Les odeurs du bonheur - Yves Rossetto - E-Book

Les odeurs du bonheur E-Book

Yves Rossetto

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Beschreibung

Dès son enfance, Louis se rend compte qu’il a la capacité de sentir toutes les odeurs et de les mémoriser. Aidé de son ami pharmacien, il tentera d’affiner et de mettre en pratique ses prédispositions. Son expertise lui apportera des satisfactions. Cependant, est-elle sans conséquences ?


À PROPOS DE L'AUTEUR

Docteur en pharmacie et diplômé d’HEC, Yves Rossetto explore dans son sixième roman un sujet peu connu : l’odorologie. Une science qu’aucune technologie à ce jour, informatique, intelligence artificielle, chromatographie, n’est capable de décrypter et de traduire en un langage simple et précis, compréhensible par tous.

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Yves Rossetto

Les odeurs du bonheur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Yves Rossetto

ISBN : 979-10-422-2284-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Annie et Marilayne

Du même auteur

Aux Éditions Chapitre.com

- Le mystère François B. co-auteur Jean Orset, 2020 ;
- Livia, 2020 ;
- La falaise aux secrets, 2021 ;
- La promesse de lendemains heureux, 2021 ;

Aux Éditions du Net

- Le petit bracelet de soie, 2022.

On ne peut être heureux quand on ne vit que pour soi, quand on rapporte tout à son propre intérêt. On ne vit vraiment pour soi qu’en vivant pour un autre.

Sénèque

Chapitre 1

Les retrouvailles

Il est tard, la lune perce à travers les volets, mais Fanny n’arrive toujours pas à trouver le sommeil. Son homme est allongé à côté d’elle et ronfle comme un sonneur. Elle ne le reconnaît plus, il est tellement différent de celui qu’elle a épousé il y a trois ans maintenant. À l’époque, il était gentil, prévenant et faisait tout son possible pour la rendre heureuse. À présent il n’est plus le même et elle s’en rend compte un peu plus, chaque jour. Il est devenu distant, froid et ne cesse de la rabaisser en public. Elle ne va plus à la pharmacie, car à chaque fois cela se termine en scène de ménage. Il est devenu volage et ne s’en cache même pas. Elle ne le pensait pas ainsi, mais au retour de son accouchement, alors qu’elle était rentrée en avance d’une demi-journée pour lui faire la surprise, elle fut stupéfaite ; lorsqu’elle ouvrit la porte de l’appartement, ivre de bonheur, heureuse de lui annoncer la venue de ses jumelles à la maison, elle le vit sortir de la chambre, nu, suivi d’une femme plus âgée que lui, tout aussi dévêtue. Celle-ci n’était pas gênée, car probablement habituée à ce genre de situation. Lui, avait eu comme réaction, non pas de la honte, mais une poussée de colère, lui demandant ce qu’elle faisait à cette heure à la maison. La suite n’avait été qu’une litanie de reproches et lorsque la femme s’en était allée, il s’était approché de Fanny, l’avait giflée et était sorti sans un mot.

Jamais elle n’aurait imaginé une telle situation et les jours qui suivirent, au lieu de profiter des jumelles, il resta le plus longtemps possible à son travail. La situation ne s’améliora pas avec le temps. Désormais, il courait les filles comme un adolescent dévergondé, sans se soucier de sa femme. Elle le surprit en pleine journée dans son laboratoire derrière la pharmacie, besognant avec force une préparatrice. Le temps passa, mais les liens qui les unissaient étaient désormais très fragiles. Il ne faisait plus aucun effort pour que leur couple se retrouve et il ne portait également aucune attention à ses filles. Il ne regardait plus Fanny, l’ignorait totalement, et elle se demandait, maintenant que les petites avaient deux ans, ce qu’elle devait prévoir pour l’avenir.

Depuis plus d’une heure, elle scrutait le plafond comme si une idée lumineuse allait en descendre. Elle se repassait les images des jours heureux, alors qu’elle n’était pas encore consciente du caractère de celui qu’elle avait épousé. Elle se rendait compte que l’homme qu’elle avait aimé, en réalité, était un menteur qui l’avait trompé sur leur amour. Elle était douce, prévenante et pensait le rendre heureux, mais la naissance des jumelles avait été le déclencheur de la rupture de leur couple.

Elle se tourna vers lui, le regarda et fut prise d’une terrible envie de lui faire mal. Elle savait très bien qu’elle en était incapable, mais mon dieu comme elle aurait aimé ! Ce visage avachi sur l’oreiller la dégoûtait maintenant profondément.

Le jour commençait à poindre, elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Subitement, elle décida de renouer avec sa sœur, le seul être qui était en mesure de la comprendre, de l’aider. Elle avait toujours été là pour elle, pour la protéger. Malgré son internement, elle saurait l’écouter. Elle décida d’aller la voir et en profiterait pour lui présenter les petites et peut-être que cette dernière lui trouverait une solution pour en finir avec cette triste vie.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis le drame qui avait détruit leur famille, et elle pensait qu’il était vraiment temps qu’elles se retrouvent toutes les deux, comme avant. Comment était-elle maintenant et quel accueil allait-elle lui réserver ? Toutes ces questions lui trottaient dans la tête et il y avait longtemps qu’elle se les posait, mais ignorait ce qui allait advenir de leur rencontre. L’homme ronfla bruyamment, elle le repoussa dans son coin. Elle en avait assez et décida de se lever. Elle enfila son peignoir et rejoignit la chambre des fillettes et regarda Margot et Claire qui dormaient profondément. Elle se remémora ses propres souvenirs d’enfance avec Mia, lorsqu’elles avaient le même âge. À l’époque rien ne pouvait les séparer et elles se comportaient en véritables jumelles, et nul ne pouvait différencier l’une de l’autre. Elles en jouaient en permanence et lorsqu’elles devinrent adolescentes, elles s’amusaient à s’échanger les garçons sans qu’ils s’en aperçoivent. Après coup, elles faisaient leurs commentaires et notaient le comportement de leurs amoureux. Fanny riait intérieurement.

Elle regarda la pendule et fut surprise qu’il soit déjà huit heures trente. Ces nuits de veille entrecoupées de moments de somnolence lui faisaient perdre la notion du temps. Finalement, elle réveilla les petites, leur mit des robes de chambre et les laissa jouer dans leur lit pendant qu’elle préparait le petit-déjeuner. À neuf heures, la sonnette de la porte d’entrée résonna.

C’était Amélie la préparatrice qui venait chercher son patron, car il y avait beaucoup de clients à la pharmacie et deux employées n’étaient pas encore arrivées. Elle alla le réveiller. Il la regarda méchamment n’acceptant pas qu’elle le sorte de ses songes. Elle lui dit simplement qu’on l’attendait d’urgence à la pharmacie. Il se leva d’un bon, enfila son pantalon, mit une chemise et fit mine de l’embrasser dans le cou en prenant une profonde respiration. C’était sa manière de lui montrer son attachement, comme un bon sommelier qui hume le vin qu’il va bientôt déguster. Il lui dit qu’il prendrait une douche à la pause de midi. Il alla dans la chambre voisine pour embrasser ses filles et descendit à l’officine. Elle récupéra les jumelles qui ne voulaient pas arrêter leur jeu et en les tirant par le bras les emmena prendre leur bain. Une fois qu’elles furent propres, elle les conduisit dans le dressing pour les habiller : une jolie robe d’été bleue bordée de dentelle avec un petit col Claudine, des chaussettes blanc-bleu, des escarpins et le tour était joué. Fanny ne voulait pas que ses enfants soient habillées de manière identique, car elle en avait souffert toute son enfance, mais elle ne savait pas pourquoi à chaque fois les deux petites se retrouvaient vêtues des mêmes vêtements. Peut-être pensait-elle que ses goûts étaient trop sélectifs et qu’une fois choisie sur l’une, il n’y avait pas d’autres choix possibles pour l’autre. De toute façon, elles étaient les plus belles enfants du monde et rien ne pourrait enlever l’amour qu’elle leur portait.

Elle ferma la porte de la maison, une fillette dans ses bras, l’autre lui donnant la main et monta dans sa voiture après les avoir toutes deux, attachées dans leur siège auto.

Après une bonne demi-heure de route, elle aborda une longue allée bordée d’arbres centenaires et déboucha sur le petit château qui se dressait au milieu d’une clairière verdoyante, une grande pancarte à l’entrée, « Domaine de la Bourdière, Clinique psychiatrique ».

La bâtisse était imposante et de nombreuses personnes s’affairaient tout autour. Des jardiniers étaient occupés à tailler les buis, des infirmiers en blouse blanche promenaient des handicapés dans des fauteuils roulants sur des allées gravillonnées, pestant à chaque dérapage des roues. Fanny sentit son estomac se nouer et une boule se former dans sa poitrine. Depuis longtemps elle redoutait cet instant et l’avait repoussé de jour en jour, mais maintenant il fallait y aller. Elle avait envie de faire demi-tour, mais elle prit son courage à deux mains, descendit les enfants des sièges, les sortit de la voiture et monta les marches du perron.

La grande porte d’entrée était maintenant devant elle et s’ouvrait vers son destin. Elle demanda à l’hôtesse d’accueil la chambre de Mia Lenoir. La jeune femme l’accueillit avec un large sourire et lui indiqua qu’elle résidait au deuxième étage, au fond à droite, puis elle la regarda fixement et lui dit :

— Je ne vous demande pas si vous êtes sa jumelle ! Quand vous êtes entrée, j’ai cru que c’était elle qui venait me demander quelque chose, mais je ne comprenais pas ce qu’elle faisait avec ses deux jolies petites filles.

Fanny ne répondit pas et prit les escaliers en attendant à chaque marche les enfants qui progressaient lentement. Le couloir lui sembla interminable et finalement elle se trouva devant la porte 25 ; la chambre de sa sœur. Elle hésita une bonne minute et frappa…

Aucune réponse, aucun bruit, Mia devait être sortie. Elle s’apprêtait à partir, mais une pulsion en elle la fit appuyer sur la poignée et la porte s’entrouvrit.

Mia était là, en chemise de nuit rose, couchée sur son lit, les yeux fixant le plafond. Elle ne tourna même pas le visage pour voir qui venait de s’introduire dans son univers. Fanny esquissa un « bonjour Mia », mais n’eut aucune réponse en retour. Elle prit la seule chaise de la chambre et l’approcha du lit et s’assit. Les fillettes avaient commencé à jouer à même le sol avec de petits sujets en plâtre qu’elles venaient de trouver ; sûrement des figurines faites par Mia lors d’ateliers de modelage.

Alors qu’elle se demandait ce qu’elle faisait ici et combien de temps elle allait encore supporter ce silence, Mia se retourna brusquement et tendit les bras vers sa sœur. Fanny n’en demandait pas tant et sans réfléchir se jeta dans ceux de celle qui lui manquait depuis si longtemps. Les petites jouaient tranquillement et les deux sœurs restaient enlacées, comme si rien au monde ne pourrait plus les séparer. Fanny pleurait doucement, pensant à toutes ces années gâchées, Mia ne disait rien, fixant toujours le plafond avec la même obstination. Les heures s’écoulèrent, laissant les deux sœurs se parler à voix basse comme si elles complotaient, puis il fut temps de partir. Mia maintenant dormait profondément et Fanny décida de rentrer avec les enfants. Lorsqu’elle passa devant l’hôtesse, elle lui envoya un grand salut et, toute souriante, elle rejoignit sa voiture. Elle était déchargée d’un grand poids, et maintenant elle chantonnait.

Une fois les petites installées dans leur siège, elle regarda le château, un grand sourire aux lèvres, et décida que désormais, son devoir accompli, elle n’avait plus aucune raison de revenir dans ce lieu.

Elle monta à bord de sa voiture et reprit la grande allée, sans regarder dans le rétroviseur.

Mia dormait toujours…

Chapitre 2

L’enfance de Louis

J’avais neuf ans et ce matin-là lorsque Biquet, mon meilleur copain, est venu me chercher à la maison, je ne pensais pas que cette journée allait changer fondamentalement le cours de ma vie.

Je me souviens, c’était un beau jour d’été, et nous traînions dans notre ruelle avec mon copain et…

Il m’a dit : « t’es, pas cap ! ». Biquet, c’est le pote que j’ai depuis ma naissance et celui que je considère comme un frère. J’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai suivi…

Nous avons monté un escalier de bois, brinquebalant, à moitié rongé par l’humidité. À chacun de nos pas, les marches craquaient et j’avais peur que tout s’effondre. Les deux étages me semblèrent une montée sans fin. Nous avons rejoint une petite plate-forme, tout aussi dangereuse que l’escalier que nous venions de gravir. De là, notre ruelle s’étalait devant nous et rien de ce qui s’y passait ne pouvait nous échapper. Nous étions dans le donjon de notre château fort, surveillant la progression de l’ennemi. Biquet me regarda droit dans les yeux, comme s’il avait voulu voir au fond de mon cerveau, si j’allais lui mentir.

Il sortit de sa poche un petit paquet étroit et assez long, en déchira l’extrémité et en tira deux cigarettes. Il m’en tendit une :

— Tiens, prends-en une. Tu verras, c’est bon.

J’hésitais à m’en saisir, mais son œil perçant pénétra au fond de mon regard et je n’ai plus eu le choix ; je devais accepter.

Je ne savais que faire de ce bout de papier qui contenait du tabac. Biquet l’avait déjà mis à sa bouche et sortit une allumette. Il s’y reprit à trois fois en la frottant sur le grattoir avant qu’une flamme ne jaillisse. Il l’approcha vers l’extrémité de sa cigarette et prit une profonde inspiration : la flamme fut attirée vers le papier et immédiatement le tabac s’enflamma ; il finit par prendre une large bouffée et recracha une volute de fumée, avec l’élégance d’un artiste qui signe sa toile.

— Allez, allume la tienne.

Il me tendit le bout incandescent de la sienne et me dit de le coller à la mienne et d’aspirer fort.

Je l’ai fait avec hésitation, et j’ai réussi l’allumage. Un goût âcre s’est propagé dans ma gorge, une fumée acide est entrée jusqu’au fond de mes poumons. Je n’ai pas eu le temps de faire le moindre geste que mon corps dans un réflexe instantané me fit connaître son mécontentement. Tout mon estomac se tordit et comme la lave sort d’un volcan, une bouillie jaunâtre s’échappa de ma bouche et de mes narines, pour venir tapisser le mur de l’escalier. Ma tête s’est mise à tourner comme si j’étais monté dans un des manèges de la fête foraine.

Mon premier contact avec la cigarette ne fut pas une réussite. Biquet était mort de rire ; il se roulait par terre incapable de s’arrêter. Toute la plate-forme bougeait vraiment beaucoup et désormais j’avais peur qu’elle s’effondre. J’ai jeté la cigarette par terre et Biquet l’a ramassée en me disant :

— T’es pas fou, tu veux mettre le feu à la maison.

J’avoue que je n’y avais pas pensé, mais il avait raison. Il a fini de tirer sur son mégot et alors que nous allions quitter notre repère, je l’ai senti. Son odeur, je la reconnaîtrais entre mille. Elle avait l’acidité de la sueur, l’amertume du vin rouge. Je la sentais de plus en plus, il n’était plus très loin.

— Vite, Biquet, il faut que l’on se cache. Le père Gaëtan arrive, il monte les escaliers.

Je ne m’étais pas trompé. De notre cache, derrière la porte du galetas, je le voyais fouiner partout sûrement à notre recherche. Il ne nous trouva pas et retourna sur ses pas. Nous avons attendu cinq bonnes minutes avant de partir. L’odeur de l’homme disparaissait et il n’en restait que des traces.

La descente fut tout aussi périlleuse que la montée, l’escalier bougeait de droite à gauche à chacun de nos pas pressés. Si maman m’avait vu, elle ne m’aurait pas laissé faire. Le goût âcre de la cigarette était maintenant ancré dans ma bouche et mon nez en reniflait constamment l’odeur. J’avais l’impression que si quelqu’un me croisait, il comprendrait immédiatement que j’avais touché à cet interdit. J’ai dit à mon copain qu’il fallait que l’on trouve de l’eau pour que je me rince la bouche. Il m’a regardé et en rigolant m’a traité de mauviette ; il est vrai que lui était un vieux, il avait deux ans de plus que moi et était déjà en cinquième au collège. Nous avons couru jusqu’à la fontaine de la place de l’église. Il a tourné la manivelle et doucement l’eau est montée, inondant d’un coup nos tennis. J’ai mis mes mains collées l’une à l’autre, pour en faire un réceptacle, et les ai emplies d’eau fraîche. J’ai bu de grandes rasades comme si mon corps voulait se purifier. Cela me faisait du bien et j’aurais bien continué si Biquet n’avait pas arrêté de tourner la manivelle.

J’ai pris le relais, mais lui n’a bu qu’une petite gorgée. D’un revers de manche, nous avons essuyé notre bouche ; je n’avais plus le goût de la cigarette, mais je sentais toujours l’odeur collée au fond de mon nez. Biquet me tendit un chewing-gum et je me mis à le mâcher avec ardeur… ainsi, maman n’en saurait rien !

Surpris, il me demanda comment je savais que le père Gaëtan allait arriver. Je lui ai dit que je l’avais senti et qu’il était le seul à avoir cette odeur. Il éclata de rire et me traita de chien de chasse. Je n’ai rien répondu, il aurait été surpris si je lui avais dit que lui, sentait encore le lit, car il n’avait pas dû se laver le matin.

Je ne sais pas ce qui s’est passé en moi, en fumant cette cigarette, mon odorat s’est révélé encore plus fin qu’habituellement.

Maintenant, en reconnaissant l’odeur de mon copain, j’ai compris que ma vie ne serait plus si facile, avec toutes ces agressions olfactives.

Nous avons passé le reste de la matinée à tourner en vélo autour de l’église. Nous étions deux et comme au tour de France, nous nous étions échappés du peloton. Biquet prenait le relais de temps en temps, mais comme j’étais plus sportif, c’est moi qui roulais en tête le plus souvent.

Vers midi nous avons rejoint nos maisons, sans avoir omis auparavant de respirer la bouche de l’autre pour être sûrs qu’il ne resta plus aucune odeur qui aurait pu nous trahir. Biquet considéra que tout était rentré dans l’ordre, mais pour moi je ne voyais pas de différence avec avant, mon odorat étant bien trop développé.

La mission était réussie quand même, car lorsque je l’ai embrassée, maman ne s’est aperçue de rien.

J’ai rejoint la salle de bain pour me débarbouiller.

Je n’ai pas traîné pour rejoindre la table familiale de la cuisine, car papa était très à cheval sur les horaires. On mange à midi et à 19 heures 30. Nous savons qu’il ne faut pas déroger sinon c’est la crise. Il est gentil, mais monte vite dans les tours dès qu’il y a un problème. L’autre jour il s’est mis en colère parce que la pédale de mon vélo s’était prise dans la roue de sa bicyclette. Du coup, il a pris mon vélo et l’a jeté dans la ruelle… Conclusion, il a mis deux jours à dévoiler les roues.

Il préside tous les jours en bout de table, en chef de famille ; il ne parle pas beaucoup, mais il écoute ; ce n’est pas le cas de ma sœur et de ma mère. Le dîner ou le déjeuner sont les moments où nous échangeons le plus, car le reste de la journée chacun a ses propres occupations. De temps en temps mon père fait une remarque ou se met en colère pour une broutille. Le plus souvent c’est quand nous renversons quelque chose : il peut alors faire une grosse crise. Par contre si c’est lui, il ne dit rien. Le pire c’est quand il renverse du vin. Il a la manie de nous mettre systématiquement une goutte de vin sur le front, comme si cela portait bonheur ! Ce qu’il ne peut pas savoir, c’est que cette goutte empeste mon front pour le reste de la journée.

Maman, elle est très différente ; elle aime parler de tout, elle chantonne toute la journée et elle est passionnée de lecture et de musique. À la maison, le poste de radio est en permanence branché sur Nostalgie. Elle a les cheveux aussi blonds que papa a les mains noires. Papa est mécanicien. Quel contraste quand il lui passe la main dans les cheveux ! Elle est toujours à l’écoute des autres à en oublier sa propre vie. Ma sœur n’est pas très volubile. Elle parle, mais ne fait jamais vraiment part de ses sentiments. Elle est de trois ans plus âgée que moi. Maman dit qu’elle est dans l’adolescence, mais papa traduit ça immédiatement par « âge bête ». Les soirées sont quelques fois houleuses, les cris et les portes qui claquent en sont souvent les conséquences. Je me demande si je serai comme elle plus tard. Je trouve qu’elle sent la transpiration, mais une spéciale, faite de peur, de colère, de rébellion, celle de l’adolescence.

Quand le déjeuner est terminé, papa fait toujours la sieste pendant vingt minutes avant de reprendre son vélo pour retourner au travail.

Par contre, après le dîner, il va se coucher directement, car il commence le matin vers six heures et a besoin de sommeil. Son métier est pénible et il l’exerce, quel que soit le temps. Le soir, quand il est au lit, il aime bien que tout le monde soit couché en même temps que lui. Il décrète alors l’extinction des feux, comme s’il était encore en temps de guerre. Ma sœur et moi avons beaucoup de mal à nous adapter et nous trouvons toujours des parades sans qu’il s’en rende compte. De toute façon, il peut dire ce qu’il veut, maman sera toujours d’accord avec nous et nous ferons ce que nous avons décidé.

Ce matin, c’est lui qui m’a tiré hors du lit à 6 heures. Je dormais à poings fermés et ça m’a fait drôle que l’on me secoue dans mon rêve. J’étais au-dessus de la mer et je planais avec un goéland à côté de moi. J’ai vite atterri… sur la descente de lit ! Je ne me souvenais plus que l’on était vendredi et que j’avais catéchisme avec l’abbé. J’ai fait une toilette rapide, sauté dans mon short, mis mon polo et mes baskets. J’ai avalé mon lait, sans me rendre compte s’il était chaud ou froid et j’ai descendu les escaliers quatre à quatre. Quand je suis arrivé dans la rue, le camion poubelle avait fait son œuvre depuis plus d’une heure et les couvercles jonchaient le sol, désolidarisés de leurs contenants. Je me suis bouché le nez et j’ai couru jusqu’à la cure le plus vite possible, car le temps m’était compté. Quand j’ai atteint la porte, il était 7 heures pile et ils étaient déjà tous dans la salle. J’ai toqué et la voix puissante de l’abbé m’a ordonné de rentrer. J’ai passé ma tête aux cheveux ébouriffés de l’autre côté du seuil et je suis tombé nez à nez avec deux gros yeux qui me terrorisèrent : l’abbé ! Il tomba directement sur mon oreille qu’il saisit d’une main ferme et en la tirant me conduisit sur l’estrade au pied du tableau. La position n’était pas la plus enviable, face à la classe. Le gros Bernard me regardait hilare ; il y a longtemps qu’il espérait sa vengeance et ce matin c’était l’apothéose. Je me suis dit qu’il ne perdait rien pour attendre. L’abbé me lâcha l’oreille et me dit, plutôt me cria, que j’étais un indécrottable et que je ne serai jamais un bon chrétien, parce que j’étais toujours en retard et que Dieu ne l’acceptait pas. Je me demande comment il pouvait bien le savoir. J’avais hâte qu’il se taise, non pas que ses paroles me blessaient, mais surtout à cause de son haleine qui sentait le café et les remontées acides de son estomac.

De sa peau émanaient de fortes odeurs de moisi. Je n’ai rien écouté pendant cette heure-là, j’ai continué mon rêve et je crois que j’ai mis beaucoup de temps à atterrir. L’odeur de la moisissure était accrochée à mon nez. À la fin du cours, je suis parti le premier à toute vitesse, encore plus vite qu’à l’aller. Je suis retourné à la maison, aux toilettes, car quand j’avais une terrible envie, et je n’aime pas faire ailleurs que chez moi ; je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça depuis toujours. Il était déjà 8 heures et quart et je n’avais plus beaucoup de temps pour rejoindre l’école. Heureusement je suis arrivé juste pour rentrer en classe avec les autres. Un tirage d’oreille par jour me suffit !

Le maître avait l’air de mauvaise humeur. M. Glévy a ses gros sourcils en bataille et les quelques cheveux qui lui restent sur le crâne sont restés au garde-à-vous après la nuit comme pour une revue matinale. Il fait les gros yeux et a appelé sur l’estrade Jean-Louis, François et Claude. Il va y avoir du grabuge ! Il les regarde du haut de son mètre quatre-vingts et de ses cent kilos. C’est fou comme ils ont l’air petits.

— Enlevez vos chaussures et vos chaussettes et montrez-nous vos pieds !

Tous les trois s’assoient et obéissent. Les baskets volent, les chaussettes les suivent comme aimantées.

Le maître observe le spectacle et prend le pied droit de Jean-Louis :

— Qu’est-ce que c’est cet anneau noir au niveau de ta cheville ? Ça s’appelle de la crasse et ça montre que tu ne t’es pas lavé. Espèce de cochon !

Les cinq autres chevilles qui suivirent présentaient les mêmes traces et l’instituteur entra dans une colère noire, encore plus noire que les objets du délit.

— Allez aux toilettes et lavez-moi ces pieds. Vous ne reviendrez en classe qu’une fois propre ! Compris ! Allez oust !

Je me faisais tout petit, car ce matin ma toilette avait été ultrarapide et j’étais dans la même situation que mes copains de classe. Heureusement le sort ne m’avait pas désigné. Après les oreilles, j’aurais eu droit aux pieds ; la totale. Mon nez lui me disait le contraire : les pieds de mes copains n’étaient pas odorants alors que ceux de mon instituteur se faisaient sentir même à travers ses chaussures.

Passé ce moment difficile, la classe reprit normalement et la dictée suivit le cours de calcul quotidien.

Elle n’était pas facile cette dictée : il n’y avait que des consonnes doublées, des c, avec ou sans cédille. Juste avant 11 heures, nous avons fait la correction. J’étais tranquille, j’avais toujours de bonnes notes en dictée, car je faisais rarement d’erreurs. Ce n’était pas le cas de mon voisin, Jean-Louis, qui était le champion des fautes. En général il en faisait deux par ligne minimum. Le maître enrageait. Il s’approcha de lui et demanda :

— Alors Bonnespoir, combien cette fois ?
— 32, monsieur.

Le maître était habitué et ne se serait pas énervé s’il n’avait pas vu que mon copain avait la bouche violette. Cette andouille venait de sucer sa plume comme on le fait avec un sucre d’orge. Il me disait toujours que le goût de l’encre violette et l’odeur de la colle blanche étaient pour lui un véritable plaisir. J’étais d’accord avec lui pour la colle et souvent j’essayais d’en découvrir la composition en la passant et repassant sous mon nez plusieurs fois.

Le maître ne l’interpréta pas comme cela et le gifla sans retenue.

Je me suis calé sur ma chaise en m’éloignant le plus possible pour ne pas en recevoir les restes. Jean-Louis se mit à pleurer, le maître resta stupéfait de son acte. J’ai senti dans ses yeux la terreur monter en lui, il ne savait plus que faire. La joue de mon copain s’empourprait et la marque des doigts apparut en relief sur sa peau.

Le maître arriva avec un cristallisoir d’eau glacée et commença à tamponner la joue en geignant :

— Ça va Jean-Louis, c’est un malentendu. Ce n’est rien.

J’ai compris tout de suite pourquoi il mettait autant d’ardeur à faire disparaître les preuves : il était bientôt 11 h 30, l’heure de la sortie. Le père de Jean-Louis était une personnalité de la ville et les retombées d’une telle agression ne tarderaient pas à se faire connaître et pourraient avoir des suites. Je ne sais pas si le maître a réussi son coup, mais il est resté en poste toute l’année. Par contre, il a arrêté l’inspection des pieds le matin et a remplacé tout cela par des cours d’éducation civique. Ce n’était pas mieux pour moi, car cela faisait une chose de plus à apprendre. Je ne désespérais pas de connaître un jour ce qui composait la colle blanche à la bonne odeur d’amande. L’encre violette avait sûrement un meilleur goût que son odeur. La prochaine fois, il faudra que je le demande à Jean-Louis.

Chapitre 3

La révélation

Aujourd’hui c’est jeudi et comme toutes les semaines je suis dans l’impasse dès huit heures. Je suis assis sur les marches d’escalier de la mère Ravineau, j’attends Biquet. D’habitude, c’est lui qui arrive le premier parce que son père le réveille à six heures quand il part travailler. Ce matin, il est en retard, peut-être que son père n’est pas allé au travail et Biquet doit encore dormir. Déjà une heure que je poireaute et il n’apparaît toujours pas. Je sens son odeur dans les escaliers. Il a dû y passer il n’y a pas si longtemps. S’il ne vient pas avant que le clocher sonne l’heure, j’irai chez lui demander à sa mère ce qu’il fait.

Je tape à la porte de chez mon copain et sa maman m’ouvre. Elle est en pleurs et je me demande bien ce qu’il y a.

— Biquet est à l’hôpital. Le docteur est venu cette nuit et une ambulance a emmené ton copain. Le médecin pense qu’il a fait une crise d’appendicite.