Les petites marionnettes - Claire Gruel - E-Book

Les petites marionnettes E-Book

Claire Gruel

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Beschreibung

"Enfilez mes bas." "Dépoussiérez mes bibelots." "Shampouinez-moi." "Passez-moi mon déambulateur." "Comment ça vous n'avez plus assez de temps pour ma vaisselle ?" Bérangère débute un travail d'aide à domicile. Avec Huguette, Mauricette, Jocelyne et Josette, elle mange des tonnes de madeleines en écoutant des tas d'histoires. Jusqu'au drame.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


Pour mes grands-mères

Sommaire

PROLOGUE

Partie I

Chapitre 1

Chapitre 2

1 an avant le drame

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Club du troisième âge - 20 novembre 2021

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Le jour du drame

Chapitre 16

Chapitre 17

Partie II

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Club du troisième âge

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

EPILOGUE

PROLOGUE

Un mois après le drame

Juin 2022

– Je leur avais pourtant dit à la police… Sans les médicaments et l’insuline, il lui reste une semaine à vivre, guère plus. Et personne ne s’inquiétera de son sort. Mais ils n’ont pas voulu me croire, ils se sont même foutus de moi, alors voyez…

– C’est fou quand on y pense… De la part de cette dame-là, ça m’étonne quand même… On aura beau dire ce qu’on veut… Elle avait quand même l’air d’une dame bien mise.

– Et moi qui pensais qu’elle menait une vie bien popote ! Eh bien, elle ne manque pas d’air !

– Bof… Ça ou autre chose… Ça ne m'étonne guère, quand on voit ce qu’ils disent sur BFL télé…

– Il ne faut pas juger la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

– Quoi ? Mais qu’est-ce que vous racontez, vous ?

– Quand on a su ça maman et moi, euh, ma femme et moi, on ne voulait pas y croire dis donc ! Vous savez, nous, on est bien avec tout le monde, on ne veut pas d’histoires.

– Oh oui… On aime bien tout le monde, nous…

– Comment pouvez-vous dire ça ? C’est une criminelle ! Je savais bien qu’elle ne tournait pas rond, je n’ai jamais pu la sentir de toute façon ! Avec ces grands airs là…

– Qui est cette criminelle ? Et qui êtes-vous déjà ?

I

1

« Vous devriez écrire chaque soir les émotions ressenties lors de votre journée pour extérioriser, ça vous permettrait de lâcher un peu… » Voilà ce que M.Galgo m’a dit lors de ma première séance de psychanalyse il y a un an.

Je me souviens, il avait effectué de grands gestes comme s’il cherchait à balayer une quelconque crasse invisible dans l’air et avait bruyamment expiré après l’énonciation du mot « lâcher ». On aurait dit un professeur de yoga exagérant ses respirations devant ses élèves. Il en faisait des caisses.

Écrire un journal, quelle drôle d’idée ! En un sens, lorsque je me trouvais devant ce psy, je n’arrivais pas à aligner trois mots. Il faut dire que cette façon qu’il avait de gribouiller dans son carnet en maugréant quelques mmmm mmmm, ahin ahin ne m’aidait pas vraiment. Sans doute avait-il oublié que je travaillais avec les personnes âgées. Je sais ce que les mmm mmm et autres ahin ahin veulent dire. Je sais que cela signifie : tu me pompes l’air. Je sais que ça exprime bien cordialement : démerde-toi tout seul, je ne veux plus t’entendre.

Non seulement M.Galgo n’écoutait que très distraitement mes problèmes, mais en plus, il haussait parfois les sourcils lorsque je les exprimais. Ça me donnait l’impression de tenir les propos d’une folle à lier et j’arrivais encore moins à parler. Lui, par contre, ne se privait pas. Mon empathie est telle que mon propre psychologue se confiait à moi lors de séances qui auraient dû être consacrées à mes problèmes. Comme ma coiffeuse, mon esthéticienne, mon ostéopathe, mon médecin généraliste, l’épicier du coin, le buraliste, le cuistot libanais, et à peu près toutes les personnes âgées avec qui je travaille. Tous s’en donnent à cœur joie dès lors qu’ils captent mon regard. C’est comme s’il était écrit au fond de mes iris : sentez-vous libre de me déverser toute votre merde, je suis là pour ça.

Mardi dernier, j’ai imaginé l’inviter à boire un verre car l’échange ressemblait davantage à une conversation amicale qu’à une séance de psychanalyse. Mais il ne me paye pas et au prix de la consultation, il pourrait au moins avoir la décence de ne pas tout ramener à lui. Bien sûr, je n’ai rien dit, comme d’habitude.

Autant dire que la thérapie n’avançait pas beaucoup alors j’ai suivi son conseil. J’ai écrit chaque jour ou presque, le déroulé de mes journées. Je me suis amusée à les retranscrire dans un carnet comme si je m’attelais à un exercice d’écriture. Mis bout à bout, mes récits constitueraient presque un recueil de nouvelles, recueil que je pourrais nommer : portraits de personnes âgées et de leur aide à domicile blasée.

J’ai pensé qu’au pire des cas, si sa méthode ne fonctionnait pas, si ces exercices d’écriture ne réglaient pas tous mes tracas, ça me ferait toujours de beaux souvenirs. Mais après ce que j’ai fait, après les horreurs que j’ai commises, tu parles de beaux souvenirs.

Je me demande comment j’en suis arrivée là. À quel moment mon cerveau a vrillé, à quel moment la transformation s’est opérée, à quel moment un doberman haineux et déchaîné s’est substitué au petit clebs bien dressé.

Je vais sélectionner plusieurs extraits de mon carnet pour lui montrer. Peut-être que s’il parvient à mesurer les difficultés de mon métier, cela pèsera dans le jugement. Ou peut-être me jugera-t-il cinglée, bonne pour l’HP.

C’est con, ça avait pourtant bien commencé.

2

Lettre à joindre aux extraits de mon journal

Objet : extraits de mon journal

Le 5 mai 2022

Monsieur,

Comme convenu, veuillez trouver ci-joint quelques extraits de mon journal. Je vous épargne tous mes textes. J’ai volontairement sélectionné les récits de mes journées qui m’ont le plus marquée. Je vous rapporte essentiellement les interventions chez les personnes âgées m’ayant donné du fil à retordre. J’ai besoin que vous compreniez mes actes.

Ces récits ont été écrits chaque soir en rentrant du boulot. Les émotions et sentiments vécus sont décrits sans recul, à chaud. En espérant, que cela vous permette de mieux comprendre l’évolution de mes émotions au fil des mois et que cela pèse dans votre analyse de la situation.

Avec tout mon respect,

Bien cordialement,

Bérangère

1 an avant le drame

Journal de Bérangère - 2 mai 2021

« Vous avez déjà fait des toilettes ? » m’a demandé Marie-Christine, la cheffe des aides à domicile de Saint-Pierre-de-Rotouilly-les-Bains.

Je n’avais jamais fait de toilettes.

« On vous mettra en doublon avec Josiane la première fois, elle vous montrera, elle est habituée, ça fait 40 ans qu’elle est du métier. Vous verrez, ce n’est pas compliqué. »

À peine l’entretien commencé, j’étais embauchée. Je remplissais tous les critères nécessaires à l’exercice de ce métier. Oui, j’avais le permis de conduire, oui, je savais préparer de la soupe, oui oui, j’étais au courant que l’on commençait à laver un carrelage dans le coin d’une pièce, que l’on finissait près de la porte pour éviter de marcher sur le carrelage mouillé. C’était plié.

Marie-Christine me tendit mon téléphone professionnel ainsi qu’une gigantesque pile de prospectus. « Et voilà un peu de lecture ! » La montagne de papiers contenait un descriptif des pictogrammes de produits ménagers, des recettes de soupes et de plats équilibrés, des gestes et postures ergonomiques à adopter au travail, un numéro vert de soutien psychologique ainsi qu’une note interdisant formellement de boire de l’alcool sur son temps de travail. Marie-Christine a dit être obligée de me la donner mais, évidemment, ça allait de soi, il ne fallait pas picoler la journée.

Évidemment, ai-je pensé en pliant les papiers.

Je m’étais rendue dans cette agence sans conviction, pour savoir s’ils embauchaient en ce moment, pour connaître les horaires, les conditions de travail, les tâches à effectuer, j’y étais entrée pour obtenir des renseignements, je suis repartie avec une boîte de gants. « Bienvenue parmi nous ! » s’est réjouie Marie-Christine en me tendant sa paume.

3 mai 2021

Joseph et Mauricette

« Voyons, voyons, est-ce que ça vieillira bien ? »

Mauricette me regardait droit dans les yeux. Je me suis demandé de quoi elle parlait.

« Est-ce que je vais bien vieillir ?

– Elle m’en pose des questions… Je n’en sais rien… Je ne suis pas devin ! » Les mains postées sur les hanches, sa voix frêle ressemblait à celle d’une fillette.

En fait de vieillissement, c’est de mon prénom dont elle parlait. Bérangère. Elle m’observait d’un air perplexe tandis que je glissais avec difficulté sa chaussette de contention sur sa jambe enflée. Puis, m’exposa sa théorie : Bérangère, ce n’était pas comme Nathalie, Véronique ou Philippe, qui n’étaient rien d’autre que les Odette, Yvette, et André de demain. Papy Phiphi et mémé Véro c’était comme mémé Vévette ou pépé Dédé, ça sonnait bien, ça sonnait vrai, il y avait quelque chose. Mais Bérangère… Difficile à dire.

« Vous voyez bien ce que je veux dire ?

– Mmm, levez un peu le pied si vous pouvez… »

Et Mauricette de continuer « Remarquez, ce n’est pas pire que les nouveaux prénoms d’aujourd’hui. Faut voir ce qu’on nous invente… Ça va donner des trucs bizarres… Vous vous voyez donner son dentier à papy Steven ou sa canne à mamie Jennifer ? » J’ai dit que ça ne me semblait pas pire que de donner son bain à bébé Germaine ou que de donner le sein à bébé Jean-Pierre, et, avec un dodelinement de la tête qui signifiait que je n’avais pas tort, elle finit par lâcher un « Balle au centre » tandis que je tapotais son mollet, fière d’avoir enfilé son bas sans jurer.

« Est-ce qu’elle prendra un café ? » Oui, elle n’était pas contre un petit café, pensais-je en me demandant pourquoi elle s’adressait à moi à la troisième personne du singulier.

« Il nous amène la cafetière et les madeleines mon Jojo ?

– Tout de suite maman ! » répondit Jojo, son mari.

Mauricette avala une gorgée de café dilué et son regard s’illumina lorsqu’elle posa sa tasse sur la toile cirée fleurie.

« Les Marie, dit Mauricette, les Marie, ça va bien aux bébés et aux personnes âgées. Il faut privilégier les intemporels. Oui, c’est ça, les intemporels. Les Marie. »

Elle trempa sa madeleine dans sa tasse, la porta à sa bouche, et je me demande encore comment un si petit corps est capable d’autant de bruit.

« On va jouer au ping-pong avant le souper mon Jojo ? » cria-t-elle avant d’ajouter « Mine de rien, ça nous fait prendre des petites suées quand même ! » Sur ces belles paroles, mon téléphone professionnel sonna, il était déjà l’heure de partir pour l’intervention suivante.

Jacques

J’ai demandé à Jacques ce que je pouvais faire pour lui, il m’a tendu son trousseau de clés et je suis allée récupérer son courrier.

« Et maintenant ? » j’ai demandé. C’est bon, il a dit « Vous en avez assez fait… Venez donc vous asseoir un peu… »

Il tapota sur le dossier d’une chaise et pinça ses doigts déformés par l’arthrose pour attraper son courrier sur la table.

« De qui ça peut bien venir ? »

Il approcha l’enveloppe de ses yeux, l’éloigna, la rapprocha, la caressa. Arqua un sourcil.

« Je n’attends pourtant pas ce genre d’enveloppe ! »

Tourna l’enveloppe à nouveau, la retourna, la secoua, la renifla. Posa son poing sur sa taille.

« Alors là, je ne comprends pas ! »

J’ai arraché l’enveloppe de ses mains, je l’ai décachetée et j’ai lu : bonjour Monsieur le Maire, je suis enfermée dans ma maison, pouvez-vous venir me libérer ? Amicalement. Georgette Delatenêtre.

J’ai arboré un air étonné et Jacques a jeté ses lunettes cul de bouteille sur la table basse. « Cette brave Georgette… C’est la doyenne du village… La pauvre perd… » Il tourna son index autour de sa tempe et ajouta « Alzheimer » en affichant une grimace désolée.

Il me parla alors de Georgette en long en large et en travers, et lorsqu’il eut terminé, il s’aperçut qu’il avait encore envie de parler et me demanda quelles personnes j’allais aller aider dans le cadre de mon métier. Je lui ai donné quelques noms.

Alain et Annick. « Ouhlà ! Annick est une dure à cuire, elle n’est pas facile et son mari est un incorrigible dragueur. » Il haussa les épaules : ceci expliquait peut-être cela. « Je crois qu’elle voulait faire autre chose de sa vie et ça l’a rendue aigrie. C’était pourtant une championne de l’organisation. Elle a bien contrôlé les budgets de la commune dans le temps. La pauvre pensait qu’on pouvait contrôler sa vie comme on gérait des finances… »

Jocelyne. « Une vraie pipelette, toujours un tricot à la main, tactile plus qu’il n’en faut. »

Daniel. « Angoissé incurable. »

Huguette. « Forte sur la picole. Elle ne boit que du cidre. Jamais d’eau depuis que sa mère est morte en buvant l’eau du puits infectée. La pauvre n’avait pas vu le poulet mort qui flottait à l’intérieur. »

Mauricette et Joseph. « Drôle de bonne femme. Elle a de nombreuses théories la Mauricette. Mais son bonhomme est sympa comme tout ! Toujours dans son potager à chanter du Eddy Mitchell. La fille aux yeux menthe à l’eau en buttant les poireaux. Pas de Boogie-woogie en sarclant les céleris. Un couple comme on n’en voit plus beaucoup. »

Josette. « Connais pas bien. Reste dans son coin. »

Lucien. « Connais encore moins. Reste encore plus dans son coin. Un vrai misanthrope. Faut pas venir s’y frotter à mon avis… »

Et il aurait pu continuer longtemps ainsi.

Jacques connaît tous les anciens de cette commune car il en a été le maire autrefois. Il détient nombre d’anecdotes, car pour reprendre ses paroles « il adore causer » et alpague lors de sa marche quotidienne les passants de plus de 60 ans en leur demandant ce qu’ils pensent de tous ces nouveaux lotissements. Il les aborde grâce au sempiternel Rah ça se construit hein ! « Il suffit d’un rien et hop voilà la conversation lancée… » a dit Jacques. Pour presque tous les anciens que je lui citais, il pouvait me citer leurs âges, leurs années de naissances, leurs anciennes professions, la réputation de leurs familles. Je lui ai dit de ne pas trop me spoiler. Il n’a pas compris. Je lui ai dit de ne pas tout me dévoiler. Il m’a proposé un café.

Lorsqu’il a attrapé la bouilloire et le café soluble, son regard s’est illuminé. « Avec le club du troisième âge, nous irons délivrer Georgette chaque mercredi après-midi et nous l’emmènerons au club ! Et pour ses 100 ans, nous lui organiserons une grande fête surprise qu’elle sera immédiatement prête à oublier ! »

Il eut du mal à se remettre de sa blague.

Tous les détails importants semblaient déjà réglés dans son esprit : le club du troisième âge organisera un grand banquet à Saint-Pierre-de-Rotouilly-les-Bains en l’honneur de Georgette, ça se passera près du lac, il y aura beaucoup de Loupiac.

Je pourrais raconter toute ma journée mais ce sont les deux exemples qui m’ont particulièrement frappée. Les tâches ne sont pas bien compliquées à exécuter. Un peu de vaisselle par-ci, un petit coup de balai par-là, quelques bricoles à acheter au supermarché, quelques bigoudis à poser, des situations franchement cocasses… Je trouve ce métier sympa ! Le matin, je lève, je lave, je shampouine, je coiffe, j’habille. Le soir, je change, je donne à manger, je couche, je borde, je souhaite de beaux rêves. Entre deux, je fais du ménage, je fais des courses, je suis taxi puis je suis psy. J’ai l’impression de jouer à la poupée. Et puis, j’écoute des tas d’histoires en mangeant des tonnes de madeleines. Ce n’est pas violent. Je crois que j’ai enfin trouvé ma planque.

3

8 mois avant le drame

Journal de Bérangère - 6 septembre 2021

Toujours la même vaisselle. Toujours les mêmes têtes à coiffer. Toujours les mêmes madeleines. Et toujours les mêmes histoires.

J’ai peur de l’accueil qu’ils me réservent. Je sais comment ils sont, je les connais. Ils voudront savoir. Ils ont voulu savoir. Je les entends d’ici. Et qu’est-ce qu’elle a ? Est-elle malade ? Machin m’a dit que Bidule m’avait dit que Truc lui avait dit que… Je connais la musique. Deux mois d’arrêt, ça ne pardonne pas.

Ma dépression a débuté le lendemain d’un jour ordinaire. Un jour où j’ai appelé Madame Lubre, Madame Lubre. Elle m’a repris. Elle s’appelait Odette, je devais donc l’appeler Odette. Pas de chichi entre nous, voyons. L’intervention suivante, j’ai appelé Maryvonne, Maryvonne. Madame Prouet, répétait-elle, je vous en prie, appelez-moi Madame Prouet. Nous n’avons pas gardé les vaches ensemble, si ? Bon.

L’intervention suivante, Jocelyne m’a demandé de lui frotter le dos de façon plus hygiénique, et de se reprendre : de façon plus énergique. Lorsque j’ai lavé Huguette, celle-ci m’a traitée de « bourrine ». Il fallait frotter doucement. Et de justifier sa requête par un argument intéressant : elle n’était quand même pas sale, sa dernière douche datait d’il y a cinq jours à peine.

Ensuite, René m’a reproché de border les draps de son lit. Comment ferait-il ce soir pour se glisser dans son lit ? L’heure suivante, Josette m’observait pendant la réfection. À quatre épingles, répétait-elle, et surtout, surtout, des bords à angles droits.

Quand je suis ensuite allée au supermarché pour Jacques et que j’ai réalisé qu’il n’y avait plus de confiture de rhubarbe Bonne Maman, j’ai remplacé ladite marque par une autre. Lorsque Jacques a vu le pot, j’ai cru qu’il allait pleurer. Chez le poissonnier, il n’y avait plus de rouget barbet, et comme je ne savais pas lequel de ses cousins acheter, je n’ai rien pris, de peur de me tromper. « Bon sang ! Il fallait prendre un autre poisson ! » s’était plainte, Jocelyne. « Du merlu par exemple, c’est bon le merlu… »

En début d’après-midi, j’ai utilisé trop d’eau pour laver la vaisselle. Annick a soulevé que nous ne faisions vraiment pas la vaisselle de la même façon, l’air réprobateur. J’ai économisé l’eau de vaisselle chez Josette, mais celle-ci désirait une vaisselle nettoyée, que dis-je, récurée, avec une eau bien nette.

Oui, ce fut une journée somme toute ordinaire, une nouvelle journée qui allait me rendre cinglée plus que je ne le suis déjà. Mais si seulement c’en était resté là… Je repassais tranquillement les chemises de nuit de Mme Lubre tandis qu’elle me parlait météo. Un vrai moulin à paroles. Lorsque j’ai réussi à en placer une, j’ai dit qu’ils allaient nous mettre de la pluie, mais qu’il ne fallait pas tout prendre au pied de la lettre, car à la météo, y se trompent souvent.

Ils vont nous mettre de la pluie.

Y se trompent souvent.

Lorsque j’ai réalisé mes propos, le choc fut tel que j’ai laissé le fer à repasser sur le chemisier et le col a cramé. Je n’ai rien dit, je l’ai plié. Madame Lubre a ensuite éteint la télévision me privant de l’émission où une animatrice questionne des gens sur leurs histoires de vie peu communes. La plupart des anciens raffolent de ce genre de faits divers et, même si j’ose difficilement l’avouer, moi aussi. À la fin de l’intervention, je me suis dit qu’avec un peu de chance, en dépassant les limitations de vitesse, je louperais juste la publicité et pourrais continuer à suivre l’émission chez Monsieur Galopin en étendant son linge.

J’ai roulé vite sur la départementale. Trop vite. Jusqu’à ce qu’un policier m’arrête et se fiche de la justification officieuse de mon excès de vitesse. « Je travaille avec des personnes âgées, je dois être à l’heure pour emmener Mr Roi sur les toilettes, il est réglé comme une horloge suisse… » J’aurais pu donner la vraie raison. Je veux connaître le fin mot de l’histoire sur cette fille de douze ans en cloque violée par son père. Ça n’aurait rien changé. J’aurais pris 135 € d’amende et trois points en moins. Et peut-être un « pauvre fille » illustré par un haussement de sourcils.

Lorsque je suis rentrée chez moi, j’ai voulu ajouter à ma collection, mes vignettes de la journée après trois allers-retours au supermarché pour les personnes âgées. Trois mois que je collectionne des points pour gagner une literie neuve. Au prix du linge et avec toutes les courses que je fais ça vaut le coup. Disparues. Évaporées, Dieu sait où. J’ai fouillé partout, jusqu’à me visualiser en faire une pluie de confettis trois jours auparavant après avoir descendu une demi-bouteille de Martini. J’étais censé avoir arrêté. Le médecin me l’avait d’ailleurs demandé. « Avec ce que vous avez, c’est très déconseillé. » Mais la bouteille m’avait regardée, la bouteille m’avait appelée et j’avais cédé après une dure journée.

Le lendemain, je me suis rendue chez Lucien. J’ai frappé à la porte d’entrée, et comme il ne répondait pas, j’ai fait le tour du jardin et suis entrée par la véranda. Je l’ai trouvé dans son salon, assis dans son vieux fauteuil en rotin, le regard vide, la bouche pendant un peu sur le côté. J’ai couru près de lui et sans bouger d’un iota, il a murmuré « Fa va, laifez moi. » J’ai attrapé sa gigantesque main et me suis agenouillée à ses côtés. J’ai farfouillé la poche de mon jean, quand soudain, et sans doute au prix d’un effort incroyable, il a protesté « Non, surtout pas ! » avant d’ajouter « Je voudrais tomber raide mort. »

Au départ, j’ai pensé qu’il faisait peut-être un AVC, mais à la diction de cette phrase, j’ai compris. Ses yeux jusqu’alors vides m’imploraient. S’il vous plaît, laissez-moi mourir. Je me souviens déglutir bruyamment et réfléchir très vite. Bon sang qu’est-ce que je fais, le pauvre vieux, il n’en peut plus, laisse-le, mourir. Non-assistance à personne en danger, veux-tu vraiment avoir ça en plus sur ta conscience ?

J’ai composé le 15 et il a imploré « Non ! Laissez-moi retrouver ma Ginette… » Ses joues étaient toutes mouillées. Les soignants sont arrivés dix minutes plus tard et un homme, avec le timbre de voix irritant de celui qui prend sa mission trop à cœur a dit « On l’emmène. » Ils l’ont déposé sur un brancard et j’ai erré dans le salon une dizaine de minutes avant de consulter mon téléphone professionnel pour prévenir la fille du vieil homme. J’espérais tomber sur son répondeur car j’étais effrayée à l’idée d’entendre des pleurs, de ressentir sa tristesse à l’autre bout du fil. Mais j’entends encore résonner ses paroles dans ma tête. « Vous devez confondre… Vous devez parler de ma mère, car mon père est déjà mort. Elle s’est loupée alors ? Oh, ce devait être un appel à l’aide. Elle doit chercher à attirer l’attention comme d’habitude. Quand on veut vraiment se suicider, on y arrive. »

J’ai regardé l’écran de mon téléphone et me suis aperçue que je m’étais trompée de numéro. J’avais consulté la fiche de renseignements et les numéros à appeler en cas d’urgence d’une autre personne âgée. J’ai raccroché et j’ai composé le bon numéro.

En attendant que sa fille réponde, je me suis baladée dans son salon et j’ai aperçu un répertoire téléphonique posé sur le buffet. Étant donné son vieil âge, le carnet aurait dû être gribouillé, rempli d’innombrables noms, certains dont il ne se serait même pas souvenu d’avoir connu. Mais seuls deux numéros étaient inscrits. Gladys et Ginette. Je me suis demandé si j’allais moi aussi vieillir avec les uniques numéros d’Alice et de mes employeurs sur un carnet, ces derniers rayés, les uns après les autres pour laisser place aux suivants.

Sa fille, la vraie cette fois, a enfin décroché. Elle s’appelait Gladys et sa réaction semblait appropriée. Elle pleurait, elle arrivait tout de suite.

J’ai rejoint ma voiture, si perturbée par la tentative de suicide de ce vieillard et la cruauté de cette dame au téléphone, quand on veut vraiment se suicider, on y arrive, que lorsque j’ai reculé, je suis rentrée dans l’Audi garée derrière ma Clio et le conducteur est venu crier un ramassis de conneries devant ma fenêtre. Je me suis confondue en excuses, mais plus je bredouillais, plus il criait, plus je m’excusais, plus il s’énervait. Pendant que je me mouchais et que je pleurais, l’enragé a rempli les deux parties du constat, et je suis désormais harcelée par mon assurance.

Puis j’ai continué ma route, le cerveau débranché avant de me faire arrêter. Encore. Le même policier qui m’avait arrêtée pour excès de vitesse m’a indiqué que les vieux réglés comme des horloges suisses n’étaient pas une raison pour prendre les ronds-points à l’envers. Et il m’a retiré mon permis. Un an de suspension.

Je crois que j’ai poussé une sorte de couinement aigu. Je suis sûre que j’ai fondu en larmes.

Le lendemain matin, mon corps était scotché au matelas. Dépourvue d’énergie, j’ai pu me lever trois jours plus tard, peut-être quatre, pour me rendre à la pharmacie.

Et quelle sortie…

« Je peux vous renseigner Madame ? » a demandé la pharmacienne dont le badge indiquait qu’elle s’appelait Marie-Emmanuelle. J’ai étouffé un sanglot, j’ai répondu d’inaudibles paroles et peut-être est-ce une déformation de mes souvenirs, peut-être est-ce une feinte de mon esprit, mais je jurerais avoir vu Marie-Emmanuelle se frotter les paumes, un demi-sourire sur les lèvres. Ce dont je suis sûre en revanche, c’est que Marie-Emmanuelle a profité de ma détresse pour me vendre tout son stock de Gelsenium 9 CH, d’Aconit 7 CH et toutes ses tisanes bien-être et sérénité, à la passiflore, à la valériane, à la camomille. « Et ce qu’il vous faut surtout… » et elle a répété surtout en levant son index « C’est du magnésium. » Marie-Emmanuelle m’a alors souligné que les personnes angoissées consommaient beaucoup plus de magnésium que la moyenne, et que le magnésium contribuait au maintien d’un système nerveux équilibré, et qu’il ne fallait donc surtout pas hésiter à faire une petite cure à chaque changement de saison, que je pouvais même le combiner à de la vitamine B12 et à ce propos m’avait-elle indiqué les bienfaits de la vitamine B12 ? Et puis elle a ajouté des cachets à base de valériane aussi parce que c’est important de bien dormir, parce que le sommeil c’est le nerf de la guerre, parce que si vous dormez mal, que votre esprit est fatigué alors c’est votre corps tout entier qui est fatigué et je ne vous raconte pas les doses de magnésium nécessaires pour rattraper tout ça. Et lorsque j’ai tendu ma carte bancaire pour payer, Marie-Emmanuelle m’a fait remarquer la sécheresse cutanée de mes mains et m’a vendu une crème au miel de Manuka nourrissante et hydratante aussi diablement efficace que superbement chère que je n’avais pas demandée, mais que j’ai prise quand même – puisqu’elle me l’a fourrée entre mes mains jointes. J’ai ensuite pleuré dans ma voiture après avoir signé un chèque de 59,99 € à Marie-Emmanuelle. 59,99 € qui dégagent dans le tiroir de mon meuble de salle de bains avec des produits que je n’utiliserai jamais. 59,99 € et même pas d’échantillons gratuits en prime, et pourquoi pas d’échantillons gratuits ? Non pas parce que Marie-Emmanuelle a mal fait son boulot, non non, Marie-Emmanuelle m’a gentiment proposé des échantillons, n’hésitez pas, a-t-elle dit, c’est gratuit ! Et moi, comme une conne, moi et mon balai dans le cul, que même avec ses meilleurs lubrifiants, Marie-Emmanuelle ne saurait décoincer, avons répondu « Oh, ça ira, mais merci beaucoup, c’est gentil. »

4

Gladys

12 mai 2022