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Selon une très ancienne croyance du peuple celte, lors de la nuit du 31 octobre au 1er novembre, les morts quittent leurs tombeaux afin de rendre visite aux vivants… C’est de cette antique tradition des échanges entre les deux mondes que s’est inspiré l’auteur de ce livre pour écrire vingt-deux nouvelles qui entrouvrent les portes de l’étrange et des peurs de jadis.
À PROPOS DE L'AUTEUR
La littérature constitue le support qui inspire Roger Wadier et le pousse à écrire ce type de nouvelles. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, il entend, par sa plume, apporter la touche d’insolite et de peur qui sommeille en nous.
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Seitenzahl: 391
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Roger Wadier
Les nuits d’Halloween
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Roger Wadier
ISBN :979-10-377-8325-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Auguste de Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889)
In Memoriam
Pour tout le monde, actuellement, Halloween est devenu évocateur de groupes d’enfants qui, le soir du 31 octobre, parcourent bruyamment les rues des villages et des villes et frappent aux portes des maisons afin de recueillir fruits ou friandises ou quelques pièces de monnaie selon la générosité des habitants. Ils sont tous impressionnants, amplement vêtus de blanc, grimés ou portant des masques effrayants, la tête parfois couverte de « chapeaux de sorcières », et s’efforçant, par leur attitude et leurs cris de provoquer peur et inquiétude… Puis ils repartent, riant et remerciant.
De quoi s’agit-il donc ? Nous savons maintenant que cette dénomination d’Halloween recouvre une tradition celtique importée en Amérique lors des migrations successives d’Anglo-saxons et surtout d’Irlandais, au 19e siècle. Jusqu’au jour où, par une sorte d’effet boomerang, elle fit un retour en force sur notre vieux continent européen, mais sur le modèle américain, c’est-à-dire probablement avec les quelques « aménagements » inhérents à son nouvel environnement humain, religieux et culturel.
C’est dans l’une des principales croyances des peuples celtes que les fondements de la tradition, aujourd’hui chrétienne, doivent être recherchés. Rappelons-la brièvement. Pour les Celtes et donc les Gaulois la mort n’est qu’un passage d’un état à un autre qu’ils imaginent exister en un lieu d’autant plus paradisiaque qu’il aura été mérité par une vie non pas exempte de péchés (notion que les Celtes ne connaissaient pas) mais par une vie en adéquation avec des sentiments tels que le courage, le respect de la parole donnée, etc. Ce paradis, appelé « Sidh » se trouve dans un lieu où ceux qui ont franchi les portes de l’Au-Delà y vivent une éternelle jeunesse et un parfait bonheur. C’est pourquoi les Gaulois dont la bravoure au combat et le mépris de la mort sont bien connus ne craignaient pas cet ultime passage d’un état de vie à un autre, d’un monde à l’autre. Mais ce qui est encore important c’est que ces deux mondes que sont pour nous celui des vivants et celui des morts pouvaient communiquer et échanger (au sens large) par une sorte d’interaction réciproque. Et c’est alors au moment de l’année où les jours commencent à perdre nettement leur chaleur et leur lumière, c’est-à-dire vers la Toussaint que ces échanges pouvaient, de préférence, avoir lieu.
Il faut savoir que le calendrier celtique était lunaire et ne comportait, en gros, que deux saisons : l’une (l’hiver) commençant début novembre, et l’autre (l’été) début mai. La période de basculement si l’on peut dire d’une saison à l’autre se trouvait donc juste en ce début du mois de novembre appelé « Samain » ou « Samonios »1. Elle donnait lieu à une fête exceptionnelle au cours de laquelle se tenait un repas tout aussi exceptionnel et connu sous le nom de « Festin de Samain ». La fête durait trois jours et constituait la plus importante des quatre fêtes que comportait l’année celtique2 et que recouvre exactement aujourd’hui le temps chrétien de la Toussaint.
C’est à ce lointain passé et à ces croyances que se rattachent plus ou moins les thèmes fantastiques suivants dont Halloween ou plus largement le temps qui va du soir du 31 octobre à celui du 2 novembre, est l’instant privilégié : revenants, fantômes, apparitions, maisons hantées, trésors cachés, fées, dames blanches, échanges entre les vivants et les morts, et herbe d’oubli ou d’égarement, etc.
Quoi qu’il en soit, le sujet est passionnant. D’où ces « nouvelles » qui suivent et qui sont nées parfois d’une courte légende d’autrefois mais le plus souvent de mon entière inspiration et de mon total imaginaire, et qui toutes, pour les raisons exposées ci-avant ont un rapport étroit avec Halloween.
La lumière du jour poursuivait sa lente descente vers la totale obscurité. Dans peu de temps, il ferait nuit noire. Mais c’était normal. Calendriers et éphémérides de toutes natures témoignaient qu’on était bien le trente et un octobre.
La voiture ralentit. Au volant, Thomas, les yeux fixés sur chaque panneau indicatif, guettait obstinément le nom qu’il cherchait. Il le découvrit enfin, planté en bordure d’un vague carrefour. Il ne fit alors que quelques centaines de mètres avant d’arriver à ce qui semblait être une modeste agglomération, laquelle se dissimulait derrière un rebond du terrain. Il ralentit avant d’aborder les premières maisons. Quelques lumières brillaient faiblement aux fenêtres de certaines d’entre elles et donnaient une vague idée de l’étendue de ce qui n’était en fait qu’une modeste petite ville.
Thomas poussa un soupir. Il allait enfin pouvoir trouver un gîte confortable après un bon repas. Du moins, il l’espérait. Pourtant, après que la voiture se fût engagée lentement dans un lacis de rues étroites et mal éclairées, il dut bien se rendre à l’évidence : aucun hôtel ou restaurant n’était en vue ! La ville semblait morte. Ou bien comme si elle était déjà profondément endormie. Et pourtant il n’était que six heures du soir.
La voiture parvint soudain sur une petite place déserte, animée seulement par le bruit du coulant d’eau d’une très vieille fontaine. Tout autour, des maisons à l’aspect vétuste et aux colombages fanés formaient une ronde fugitive sous la faible clarté d’un seul lampadaire. Mais ô surprise ! sur l’une d’entre elles Thomas put lire : « Auberge du Veilleur de Nuit ». Il soupira : Enfin ! Ce n’est pas trop tôt… La fatigue de sa tournée commerciale du jour (il était représentant en machines agricoles) commençait à se faire sentir et il espérait un proche repas bien arrosé, suivi d’un bon lit. Il gara sa voiture sans peine sur cette place et constata qu’elle y était la seule. Pourtant, l’auberge était vaguement éclairée signe qu’à l’intérieur il y aurait sans doute le réconfort attendu. Alors il poussa la grande porte cintrée qui bâillait sur le trottoir et se trouva dans une petite salle voûtée meublée de quelques tables anciennes et d’un bar rudimentaire où traînaient en désordre quelques bouteilles et quelques verres de toutes sortes. Et aucun client. Le tout avait un air d’abandon qui le surprit et l’inquiéta au premier abord. Mais, sur le mur du fond, il y avait une cheminée dont l’âtre s’éclairait par intervalles de flammes géantes qui disparaissaient en sifflant dans l’ouverture de la hotte. Cela était plutôt engageant.
Au bruit qu’il fit en refermant la porte d’entrée, celle du fond de la salle s’ouvrit soudain et un homme parut, l’air affable et souriant. Il était petit de taille et, derrière le grand tablier de cuisine qu’il portait et qui lui cachait presque tout le corps, se révélait un embonpoint élogieux. Sous une entière calvitie, le visage aurait été agréable à voir s’il n’avait pas été encadré par des oreilles d’une taille inhabituelle et éclairé par deux yeux sombres où, par instant, s’allumait le reflet des flammes du foyer. L’homme souriait et, n’eût été la part inquiétante que comportait nettement ce sourire, Thomas l’aurait trouvé sympathique. Mais un petit quelque chose lui disait que ce n’était peut-être pas le cas. Néanmoins son air jovial corrigeait cette impression et il accepta la main tendue tout en demandant, aussitôt :
Ceci dit il tourna les talons et disparut dans ce qui devait être la cuisine.
Vu l’état des lieux et l’aspect du tenancier, Thomas craignait le pire. Il se trompait. Le lapin était délicieux, la tarte également, et le vin exceptionnel. À la fin du repas, voyant le contentement de son client, l’aubergiste eut un sourire énigmatique et s’empressa d’aller tisonner l’âtre où le feu était en voie d’extinction. Puis il y déposa une énorme bûche laquelle, à la grande surprise de Thomas, s’enflamma aussitôt, et sans plus de manière, vint s’asseoir en face de son client. Thomas avait bien mangé et bu plus que d’habitude. Une certaine euphorie le gagnait. Il se sentait bien. Le lit pouvait attendre. Il ne dédaigna pas la compagnie de son hôte.
Le bonhomme sourit.
L’aubergiste hésita un léger instant comme s’il voulait rassembler ses connaissances.
Ayant dit cela, le conteur s’arrêta un instant, comme s’il voulait reprendre son souffle. Puis devinant l’impatience de son client, il poursuivit.
« Réveillez-vous gens qui dormez là
Pensez au feu et à la bougie
Que Dieu et Marie vous protègent. »
Thomas crut bon de poser une question. :
— Plus que vous ne le pensez. Les maisons étaient la plupart du temps en bois et jointives et le feu se propageait très rapidement de l’une à l’autre, puis d’un quartier à l’autre.
Un instant, Thomas se demanda ce qu’il faisait là à pareille heure dans cette vieille auberge et dans cette ville perdue dont il ne connaissait que depuis peu l’existence. Était-il en train de rêver ? Avait-il vraiment trop bu ? Dans l’âtre, le feu crépitait, les flammes semblaient vouloir s’échapper du foyer pour venir lécher les deux hommes. Craignant que son auditeur ne vienne à se lasser, l’aubergiste s’empressa de reprendre le cours de ses explications d’un air de plus en plus mystérieux.
Réveillez-vous qui dort
Pensez à la mort
Priez pour les trépassés.
Comme vous vous en doutez, l’emploi était moins agréable à tenir que le précédent. Avec le temps il disparut comme lui. Cependant, il y a quelques années, la municipalité décida de la remettre au goût du jour… pardonnez-moi ce jeu de mots pour une coutume qui n’avait lieu aussi que la nuit et que l’on appelait « le Crieur de la Toussaint ». Mais l’idée avait plu. Cependant la difficulté était de trouver un volontaire. Aussi le premier qui se présenta fut-il retenu. C’était un jeune homme qui, un soir de fête, s’était laissé aller à cette provocation. On l’accepta donc volontiers tout en lui précisant que sa fonction consistait uniquement à « chanter » son couplet lorsque sonnaient à l’ancien beffroi 9, 10 et 11 heures, et qu’en aucun cas il ne devait aller au-delà car « Minuit », de tout temps, était considéré comme l’heure du Diable. Et mieux valait ne pas se trouver dehors à ce moment-là. Il promit. Mais quand sonnèrent les douze coups, certains habitants certifièrent le lendemain avoir entendu, non seulement la fameuse clochette mais également la voix méconnaissable du crieur qui lançait dans la nuit ce terrible message :
Braves gens qui dormez
Rêvez à l’Enfer
Et priez Satan
Qui vous y attend !
Ce n’est qu’au petit matin qu’on trouva l’apprenti « Crieur de la Toussaint » réfugié dans la partie basse du beffroi et portant encore sur le visage les traces d’une grande terreur qu’il conta péniblement. Ce soir-là donc, après avoir « sonné » onze heures, poussé par une mauvaise curiosité, il avait décidé de braver l’interdit et poursuivre sa tournée au-delà du temps imposé, c’est-à-dire jusque Minuit. Lorsque la sonnerie fatidique éclata à l’horloge du beffroi il se trouvait au voisinage de l’ancien cimetière. C’est alors que, horrifié, il vit les tombes s’ouvrir une à une. À chaque fois un ou plusieurs défunts en sortaient et venaient se joindre à lui. Si bien qu’il fut bientôt entouré d’une sinistre troupe de trépassés tous enveloppés dans leurs linceuls. Fait extraordinaire, parfois, il lui sembla qu’ils le « traversaient » – il ne trouva pas d’autre mot – sans pour autant le bousculer, et même le toucher, comme s’il n’était pas là. Puis le sinistre cortège se mit en route. Et, à chaque arrêt, une voix terrifiante d’outre-tombe lançait son diabolique message. Et cela aurait pu durer toute la nuit si, malgré son épouvante, le malheureux Crieur de la Toussaint n’avait eu une soudaine inspiration. À chaque tour de la ville, qui était toujours le même, le funeste cortège passait devant l’église Saint-Pierre. Alors, quand le moment fut venu et que la troupe des morts-vivants se trouva à hauteur de l’édifice consacré au fidèle disciple du Christ, notre homme esquissa un rapide signe de croix. Aussitôt tout cessa. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire tous les défunts avaient regagné leurs dernières demeures, disparaissant un à un comme par enchantement. Alors, profondément choqué notre homme se coucha sur le parvis de l’église et… s’endormit. C’est là que les premiers fidèles venus pour la messe du matin le trouvèrent et qu’il put conter son aventure. Bien entendu, après un tel événement, la coutume fut aussitôt supprimée.
L’homme en avait terminé. Le silence s’établit dans la petite salle. Le feu, brusquement, s’éteignit. Thomas avait écouté sans dire un mot. L’histoire l’avait impressionné. Il se leva et dit seulement :
L’aubergiste acquiesça d’un signe de tête et répondit :
Thomas s’endormit aussitôt. C’est une envie pressante qui le réveilla. Sans doute avait-il trop bu. Sa montre indiquait seulement onze heures. Il se leva sans bruit et, une fois dans le couloir mal éclairé, il chercha la porte des toilettes. Et se trompa : la porte s’ouvrait sur une sorte de placard dans lequel il parvint à distinguer, d’abord confusément, puis plus nettement… tous les accessoires du parfait « Crieur de la Toussaint » ! Étonné et pensif, avant de regagner sa chambre et son lit, il hésita…
Le lendemain matin, quand l’aubergiste voulut le réveiller de bonne heure comme convenu, la chambre était vide. Pourtant les habits et la valise de son client étaient toujours là. L’homme eut un sourire convenu. Tout se passait comme il l’avait voulu. Vers huit heures, il se rendit au commissariat de la ville pour signaler la disparition de Thomas. Quand il fut dehors, il jeta un regard satisfait à la voiture qui n’avait pas bougé de la nuit.
La police fut impuissante. L’homme avait disparu comme par miracle. L’aubergiste, dûment questionné, avait raconté l’arrivée de son client et la réception qu’il lui avait faite. Autant que les policiers il affirma ne rien comprendre à cette brutale disparition. Mais l’un d’entre eux affirma qu’il l’avait entendu murmurer quelque chose en sortant du commissariat. Son chef ne sembla pas intéressé mais bougonna quand même : Dites toujours, on ne sait jamais… Le policier réfléchit un court instant puis s’exclama : oui, c’est bien ça ! Il disait : il a dû oublier le signe !
Je rencontrai Gilbert X… au cours de l’un de mes déplacements professionnels. Nous nous connaissions depuis longtemps mais nous nous étions perdus de vue depuis un bon moment, chacun d’entre nous suivant son chemin personnel de vie. Je savais malgré tout qu’il demeurait maintenant en Alsace où il s’était établi depuis déjà de nombreuses années. Nos retrouvailles furent chaleureuses et c’est devant une bonne bière du pays que nous échangeâmes, avec une certaine émotion, nos souvenirs de jeunesse. Puis il me parla de l’Alsace, de ses coutumes, de ses légendes, sujets qui, je ne l’ignorais pas, l’avaient toujours passionné. C’est ainsi que, la veille de mon départ, nous nous retrouvâmes une dernière fois chez lui et qu’il tint à me conter l’étrange récit que voici.
Ce soir-là,me dit-il, j’avais été invité dans une famille de cette petite ville d’Alsace dont la beauté et le pittoresque faisaient tout le charme de cette région. Je devais participer à l’une de ces veillées d’arrière-saison dont la convivialité proverbiale des Alsaciens permettait d’entrevoir une agréable soirée, bien qu’ayant lieu la veille de la Toussaint.
La maison avait belle allure avec ses colombages, son toit pentu couvert de vieilles tuiles, et ses fenêtres embellies des dernières fleurs de l’automne finissant. L’intérieur sentait bon les vieilles demeures, et des odeurs alléchantes de plats-maison préparés selon d’anciennes recettes du terroir y circulaient dès la porte une fois franchie et invitaient à venir en déguster les spécialités.
Une fois entré, mes hôtes, Charles, un homme de forte corpulence et Marianne, une grande femme aux cheveux grisonnants et au visage parsemé de rides précoces, m’accueillirent avec bonne humeur et gentillesse, en raison de leur bonne amitié nouée tout récemment avec mon ami. Puis on m’introduisit dans la grande salle à manger où l’énorme et traditionnel fourneau de faïence décorée tempérait la pièce d’une douce haleine. Je fis donc connaissance des autres invités, des hommes sympathiques à l’apparence de bons vivants qui menaient une partie de cartes animée et bruyante. On m’invita à prendre place autour de la table. J’acceptai volontiers mais je refusai de participer au jeu ne voulant pas, ce soir-là, déranger l’ordre et la composition des joueurs. Et j’assurai que j’avais autant de plaisir à suivre des yeux la partie de cartes que d’y participer. Et je pus donc déguster tranquillement deux parts – tu sais que je suis gourmand – de l’excellent kougelhopf de Maria, accompagné d’un bon verre de riesling que produisaient les coteaux voisins. La soirée fut agréable, d’autant que Maria, une fois le gâteau épuisé, avait apporté une succulente tarte aux quetsches et que son mari avait ressorti, en plus du vin blanc, une bouteille d’eau-de-vie du même fruit, qui datait au moins des lendemains de la Première Guerre mondiale. Il en résulta – comme tu peux t’en douter – un regain de chaleureuse animation, et je ne regrettai pas d’avoir accepté cette aimable invitation.
Comme l’heure s’avançait et qu’une partie venait de se terminer l’un des participants, le Joseph, se dressa lourdement, leva son verre, et but un grand coup. C’était un spécialiste de ces histoires qui se racontent partout, un peu différemment selon les régions, et qui sont réputées provoquer une joyeuse hilarité. Chaque veillée, notre homme, qui avait la réputation d’un bon conteur, ne manquait pas d’en réjouir l’assemblée. C’est ce qu’il fit, et je peux t’assurer que ses histoires, bien que truffées de mots alsaciens, furent des plus réjouissantes et que je ne manquerai pas de t’en ramener quelques-unes lorsque nous nous reverrons. Cela dura un bon moment puis ce fut au tour de Charles, qui n’avait pas non plus sa langue dans sa poche, de prendre la parole. Voilà, à quelques mots près ce qu’il dit :
« Mes amis, nous avons bien raison de rire quand l’occasion se présente et de déguster les bonnes choses que Maria nous a préparées et, bien entendu, de boire un bon coup pour les faire descendre là où il se doit. Toutefois, n’oublions pas : demain sera pour certains le Jour où l’on fête les saints et, pour tous le Jour des Morts. Aussi ayons une pensée pour ceux, parmi nos amis qui nous ont quittés et souhaitons leur un bon séjour là où ils sont, en espérant que pas un d’entre eux ne rôtisse en Enfer… » Ayant dit cela, il prit son verre, but un bon coup, puis sans le reposer, il poursuivit : Mais n’oublions pas non plus, et vous le savez comme moi, que la coutume nous dit que c’est cette nuit que les morts quittent leurs funestes sépulcres pour venir se mêler aux vivants. On y croit ou on n’y croit pas. C’est selon. Mais à mon tour de vous dire cette histoire que j’ai toujours entendu raconter dans ma famille.
Un soir, il y a bien longtemps, une équipe de bûcherons était sur le chemin du retour après avoir peiné toute la journée à œuvrer dans la grande forêt qui borde un certain village du côté du soleil couchant. La nuit commençait à tomber et les hommes n’y voyaient plus trop clair. Cependant, comme la lune commençait à apparaître progressivement, ils s’aperçurent avec étonnement que leur nombre avait singulièrement augmenté. D’autres bûcherons avaient dû se joindre à eux au passage, sans rien dire. Curieusement ces derniers portaient chacun une énorme bûche sur l’épaule et on ne leur voyait aucun outil. Ni serpe, ni hache, ni scie ne les encombraient.
L’un des premiers bûcherons voulut en avoir le cœur net. Il s’arrêta et attendit que les inconnus arrivent à sa hauteur. Il les interpella, mais n’obtint pas de réponses. C’était bizarre. Alors il s’approcha d’eux, mais buta malencontreusement contre une pierre. Voulant se retenir au plus proche des suivants, sa main ne rencontra pas l’appui espéré : elle traversa l’homme dont le corps n’offrit aucune résistance. Intrigué, il se rendit compte que les autres inconnus poursuivaient leur marche, passant au travers de son propre corps sans qu’il en ressente le moindre choc. Il rejoignit alors ses compagnons qui durent eux aussi se rendre à l’évidence. Alors tous, bien que solides gaillards, ils sentirent passer dans l’air la présence du mystère et de la peur…
Ce n’est que lorsqu’ils parvinrent en vue du village que la lune éclairait pleinement, que leurs suivants disparurent tout à coup comme par un coup de baguette magique. L’histoire se répandit de maison en maison et cette nuit-là, certains habitants s’assurèrent qu’aucun revenant ne rôdait dans les parages. Mais la plupart dormirent très mal en proie à des visions de fantômes menaçants.
Ce n’est que le lendemain que l’explication leur en fut donnée. Le curé de la paroisse, qui était très savant, fit savoir à la ronde que ces revenants étaient de ceux qui avaient volé du bois dans la forêt communale, il y avait de cela bien longtemps. Le Bon Dieu qui sait tout leur avait pour cela interdit l’entrée du Paradis. Pourtant, dans sa grande bonté, il avait précisé en son jugement la possibilité de les exempter de cette punition à la condition suivante : remettre chaque bûche à sa place première ! Et pour cela ils devaient errer dans la forêt, pendant la nuit de la Toussaint, en se plaignant ainsi à tour de rôle : à voix haute : « Où est-ce que je vais la mettre ? » jusqu’au moment où l’un des bûcherons rencontrés lui répondrait : « Mets-la où tu l’as prise ! »
Ce fut le père Bastien, un fameux bûcheron celui-là, qui ne craignait ni le diable ni les sorciers, qui s’en chargea l’année suivante à la même époque. Dès qu’il entendit te premier revenant il s’approcha et lui dit : « Mets-la où tu l’as prise ». Et il en fit de même avec chacun du groupe. Et au fur et à mesure, ils disparurent l’un après l’autre.
L’instant de silence qui suivit le conte fut soudainement interrompu par des bruits encore lointains mais qui se rapprochaient peu à peu. La rue s’animait. Des voix joyeuses d’enfants se faisaient entendre. « Ah ! s’exclama Joseph avec un sourire qui éclaira son visage buriné par le grand air, les “masques” sont de sortie ! Voilà de sympathiques revenants dont nous allons très certainement avoir la visite. Ça fait plaisir de voir que la tradition est toujours respectée. Parce que, de nos jours, tout s’en va bien trop vite et nos anciennes coutumes ont bien du mal à survivre… “Eh bien, dit Maria qui avait momentanément pris place autour de la grande table, heureusement que j’ai prévu ce qu’il faut !” Et, se levant tandis que les hommes reprenaient leur partie de cartes, elle se dirigea vers la cuisine.
— Bien entendu, répondit-elle, vous m’aiderez pour la distribution. Je la suivis donc en m’excusant auprès des joueurs de cartes de m’éclipser un instant.
Dès l’entrée dans la cuisine, mon regard fut attiré par deux photographies en noir et blanc bien posées en vue sur le grand buffet. La première représentait la famille. On y voyait Charles, à la stature déjà impressionnante, au côté de sa femme, laquelle portait un enfant en bas âge dans ses bras. Sur la seconde, l’enfant était seul, mais il avait grandi : sans doute pouvait-il avoir onze ou douze ans. Sa tenue attirait l’attention : c’était celle du « Pierrot » de la Comédie italienne et de la chanson. Il affichait un grand sourire et se tenait bien droit, tout fier dans ses larges habits blancs recouverts au niveau du cou par une collerette à larges plis et qui lui cachait même les épaules.
Maria avait surpris mon regard.
J’hésitai à poser la question dont je croyais pourtant deviner la réponse.
Maria s’était un peu reprise. Elle dit d’une voix plus ferme :
À ce moment même, à l’intérieur, la sonnette de l’entrée retentit de plusieurs appels tandis qu’on devinait une agitation soudaine ainsi que quelques rires et cris. Maria ouvrit la porte et à la pâle lueur de la lampe de rue nous distinguâmes tout un groupe d’enfants de toutes les tailles et de tous âges, filles et garçons joyeusement mêlés, et accompagnés de deux adultes.
Pendant que Maria distribuait les bonbons, à la grande joie des enfants, je les regardai attentivement. Tous portaient un masque de diables ou de sorcières, ou encore de loups ou d’animaux fantastiques, et riaient du semblant de peur manifestée par leurs généreux donateurs.
Soudain, c’est alors que j’aperçus, un peu en arrière du groupe un autre enfant, d’une dizaine d’années et… vêtu de la tenue d’un « Pierrot » ! Il était là, debout, parfaitement immobile. Seuls ses yeux, sous un masque tout simple, étaient vivants. Et ils me regardaient. Je ne pouvais pas me tromper. Et je sentais sur moi de leur part, comme une muette prière ou plutôt comme un signe d’une grande tristesse. J’avais bel et bien devant moi le fils de mes hôtes. Mais, chose étonnante, Maria ne semblait pas l’avoir remarqué, et les autres enfants et adultes sans doute non plus ! Étais-je le seul à le voir ? Et pourquoi ? Était-il vivant, ou bien n’était-ce que son fantôme ? J’étais bouleversé. Que faisait-il là ? Et devais-je attirer l’attention de Maria sur cette apparition inexplicable ?
Sans doute devina-t-il mes pensées : il disparut brusquement, comme d’une bougie s’éteint la flamme sous le souffle du vent. La corbeille s’était vidée. Maria, souriant du plaisir qu’elle venait de susciter, regardait les enfants s’éloigner. Mais je devinais la peine cachée de son cœur. Alors elle referma la porte, puis regagna la cuisine et moi la salle à manger où l’on me reçut bruyamment, avec toutefois dans les yeux du Charles, comme un soupçon de tristesse que son sourire ne parvenait pas à cacher. À minuit, je pris congé de l’assemblée et remerciai chaleureusement mes hôtes, promettant de leur faire sans faute une nouvelle visite.
Voilà ce que me conta mon ami ce jour de notre rencontre. Vit-il dans mes yeux apparaître une sorte d’incrédulité ? J’eus l’impression qu’il souhaitait solliciter mon avis sur ce qui s’était passé ce soir-là, mais qu’il n’osait pas le faire tant cela avait été incroyable ! Sans doute pensait-il que j’aurais pu me moquer de lui ou tout au moins m’inquiéter de sa santé mentale… Aussi préféra-t-il se taire. Il ne laissa échapper à voix basse que ces quelques mots qui m’interpellent encore aujourd’hui : Je n’ai rien dit ni à Maria ni à Charles ! Aurais-je dû le faire ?
L’abbé Dumont avait le sourire. La kermesse, survivance des lointains « rapports » d’autrefois qui avaient lieu sur le site des chapelles des champs, battait son plein sous un brillant soleil de juillet qui était comme une grâce du Ciel. La recette serait bonne et pourrait peut-être ainsi participer à l’acquisition d’une paire d’aubes neuves pour les enfants de chœur ou, pour lui-même, d’une nouvelle chasuble.
Cette kermesse, comme chaque année, était son grand souci : ferait-il beau ? Car une kermesse qui, de préférence devait se dérouler à l’air libre, avait besoin d’un temps radieux pour aligner puis étaler dans le pré situé derrière le presbytère ses différents stands : chamboule-tout, jeu de quilles, jeux divers… Et notre brave curé avait, pendant les jours précédents, guetté obstinément le ciel et prié le Bon Dieu afin qu’il envoie le beau temps ce jour-là. Et il avait été entendu : le ciel était d’azur et les arbres qui bordaient le terrain apportaient éventuellement au public une ombre bienfaisante. Aucun souffle pour l’instant ne faisait frémir leur vert feuillage. Et, dans le ciel, aucun nuage de mauvais augure ne montrait le bout de son nez. Et même si, parfois, un orage inopiné pouvait s’annoncer, mieux valait ne pas y penser.
Tout allait bien. Les jeunes des trois villages de la paroisse avaient répondu présents et ils tenaient leurs stands avec sérieux et dévouement. Les visiteurs étaient déjà nombreux. Cette kermesse était une réjouissance pour tous. C’était l’occasion de retrouver des connaissances, des amis, et d’y amener de jeunes enfants qui trouvaient là de quoi se distraire avec une certaine liberté qui leur permettait de se perdre pour une fois dans la foule. Tout cela était bruyant, animé. En fait un bon moment à passer pour les jeunes et les adultes et faire oublier aux uns et aux autres les fatigues d’une bonne fenaison passée et ceux de la future moisson à venir.
Cette fois-là, en plus des jeux traditionnels, l’abbé avait innové : une authentique kermesse, en ces temps nouveaux d’après-guerre, ne pouvait se passer de musique ! Oh ! bien sûr, pas n’importe quelle musique, non ! mais des chansons honnêtes qui ne méritaient aucune censure et qui ne pouvaient pervertir toute cette jeunesse qu’on lui confiait au catéchisme, aux différents offices religieux habituels ou exceptionnels ainsi que ceux qui se célébraient aux différentes fêtes chrétiennes comme Noël, Pâques ou la Pentecôte, et bien sûr la Toussaint parce que les églises sont faites autant pour les morts que pour les vivants. C’est pourquoi d’ailleurs, à chaque mariage, baptême ou enterrement, il s’entendait avec le maître d’école pour « récupérer » deux ou trois enfants de chœur qui étaient indispensables au bon déroulement de ces offices particuliers. Ce qui témoignait par ailleurs de la bonne entente qui régnait entre les deux hommes qui faisaient passer le consentement de la majorité des parents et le respect des traditions avant leurs convictions philosophiques respectives.
Donc, poussé par son imagination (et peut-être par quelque petit diablotin caché quelque part dans les recoins du vieux presbytère ?) le prêtre avait instauré une sorte de « jeu radiophonique » destiné à attirer et distraire un public d’adolescents lesquels à cet âge, commençaient à rêver à de premières amours. Voici de quoi il s’agissait. Un garçon par exemple, pouvait ainsi faire savoir à une fille qu’elle lui plaisait – et réciproquement –. Pour cela, l’amoureux (se) choisissait une chanson parmi les disques disponibles. Moyennant une compensation financière (laquelle bien entendu était minime,) le (ou la) responsable du stand plaçait l’objet sur un tourne-disque lequel était branché à l’aide d’une grande rallonge sur une prise de courant à l’intérieur du presbytère. Puis, au micro, d’une voix forte il (ou elle) annonçait, après avoir donné le titre de la chanson : De la part de X pour Y !. C’était en fait une manière d’adresser un message (dire une « déclaration d’amour » serait prématuré !) pour signifier à l’intéressé(e) qu’il ou elle plaisait ! En somme, c’était comme jeter une bouteille à la mer en espérant qu’elle parviendrait à son ou sa destinataire avant la fin de l’après-midi. En général la réponse ne tardait pas, surtout si le garçon et la fille se connaissaient. Dans le cas contraire, cela demandait un peu plus de temps et l’aide des camarades pour identifier dans la foule l’heureux élu(e).
C’est ainsi qu’un jeune garçon d’à peine dix-sept ans prénommé Laurent entendit le titre de la chanson suivante « Printemps d’Alsace » suivi de son nom et de celui de la demandeuse, criés dans le haut-parleur. Le problème, c’est que celui de la jeune fille lui était entièrement inconnu. Il s’en ouvrit à deux de ses amis qui s’écrièrent vivement : « Comment Laurent, tu ne connais pas Laura ? Mais c’est la plus jolie fille du pays ! Tu as de la chance. Allez, suis-nous ; on va t’aider à la trouver. » Il leur fallut peu de temps pour accomplir cette délicate mission. Laura n’était pas loin. Elle attendait avec impatience et un peu d’émotion, ne sachant pas si Laurent avait entendu son message. Aussi, quand elle le vit, entraîné par ses amis, elle sentit son jeune cœur faire un bond dans sa poitrine. Laurent s’arrêta, stupéfait. Comment n’avait-il pas remarqué cette jeune fille ? Laura était vraiment très belle. Elle avait un visage comme les madones des églises, d’une blancheur aussi fraîche que celle d’un lys qui vient de s’ouvrir. Ses cheveux, noués à l’arrière par un ruban rouge, étaient d’un blond vif que le soleil faisait briller au moindre mouvement de sa tête. Mais ce qui éblouit Laurent, ce furent surtout ses yeux quand elle le dévisagea : Ils étaient bleus, bleus comme sa robe légère dont une ceinture serrée à la taille donnait à son corps finesse et grâce. L’ensemble aurait pu paraître un peu trop sérieux si son nez, petit et très légèrement retroussé, n’avait démenti cette apparence et apporté une touche moqueuse et malicieuse qui allait fort bien avec ses seize printemps.
Ils s’éloignèrent rapidement. Laurent eut un léger sourire :
Déjà Laurent s’était levé et partait en direction du comptoir.Laura le regarda s’éloigner. Ce garçon lui plaisait beaucoup. Il était de taille moyenne, svelte et agréable. Et il était beau. Mais ça, elle le savait déjà. Il revint très rapidement et posa les verres sur la table. Il demanda :
Laurent la contemplait avec une telle insistance qu’elle demanda gentiment :
Le visage de Laura était sérieux. Elle venait de lui faire un aveu qui le troublait. Par-dessus la table il lui prit la main et avoua :
Soudain une voix un peu moqueuse interrompit cet échange éloquent. C’était l’abbé Dumont qui faisait son tour des stands pour voir si tout se passait bien.
Laurent voulut répondre mais le curé, aussi rapidement qu’il avait pris place sur le banc s’était déjà levé, prêt à poursuivre sa tournée. Il était content. Il fallait bien que jeunesse se passe. Et puis Laurent et Laura, était-ce bien le hasard ? Ces deux-là, il en était sûr, étaient faits l’un pour l’autre. Si cela les conduisait à l’autel un jour, même beaucoup plus tard, il serait heureux de se souvenir que sa kermesse y avait été pour quelque chose…
Les deux jeunes gens le laissèrent s’éloigner. Puis Laurent demanda :
Dans les yeux de Laura, une petite flamme brilla.
— En douterais-tu ? Bien sûr que je suis d’accord !
— Je suis en ce moment en vacances non loin d’ici, chez mes grands-parents, dit Laurent. Dimanche c’est la fête dans un autre village du secteur. On pourrait s’y donner rendez-vous au bal, le soir si toutefois tu peux sortir ?
Les fêtes dites « patronales » (du nom du saint sous la protection duquel était placée la Paroisse) avaient lieu tout au long de l’année un peu partout. En ces temps d’après-guerre, elles constituaient l’occasion d’inviter la famille et des amis, de festoyer ensemble autour d’une bonne table et d’oublier pour quelques heures les soucis quotidiens. Quant aux distractions qu’elles offraient, celles-ci concernaient au premier chef les enfants qui, sitôt le dessert avalé, s’échappaient des maisons, se répandaient en bandes bruyantes d’une boutique à l’autre et ne manquaient pas les tours de manège, notamment celui des chevaux de bois… Le bal, lui, était essentiellement l’affaire des jeunes gens. Il constituait en effet l’occasion rare – hormis celle d’un mariage –, à une époque où les mœurs n’étaient pas celles d’aujourd’hui, de rencontrer l’âme sœur pour certains, et pour d’autres simplement de se retrouver entre jeunes, s’amuser et danser le temps d’une soirée.
Le bal, à cette époque, avait lieu dans la salle du café, ou dans une grande salle privée d’un habitant, ou bien, le plus souvent et peu à peu, dans ce que l’on appelait « les bals montés ». C’est-à-dire un espace clos délimité par des panneaux de bois reliés entre eux et recouvert d’une immense bâche généralement verte, tandis qu’un parquet légèrement surélevé pouvait accueillir un très grand nombre de danseurs. À l’entrée, l’entrepreneur de cette structure, ou quelqu’un de la famille, vendait et délivrait des billets, ou bien encore tamponnait la main ou le poignet du client moyennant finance. La plupart du temps, un bar, situé à l’intérieur mais tout proche de cette entrée, délivrait bières et sodas. Tout au long de cette sorte de salle champêtre et de part et d’autre de la piste de danse il y avait de grands bancs occupés le plus souvent par les familles et les jeunes filles. Beaucoup de jeunes hommes préféraient demeurer debout, non loin de l’entrée, le dos au bar. De là, ils observaient les danseurs et parfois l’un d’eux ou plusieurs se détachaient du groupe pour aller inviter la jeune fille de leur choix lorsque l’orchestre, juché sur une haute estrade tout au fond la salle, entamait une danse qui leur plaisait.
Ce soir-là, Laura et ses amies étaient arrivées de bonne heure et avaient trouvé place sur les bancs. Laurent n’était pas encore là. Un moment elle craignit qu’il n’ait pu venir. Mais elle fut bientôt rassurée : il parut enfin, accompagné de ses habituels compagnons. La jeune fille, comme à chaque fois, sentit de nouveau son cœur s’affoler. Il l’embrassa sur les joues, discrètement, et prit place à ses côtés. Ils étaient heureux, réunis une nouvelle fois.
Ils aimaient le bal, ils aimaient la danse, et surtout ils s’aimaient. Plus d’une fois, ils avaient espéré se voir ailleurs et se promener ensemble, rien qu’eux deux, quelque part dans cette nature qui entourait leurs villages. Cela n’arriva qu’une seule fois. Sa grand-mère étant subitement tombée malade Laura avait dû rester à la maison, auprès d’elle. Mais ce soir elle était là, serrée contre son Laurent. Dès la première danse, ils furent debout, l’un contre l’autre. Laura était légère comme une plume et la valse musette les emporta dans son tourbillon sonore, serrés l’un contre l’autre. Un tango s’annonçait…
C’est alors qu’un garçon, qui se tenait à l’entrée, se détacha du groupe, et vint se poster devant elle. C’était un grand gaillard, vêtu d’une veste de cuir qui révélait un motard. Le regard était dur, à la limite de l’insolence. Tout le personnage inspirait la défiance, la crainte aussi.
— Vous dansez, Mademoiselle ?
La réponse avait fusé des lèvres de la jeune fille. Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait. Invariablement, il la sollicitait à danser, mais elle avait toujours refusé. Visiblement, s’il n’avait pas apprécié, il ne le montrait pas pour l’instant. Comme il répétait son invitation, Laurent se leva, lui fit face, et lui dit fermement :
Le motard lui jeta un mauvais regard. On sentait en lui une sorte de violence, pour l’instant contenue, mais qui pouvait éclater d’un moment à l’autre. Il restait là, fixant Laura comme s’il attendait qu’elle changeât d’avis.