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Le poème des Nibelungen est la seule grande épopée nationale qu’aient produite les peuples de l’Europe depuis l’antiquité.
C’est un monument du plus haut intérêt pour l’histoire du développement de l’esprit humain, car mieux qu’aucun autre il permet de deviner les procédés mystérieux de la formation de la poésie épique, ainsi que nous avons essayé de le montrer. Il appartient non seulement à l’Allemagne, mais aussi à tous les pays qui ont été peuplés ou occupés par les tribus germaniques, car il renferme les traditions héroïques des Francs, des Burgondes et des Goths, et on y trouve le souvenir des anciens mythes que la race conquérante a apportés avec elle en quittant les plateaux de l’Asie. Quoique coloré par le reflet des idées chrétiennes et chevaleresques du moyen âge, il offre une peinture unique des mœurs et des sentiments de la Germanie primitive. Ce poème est une production si importante, que Goethe a cru pouvoir dire qu’il n’était permis à personne de ne pas le connaître.
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Veröffentlichungsjahr: 2022
Émile de Laveleye
1866
© 2022 Librorium Editions
ISBN : 9782383834441
Préface
La Détresse des Nibelungen
I. Le Rêve de Kriemhilt
II. Aventures de Siegfrid
III. Comment Siegfrid vint à Worms
IV. Comment Siegfrid combattit les Sahsen
V. Comment Siegfrid vit Kriemhilt pour la première fois
VI. Comment Gunther alla en Islande vers Brunhilt
VII. Comment Gunther conquit Brunhilt
VIII. Comment Siegfrid alla vers les Nibelungen
IX. Comment Siegfrid fût envoyé à Worms
X. Comment Brunhilt fut reçue à Worms
XI. Comment Siegfrid rentra dans son pays avec sa femme
XII. Comment Gunther invita Siegfrid à une fête
XIII. Comment ils se rendirent à la fête
XIV. Comment les deux reines se querellèrent
XV. Comment Siegfrid fut trahi
XVI. Comment Siegfrid fut tué
XVII. Comment Siegfrid fut pleuré et enterré
XVIII. Comment Sigemund rentra dans son pays
XIX. Comment le trésor des Nibelungen fut apporté à Worms
XX. Comment le roi Etzel envoya en Burgondie demander Kriemhilt
XXI. Comment Kriemhilt voyagea
XXII. Comment Kriemhilt fut reçue chez les Hiunen
XXIII. Comment Kriemhilt pensa à venger ses offenses
XXIV. Comment Werbel et Swemel accomplirent leur message
XXV. Comment tous les seigneurs se rendirent chez les Hiunen
XXVI. Comment Dancgwart tua Gelpfrât
XXVII. De la réception que fit Ruedigêr
XXVIII. Comment Kriemhilt reçut Hagene
XXIX. Comment Hagene ne se leva pas devant elle
XXX. Comment Hagene et Volkêr firent la garde
XXXI. Comment ils se rendirent à l’église
XXXII. Comment Blœde fut tué
XXXIII. Comment les Burgondes se battirent contre les Hiunen
XXXIV. Comment ils jetèrent les morts hors de la salle
XXXV. Comment Irinc fut tué
XXXVI. Comment la reine fit mettre le feu à la salle du banquet
XXXVII. Comment le margrave Ruedigêr fut tué
XXXVIII. Comment tous les hommes du seigneur Dietrîch furent tués
XXXIX. Comment furent tués Gunther et Hagene et Kriemhilt
PRÉFACE
Le poème des Nibelungen est la seule grande épopée nationale qu’aient produite les peuples de l’Europe depuis l’antiquité.
C’est un monument du plus haut intérêt pour l’histoire du développement de l’esprit humain, car mieux qu’aucun autre il permet de deviner les procédés mystérieux de la formation de la poésie épique, ainsi que nous avons essayé de le montrer[1]. Il appartient non seulement à l’Allemagne, mais aussi à tous les pays qui ont été peuplés ou occupés par les tribus germaniques, car il renferme les traditions héroïques des Francs, des Burgondes et des Goths, et on y trouve le souvenir des anciens mythes que la race conquérante a apportés avec elle en quittant les plateaux de l’Asie. Quoique coloré par le reflet des idées chrétiennes et chevaleresques du moyen âge, il offre une peinture unique des mœurs et des sentiments de la Germanie primitive. Ce poème est une production si importante, que Goethe a cru pouvoir dire qu’il n’était permis à personne de ne pas le connaître.
Et cependant hors de l’Allemagne la grande épopée est peu connue. On en parle fréquemment, mais le nombre de ceux qui l’ont lue est très restreint. Le collège et l’université impriment dans la mémoire de la jeunesse le nom du moindre auteur de vers légers ou grivois ; mais nulle chaire n’a mission de lui parler des traditions épiques des peuples qui ont renouvelé la civilisation européenne. En publiant une traduction nouvelle du Nibelunge-nôt dans un format populaire, notre but a été de contribuer à répandre la connaissance d’une œuvre qui nous touche de plus près que l’Iliade ou l’Énéide, car elle est le produit des facultés poétiques de la race à laquelle nous appartenons.
Notre traduction n’a d’autre mérite que celui de la fidélité la plus scrupuleuse. Nous avons suivi l’original phrase par phrase, mot par mot, sans éviter les négligences, les obscurités, les répétitions qu’il présentait, au risque de manquer presque toujours d’élégance et même parfois de correction. Nous avons aussi conservé l’orthographe des noms de personnes et de lieux. Dans les monuments littéraires des époques primitives, non moins que dans les anciennes inscriptions lapidaires, chaque mot a une valeur propre qu’il faut s’efforcer de lui laisser, car le plus léger changement dans la physionomie des termes suffit pour nous transporter dans un autre temps et dans un autre ordre d’idées. Le texte du Nibelunge-nôt ayant été comme celui des Livres sacrés, l’objet de commentaires étendus et d’études approfondies, nous avons cru devoir le rendre avec la même exactitude respectueuse, malgré ce qu’un semblable travail pouvait offrir de rebutant pour le traducteur et de peu attrayant pour le lecteur.
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Voyez l’étude sur la formation de l’épopée, en tête des
Chants
héroïques de l’Edda
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LA DÉTRESSEDESNIBELUNGEN
I. LE RÊVE DE KRIEMHILT
Les anciennes traditions nous rapportent des merveilles et nous parlent de héros dignes de louanges, d’exploits audacieux, de fêtes joyeuses, de pleurs et de gémissements. Maintenant vous pouvez entendre redire l’histoire merveilleuse de ces guerriers valeureux.
Il croissait en Burgondie une jeune fille si jolie, qu’en nul pays il ne s’en pouvait rencontrer qui la surpassât en beauté. Elle était appelée Kriemhilt, et c’était une belle femme ! À cause d’elle beaucoup de héros devaient perdre la vie.
De vaillants guerriers osaient, dans leurs désirs, prétendre comme il sied à la vierge digne d’amour ; personne ne la haïssait ! Prodigieusement beau était son noble corps. Les qualités de cette jeune fille eussent orné toute femme.
Trois rois la gardaient, nobles et puissants : Gunther et Gêrnôt, guerriers illustres, et Gîselher, le plus jeune, un guerrier d’élite. La vierge était leur sœur, et ces chefs avaient à veiller sur elle.
Ces princes étaient bons et nés d’une haute race. Héros accomplis, ils étaient démesurément forts et d’une audace extraordinaire. Leur pays s’appelait Burgondie : ils accomplirent des prodiges de valeur dans le pays d’Etzel.
Ils habitaient en leur puissance à Worms sur le Rhin. Beaucoup de fiers chevaliers de leurs terres les servirent, avec grand honneur, jusqu’au temps de leur mort ; mais eux périrent lamentablement par la jalousie de deux nobles femmes.
Leur mère, reine puissante, s’appelait dame Uote. Leur père Dankrât, qui en mourant leur laissa son héritage, était doué d’une grande force ; dans sa jeunesse, il avait aussi acquis beaucoup de gloire.
Ces trois rois étaient, comme je l’ai dit, d’une haute valeur : aussi leur étaient soumis les meilleurs guerriers dont on ait ouï parler, tous très forts et très intrépides dans les combats.
C’étaient Hagene de Troneje[1] et son frère Dancwart le très agile, et Ortwîn de Metz, et les deux margraves Gêre et Eckewart, et Volkêr d’Alzeye[2], doué d’une indomptable valeur.
Rûmolt, le maître des cuisines, un guerrier d’élite ; Sindolt et Hûnolt, qui devaient diriger la cour et les fêtes comme vassaux des trois rois. Ceux-ci avaient encore à leur service beaucoup de héros que je ne puis nommer.
Dancwart était maréchal. Son neveu, Ortwîn de Metz, était sommelier du Roi. Sindolt, le guerrier choisi, était échanson, Hûnolt, camérier ; ils étaient dignes de remplir les emplois les plus élevés.
En vérité, nul ne pourrait redire jusqu’au bout la puissance de cette cour, l’étendue de ses forces, sa haute dignité et l’éclat de la chevalerie qui servit ses chefs avec joie pendant toute leur vie.
Et voilà que Kriemhilt rêva. Elle vit le faucon sauvage, qu’elle avait élevé pendant tant de jours, étranglé par deux aigles, et jamais rien en ce monde ne pouvait lui causer plus de douleur.
Lorsqu’elle dit son rêve à sa mère Uote, celle-ci ne put l’expliquer à la douce jeune fille autrement qu’ainsi : « Le faucon que tu élevais est un noble époux, que tu dois bientôt perdre, si Dieu ne te le conserve. »
— « Que me parles-tu d’un époux, ma mère bien-aimée ? Sans amour de guerrier toujours je veux vivre, afin qu’à cause d’un homme nulle souffrance ne m’atteigne. Ainsi je resterai belle jusqu’à ma mort. »
— « N’en jure pas si vite, reprit sa mère ; si en ce monde tu es jamais heureuse de cœur, cela te viendra par l’amour d’un époux. Tu deviens une belle femme ; que Dieu t’unisse à un vrai et bon chevalier. »
— « Oh ! ma mère, répondit-elle, laisse-là ce discours ; on a pu voir très souvent et par l’exemple de maintes femmes, que la souffrance est à la fin la suite de l’amour. Je les éviterai tous deux ; ainsi il ne pourra jamais m’arriver malheur. »
Dans la pratique des plus hautes vertus, la noble vierge vécut beaucoup de jours heureux, et elle ne connaissait personne qu’elle voulût aimer. Depuis lors elle devint avec honneur la femme d’un très bon chevalier.
C’était ce même faucon qu’elle avait vu dans son rêve et dont sa mère lui avait dit la signification. Comme elle assouvit sa vengeance sur ses plus proches parents, quand ils l’eurent tué ! À cause de la mort d’un seul moururent les fils de maintes mères.
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Il existe un burg du nom de Troneck sur la petite rivière le Dron qui se jette dans la Moselle entre Trèves et Neumagen.
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Localité d’origine romaine, Alteis, près de Worms.
II. AVENTURES DE SIEGFRID
En ce temps-là croissait dans le Nîderlant le fils d’un roi puissant, — son père se nommait Sigemunt, sa mère Sigelint, — en un burg très fort et connu au loin, situé près du Rhin ; ce burg s’appelait Santen[1].
Je vous dirai combien il était beau ce héros ! Son corps était complètement à l’abri de toute atteinte. Il devint plus tard fort et illustre, cet homme hardi. Ah ! quelle grande gloire il conquit en ce monde !
Ce brave guerrier s’appelait Siegfrid ; il visita beaucoup de royaumes, grâce à son indomptable courage. Par la force de son bras il chevaucha en maints pays. Ah ! quels rapides guerriers il trouva chez les Burgondes.
Du bon temps de Siegfrid et des jours de sa jeunesse, on peut raconter bien des merveilles ; quelle gloire s’attachait à son nom, et combien son corps était beau ! Aussi beaucoup de femmes charmantes l’avaient aimé.
On l’éleva avec le soin qui convenait. Mais que de qualités il sut tirer de son propre fond ! Le pays de son père en fut illustré, tant il se montra accompli en toutes choses.
Il avait atteint l’âge de chevaucher vers la cour. Chacun aimait à le voir. Maintes femmes et maintes vierges souhaitaient que sa volonté le portât toujours près d’elles ; beaucoup lui voulaient du bien, et le jeune chef s’en apercevait.
Rarement laissait-on chevaucher le jeune homme sans gardien. Sigemunt et Sigelint le firent revêtir de riches habits. Des gens sages, qui savaient ce que c’est que l’honneur, veillaient sur lui. C’est ainsi qu’il put acquérir à la fois des hommes et des terres.
Lorsqu’il fut dans la force de l’âge et qu’il put porter des armes, on lui donna tout ce qui lui était nécessaire. Il commença par rechercher les belles femmes qui aimaient, mais en tout honneur, à voir le beau Siegfrid.
Et voilà que son père Sigemunt fit savoir à ses hommes qu’il voulait donner une grande fête aux amis qu’il chérissait. La nouvelle en fut portée dans les pays d’autres rois ; il donnait à chacun, un cheval et un vêtement.
Et partout où l’on connaissait un noble jeune homme qui, selon la race de ses pères, devait être chevalier, on l’invitait à la fête dans le pays : plus tard ils prirent l’épée avec le jeune roi.
On pourrait dire merveille de cette fête solennelle. Sigemunt et Sigelint méritent d’obtenir grande gloire pour leur générosité ; leur main fit de grandes largesses, d’où il advint qu’on vit dans le pays beaucoup d’étrangers chevauchant avec eux.
Quatre cents porte-glaives devaient prendre l’habit en même temps que Siegfrid. Maintes belles vierges étaient infatigables à l'ouvrage, car elles lui étaient favorables. Ces femmes enchâssaient quantité de nobles pierreries dans l’or,
Qu’elles voulaient travailler en broderie sur les vêtements des jeunes et fiers héros ; et il n’en manquait pas. L’hôte royal fit préparer des sièges pour un grand nombre d’hommes hardis, quand Siegfrid, vers le solstice d’été, obtint le titre de chevalier.
Maints riches bourgeois et maints nobles chevaliers se rendirent à la cathédrale. Les sages vieillards faisaient bien de diriger les jeunes gens inexpérimentés, comme autrefois on avait fait pour eux. Ils jouirent là de plaisirs variés et de la vue des divertissements.
On chanta une messe en l’honneur de Dieu. Les gens se pressaient en foule quand les jeunes guerriers furent créés chevaliers, d’après la coutume de la chevalerie, avec de si grands honneurs qu’on n’en vit plus de semblables depuis.
Ils se précipitèrent vers l’endroit où se trouvaient les coursiers sellés. Dans la cour de Sigemunt le tournoi était si animé qu’on entendait retentir la salle et le palais tout entier. Les guerriers à la haute vaillance faisaient un bruit formidable.
On pouvait ouïr les coups des experts et des novices, et le fracas des lances brisées montait jusqu’au ciel. On voyait des mains de plus d’un héros les tronçons voler jusqu’au palais. La lutté était ardente.
L’hôte royal les pria de cesser ; les chevaux furent emmenés. On apercevait maints forts boucliers, brisés, maintes nobles pierreries répandues sur le gazon, ainsi que les plaques des rondaches brillantes. C’était le résultat des chocs.
Les convives du roi allèrent s’asseoir dans l’ordre prescrit. Beaucoup de nobles mets et aussi du vin délicieux, qu’on servit à profusion, leur firent oublier la fatigue. Aux étrangers et à ceux du pays on ne fit pas peu d’honneur.
En grandes réjouissances ils passèrent le jour. Nombre de gens errants s’y montrèrent, qui ne furent guère oisifs. Ils servaient pour des récompenses les riches seigneurs qu’ils trouvaient là. Le pays entier de Sigemunt fut comblé de louanges.
Le Roi donna au jeune Siegfrid l’investiture des villes et des campagnes, comme il l’avait reçue lui-même. Sa main fut prodigue envers ses frères d’armes. Ils se félicitaient du voyage qui les avait conduits dans ce pays.
La fête se prolongea jusqu’au septième jour. Sigelint la Riche, suivant l’usage antique, distribua de l’or rouge pour l’amour de son fils, car elle voulait lui assurer le dévoûment de tous ses hôtes.
On ne trouvait plus guère de pauvres errants. Le roi et la reine octroyaient chevaux et vêtements, comme s’ils n’avaient plus eu qu’un jour à vivre. Jamais cour de roi ne déploya, je crois, autant de munificence.
La fête se termina par des cérémonies dignes de louanges. Des seigneurs puissants dirent souvent depuis lors qu’ils auraient voulu avoir le jeune chef pour maître. Mais Siegfrid ne le désirait pas, le beau jeune homme.
Aussi longtemps que Sigemunt et Sigelint vécurent l’un et l’autre, leur enfant, si cher à tous deux, refusa de porter la couronne ; mais il voulait être le maître, ce guerrier brave et hardi, pour repousser tous les dangers qui pouvaient menacer le pays.
Nul n’osait l’insulter. Depuis qu’il prit les armes, il ne se reposa guère, cet illustre héros. Il ne se plaisait que dans les combats, et la puissance de son bras le fit connaître dans les royaumes étrangers.
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Xanthen est une ancienne colonie romaine,
Colonia Trajani
, dont le nom pourrait venir d’un temple consacré à Apollon, ξανθός, à la blonde chevelure.
III. COMMENT SIEGFRID VINT À WORMS
Aucune souffrance d’amour n’agitait le jeune chef. Il entendit conter qu’il y avait en Burgondie une belle vierge, faite à souhait, par qui il éprouva depuis bien des joies et bien des calamités.
Sa beauté extraordinaire était connue au loin et aussi les sentiments altiers que plus d’un héros avait rencontrés chez la jeune fille. Cela attirait beaucoup d’hôtes du pays de Gunther.
Quoiqu’on en vît un grand nombre sollicitant son amour, Kriemhilt ne pouvait se résoudre dans son cœur à choisir l’un d’eux pour ami. Il lui était encore inconnu celui à qui elle fut soumise depuis.
Il songea à ce haut amour, le fils de Sigelint. Devant la sienne, les poursuites des autres n’étaient que du vent ; il était bien digne d’obtenir l’affection d’une belle femme. Depuis lors, la noble Kriemhilt devint l’épouse du hardi Siegfrid.
Comme ses parents et ses hommes lui conseillaient, puisqu’il portait son esprit vers un fidèle amour, de s’adresser à une femme qui lui convînt, le noble Siegfrid parla : « Je veux prendre Kriemhilt,
« La belle jeune fille du pays des Burgondes, pour sa beauté sans pareille. Il m’est bien connu qu’il n’est pas d’empereur si puissant qui, voulant choisir une femme, ne tâchât d’obtenir cette puissante reine. »
Sigemunt apprit cette nouvelle : ses fidèles en parlèrent et ainsi il connut la volonté de son enfant. Ce lui fut une grande peine qu’il voulût prétendre à cette superbe vierge.
Cela affligea aussi Sigelint, la femme du très noble roi ; elle eut grand souci pour la vie de son enfant, car elle connaissait bien Gunther et ses hommes. On s’efforça de détourner le héros de sa poursuite.
Alors le hardi Siegfrid parla ainsi : « Mon père bien-aimé, sans amour de noble femme je veux toujours vivre, si je ne me tourne là où mon cœur a grande affection. » Tout ce qu’on put dire fut pour lui conseil inutile.
« Si pourtant tu ne veux renoncer à ton projet, dit le roi, je te seconderai activement, et je ferai tout mon possible pour t’aider à l’accomplir. Cependant le roi Gunther a beaucoup d’hommes altiers.
« Et quand il n’y aurait personne autre que Hagene, la forte épée, il est en son arrogance tellement hautain, que je crains beaucoup qu’il ne nous arrive malheur, si nous voulons obtenir la jeune fille superbe. »
— « Quel danger peut nous menacer ? dit Siegfrid. Ce que je ne puis obtenir de lui amicalement, je puis le conquérir par la force de mon bras ; je crois que je soumettrai à la fois le pays et ceux qui l’habitent. »
Alors le seigneur Sigemunt répondit : « Ton discours me déplaît. Quand la nouvelle en sera dite sur le Rhin, tu ne pourras plus chevaucher au pays de Gunther. Gunther et Gêrnôt me sont connus depuis longtemps.
« Personne ne peut par force conquérir cette vierge. » Ainsi parla le roi Sigemunt, cela m’a été assuré. « Mais veux-tu néanmoins chevaucher dans ce pays avec des guerriers ? Si nous avons des amis, ils seront bientôt prêts. »
Siegfrid répondit : « Je n’ai pas le dessein de me faire suivre par mes guerriers comme par une armée en marche ; je serais bien au regret si je devais conquérir ainsi la vierge superbe.
« Mon bras seul saura bien l’obtenir ; je veux, moi douzième, aller au pays de Gunther. Vous voudrez bien m’aider en cela, ô Sigemunt, mon père. » Et l’on donna à ses guerriers des vêtements garnis de fourrures grises et bigarrées.
Et sa mère Sigelint apprit aussi cette nouvelle. Elle commença de s’attendrir sur son enfant bien-aimé, qui devait périr, craignait-elle, par la main des hommes de Gunther. La noble reine se prit à pleurer bien fort.
Siegfrid, le jeune chef, se rendit auprès d’elle et parla à sa mère avec bonté : « Ô dame, vous ne devez point pleurer à cause de mon dessein ; car certes je n’ai nul souci de tous mes ennemis.
« Aidez-moi à accomplir mon voyage au pays des Burgondes ; que moi et mes guerriers nous ayons des vêtements tels que de si fiers guerriers les puissent porter avec honneur. En vérité, je vous en remercierai bien sincèrement. »
— « Puisque tu ne veux pas y renoncer, dit dame Sigelint, je t’aiderai pour ton voyage, ô mon unique enfant ; je donnerai à toi et à tes compagnons les meilleurs habits que porta jamais chevalier. Vous en aurez assez. »
Alors Siegfrid, le jeune homme, s’inclina devant la reine et parla : « Pour mon voyage je ne veux prendre que douze guerriers. Qu’on prépare des vêtements pour eux. Je verrai volontiers ce qui en est de Kriemhilt. »
Alors de belles femmes restèrent assises nuit et jour sans se livrer au repos, jusqu’à ce que les habits de Siegfrid fussent terminés. Il conservait la ferme résolution d’entreprendre son voyage.
Son père lui fit faire un costume de chevalier, qu’il devait porter en quittant le pays de Sigemunt. Plus d’une cotte d’armes fut préparée, ainsi que des heaumes épais et des boucliers brillants et larges.
Le temps de leur voyage vers les Burgondes approchait. Et hommes et femmes commençaient à se demander, soucieux, si jamais ils reviendraient au pays. Les héros firent mettre sur des bêtes de somme, armes et vêtements.
Leurs chevaux étaient beaux et le harnais était en or rouge. Il n’était pas à craindre que personne se comportât avec plus d’audace que Siegfrid et ses hommes. Il désirait partir pour le pays des Burgondes.
Tristement pleurèrent sur lui la reine et le roi. Il les consola tous deux avec affection, et parla : « Vous ne devez point pleurer à cause de moi ; soyez sans souci pour ma vie. »
C’était une douleur pour les guerriers ; mainte femme aussi pleura. Leur cœur leur disait réellement, j’imagine, qu’un si grand nombre de leurs amis devaient trouver la mort. Ils gémissaient avec raison ; ils pressentaient la catastrophe.
Au septième jour, à Worms, sur le sable chevauchaient ces braves. Leurs vêtements étaient d’or rouge et leurs harnais bien travaillés. Les chevaux s’avançaient majestueusement portant les hommes de l’intrépide Siegfrid.
Leurs boucliers étaient neufs, brillants et larges et leurs heaumes magnifiques, lorsqu’il chevaucha vers la cour, Siegfrid le hardi, dans le pays de Gunther. Jamais à des héros on ne vit un équipement si magnifique.
La pointe des épées tombait jusqu’aux éperons. Ils portaient des lances aiguës, les chevaliers d’élite. Siegfrid en portait une bien large de deux empans, dont le tranchant coupait épouvantablement.
Ils tenaient à la main les rênes dorées ; les housses étaient de soie. Ainsi ils entrèrent dans le pays. Partout le peuple les considérait d’abord bouche béante. Et beaucoup d’hommes de Gunther étaient accourus à leur rencontre.
Ces guerriers au grand courage s’avancèrent vers les chefs étrangers, comme il était de droit, et reçurent les hôtes dans le pays de leur seigneur. Ils leur prirent des mains leur bouclier et les rênes de leurs destriers.
Ils voulaient conduire les chevaux vers le palais. Mais aussitôt Siegfrid le Hardi s’écria : « Laissez là nos chevaux, à moi et à mes hommes ! Bientôt nous partirons de ce lieu ; car nous avons de bonnes intentions.
« Celui qui sait la vérité voudra bien me répondre : il me dira où je puis trouver Gunther, le très puissant roi des Burgondes. » L’un d’eux à qui cela était bien connu lui répondit :
« Voulez-vous voir le roi, cela peut très bien se faire. Dans cette grande salle je l’ai vu avec ses héros ; vous entrerez et vous pourrez l’y trouver avec maints guerriers superbes. »
Alors on annonça au roi qu’il était arrivé, des guerriers magnifiquement vêtus, qu’ils portaient de riches cottes d’armes et un équipement superbe et que personne ne les connaissait au pays des Burgondes.
Le roi étonné aurait voulu savoir d’où venaient ces fiers guerriers, en vêtements si brillants, si riches et avec de si bons boucliers neufs et larges. Personne ne pouvait le lui dire, et cela le tourmentait.
Alors Ortwîn de Metz, qui était puissant et brave, répondit au roi : « Puisque nous ne savons qui ils sont, il faut faire appeler mon oncle Hagene et vous les lui ferez voir.
« Les royaumes et les terres étrangères lui sont connus : s’il sait quels sont ces seigneurs, il nous le dira. » Le roi le pria de venir et avec lui ses hommes. On le vit s’avancer superbement en la cour avec ses guerriers.
Hagene demandait ce que voulait le Roi. « Il y a dans ma demeure des héros que personne ici ne connaît. Si tu les as vus déjà, Hagene, tu me feras connaître la vérité. »
— « Je le ferai, dit Hagene. » Il alla vers une fenêtre, et tournant ses yeux vers les étrangers, il les examina. Leurs armes et tout leur équipement lui plurent. Il ne les avait jamais vus au pays des Burgondes.
Il parla : « De quelque part que ces guerriers soient venus vers le Rhin, ils doivent être des chefs ou des messagers de chefs. Leurs destriers sont beaux et leurs habits magnifiques. D’où qu’ils viennent, ce sont des héros de grand courage.
« Certes, ajouta Hagene, je veux bien le dire : quoique je n’aie point vu Siegfrid, pourtant je suis tout disposé à croire, d’après ce qu’il me parait, que c’est là le héros qui s’avance si majestueusement.
« Il apporte des nouvelles en ce pays. La main de ce guerrier a vaincu les hardis Nibelungen, Schilbung et Nibelung, ces fils d’un roi puissant. Il accomplit de grandes merveilles par la force de son bras.
« Comme le héros chevauchait seul et sans suite, il rencontra au pied d’une montagne, ainsi m’a-t-il été dit, près du trésor de Nibelung[1], beaucoup d’hommes hardis, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il apprit à connaître alors.
« Tout le trésor de Nibelung avait été apporté hors de la montagne creuse. — Maintenant, écoutez le récit de ces merveilles. — Comme les Nibelungen se mettaient à le partager, Siegfrid les vit et le héros en fut étonné.
« Il vint si près d’eux, qu’il aperçut les guerriers et que les guerriers le virent aussi. L’un d’eux s’écria : « Voici venir le fort Siegfrid, le héros du Nîderlant. » Il lui advint chez les Nibelungen des aventures très extraordinaires.
« Schilbung et Nibelung reçurent fort bien le brave Siegfrid. De commun accord ils prièrent le noble jeune chef, l’homme très beau, de partager le trésor entre eux. Ils le désiraient si ardemment que Siegfrid commença à les écouter.
« Il vit là tant de pierreries, d’après ce que nous avons entendu dire, que cent chariots à quatre roues n’auraient pu les porter, et une quantité plus grande encore d’or rouge du pays de Nibelung. La main du hardi Siegfrid devait partager tout cela.
« Ils lui donnèrent pour sa peine l’épée de Nibelung. Mais ils étaient peu satisfaits du service que leur rendait Siegfrid le bon héros : il ne put en venir à bout, tant ils étaient d’humeur colère.
« Il ne put parvenir à partager le trésor, car les hommes des deux rois se mirent à lui chercher querelle. Mais avec l’épée de leur propre père, appelée Balmung, il leur enleva et le pays et le trésor de Nibelung.
« Ils avaient là pour amis douze hommes hardis, qui étaient de forts géants ; mais à quoi bon ? Siegfrid les abattit de sa main furieuse et dompta sept cents guerriers du pays de Nibelung,
« Avec la bonne épée qui s’appelait Balmung. Par la grande crainte qu’inspiraient à nombre de jeunes guerriers l’épée et l’homme hardi, le pays et les cités se soumirent à lui.
« Déjà il avait frappé à mort les deux rois puissants, quand sa vie fut mise en grand danger par Albrich, qui fit de puissants efforts pour venger ses maîtres, jusqu’à ce qu’il éprouvât lui-même la grande force de Siegfrid.
« Le nain vigoureux ne put lui résister. Comme des lions sauvages il coururent sur la montagne, où il enleva encore à Albrich la Tarnkappe[2]. Ainsi Siegfrid se rendit maître du trésor, l’homme terrible.
« Ceux qui osèrent le combattre, ceux-là furent tous vaincus. Aussitôt il fit transporter et déposer le trésor là où l’avaient pris les hommes de Nibelung. Albrich le très fort en devint le gardien.
« Il dut lui jurer son serment qu’il le servirait comme un fidèle serviteur. Dès cet instant en toutes choses il lui fut dévoué. » Ainsi parla Hagene de Troneje : « Voilà ce que fit Siegfrid ; jamais aucun guerrier ne conquit plus grande puissance.
« Et je sais encore de lui des choses plus extraordinaires qui me sont bien connues. La main du héros a tué Le Dragon. Il se baigna dans son sang et sa peau est devenue comme de la corne ; on l’a vu souvent, aucune arme ne l’entame.
« Nous devons recevoir au mieux le jeune chef afin que nous n’excitions pas la haine de ce guerrier rapide. Son corps est si beau qu’on est porté à l’aimer. Il a par sa force accompli tant de merveilles ! »
Alors parla le roi puissant : « Tu peux bien avoir raison : vois, comme ils se tiennent prêts au combat à la façon des héros, ces guerriers et lui, l’homme très hardi. Nous devons descendre à la rencontre de cette forte épée. »
— « Vous pouvez le faire sans déshonneur, dit Hagene ; il est de noble race, fils d’un roi puissant. Il est préoccupé, me paraît-il ; le Christ sait pourquoi. Ce n’est pas pour de petites aventures qu’il a chevauché jusqu’ici. »
Alors le roi du pays dit : « Qu’il nous soit le bienvenu ; il est noble et brave, je l’ai bien appris. Cela lui sera utile dans le pays des Burgondes. » Et le roi Gunther alla trouver Siegfrid.
L’hôte royal et ses hommes reçurent l’étranger de telle façon que leur courtoisie ne fut pas en défaut. Le gracieux seigneur s’inclina, voyant qu’on lui adressait de si beaux saluts.
« Je m’étonnais de cette nouvelle, dit aussitôt le Roi, que vous soyez venu, noble Siegfrid, jusque dans ce pays. Qu’êtes-vous venu chercher à Worms sur le Rhin ? » L’étranger dit au Roi : « Je ne vous le cacherai point.
« Le récit me fut fait au pays de mon père qu’ici, près de vous, se trouvaient (j’ai voulu m’en assurer) les plus hardis guerriers que jamais roi ait réunis ; j’en ai beaucoup entendu parler, et pour cela je suis venu jusqu’ici.
« Je vous entendis aussi citer pour votre valeur ; jamais on ne vit, dit-on, roi plus brave. Les gens en parlent beaucoup dans tous les pays. Maintenant, je ne veux point partir sans avoir mis votre bravoure à l’épreuve.
« Je suis aussi, moi, un guerrier et je porterai la couronne. Je voudrais faire en sorte, qu’on dît de moi que je possède avec droit et les gens et le royaume. Pour le mériter j’exposerai mon honneur et ma vie.
« Maintenant, que vous soyez aussi puissant qu’on me l’a dit, je ne m’en inquiète guère ; que cela fasse à quelqu’un peine ou plaisir, je veux vous arracher ce que vous possédez, campagnes et burgs, et me les soumettre. »
Le Roi s’étonna, et ses hommes avec lui, des paroles que Siegfrid leur adressait et de ce qu’il voulait lui enlever son pays. En entendant cela ces guerriers furent agités de colère.
« Comment, dit le roi au héros, ai-je mérité de perdre par la violence d’un étranger le royaume que mon père a longtemps gouverné avec honneur ; nous ferons voir à votre dam que nous pratiquons aussi la chevalerie. »
— « Je ne m’en départirai pas, répondit l’homme hardi, si tes terres ne peuvent avoir la paix par ta valeur, je veux toutes les conquérir. Mais aussi mon héritage, si ta force te le fait obtenir, te sera soumis.
« Ton héritage et le mien seront un égal enjeu. À celui qui pourra triompher de l’autre tout obéira, les gens et aussi les terres. » Alors Hagene et Gêrnôt répondirent à l’instant :
« Nous n’avons aucun désir, dit Gêrnôt, de conquérir des terres et pour ce motif de faire périr quelqu’un par la main des guerriers. Nous avons de riches pays qui nous obéissent d’après la justice et qui ne seraient à nul autre aussi dévoués qu’à nous. »
Tous ses amis enflammés de fureur se trouvaient là. Parmi eux était Ortwîn de Metz ; il dit : « La conciliation est pour moi un dur tourment. Le fort Siegfrid vous a provoqué sans motif.
« Si vous et vos frères vous n’en avez pas le courage, quand même il conduirait avec lui toute une armée royale, j’oserai bien le combattre de façon que désormais l’homme hardi renonce, et pour de bonnes raisons, à sa grande outrecuidance. »
Ceci alluma rudement la colère du héros du Nîderlant ; il dit : « Ton bras ne peut se mesurer avec le mien. Je suis un roi puissant et tu n’es que l’homme du roi. Douze comme toi ne pourraient me résister dans le combat. »
« Aux épées ! cria soudain Ortwîn de Metz. » Certes il était digne d’être le fils de la sœur de Hagene de Troneje. Le roi était tourmenté de ce que celui-ci se taisait si longtemps ; Gêrnôt s’interposa, ce chevalier brave et respecté.
Il dit à Ortwîn : « Calmez votre colère, le seigneur Siegfrid n’a encore rien fait de tel que nous ne puissions tout terminer avec courtoisie. Tel est mon avis. Ayons-le pour ami et il nous en reviendra de l’honneur. »
Alors le fort Hagene parla : « Cela nous fâche, nous et tous tes guerriers, qu’il ait chevauché ici sur le Rhin pour combattre : il aurait dû y renoncer ; mes hommes ne lui ont jamais fait pareille offense. »
Siegfrid répondit, l’homme puissant : « Ce que j’ai dit, vous blesse-t-il, seigneur Hagene ? Alors c’est à vous de choisir, si vous voulez que mes mains deviennent terribles aux Burgondes. »
Mais Gêrnôt s’écria : « Seul, moi je l’empêcherai. » Et il défendit à ses guerriers de parler avec outrecuidance, parce qu’il en avait déplaisir. Siegfrid aussi pensait à la vierge superbe.
« Mais, dit Gêrnôt, pourquoi nous faudrait-il combattre contre vous. Si des héros doivent succomber dans la lutte, nous en aurions peu d’honneur, et vous, peu de profit. » Alors Siegfrid, le fils du roi Sigemunt, répondit :
« Pourquoi Hagene et Ortwîn hésitent-ils à courir au combat avec leurs amis qui sont en si grand nombre parmi les Burgondes ? » Mais on mit fin à tous ces discours ; l’avis de Gêrnôt prévalut.
« Vous nous serez les bien-venus, dit le fils de Uote, vous et vos compagnons qui sont arrivés avec vous. Nous vous rendrons volontiers service moi et ma parenté. » Et on fit verser aux étrangers le vin de Gunther.
Alors le chef du pays parla : « Tout ce que nous avons est à vos ordres suivant l’honneur ; ainsi vous seront soumis et seront partagés avec vous, corps et biens. » À ces mots l’humeur du seigneur Siegfrid se radoucit un peu.
On fit soigner leurs équipements et on chercha pour les écuyers de Siegfrid les meilleurs logements qu’on put trouver. On leur arrangea de bons appartements. Depuis lors, chacun vit très volontiers l’étranger parmi les Burgondes.
On lui fit de grands honneurs pendant plusieurs jours, mille fois plus que je ne puis dire : sa force lui méritait cela, on peut bien le croire. Il n’arrivait guère que quelqu’un le voyant lui portât de la haine.
Dans tous les divertissements du roi et de ses hommes, il leur était toujours supérieur. Quoi que l’on entreprit, si grande était sa force, que personne ne pouvait l’égaler, soit qu’on jetât la pierre, soit qu’on lançât la flèche.
Et comme on se livrait toujours aux jeux avec courtoisie devant les femmes, on voyait très volontiers le héros du Nîderlant. Il avait tourné son cœur vers un haut amour.
À la cour, les belles femmes voulaient savoir la nouvelle : De quel pays étranger est ce fier héros ? Son corps est si beau ! Si riche est son équipement ! Beaucoup leur répondirent : « C’est le roi du Nîderlant. »
N’importe à quel exercice on voulait se livrer, il était toujours prêt. Il portait en son cœur une vierge digne d’amour qu’il n’avait pas encore vue, et elle aussi le portait en son cœur et secrètement elle lui adressait en elle-même de bien douces paroles.
Quand les jeunes hommes, chevaliers et écuyers, joutaient dans la cour, Kriemhilt, la princesse respectée, le regardait souvent par la fenêtre, et alors elle ne désirait pas d’autres divertissements.
S’il avait su qu’elle le voyait, celle qu’il portait dans son âme, grande eût été sa joie ; si ses yeux avaient pu la voir, je puis l’affirmer, rien de plus doux en ce monde n’eût pu lui arriver.
Lorsqu’il se tenait près des guerriers dans la cour, ainsi qu’on fait dans les jeux, le fils de Sigelint paraissait si digne d’amour, que mainte femme le désirait par tendresse de cœur.
Il pensait aussi souvent : Comment arriverai-je à voir de mes yeux cette noble vierge que j’aime de toute mon âme et depuis si longtemps ? Elle m’est encore inconnue et je ne puis pas ne pas en être affligé.
Lorsque les rois puissants chevauchaient en leur pays, les guerriers devaient les suivre sans retard et avec eux aussi Siegfrid : c’était une douleur pour les femmes. Souvent à cause de son amour, il ressentait grande souffrance.
Ainsi il vécut auprès des chefs — telle est la vérité — dans le pays de Gunther une année tout entière, sans avoir vu la femme si digne d’amour, par qui lui advint ensuite beaucoup de bonheur et beaucoup d’affliction.
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Il s’agit ici de Nibelung, le père des deux chefs rivaux de Siegfrid, Schilbung et Nibelung le jeune.
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Le chaperon enchanté qui rendait invisible.
IV. COMMENT SIEGFRID COMBATTIT LES SAHSEN.
Des nouvelles étranges arrivèrent dans le pays de Gunther : des messagers lui étaient envoyés de loin par des guerriers inconnus, lesquels lui portaient de la haine. Quand on entendit ces récits, il y eut vraiment un grand effroi.
Je vous nommerai ces guerriers : c’étaient Liudgêr, du pays des Sahsen, un chef puissant et respecté, et aussi le roi Liudgast du Tenemark[1]. Ils conduisaient dans cette expédition beaucoup de chefs superbes.
Les messagers que lui envoyaient ses ennemis étaient arrivés dans le pays de Gunther. On demanda à ces hommes inconnus la nouvelle qu’ils apportaient, et on les fit paraître promptement à la cour, devant le roi.
Le roi les salua courtoisement et dit : — « Soyez les bienvenus. Celui qui vous a envoyés, je ne le connais pas ; vous me ferez entendre qui c’est. » Ainsi parla le bon roi. Ils craignaient grandement la fureur de Gunther.
— « Voulez-vous permettre, ô roi, que nous vous disions le message que nous vous apportons ; nous ne vous le cacherons pas. Nous vous nommerons les chefs qui nous ont envoyés ici. Liudgast et Liudgêr veulent vous visiter dans votre terre.
« Vous avez mérité leur colère ; nous avons parfaitement entendu que ces deux chefs vous portent grande haine. Ils veulent mener une armée à Worms sur le Rhin. Beaucoup de guerriers les secondent, soyez-en averti.
« Dans douze semaines l’expédition doit se faire. Si vous avez de bons amis, faites-les venir en hâte, afin qu’ils conservent la paix à vos burgs et à vos campagnes. Bien des casques et bien des boucliers seront brisés ici.
« Ou bien si vous voulez traiter avec nos chefs, faites-leur des offres. Ainsi n’approcheront pas les nombreuses bandes de vos puissants ennemis, qui s’avancent pour l’affliction de votre âme ; car par eux doivent périr beaucoup de bons chevaliers très renommés.
— « Attendez quelque temps, je vous ferai connaître ma volonté quand j’aurai mieux réfléchi, dit le bon roi. À tous mes preux je ne cacherai rien : je me plaindrai à mes fidèles de ce message de violence. »
C’était un grand souci pour Gunther le riche. Ce message ne sortait pas de son esprit. Il fit mander Hagene et d’autres de ses hommes. Il ordonna aussi d’aller très promptement à la cour de Gêrnôt.
Alors arrivèrent là les meilleurs guerriers qu’on pût trouver. Il dit : — « On veut venir nous attaquer ici dans notre pays avec de fortes armées ; veuillez en prendre souci. » Gêrnôt répondit ceci, le chevalier brave et estimé :
— « Nous nous défendrons avec l’épée, » ainsi dit Gêrnôt : « Ceux-là seuls meurent qui sont destinés à mourir ; laissons-les couchés dans la mort. Je ne puis pour cela oublier mon honneur. Nos ennemis nous seront les bienvenus. »
Alors parla Hagene de Trojene : — « Cela ne me paraît pas bon : Liudgast et Liudgêr portent loin l’outrecuidance. Nous ne pouvons avertir tous nos hommes en si peu de temps — ainsi s’exprima le guerrier hardi, — il faut en parler à Siegfrid. »
On donna des logements dans la ville aux messagers. Quoique ce fussent des ennemis, Gunther le puissant ordonna de les très bien servir (ce qui fut parfaitement exécuté), jusqu’à ce qu’il se fût assuré qui d’entre ses fidèles voulait le soutenir.
Plein de souci, le roi ressentait de vifs tourments. Un très vaillant chevalier, ignorant encore ce qui lui était arrivé, le vit ainsi affligé. Il pria le roi Gunther de lui en apprendre la cause.
— « Je m’étonne de celle grande merveille, dit Siegfrid, que vous ayez ainsi changé les façons joyeuses qui pendant si longtemps vous étaient habituelles. » Gunther, le guerrier magnifique, lui répondit :
— « Je ne puis dire à tout le monde les graves préoccupations qu’il me faut porter en secret dans mon cœur. On doit se plaindre de ses tourments de cœur à ses amis. » La figure de Siegfrid devint rouge et pâle.
Il parla ainsi au roi : — « Je ne vous ai rien refusé. Je vous porterai secours dans toutes vos peines. Cherchez-vous un ami, je serai le vôtre, et vous serai fidèle avec honneur jusqu’à ma mort. »
— « Que Dieu vous récompense, seigneur Siegfrid ; vos paroles me plaisent. Et quand personne ne me porterait secours, je me réjouirais de la nouvelle, puisque vous m’êtes si dévoué. Que je vive encore quelque temps et il vous en sera tenu compte.
« Je veux vous faire entendre pourquoi je suis affligé. Par des messagers de mes ennemis j’ai appris qu’ils voulaient me poursuivre jusqu’ici avec des armées, injure que jamais guerriers ne nous ont fait subir dans notre pays. »
— « Ne vous en préoccupez nullement, dit Siegfrid ; calmez vos esprits ; faites ce que je vous demande. Laissez-moi défendre votre honneur et votre intérêt, et priez vos guerriers qu’ils vous viennent en aide.
« Quand vos forts ennemis auraient trente mille hommes, je leur résisterai, n’en eussé-je que mille. Laissez m’en le soin. » Le roi Gunther dit : — « Toujours je vous en serai reconnaissant. »
— « Ainsi, faites-moi obtenir mille de vos hommes, car de mon côté je n’ai que douze guerriers avec moi ; je défendrai votre terre. La main de Siegfrid vous servira toujours fidèlement ;
« Et nous viendront en aide Hagene et aussi Ortwîn, Dancwart et Sindolt, vos guerriers préférés. Volkêr marchera avec nous, l’homme hardi, et il portera l’étendard ; je ne puis le confier à personne mieux qu’à lui.
« Laissez chevaucher les messagers vers le pays de leurs maîtres. Qu’on leur fasse savoir qu’ils nous verront bientôt, afin que nos burgs restent en paix. » Alors le roi fit avertir à la fois et ses hommes et sa parenté.
Les écuyers de Liudgêr parurent à la cour ; ils étaient très joyeux de ce qu’ils allaient rentrer en leur pays. Gunther le bon roi leur donna de riches présents et leur accorda une escorte. Ils étaient fiers de cet accueil.
— « Maintenant dites à mes puissants ennemis, ajouta Gunther, qu’ils feraient très bien de renoncer à leur expédition ; mais s’ils veulent venir me chercher ici dans ma terre et si mes fidèles ne m’abandonnent pas, ils auront fort à faire. »
Alors on apporta de riches présents aux messagers ; Gunther en avait assez à distribuer ! Les hommes de Liudgêr ne voulurent pas les refuser. Quand ils eurent pris congé, ils partirent joyeusement.
Lorsque les envoyés furent arrivés en Tenemark et que le roi Liudgast eut appris comment ils venaient du Rhin et qu’il connut l’outrecuidance des Burgondes, il en fut fortement irrité.
Ils dirent que ceux-ci avaient beaucoup d’hommes intrépides et qu’ils avaient vu parmi eux un guerrier qui était appelé Siegfrid, un héros du Nîderlant. Liudgast en eut grand souci.
Lorsque ceux du Tenemark ouïrent cela, ils se hâtèrent d’autant plus de réunir des alliés, jusqu’à ce que Liudgast eût gagné à son expédition vingt mille guerriers parmi les hommes hardis.
Le brave Liudgêr, chef des Sahsen, les appela à lui et parvint à rassembler quarante mille hommes et encore plus, avec lesquels il voulait chevaucher contre le pays des Burgondes. Le roi Gunther avait aussi envoyé dans son royaume,
Vers ses parents et vers les hommes de son frère qui voulaient marcher dans cette guerre et aussi vers les guerriers de Hagene. Ces héros devaient veiller au péril. Bien des guerriers trouvèrent la mort dans cette lutte.
Ils se préparèrent en hâte pour l’expédition. Au moment du départ, Volkêr, l’homme hardi, porta l’étendard, et quand ils quittèrent Worms sur le Rhin, Hagene de Trojene fut le chef des bandes.
Avec eux chevauchaient aussi Sindolt et le brave Hûnolt qui étaient capables de bien mériter l’or de Gunther ; Dancwart, le frère de Hagene, et puis Ortwîn, qui certes pouvait avec honneur faire partie de l’armée.
— « Seigneur roi, restez ici, dit Siegfrid, puisque vos guerriers veulent bien me suivre, restez près des femmes et portez haut votre courage. J’ai confiance que je saurai défendre à la fois votre honneur et vos biens.
« Ceux qui voulaient vous attaquer à Worms sur le Rhin — ce que je saurai bien empêcher — pourront demeurer chez eux. Nous chevaucherons si rudement dans leur pays, que leur outrecuidance se changera en affliction. »
Quittant le Rhin, ils chevauchèrent avec leurs guerriers à travers la Hesse, contre le pays des Sahsen, où bientôt on combattit. Par pillage et incendie ils dévastèrent tellement le pays, que les deux chefs l’apprirent avec douleur :
Ils arrivèrent sur la Marche ; les écuyers se hâtaient. Siegfrid, le très fort, se prit à demander : — « Qui sera chargé de défendre notre suite maintenant ? Jamais chevauchée n’a été plus destructive pour les Sahsen. »
Ils répondirent : — « Que les jeunes gens veillent sur les chemins avec le hardi Dancwart ; c’est un guerrier rapide, nous en perdrons d’autant moins de monde par la main des hommes de Liudgêr. Que lui et Ortwîn forment aujourd’hui l’arrière-garde. »
— « Moi-même je chevaucherai, dit Siegfrid, la bonne épée, et je ferai bonne garde contre les ennemis, jusqu’à ce que je parvienne à rencontrer ces guerriers. » Et il fut bientôt armé, le fils de la belle Sigelint.
Comme il voulait avancer, il confia l’armée à Hagene et à Gêrnôt, ces hommes très braves. Puis il chevaucha seul vers le pays des Sahsen. En ce jour, plus d’un casque fut brisé par lui.
Il vit devant lui, campée dans la plaine, une grande armée, qui surpassait innombrablement sa troupe. Ils étaient bien quarante mille ou encore plus. Plein d’une noble ardeur, Siegfrid les voyait avec grande joie.
Là aussi un guerrier s’était avancé contre l’ennemi pour faire la garde, et il était très vigilant. Le seigneur Siegfrid le vit, et ce brave guerrier vit Siegfrid. Aussitôt tous deux commencèrent à se surveiller l’un l’autre.
Je vous dirai qui était celui qui faisait ainsi la garde. Il portait à la main un brillant bouclier d’or : c’était le roi Liudgast, qui veillait sur ses bandes. Le très noble étranger bondit superbement.
Le chef Liudgast lui jeta aussi des regards furieux. Ils enlevèrent leurs chevaux, l’éperon dans le flanc. De toute leur force ils poussaient les lances sur les boucliers l’un de l’autre. Le roi puissant fut en ce moment saisi d’un grand trouble.
Après ce coup porté, les coursiers emportèrent les deux fils de roi, l’un passant devant l’autre comme si une tempête eût soufflé ; mais avec la bride ils les ramenèrent en bons chevaliers. Ils s’attaquèrent avec l’épée, ces deux hommes qu’animait la colère.
Alors le seigneur Siegfrid frappa si violemment, que toute la plaine en retentit. Des casques et des grandes épées jaillissaient les étincelles rouges de feu sous la main des héros. Chacun d’eux avait trouvé dans son adversaire son égal,
Car Liudgast frappait aussi sur son ennemi maints et maints coups furieux. Leur bras à tous deux tombait rudement sur le bouclier de l’adversaire. Trente de ses hommes s’étaient aperçus du combat, mais avant qu’ils arrivassent, Siegfrid avait remporté la victoire.
Par trois fortes blessures qu’il fit au roi à travers sa blanche cotte d’armes — elle était cependant bien bonne ! — le sang jaillit des blessures sous le tranchant de l’épée. Le courage du roi Liudgast en fut abattu.
Il pria son ennemi de lui laisser la vie, lui tendit la main et lui dit qu’il s’appelait Liudgast. En ce moment arrivèrent ses guerriers qui avaient bien vu ce qui était arrivé aux deux champions qui faisaient la garde.
Quand Siegfrid voulut emmener le vaincu, il fut assailli par trente de ses hommes ; alors la main du héros défendit son puissant prisonnier en portant des coups prodigieux. Depuis lors, il causa de plus grands dommages encore, le guerrier aux belles couleurs.
Vaillamment il les tua tous les trente, sauf un qu’il laissa vivre. Celui-là chevaucha rapidement et raconta la nouvelle de ce qui venait d’arriver. Aussi pouvait-on voir toute la vérité à son casque rougi.