Les ombres de Ping’An - Tome 1 - Olivier Bardy - E-Book

Les ombres de Ping’An - Tome 1 E-Book

Olivier Bardy

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Beschreibung

À la fin du XIXᵉ siècle, dans la vallée de Ping'An, trois jeunes Chinois voient leur existence bouleversée par l’assassinat brutal de leurs parents. Fuyant vers Shanghai, ils sont enlevés et vendus comme esclaves aux États-Unis. Après la disparition de son frère, Xiong Hu parvient à s’évader et retourne à Shanghai, déterminé à retrouver sa sœur. Il entame alors une ascension fulgurante dans le monde impitoyable de la réussite sociale, transformant sa tragédie en une quête de justice et de rédemption.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Curieux et aventureux, Olivier Bardy se distingue par une insatiable soif d’exploration et de défis. Il embrasse à 40 ans de nouveaux horizons, entre musique, aviation, peinture et écriture. "Les ombres de Ping'An – Tome I" marque le dixième jalon de son parcours littéraire, reflet de son esprit audacieux.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Olivier Bardy

Les ombres de Ping’An

Tome I

Roman

© Lys Bleu Éditions – Olivier Bardy

ISBN : 979-10-422-6797-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Sombres Vendanges, Éditions de Saint-Amans (2009) ;

Phoenix Code, BEST SELLER éditions (2011) ;

La Ligne de Sang, BEST SELLER éditions (2014).

COLLECTION

LES ENQUÊTES FRAPPADINGUES DE QUIM VARGAS

La Mégère portait des gants MAPA,BEST SELLER éditions (2016) ;

Chromes et Châtiments, BEST SELLER éditions (2016) ;

Môa Président,Éditions De Borée (2017) ;

Savez-vous planter les sous ?,BEST SELLER éditions (2018) ;

Un Byrrh rondelle ne fait pas le printemps, BEST SELLER éditions (2018) ;

Dubo, Dubon, Du bonnet D, BEST SELLER éditions (2019).

Partie 1

L’empire du Milieu

Septembre 1866

Chapitre 1

Une lumière suave aux reflets changeants. Les prémices d’une aube nouvelle émergent des profondeurs de la nuit. Le soleil apparaît à l’Orient pour ouvrir la carrière du jour. De fragiles gouttelettes flottent, en suspension dans la brume matinale. Dans cette région reculée de la Chine éternelle s’ébauche le spectacle sans cesse renouvelé d’une ligne d’horizon ciselée par un relief montagneux aux pics acérés. Le petit village de bambous accroché à flanc de montagne dans un équilibre précaire domine l’immensité des rizières édifiées en terrasses par les nombreuses générations de paysans qui se sont succédé sur ces terres. Ces innombrables étendues végétales sont parcourues par de multiples vaguelettes à la crête de laquelle dansent de lourds épis de riz. Situé au cœur de la province du Sichuan, sur les contreforts qui surplombent la vallée de Ping’An, le frêle hameau de bambou s’apprête à renaître à la vie.

Le corps inondé de sueur, et l’esprit encore habité de chimères terrifiantes, Feng Hui émerge d’un mauvais rêve peuplé de dragons et de Nians, monstres féroces à tête de lion, aux griffes acérées et aux dents effilées. Un bruit furtif l’a tiré de sa torpeur. Peut-être le craquement d’un morceau de bois mort, brisé sous les pas d’un animal sauvage ou d’un rôdeur imprudent. À l’extérieur de la fragile construction de bambous, dans un ultime baroud d’honneur l’épais manteau noir des ténèbres s’agrippe désespérément aux larges épaules de la montagne. De fines gouttelettes de rosée ourlent délicatement les feuilles pourpres des plaqueminiers. Surpris par les prémices de l’aube au cours de leur déambulation nocturne, les derniers animaux noctambules rejoignent leurs tanières d’un pas précipité. Le royaume feutré de la nuit s’apprête à céder sa place à l’éclat du jour.

Les paupières encore gonflées de sommeil, Feng Hui laisse vagabonder sa main à la recherche de la femme qui partage sa natte depuis près de trente-cinq ans. Mais ses doigts ne rencontrent rien d’autre que le vide. Xiang Na est déjà levée. L’odeur sucrée de sa peau imprègne encore leur couche. Il lui faut plusieurs secondes avant de parvenir à entrouvrir les yeux, et encore une poignée d’autres pour s’habituer à la pénombre. Péniblement, Feng Hui parvient à s’asseoir, le dos soutenu par la fine paroi de la hutte en bambou dont il a hérité de ses parents en même temps que sa servitude à un cruel propriétaire terrien répondant au nom de Lian Guo (pays du saule). Cruel et si exigeant qu’il ne leur laisse qu’une trop faible partie de la récolte pour laquelle la famille s’épuise à longueur d’année. À peine de quoi se nourrir pour vivre. Tout juste de quoi survivre et apporter les protéines nécessaires à leur musculature pour continuer à travailler. Au cours de ce XIXe siècle, c’est le sort partagé par les millions de paysans qui peuplent l’empire du Milieu.

Il y a près de deux ans, la révolte des Taiping s’est achevée comme elle avait commencé, dans un bain de sang, faisant près de trente millions de morts à travers le pays au cours des quinze années qui constituèrent la plus grande guerre civile de l’histoire de l’humanité. Des provinces entières furent quasiment dépeuplées. Conséquence des souffrances subies par la paysannerie du fait de la décadence de l’empire Mandchou, les conditions de vie devenues insupportables avaient entraîné un soulèvement d’une violence inégalée contre les seigneurs propriétaires terriens. Avec l’aide de groupes religieux qui prêchaient l’égalité entre les hommes, le partage des terres et l’abolition des distinctions sociales, les paysans s’étaient alors soulevés contre leurs maîtres à travers toute la Chine. À maintes reprises, les armées impériales venues prêter main-forte aux seigneurs locaux furent défaites. Fin mille huit cent cinquante-quatre, près de la moitié du pays était sous l’emprise des rebelles. Le chaos régnait. Nankin, la capitale, fut prise à la fin de cette même année. La révolte ne fut matée que dix ans plus tard grâce à l’appui des Occidentaux. Fin mille huit cent soixante-quatre, financée par la Grande-Bretagne et la France, assistée par des troupes étrangères commandées par le major Gordon, l’armée impériale reprit Nankin au terme d’une bataille qui fit plus de cent mille morts. Avec cette cuisante défaite, les dernières illusions des paysans s’envolèrent et les seigneurs locaux infligèrent alors à leurs vassaux défaits des conditions de vie encore plus terribles, si tant est que cela se puisse. Pendant toute la durée du conflit, Feng Hui et sa famille s’étaient tenu à l’écart de l’agitation et des combats, ce qui leur avait sans doute permis de traverser cette sombre période en ayant la vie sauve. Mais nombre de leurs proches voisins, travaillant également pour Lian Guo et impliqués dans le soulèvement, disparurent corps et âme au cours d’affrontements sanguinaires.

Étendus à ses côtés, les trois enfants de Feng Hui dorment encore d’un profond sommeil, allongés tête-bêche à même le tapis de jonc tressé. Deux garçons et une fille. Que leur arrivera-t-il lorsqu’il ne sera plus là pour veiller sur eux et les protéger ?

Au moment de se lever, Feng Hui aperçoit sa femme à l’extérieur, accroupie à côté du feu qu’elle vient d’allumer à l’aide de quelques morceaux de bois glanés çà et là. Le bruit de l’eau frémissante annonce les délices du thé et caresse les oreilles tel le chant mélodieux du mandarin qui fait la cour à une femelle aux prémices de la saison des cerisiers en fleurs. Comme chaque matin le thé infuse et commence à libérer ses saveurs envoûtantes, Xiang Na peigne ses longs cheveux en les tirant vers l’arrière, avant de les nouer d’un geste mille fois répété à l’aide d’un fil de chanvre. Cette opération terminée, elle les entortille à plusieurs reprises pour finalement les enrouler en chignon à l’arrière de sa tête sous le regard attendri de son époux. Un filet transpercé de part en part d’une fine tige de bambou servira à le maintenir en place.

À partir de son adolescence, elle a laissé pousser ses cheveux et ne les a plus jamais coupés. Comme toutes les jeunes filles chinoises, elle les a d’abord portés rassemblés en deux chignons à l’arrière des oreilles. Plus tard, les jeunes femmes célibataires arborent une tresse attachée avec un fil de laine rouge. Les femmes mariées ne sont dotées que d’un seul chignon. Jeunes mariées, ce chignon a souvent la forme d’un papillon. Ces traditions ancestrales font partie des quelques instantanés qui apportent un peu de poésie à la difficile condition de paysan.

Les longues années de travail harassant, courbé sur la terre nourricière sont à l’origine des douleurs dorsales qui martyrisent le chef de famille. Il lui faut de longues minutes avant de parvenir à se lever et rejoindre Xiang Na près du feu. La chaleur de la flamme et des braises réconforte peu à peu son corps meurtri et apaise ses douleurs. Mari et femme échangent un regard complice et désabusé. Nul besoin de mots pour se comprendre. Il faut ménager ses forces et éviter de faire trop de bruit afin de permettre aux enfants de grappiller encore quelques minutes de ce sommeil réparateur dont, à leur jeune âge, ils ont encore tellement besoin. La veille, avant de se coucher, alors que leurs trois enfants harassés de fatigue venaient de sombrer entre les bras de Morphée, ils ont une nouvelle fois partagé leurs inquiétudes quant à leur avenir.

Feng Hui a la certitude d’avoir dépassé la cinquantaine. Un âge respectable. Aucun document ne permet d’établir précisément sa date de naissance. D’ailleurs s’il en existait un, il serait bien incapable de le déchiffrer. De par sa condition paysanne, le secret des caractères chinois, celui des sinogrammes qui forment des mots ne lui a pas été enseigné. Mais il a vu passer tant de saisons et de récoltes ! Des bonnes et des moins bonnes. Au fil des ans, ses articulations sont devenues moins souples et toujours plus douloureuses. C’est pourquoi il a la certitude d’avoir basculé dans la vieillesse. L’âge de Xiang Na n’est guère plus facile à établir. Dans son enfance, ses parents lui ont souvent répété qu’elle avait respiré sa première bouffée d’air aux prémices de l’année du rat. Traditionnellement, l’année du rat se fête tous les douze ans. Puisque Xiang Na est trop jeune pour avoir soixante ans, il est donc probable qu’en cette année 1866, nouvelle année du rat, son âge soit de quarante-huit ans. Même s’il leur est difficile de l’attester avec précision, du fait qu’aucun d’eux ne détient la science mathématique qui leur permettrait de savoir additionner les printemps ou les hivers. Bientôt, Xiang Na entrera à son tour dans la vieillesse. Chaque matin et presque tous les soirs, les premiers signes annonciateurs de ce grand âge commencent à se manifester.

En ce jour naissant, ils échangent une nouvelle fois au sujet de l’avenir de leurs enfants. Qu’adviendra-t-il d’eux, le jour où ils auront entrepris le grand voyage vers l’Orient éternel ? Xiong Hu, leur fils aîné, déjà robuste et bien charpenté pour son âge, se verra sans doute attribuer leur logement par le propriétaire des terres en échange d’une vie d’esclavage telle que celle qu’ils ont vécu. Mais quel sort sera réservé à Long An ? Il n’a que quatorze ans ! Sa santé est plus fragile que celle de son frère et tous deux craignent qu’il n’y ait pas de place pour lui sur les terres de Lian Guo.

Isamu (le guerrier), le fidèle contremaître de Lian Guo, est un homme plus féroce et aussi terrifiant que le puissant tigre de Jiangxi, même s’il arbore des canines moins impressionnantes et que sa lèvre supérieure est dépourvue des longues moustaches qui donnent sa force au félin. Une large cicatrice, rouge et boursoufflée altère la partie droite de son visage. Prenant naissance à la pointe du menton, elle parcourt sa joue et termine sa course à la base de son front, juste au-dessus de l’arcade sourcilière. Nul ne sait comment cette blessure lui a été infligée. Son œil blanc dépourvu d’iris est plus effrayant encore que l’œil rescapé au regard aussi féroce et acéré que celui de l’aigle des montagnes. Isamu se fait obéir et respecter par la terreur. Il n’hésite pas à malmener, voire à supprimer les paysans qui ont l’outrecuidance de le contrarier. Ceux qui ne produisent pas assez. Ceux qui lui tiennent tête. Ou encore les bouches qu’il considère comme inutiles, enfants et vieillards qui ne produisent pas. Dans ces contrées reculées de la Chine, les riches propriétaires ont depuis la nuit des temps, droit de vie ou de mort sur les paysans qui cultivent leurs parcelles. Les contremaîtres, quant à eux, jouissent parfois d’une grande liberté pour exercer leur pouvoir et faire respecter les règles édictées par le maître des lieux. Si leur tâche consiste à gérer les terres et les ouvriers pour en obtenir le meilleur rendement, ils n’hésitent pas à s’en prendre aux paysans en fonction de leur humeur et à les châtier durement. Ils imposent une discipline de fer et croient en la force de l’exemple. Pour ne pas avoir obéi avec suffisamment d’entrain, il n’est pas rare de voir des serfs pendus à des branches d’arbre, exposés au regard de tous, le corps livré à l’appétit insatiable des corbeaux. Ces oiseaux de malheur débutent toujours leur festin en dévorant les yeux et la langue. D’autres malheureux perdent la vie, victimes d’un puissant coup de sabre qui leur tranche la tête et la sépare du reste du corps. Macabre trophée censé donner à réfléchir à ceux qui n’obéissent pas au doigt et à l’œil du contremaître, celui-ci est parfois exposé au bout d’un pic ou laissé sur place au plus grand bonheur des cochons domestiques.

Et leur petite Chan Li (Orchidée magnifique), elle vient à peine de sortir de l’enfance en passant le cap des douze ans. Elle est encore trop jeune pour songer à la marier, même si des pourparlers sont en cours avec une famille voisine dont le fils de quatorze ans est en âge de convoler. Xiang Na a épousé Feng Hui à l’aube de ses treize ans. Elle a eu la chance que ses parents lui choisissent un mari dont elle n’a pas à se plaindre. Il ne la bat pas, est dur au labeur et pourvoit tant bien que mal aux besoins élémentaires de la famille, même s’ils traversent parfois des périodes difficiles. Mais malgré les sacrifices que cela engendre, Xiang Na ne souhaite pas se séparer de sa fille aussi jeune pour la confier à un inconnu. Feng Hui, lui, pense qu’une fille est une bouche inutile à nourrir, et que la marier permettrait de partager sa ration de riz entre ses deux garçons qui n’ont pas encore achevé leur croissance et en ont fort besoin.

Comme chaque matin, pendant que le thé infuse, le chef de famille s’éloigne discrètement de sa case en bambou pour relever les pièges posés discrètement la veille. Les maigres prises de la nuit permettront à chacun d’agrémenter sa ration de riz du lendemain avec un peu de viande dont les protéines apporteront des forces supplémentaires. Aujourd’hui, c’est jour de chance. Feng Hui reviendra les bras chargés d’un jeune pangolin et de deux musaraignes que Xiang Na l’aidera à dépiauter et à cuisiner le soir venu.

Pour l’heure, le thé parfumé et les cinq bols de riz gluant constituent la seule nourriture solide de cette journée. Xiang Na les a déposés à même le sol. Des volutes de fumée s’en échappent. Il est temps de réveiller les enfants.

Lorsqu’en fin de saison le riz vient à manquer, il est préférable de consommer son unique repas le matin avant de partir travailler. Cela permet de trouver la force nécessaire pour accomplir sa tâche de l’aube à l’aurore.

Sans un mot, encore abruti de sommeil, chacun se dirige vers sa ration quotidienne. Les cinq membres de la petite famille l’engloutissent dans un bruit de succion, en moins de temps qu’il n’en faut à un tigre pour dévorer un petit mammifère qui aurait eu l’imprudence de s’aventurer sur son territoire. Aucune parole n’est échangée entre les membres de la famille. Chacun préserve ses forces, l’esprit tourné vers cette nouvelle journée de travail qui l’attend et pèse déjà sur ses épaules.

L’heure du départ approche. Après avoir rassemblé les bols, les uns à la suite des autres, d’un pas mal assuré, la petite famille entame la descente. Chacun se met à dévaler les premiers mètres du chemin caillouteux et escarpé. Celui qui va les conduire aux rizières situées à une centaine de mètres en dessous du village. Chaque pas est un supplice pour le dos de Feng Hui. Un ruisseau longe le chemin et serpente à travers la montagne. Le clapotis de l’eau qui se fraye un passage entre les cailloux les accompagne jusqu’aux cultures situées en aval. Le village est construit à même le flanc d’une des nombreuses collines qui constituent les premiers contreforts de la montagne et donnent ce charme indescriptible à la région. Au fur et à mesure qu’ils avancent, d’autres paysans se joignent à eux. Ils forment ainsi un long cortège de travailleurs en route pour une nouvelle journée de labeur. Des pierres affûtées jalonnent le sentier, mais elles n’entament plus l’épaisse corne qui recouvre la plante des pieds des hommes et des femmes qui forment la longue colonne de travailleurs. À mi-chemin, les premiers rayons du soleil déchirent timidement l’obscurité. Ils étendent leurs bras d’or sur la surface d’une végétation indolente. Plus bas, les rizières en terrasses édifiées par les ancêtres de ce chapelet humain commencent à leur tour à émerger de la pénombre. Partout où la vue porte, les collines alentour sont couvertes de rizières asséchées, propriété de Lian Guo. Des siècles de travail, des générations de cultivateurs ont été nécessaires pour parvenir à façonner la montagne de la sorte. C’est un travail de titan réalisé jour après jour, mois après mois, année après année depuis des décennies, des siècles. Dans la brise matinale, les épis de riz s’agitent et s’animent lentement, en produisant un bruissement semblable à celui des vagues venant s’échouer sur les cristaux de sable chauffés par le soleil.

Le riz a été planté au début du printemps et en cette fin d’été, la récolte va pouvoir débuter. Les longs mois de labeur vont enfin porter leurs fruits. Cela fait deux semaines que les panicules se courbent sous le poids des grains jaunissant. Parvenus à maturité, ils affichent une belle couleur or. Les rizières ont été asséchées pour permettre aux grains de finir de mûrir. Pour une fois, la récolte s’annonce prometteuse. Si les Dieux de la pluie et du vent restent protecteurs et que leur colère ne vient pas détruire le travail effectué au cours de ces derniers mois, le maître des lieux leur octroiera peut-être une meilleure dotation de riz.

La matinée est déjà bien engagée. Le travail est pénible. Les corps courbés sous un soleil de plomb luisent et s’épuisent rapidement. Épaulé par son fils aîné Xiong Hu, Feng Hui fauche les épis de riz de la parcelle qui leur a été attribuée, à l’aide de petites faucilles régulièrement affûtées grâce à une pierre de silex. La petite Chan Li rassemble les fines tiges en bottes, avant de les porter à son frère Long An et à sa mère. Ces derniers les battent en frappant les panicules sur des fûts en bois, destinés à recueillir les grains tant convoités. La poussière et les particules virevoltent au gré du vent, s’immiscent partout, irritent la peau et provoquent de violentes quintes de toux. Heureusement, l’eau est à volonté. Chacun peut se rendre au ruisseau et s’y hydrater comme bon lui semble.

Le soleil est déjà haut dans le ciel, au moment où Long An décide d’aller étancher sa soif. C’est alors qu’il surgit. Venu de nulle part. Personne ne l’a vu arriver. Juché sur son cheval et plus effrayant que jamais, Isamu dirige sa monture en direction du point d’eau. Son œil trahit la haine qui le dévore. Gonflée par un afflux de sang, la cicatrice qui court sur son visage arbore une couleur écarlate. Mieux vaut se tenir à carreau. Les paysans baissent le regard vers le sol et redoublent d’efforts dans leur ouvrage sans oublier d’invoquer les Dieux protecteurs afin qu’ils leur viennent en aide contre la méchanceté de cet homme et ne soient pas l’objet de sa vindicte.

Arrivé à la hauteur du jeune homme, dans un hennissement du cheval malmené, le contremaître immobilise sa monture et entreprend de rudoyer Long An, lui reprochant de prendre du bon temps et ne pas travailler comme il le devrait. Le jeune homme courbe l’échine et baisse la tête en signe de respect. Mais rien ne semble pouvoir apaiser la colère du contremaître. Il éructe, crache sur Long An et du haut de son cheval, se met à fouetter le jeune garçon. Ce dernier se jette au sol pour tenter d’éviter les coups de fouet qui lacèrent ses vêtements et entament sa peau. La colère d’Isamu devient alors incontrôlable. Il met pied à terre et reprend de plus belle la flagellation du pauvre garçon.

Voyant son fils en difficulté, et sachant qu’il risque de périr sous les coups de cette brute sanguinaire, Feng Hui se précipite en direction du contremaître pour tenter d’implorer sa clémence. Il se jette aux pieds d’Isamu, s’accroche à ses bottes et le supplie d’épargner son fils. Isamu n’en attendait pas moins. Ce geste salvateur pour Long An marquera la fin tragique de Feng Hui. Retournant sa rage contre lui, Isamu dégaine son sabre. Tenant fermement le pommeau des deux mains, il lève la pointe vers le ciel, juste au-dessus de la tête du vieil homme. Un éclat de soleil frappe le métal poli. Dans un geste rageur, Isamu abat la lame effilée sur le cou du vieux paysan et lui tranche la tête. En voyant la tête de son mari rouler sur le sol, Xiang Na ne peut retenir un hurlement.

Ne décolérant pas, Isamu se dirige alors vers la pauvre femme. Xiang Na ne peut détacher son regard de la lame du sabre couverte de sang. Le sang de Feng Hui ! Elle ne voit plus Isamu qui la menace, ne l’entend pas. Il se dresse pourtant devant elle et se tient à moins d’un mètre. D’un violent coup de sabre, le contremaître transperce le corps de la pauvre femme qui s’effondre à genoux avant de basculer sur le dos, inanimée. Sans laisser transpirer le moindre sentiment, Isamu pose un pied sur la poitrine de sa victime et retire son arme d’un geste vif avant de l’essuyer sur les vêtements de la pauvre femme. Il se retourne alors et s’adresse à Xiong Hu dont les larmes inondent le visage, pour lui signifier qu’en sa qualité d’aîné, il est désormais en charge des parcelles de rizières jusque-là attribuées à son père. Ajoute que dans sa grande bonté il laisse la vie sauve à ce chien de Long An, sous réserve que la récolte soit abondante et moissonnée dans les meilleurs délais. Alors que ses larmes abreuvent la terre nourricière, et sans quitter le sol du regard, Xiong Hu le remercie d’un signe de tête. Satisfait de sa prestation, la cicatrice légèrement dégonflée, Isamu remonte sur son cheval, fait volte-face et repart au galop, suivi comme son ombre par ses hommes de main dont le rire se propage à travers la vallée. Cette petite séance matinale l’a mis de bonne humeur, et nul doute qu’elle servira de leçon à tous ces chiens qui profitent de la moindre occasion pour se la couler douce. Depuis plusieurs jours déjà, il avait décidé de régler le sort de ces paysans devenus trop vieux pour rester productifs. L’occasion était trop belle pour s’en débarrasser et asseoir son autorité auprès des autres pouilleux.

Après avoir déposé les corps de leurs parents à l’abri de la morsure du soleil, à l’ombre d’un plaqueminier situé en bordure de rizière, tels des automates, dans la douleur et la souffrance, les trois enfants de Xiang Na et de Feng Hui reprennent le travail et s’acquittent de leur tâche jusqu’à la tombée de la nuit. Le soir venu, à l’aide de tiges de bambous et de feuilles de roseaux, quelques paysans compatissants viennent en aide à la fratrie. Ils assistent ces enfants qui pourraient être les leurs, afin de confectionner des civières qui vont leur permettre de transporter les dépouilles et de les déposer devant la hutte familiale. Puis chacun rejoint son foyer pour se reposer, laissant là les enfants de Feng Hui désemparés. Tard dans la nuit, Xiong Hu achève la sépulture de ses parents à l’arrière de leur hutte en bambou. Avant de déposer délicatement les corps au fond de la fosse, Xiong Hu défait le petit bracelet que sa mère porte au poignet droit et qui lui a été offert par son mari Feng Hui en l’honneur de leurs trois enfants. C’est lui-même qui l’a confectionné en tressant de fines bandelettes d’écorce de bambou. Bracelet sur lequel il a ensuite fixé entre des nœuds, trois pierres percées représentant chacun de leurs enfants. Des pierres qu’il a mis des semaines à polir discrètement, sans que Xiang Na ne se doute de rien.

Après avoir enterré les corps, Xiong Hu dépose un peu de riz en guise d’offrande aux Dieux. À tout juste dix-sept ans, il est désormais en charge de son frère Long An et de sa sœur Chan Li. Vaincue par le chagrin et la fatigue, le corps secoué de spasmes, Chan Li a fini par sombrer dans un profond sommeil. Après avoir attaché le bracelet de leur mère au poignet de sa sœur, Xiong Hu s’emploie à soigner les blessures de Long An en lui appliquant une mixture d’angélique et de racine de pivoine blanche. Les coups de fouet qui ont zébré son dos ont laissé de profondes entailles, exposées toute la journée aux ardentes morsures du soleil. Il faut à tout prix éviter qu’elles ne s’infectent. Xiong Hu ne parvient pas à fermer l’œil de la nuit. Il veille sur son frère qui délire, éponge son front et tente d’endiguer la forte fièvre qui s’est emparée de son corps. Il profite de quelques périodes de répit pour dépouiller le gibier ramené le matin même par son père.

Au plus profond de lui, Xiong Hu ressent les prémices de la colère qui fait son œuvre. Il lutte pour ne pas se laisser submerger par le ressentiment et sait que face à Isamu et ses hommes de main, il n’a aucune chance. Mais comment continuer à travailler sous les ordres de cet homme qui a lâchement assassiné ses parents ? Cet homme cruel et injuste qui a droit de vie ou de mort sur ceux qui travaillent sur les terres de Lian Guo. Peu avant l’aube, alors qu’il prépare le thé et le riz gluant, et malgré la volonté de lutter contre ses impulsions, une seule pensée occupe désormais son esprit : venger ses parents. La haine a envahi son cœur. La passion et les émotions ont pris le dessus sur sa raison. Mais comment s’attaquer à mains nues à cet homme armé, entouré de mercenaires sanguinaires ?

À l’aube, Chan Li découvre le bracelet de leur mère attaché autour de son poignet. Elle le caresse du bout des doigts alors que de grosses larmes chaudes coulent le long de ses joues. Avant de partir travailler en compagnie de Chan Li, Xiong Hu fait boire à Long An une nouvelle décoction de sauge rouge et de tiges de spatholobus qui l’aidera à contenir sa fièvre pendant que Chan Li et lui travailleront dans les rizières. Tout au long de la journée, il leur sera impossible de quitter les rizières pour prendre soin de leur frère. Xiong Hu prie pour qu’Izamu ne remarque pas l’absence de Long An. Son courroux serait redoutable. Les jours se succèdent, rythmés par le travail harassant et les soins apportés à Long An. Les entailles qui parcourent son dos cicatrisent lentement et la fièvre commence à s’apaiser. La viande de pangolin découpée en fines lamelles avant d’être bouillie redonne des forces au malade. Chan Li s’acquitte de son travail sans laisser paraître le moindre sentiment. Le soir venu, elle sombre dans un profond sommeil entrecoupé de sanglots. Son frère aîné tente de l’apaiser en lui caressant les cheveux. Ils ne sont pas encore parvenus à évoquer la mort brutale de leurs parents ni à mettre des mots sur cette tragédie. Chacun garde l’ignoble scène enfouie au plus profond de lui, comme une large blessure qu’aucune huile ni aucun onguent ne parviendra jamais à soulager. Peut-être n’ont-ils pas encore réellement réalisé ce qui s’est passé ce jour-là dans la rizière. Les deux plus jeunes voient bien que leur aîné est préoccupé. Il veille sur eux jour et nuit et ne prend pas le temps de se reposer. À ce rythme-là, il ne tiendra plus très longtemps.

Au matin du dixième jour, alors que le soleil s’apprête à inonder de lumière le petit village, Long An est de nouveau sur pieds. Il culpabilise et à son tour, n’a plus qu’une idée en tête : venger la mort de ses parents. Conscient du terrible sentiment qui dévaste maintenant l’esprit de son frère, la raison finit par l’emporter sur la passion et Xiong Hu prend la seule décision raisonnable qui s’impose. Une seule et unique option s’offre à eux. Ils doivent s’enfuir loin d’ici. L’aîné a longuement mûri son plan. Ils comptent se rendre à Shanghai pour y trouver du travail et vivre sans avoir à craindre les humeurs d’un contremaître sanguinaire. Xiong Hu a plusieurs fois entendu parler de cette grande ville dans laquelle il est aisé de disparaître dans l’anonymat de la foule. Il y sera facile pour de jeunes hommes robustes et courageux comme eux de trouver du travail en échange de quelques pièces en cuivre. Les deux frères ont déjà vu ces pièces qui permettent de devenir riche. Il y en a de différentes tailles. Toutes percées au milieu. Lorsqu’il part pour Shanghai, Lian Guo en porte parfois une grande quantité, enfilée sur une cordelette de cuir accrochée à sa ceinture.

Au cours de sa journée de travail, Xiong Hu ne cesse de réfléchir à la manière dont ils vont s’y prendre pour quitter le village. Petit à petit, alors que l’activité bat son plein dans les rizières, son projet prend forme et il affine ses plans. Il n’est pas question de demander la permission de partir, ni à Lian Guo et encore moins à Isamu. Les deux hommes considèrent les paysans comme faisant partie intégrale de leurs biens. Au même titre que les chevaux et autres animaux, les terres et les rivières, les villages et les forêts. Jamais aucun homme n’a été autorisé à quitter le village avant eux. Jamais aucun ne le sera. Il leur faudra donc s’enfuir le plus discrètement possible, sans se faire remarquer. Dès qu’il découvrira leur disparition, Isamu ne manquera pas de se lancer à leur poursuite. S’il parvient à les retrouver, cela signera leur condamnation à mort, précédée d’abominables tortures s’il est d’humeur à s’amuser. Long An étant suffisamment rétabli, Xiong Hu décide qu’ils partiront le soir même, au moment où les habitants harassés par leur journée de travail sombreront dans un sommeil réparateur. Ils auront alors jusqu’à l’aube pour prendre de l’avance. Lian Guo n’ayant pas pour habitude de visiter les maisons des paysans au cours de la nuit, en dehors des fois où ils en chassent les parents pour prendre du bon temps avec leurs filles. Une raison de plus pour s’enfuir, pense Xiong Hu, Chan Li étant sur le point de passer de l’enfance à l’âge de se marier. Ne disposant d’aucun effet personnel, les trois frères et sœurs voyageront léger. Ils transporteront avec eux le strict nécessaire pour mener à bien leur expédition. Les cinq kilos de riz restants de la dernière récolte, les lamelles de pangolin et de musaraigne séchées ainsi que la gourde en peau qu’ils utilisent et leur permet de s’abreuver lorsqu’ils se rendent aux champs.

Le soir venu, sur le chemin du retour, Xiong Hu fait le plein de la gourde dans le ruisseau qui serpente le long du chemin. Arrivé à la maison, il s’empare d’un sac en fibre de bambou dans lequel il emballe soigneusement leur plus grand trésor : La réserve de riz et la viande. Il fourre ensuite le sac à l’intérieur de la marmite qu’ils emporteront avec eux. Xiong Hu fait alors part de ses projets à son frère Long An et à sa sœur Chan Li, intrigués par ces préparatifs inhabituels. Submergée par l’émotion, Chan Li éclate en sanglots. Sans doute terrorisée par les risques du voyage qu’ils s’apprêtent à entreprendre et les terribles incertitudes face à l’inconnu. Xiong Hu la prend dans ses bras et caresse ses cheveux. À force de patience, il parvient à la réconforter. Même si en son for intérieur il ne peut lui-même être certain d’avoir pris la bonne décision, en tant qu’aîné il se doit de montrer l’exemple. Tous trois s’assoient dehors à proximité du foyer qu’ils se gardent bien d’allumer pour ne pas attirer l’attention. De son côté, Long An reste partagé entre le vif désir de vengeance qui accapare son esprit et lui vrille l’estomac, et l’attrait de l’aventure que lui propose son aîné.

Alors qu’il continue d’apaiser les craintes de sa sœur, Xiong Hu guette l’extinction des bougies qui illuminent encore les dernières huttes dont les habitants n’ont pas encore sombré dans le sommeil. Les trois enfants de Xiang Na et de Feng Hui prennent alors le temps de se recueillir sur la sépulture de leurs parents. Ils invoquent Yanluowang, le roi de Di Yu (le royaume des morts), implorent sa clémence afin que leurs parents ne soient pas sciés en deux, jetés dans des puits à ordures ou forcés de grimper à des arbres hérissés d’épines. Enfin ils prient pour qu’il leur épargne la chambre de flammes, celle des chaudrons d’huile ou celle de l’arrachement de la langue.

Derrière les murs de bambous des huttes, les dernières bougies ne tardent plus à s’éteindre, plongeant le village dans l’obscurité. Xiong Hu patiente encore un moment. Il ne veut pas prendre le risque d’être repéré. Le jeune homme scrute les bruits de la nuit couverts par les ronflements des paysans épuisés. La faible luminosité que diffuse la lune montante permet seulement de distinguer les ombres. Xiong Hu se lève le premier et donne le signal du départ. Il saisit la marmite de riz et se tourne vers son frère pour l’aider à passer la sangle de l’outre derrière sa nuque, puis en travers de son épaule. Ainsi, Long An portera la réserve d’eau sur son torse.

Xiong Hu formule alors les dernières recommandations avant de se mettre en marche pour un long périple semé d’embûches et émaillé d’incertitudes. Par un clair de lune à l’intensité diaphane, le cœur empli d’une multitude de sentiments contradictoires, les trois enfants de Feng Hui et de Xiang Na s’apprêtent à quitter le village de leurs ancêtres pour ne plus jamais y revenir. Au moment du départ, Chan Li fait tourner entre ses doigts les trois pierres qui ornent son bracelet. Sur la pointe des pieds, les deux frères et la sœur naviguent entre les huttes en prenant soin de ne pas réveiller les occupants. Sans s’être concerté, aucun des trois enfants ne se retourne pour jeter un ultime coup d’œil à cet endroit où ils auront passé les premières années de leur existence, et où reposent désormais les corps mutilés de leurs parents.

Chapitre 2

Au cœur de l’obscurité et sur la pointe des pieds, Xiong Hu, Long An et Chan Li quittent le village de leur enfance. À cet instant, les bons et les mauvais moments qu’ils y ont vécus se bousculent et submergent leurs pensées par vagues successives. Mais ils ne se retournent pas. Leur avenir, aussi incertain soit-il, est désormais devant eux, sur ce chemin qu’ils se préparent à marquer de leurs empreintes et qui va les conduire vers une destination inconnue, mais un futur envoûtant. Pudiquement, l’obscurité préserve le secret des perles salées qui glissent le long des joues des trois jeunes fugitifs. C’est peut-être à ce moment précis que les enfants de Feng Hui prennent conscience qu’ils ne reverront plus jamais leurs parents sur cette terre. Un jour, à n’en pas douter, lorsqu’à leur tour l’heure sera venue de traverser le Pont-sans-retour, ils se retrouveront tous ensemble sur la terre pure. Leurs âmes seront bercées de musiques et de parfums suaves au cœur d’un éternel printemps. À leurs pieds s’étendra un bassin aux eaux cristallines. À la surface, tels de précieux fragments de soie s’épanouiront une multitude de fleurs de lotus aux parfums plus subtils les uns que les autres. Majestueusement, sans émettre le moindre bruit, des carpes Koï glisseront entre deux eaux, un rai de soleil faisant scintiller leurs écailles. Celles-ci s’envoleront à leur tour vers le ciel où, dans une alchimie connue des seuls Dieux, elles se transformeront en dragon. Cette pensée réconfortante va leur permettre de trouver les forces nécessaires pour venir à bout de l’entreprise dans laquelle ils viennent de se lancer. Mais au-delà de ça, il leur faudra construire leur vie, loin de cette région maudite, de son cruel seigneur et de l’infâme Isamu, son terrible serviteur.

De puissants ronflements s’échappent des huttes entre lesquelles ils cheminent. Ils empruntent alors la piste qui plonge vers la vallée, accompagnés par le bruissement de l’eau. Leurs pieds qui ont parcouru des milliers de fois ce sentier en connaissent chaque caillou. Ils y trouvent leurs marques sans la moindre difficulté. Parvenus dans la vallée, ils traversent une dernière fois les rizières dans lesquelles leurs parents et aïeux ont sué sang et eau. Shanghai se trouve à de nombreux jours de marche en direction de l’est. Combien de temps leur faudra-t-il pour atteindre cette ville prodigieuse où ils vont pouvoir démarrer une nouvelle vie ? Une semaine, peut-être deux ? Aucun d’entre eux n’en a la moindre idée. Tous ont compris qu’ils n’ont pas choisi la voie de la facilité et que le voyage sera long, dangereux et semé d’embûches, mais il est trop tard pour laisser le doute s’infiltrer dans leur esprit. Ils ont opté pour la seule et unique solution qui s’offrait à eux.

Parvenus au cœur de la vallée deux routes se présentent. Celle du Nord et celle qui serpente vers le Sud à travers les rizières. Xiong Hu a souvent vu Lian Guo et ses équipages emprunter la route du Nord, plus large, pour se rendre à Shanghai où il part négocier le prix du riz pendant que ses hommes de troupe s’offrent du bon temps en compagnie des Belles de Shanghai. Les trois enfants ne sont jamais partis à plus d’une demi-lieue de leur village, sans même quitter les terres de Lian Guo. Ils n’ont donc pas la moindre idée du chemin qu’il va leur falloir emprunter pour parvenir à destination. Xiong Hu ne sait qu’une chose, enseignée par son père, il faudra marcher vers l’Est pour tenter de rejoindre Shanghai. Les étoiles qu’il a souvent observées en présence de son père leur montreront la voie à suivre. Après un court moment de réflexion, Xiong Hu décide de se diriger vers le Sud avant de quitter la vallée, afin de brouiller les pistes. Nul doute que lorsque leur fuite sera découverte, Isamu se lancera à leur poursuite par la voie habituelle. Quel esprit dérangé pourrait avoir l’idée de fuir par le chemin le plus long alors qu’il est vital de prendre un maximum d’avance dans les premières heures sur ses poursuivants ? Dès qu’une passe se signalera à travers la montagne, il sera temps de l’emprunter et de bifurquer vers l’Est !

Après plusieurs heures de marche, et désormais en terrain inconnu, épuisés par leur longue journée de travail, leurs pas commencent à devenir incertains. Les uns à la suite des autres, ils chutent et rechutent à de multiples reprises, leurs pieds butant sur une pierre saillante, une racine aérienne ou une irrégularité du chemin et ne comptent plus les écorchures qui entaillent leurs genoux et commencent à zébrer de stries rouges la paume de leurs mains. Les trois frères et sœurs s’entraident à tour de rôle pour se remettre sur pieds. Leur vision s’est depuis longtemps adaptée à l’obscurité. Certes ils ne voient pas comme en plein jour et la nature qui les entoure reste floue, leurs yeux perçoivent des formes et des ombres plus terrifiantes les unes que les autres. Ils cheminent serrés les uns à la suite des autres tout au long de la nuit et traversent une quantité incroyable de rizières. Jamais ils n’auraient pu imaginer qu’il puisse y en avoir autant. Des rizières en terrasse accrochées à flanc de collines. Terrasses créées par la main de l’homme, par les mains des paysans qui en ont tiré tout juste de quoi survivre, alors que dans le même temps, les propriétaires terriens faisaient d’énormes profits. Des profits tels que certains d’entre eux peuvent s’offrir des armées de mercenaires pour protéger leurs terres. Le pays tout entier semble dédié à la culture du riz. Des millions, des dizaines de millions, des centaines de millions, peut-être même des milliards de grains de riz. Probablement assez pour recouvrir toute la surface de la Terre alors que ceux qui en prennent soin à longueur d’année et les font pousser ne disposent que d’une quantité à peine suffisante pour leur permettre de survivre.

Une fine brise caresse le visage des fugitifs et assèche les sillons formés par les larmes qui les parcourent en laissant sur la peau des méandres de sel blancs. Les heures continuent à s’égrener, la nuit court à sa perte et le soleil ne va plus tarder à se lever. Il est temps de trouver un endroit sûr où se dissimuler afin de passer la journée à l’abri des regards indiscrets. Xiong Hu pense que le plus dangereux pour eux serait de marcher à la lumière du jour. Il redoute d’être aperçu par les paysans qui s’affairent dans les rizières de l’aube à l’aurore. Trois jeunes gens inconnus marchant entre les champs cultivés ne peuvent qu’attirer l’attention. Que font-ils loin de chez eux ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ainsi alors que la saison des récoltes bat son plein et que l’on manque de main-d’œuvre ? Serait-ce des pilleurs profitant du fait que les paysans soient affairés à récolter le riz pour dévaliser le peu de bien qu’ils possèdent ? Et puis en une nuit, ils n’ont probablement pas parcouru plus d’une trentaine de kilomètres. Rien ne permet d’affirmer qu’ils ne se trouvent pas encore sur les terres de Lian Guo. Jusqu’où s’étend le domaine de leur ancien propriétaire et de son terrible contremaître ? Impossible de le savoir. Il faudra peut-être encore marcher plusieurs nuits avant de quitter son immense territoire. Dans cette vallée, le chemin qu’ils suivent serpente entre deux imposantes montagnes sur les flancs desquels toujours plus de rizières en terrasses ont été aménagées au fil des siècles.

Soudain, sur sa droite, Xiong Hu distingue une petite anfractuosité qui s’ouvre au pied de la paroi de granit qu’il longe depuis plus d’une heure. Cela fait maintenant plusieurs kilomètres que la vallée s’est resserrée et toutes les cultures sont désormais implantées sur la gauche du chemin. Sur la droite se dresse une falaise abrupte. L’ouverture que Xiong Hu a repérée dans la pénombre est en partie cachée par une épaisse végétation. Une caverne semble s’enfoncer à l’intérieur de la falaise. Cela fera une excellente cache, pense-t-il. Alors que son frère et sa sœur patientent et montent la garde à l’entrée de l’excavation, il prend son courage à deux mains et pénètre à l’intérieur. La grotte est suffisamment haute pour lui permettre de s’y glisser à genoux. Xiong Hu s’enfonce sur plus d’une dizaine de mètres avant d’atteindre une portion qui s’élargit et marque l’extrémité de caverne. Au fond se trouve une petite pièce d’eau pure. Une rivière souterraine a dû couler ici il y a des millions d’années et y créer cette cavité. La température y est agréable. Xiong Hu décide que ce lieu fera un excellent refuge pour se reposer et laisser passer la journée. Il retourne donc sur ses pas et part quérir Chan Li et Long An qui s’engagent à leur tour dans le boyau de pierre. Parvenus à son extrémité, ils se redressent pour pénétrer dans la partie plus spacieuse et sont émerveillés par la présence de l’eau. À chacun de leurs pas, ils perçoivent des craquements sous leurs pieds. Il faudra encore un peu de temps, afin que leurs yeux s’habituent à l’obscurité totale des lieux pour découvrir qu’il s’agit d’os. De milliers d’os jonchent le sol. Des os de marmottes, de pangolins, des os de renards et de nombreux autres petits herbivores qui constituent habituellement les repas des grands félins. Dans un autre temps, cette grotte a dû être le repaire d’un tigre. Il faut espérer qu’il ait désormais élu domicile ailleurs. Long An et sa sœur se ménagent un espace pour dormir en repoussant du pied les ossements le long de la paroi. Blottis l’un contre l’autre, épuisés par cette interminable nuit, ils ne tardent pas à sombrer dans un sommeil réparateur, les doigts de Chan Li s’agitant autour des pierres de son bracelet.

Avant de s’abandonner à son tour entre les bras de Morphée, Xiong Hu extrait de sa poche une fine lanière de cuir d’une trentaine de centimètres, prélevée sur la peau d’un pangolin capturé il y a quelques années par son père Feng Hui. Il la met à tremper dans l’eau et patiente un long moment. Lorsque le cuir est suffisamment imbibé d’eau et qu’il commence à s’assouplir, il l’étire longuement afin qu’il se détende. Puis d’un geste maladroit de la main droite, il parvient à l’attacher autour de son poignet gauche. En séchant, la lanière va rétrécir pour reprendre sa dimension originelle. Dans quelques heures elle finira par lui comprimer la chair et lui entaillera la peau. La douleur deviendra alors si vive qu’elle ne manquera pas de le tirer de son sommeil. Il ne s’agit pas de laisser passer l’heure du coucher de soleil afin de se remettre en marche.

*

Quelques heures plus tard, à une trentaine de kilomètres de là, alors que les trois enfants de Feng Hui dorment profondément et que dans la vallée le soleil brille au firmament, Isamu décide de se rendre sur les rizières du village de Ping’An afin de vérifier que le deuxième fils de Feng Hui a bien repris le travail. Les quelques malheureuses entailles sur son dos, stigmates des coups de fouet dont il l’a gratifié ne peuvent justifier que ce chien reste alité plus longtemps. Il ordonne à ses deux plus fidèles mercenaires Qin Zheng et Ying Huang de l’accompagner. Vêtus de longs manteaux de cuir qui descendent en dessous des genoux, les trois hommes enfourchent leurs chevaux et prennent la direction du nord. Lorsqu’ils arrivent sur place, après dix minutes de chevauchée soulevant derrière eux un nuage de poussière, il ne leur faut pas longtemps pour constater que les trois enfants de Feng Hui ne sont pas à l’ouvrage. Les autres paysans et leurs familles travaillent d’arrache-pied, Isamu interroge plusieurs d’entre eux, distribuant çà et là quelques coups de fouet, histoire de les rendre plus loquaces, mais la réponse est toujours la même. Personne n’a vu Xiong Hu, Long An et Chan Li aujourd’hui. Habitués aux frasques d’Isamu, les paysans craignent des représailles. Ils baissent la tête et s’emploient à leur tâche tout en espérant ne pas être celui sur qui le contremaître jettera son dévolu.

Mais aujourd’hui, Isamu n’a pas de temps à perdre. Sous l’emprise d’un terrible pressentiment et rongé par une colère grandissante qui irrigue sa cicatrice, il donne le signe du départ. À bride abattue, les trois hommes s’engagent sur le sentier qui mène au village. En les voyant arriver, les quelques vieux qui ne sont plus en âge de travailler dans les rizières se cachent au fond de leurs huttes respectives. Ils ont conscience d’être devenus des bouches inutiles, et de peur d’être découverts, retiennent leur respiration et se mettent à trembler de tous leurs membres. Certains se laissent aller et un liquide chaud s’écoule le long de leurs jambes. S’ils viennent à être découverts, ils savent qu’ils seront immédiatement exécutés. Isamu n’a pas l’habitude de débarquer au village et sa venue n’augure rien de bon. Que viennent faire ici ces trois hommes sanguinaires ? Tirant sur les rênes comme des forcenés, les cavaliers immobilisent leurs montures devant la hutte de Feng Hui et mettent pied à terre, pendant que les chevaux récupèrent de leurs efforts. Leurs naseaux sont couverts d’écume. Les équidés frappent le sol de leurs sabots de manière sporadique et hennissent bruyamment en secouant la tête de haut en bas. La hutte de Feng Hui est abandonnée. À grands coups de pieds, Isamu détruit la frêle porte d’entrée en bambous avant de mettre l’intérieur sens dessus dessous pour tenter de calmer sa colère. En vain. La réserve de riz a disparu. Les craintes du contremaître se confirment. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre que ces moins que rien ont profité de l’obscurité de la nuit pour s’enfuir. Jamais personne ne lui a fait subir un tel affront. Il va se mettre à leur poursuite sans attendre, les capturer et les ramener au village. Il en va de son honneur ! Sa vengeance sera terrible.

Leur mise à mort sera longue et douloureuse, afin de donner l’exemple et de couper l’envie à ceux qui pourraient imaginer que l’on peut s’enfuir impunément. Il les fera écorcher vifs pour donner leur peau en pâture aux porcs, avant de leur faire rôtir les pieds. Leurs tibias seront broyés par les mâchoires de chiens sauvages affamés. La fille prise de force par ses mercenaires qui se donneront du bon temps et les garçons émasculés. Leurs sexes donnés à manger aux chiens. Puis il les éventrera avant de leur couper la tête. Leurs têtes seront plantées au bout d’un pic et exposées à la vue de tous jusqu’à ce que les corbeaux aient achevé leur festin en laissant les os à blanc. Leurs corps éviscérés seront finalement livrés aux vautours afin qu’ils ne puissent jamais accéder au paradis. Tous les paysans seront réunis pour assister à leur longue agonie.

À l’idée de ces festivités, Le visage d’Isamu se détend un instant. Sa cicatrice commence à désenfler et son œil rescapé injecté de sang reprend une couleur presque normale. Il ordonne à ses hommes de mettre le feu à la hutte des fuyards et de déterrer les cadavres de Feng Hui et de Xiang Na avant de les jeter en pâture aux chiens errants. Isamu n’a pas l’intention de faire part de sa découverte à Lian Guo. Ce serait reconnaître une faiblesse de sa part et l’humiliation dont il est victime par la faute de simples paysans. Qui plus est des enfants ! Des moins que rien, des chiens pouilleux ! De retour auprès de son maître, il sollicite alors l’autorisation de disposer de quelques jours pour se rendre auprès des siens à Wuhan, invoquant la perte imaginaire d’un membre de sa famille. La demande ne manque pas d’étonner Lian Guo, la saison des récoltes bat son plein. Jamais encore son contremaître ne s’est absenté à cette période. Cependant, face à ce dévoué serviteur, il n’exige pas d’autre explication comme il eut été en droit de le faire, et accorde trois jours à son fidèle contremaître.

Isamu doit désormais réfléchir vite et bien :

Le seul endroit où peuvent espérer se cacher les fuyards se situe au cœur d’une grande ville. Nulle part ailleurs ils ne seront à l’abri de la vengeance d’Isamu ! Grâce à son port au sein duquel se développe une intense activité, Shanghai est la seule grande ville accessible qui puisse leur laisser espérer trouver un emploi et se fondre dans la foule. La ville fait office d’aimant pour tous les miséreux, bandits de grand chemin et autres malandrins en mal d’anonymat. Isamu acquiert immédiatement la conviction que les fuyards sont partis en direction de Shanghai. Accompagné de Qin Zheng et Ying Huang, de retour à leur cantonnement, il ne leur faut qu’une poignée de minutes pour s’équiper avant de prendre la route, armés de sabres, de longs pics offrant la possibilité de transpercer les corps sans avoir à descendre de cheval et de casse-têtes, arme redoutable qui permettent d’écraser les os du crâne ou de briser les jambes. Avant de se diriger plein est vers Shanghai, il faut préalablement emprunter le sentier de la vallée sur près d’une trentaine de kilomètres en direction du Nord. C’est l’itinéraire le plus rapide. Une alternative existe par le Sud, mais elle rallonge le parcours de près de quarante kilomètres. Près de deux jours de marche supplémentaires. Quelques heures seulement à cheval. La voie de la raison pour des fuyards aurait été de prendre la route la plus courte afin d’atteindre au plus vite les immenses forêts au sein desquelles il leur sera aisé de se cacher. Mais Isamu a plusieurs fois eu l’occasion de croiser le regard malicieux de l’aîné de Feng Hui. Il ne doute pas un seul instant que celui-ci a entraîné son frère et sa sœur vers le Sud dans le but de le tromper et de lui tendre un piège. Persuadé que son intuition est la bonne, Isamu se met alors à la poursuite des trois enfants de Feng Hui dans la direction que ces derniers ont empruntée quatorze heures plus tôt. Si l’avance est conséquente, l’avantage des chevaux va rapidement la réduire à néant.

Isamu et ses hommes chevauchent à vive allure en direction du Sud. Ils prennent à peine le temps de ralentir leur rythme pour questionner çà et là quelques paysans affairés à la récolte du riz. Mais nulle trace du trio. Personne ne les a aperçus. Sur le chemin desséché par la chaleur de l’été, un nuage de poussière poursuit les cavaliers. Trois heures plus tard, ils ont parcouru près de soixante kilomètres. Une distance très supérieure à celle à laquelle pourraient prétendre des fuyards dans l’obscurité. La chasse va pouvoir commencer ! Mais auparavant, il s’avère indispensable d’abreuver les chevaux et de les laisser récupérer de leurs efforts. Qui veut voyager loin ménage sa monture !