. Je connaissais les bons leviers à tirer pour avoir son attention indéfectible.

— Tu serais déjà mort si je n’étais pas de bonne humeur. M’avait-il dit d’un air grincheux. Il détestait se faire avoir par ce genre de blague, mais en même temps, c’était le seul moyen pour le sortir de sa torpeur.
— C’est ça, si tu le dis.

Il recula légèrement la chaise, croisa les bras et me toisa en attendant que j’explique ce que je venais faire ici. Il voulait se donner un air sévère, mais son visage très expressif trahissait clairement ses véritables intentions. Son front dégarni n’était pas plissé, ses yeux bien que fatigués lançaient des regards enjoués et il avait du mal à se contenir de sourire. Je laissais donc le silence s’écouler quelques instants, invitant une atmosphère de suspense théâtral à s’installer dans la pièce.

— Le Rat ne m’a encore rien donné d’utile, mais je crois bien avoir trouvé une piste intéressante. Je tirais rapidement de mon sac que j’avais toujours sur moi deux photographies que je lui tendis. Nos deux rivaux étaient au même hôtel le même jour. Ce n’est pas très évident au premier coup d’œil, mais je suis catégorique là-dessus.

À ma grande déception, il n’avait pas l’air aussi surpris ou ravi que j’avais espéré qu’il le serait, mais je décidais de mettre cela sur le compte de la gravité de l’enjeu de ce que je venais de lui présenter. Il prit le temps d’examiner les clichés attentivement. Je gardais un œil attentif aux changements de ses traits et au bout de quelques moments qui me semblèrent interminables, je compris qu’il avait finalement repéré la preuve que le deuxième homme sur lequel nous enquêtions était au même hôtel que le premier.

— Je crois bien qu’on peut utiliser ces photos pour soutirer des informations au personnel de l’hôtel. Même s’ils ont été assez prudents, il doit sûrement y en avoir qui sont prêts à parler, tu ne penses pas ? avais-je repris d’un ton faussement calme. En réalité, j’avais beaucoup mal à contenir mon excitation.

Un autre temps de réflexion.

— Tu as décidé de mettre mes nerfs à l’épreuve aujourd’hui ou quoi ?

Il se décida enfin à parler, son ton s’étant aggravé pour refléter l’importance de la découverte que je lui mettais sous les yeux.

— À partir de maintenant, tu n’as plus le droit à l’erreur. Tu dois être très prudent. Tu risques ta carrière sur ce coup-là, ce journal est pourri jusqu’à la moelle, et personne ne te soutiendra ouvertement, même les vétérans qui ont envie que ce truc éclate au grand jour. Ils ont beaucoup trop à perdre, et n’hésiteront pas à te dévorer tout cru s’ils sentent qu’il y a du danger dans l’air.
— Je le sais, avais-je dit, plein de confiance.
—