Les Petits Écoliers dans les cinq parties du monde - Élie Berthet - E-Book

Les Petits Écoliers dans les cinq parties du monde E-Book

Élie Berthet

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Extrait : "Je m'appelle Félicien ; mes amis et ceux qui désirent m'honorer ajoutent, il est vrai, à ce nom la glorieuse épithète de l'indépendant, mais je n'y tiens guère depuis que je ne me paye plus de mots. L'indépendance, en effet, n'existe pour personne individuellement ; le petit dépend du grand, le faible du fort, l'ignorant du savant, l'imbécile de l'homme d'esprit ; tous dépendent de Dieu. Mais si par ce sobriquet d'« indépendant », on entend que je suis vaniteux..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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JE DÉCOUVRIS SEULEMENT CINQ OU SIX PETITS CAHIERS JAUNIS PAR LE TEMPS.
CHAPITRE PREMIERLe petit Parisien
IFélicien peint par lui-même – Père, mère, sœur, professeurs et pions

Je m’appelle Félicien ; mes amis et ceux qui désirent m’honorer ajoutent, il est vrai, à ce nom la glorieuse épithète de l’indépendant, mais je n’y tiens guère depuis que je ne me paye plus de mots. L’indépendance, en effet, n’existe pour personne individuellement ; le petit dépend du grand, le faible du fort, l’ignorant du savant, l’imbécile de l’homme d’esprit ; tous dépendent de Dieu.

Mais si par ce sobriquet d’« indépendant », on entend que je suis vaniteux, volontaire, plein de suffisance, j’ai peut-être, je l’avoue, quelques titres à le mériter. On m’a conté qu’étant petit enfant, je dédaignais l’appui de ma nourrice ou de ma mère, et que je prétendais marcher seul, malgré mon inexpérience, malgré la faiblesse de mes jambes. Je partais l’air triomphant, le sourire sur les lèvres ; j’allais jusqu’à vingt pas de mon affectueuse gardienne, qui me rappelait vainement et s’élançait bientôt pour me soutenir. Je protestais contre cette prudence ; je pleurais, je trépignais, je mordais ; et ce fut seulement après m’être fait bon nombre de bosses au front et d’écorchures au genou, que je jugeai sage de ne pas aller trop loin à la conquête du monde.

Plus tard, mon « indépendance » se manifesta d’une autre manière. J’étais turbulent, querelleur, impérieux, je voulais imposer ma volonté âmes petits camarades. Or, comme souvent mes petits camarades avaient les mêmes instincts que moi, des disputes éclataient ; et mes yeux pochés, mon nez sanglant m’avertirent plus d’une fois que, si je voulais qu’on respectât mon indépendance, je devais respecter celle des autres.

Mais ce fut surtout dans ma carrière d’écolier que ce caractère ombrageux, jaloux, monitoribus asper, me causa des tribulations cruelles. Quoique j’étudiasse comme il faut mon grec et mon latin, je ne pouvais souffrir les observations et les critiques de mes professeurs. Si l’on me parlait avec cette autorité que la supériorité d’intelligence, d’expérience et de savoir donne aux maîtres sur leurs élèves, je raisonnais, je protestais, je me mettais en fureur ; la moindre expression sévère, ou même simplement familière, me semblait porter atteinte à ma dignité. Ces luttes de pot de terre contre pot de fer se terminaient pour moi habituellement par une grêle de pensums, de retenues, de punitions de toutes sortes. Il fallait bien en prendre mon parti ; mais, dans mon for intérieur, je me considérais comme « un opprimé », comme une victime de « la tyrannie » ; et je me promettais, quand je serais homme, de demander compte aux « tyrans » de ces abus de la force. Je me dois à moi-même de déclarer que, devenu homme, je n’y ai jamais songé ; loin de là, je me sens pénétré de reconnaissance à l’égard de ceux qui m’ont appris le peu que je sais.

Si je tenais tête à mes professeurs, qu’on juge de ce que je devais être pour ces martyrs de l’enseignement qu’on appelle des pions ! J’étais véritablement « le fléau » des pions et je passais le temps à chercher dans mon imagination, très féconde en ce point, les sottes malices que je pouvais leur faire. Pauvres gens ! que de flèches de papier je leur ai envoyées en plein visage ! que de boules fulminantes j’ai glissées sous leur chaise ! que de hannetons j’ai lâchés à travers l’étude ! C’étaient des persécutions continuelles ; inexorables, capables de lasser la patience des sept sages de la Grèce. Je n’aurais pas du oublier pourtant que, s’il se trouve parmi eux quelques cuistres, rendus féroces par des vexations incessantes, il s’y trouve aussi beaucoup de jeunes gens instruits et laborieux qui deviennent plus tard des savants distingués, des magistrats ou des fonctionnaires éminents.

Mes parents avaient une certaine aisance et occupaient un rang honorable dans la société. Mon père, ancien médecin de la marine, s’était fixé à Paris, après avoir fait plusieurs fois le tour du monde à bord des navires de l’État, et il jouissait d’une grande réputation médicale. C’était un homme doux et bienveillant ; quand il rentrait fatigué à son foyer, il ne cherchait que des impressions agréables et avait horreur des scènes bruyantes. Cependant il conservait de ses pérégrinations maritimes une brusquerie de manières, une rudesse de langage, qui m’imposaient souvent et qui m’eussent inspiré de la crainte, si j’avais pu craindre quelque chose.

Ma mère était… ma mère, c’est tout dire. Vous qui désirez la connaître, songez à la vôtre. Était-elle jeune ou vieille ? Je ne l’ai jamais su ; mais je l’ai toujours trouvée belle et je l’adorais. Elle me le rendait bien. C’était une de ces vaillantes mères de garçons qui vont voir leurs fils tous les jours, à pied et par tous les temps, au parloir du lycée, qui s’identifient avec eux, qui veulent être au courant de leurs études, de leurs succès ou de leurs défaillances, et qui ont toujours à leur service un conseil affectueux, une larme ou une caresse. La mienne se montrait incomparable à cet égard. Elle parvenait souvent par ses bonnes paroles, par ses modestes raisonnements, par ses touchantes supplications, à me faire rentrer en moi-même, à dompter mes colères, à m’arracher une réparation quand la faute était commise.

Enfin, il importe encore de mentionner ma sœur Caroline, moins âgée que moi de quatre ans, jolie et sémillante petite créature, qui m’aimait beaucoup. Elle avait l’art de donner à son affection pour moi un faux semblant de déférence, qui faisait le compte de mon sot amour-propre. Elle paraissait considérer comme des oracles toutes les paroles sorties de ma bouche ; c’est seulement plus tard, bien plus tard, que j’ai constaté qu’en affectant un respect extrême pour mes volontés, elle trouvait moyen de ne faire et de ne me faire faire que les siennes. Dans mes moments de révolte, elle employait un procédé fort simple afin de me désarmer et de m’amener à résipiscence ; elle pleurait. Or, je ne pouvais voir pleurer ma gentille Caroline, et habituellement, pour sécher ses larmes, j’en passais par où l’on voulait. Du reste elle n’était pas l’inventrice de ce moyen ; avant elle, comme après, beaucoup d’autres Caroline, petites et grandes, ont employé la même recette pour vaincre des résistances et en tirer profit.

J’atteignis ainsi l’âge de treize à quatorze ans. Jusque-là, malgré mes travers, je n’avais pas commis de faute bien grave et je pouvais invoquer quelques droits à l’indulgence. Mais, à partir de cette époque, il s’opéra en moi un changement que j’ose appeler « la réaction contre l’enfance. » Les idées de révolte, qui autrefois étaient irréfléchies et comme instinctives, devinrent nettes, définies, systématiques. Je me croyais déjà un homme ; quiconque prétendait me traiter comme un enfant m’était insupportable. Quelques succès universitaires que j’obtins (car, en définitive, j’étais travailleur et je ne manquais pas d’aptitude pour apprendre), achevèrent de me troubler l’esprit, d’exalter mon orgueil. Je ne voulais plus reconnaître aucune autorité, accepter aucune gêne, aucune règle. Avec des phrases ramassées çà et là, je me faisais toute une théorie pour justifier mes extravagances, et, comme les peuples trop tôt émancipés, je m’étudiais à devenir complètement ingouvernable.

Toutes les personnes qui, jusqu’à ce moment, avaient conservé quelque empire sur moi ne me semblaient plus dignes d’obéissance. Mes maîtres, dont plusieurs étaient des savants renommés, me produisaient l’effet de pédants insupportables, que je tournais volontiers en ridicule. Mon père, dont on vantait partout la science et la probité, n’était plus à mes yeux qu’un vieux bonhomme, ne comprenant rien à la génération présente et aux besoins nouveaux. Ma mère, malgré la tendresse qu’elle me témoignait, malgré les qualités précieuses qui me la rendaient chère, ne savait évidemment ni grec, ni latin, ni mathématiques, ni une foule d’autres choses que je savais ou croyais savoir, et par conséquent elle était incapable d’apprécier mes paroles et mes actes. Quant à ma sœur Caroline, je ne voyais en elle qu’une « petite fille, » chez laquelle le rire était toujours près des larmes, et dont les larmes, comme le rire, ne méritaient pas la moindre attention.

Parvenu à ce degré de folie puérile, je devais, à la première occasion, commettre quelque grosse sottise et je n’y manquai pas.

IILes suites d’une révolte – Fier et penaud – Rentrée triomphale – Angoisses

Un beau jour, une révolte éclata dans le lycée où j’étais interne. Quel en fut le motif ? Aujourd’hui que l’évènement est si loin de moi, je ne saurais le dire. Peut-être voulait-on protester contre une apparition trop fréquente de haricots au réfectoire, contre l’outrecuidance d’un maître d’étude ou contre une punition infligée à tort ; encore une fois, je l’ai oublié. Toujours est-il que cette révolte amena des désordres graves ; il y eut des vitres cassées (que les parents payèrent) ; on se barricada dans une étude avec des bancs et des pupitres. Enfin, le censeur et le proviseur lui-même, ayant voulu parler d’une manière paternelle aux insurgés et les engager à rentrer dans le devoir, avaient été hués avec insolence.

Or, moi, Félicien l’Indépendant, je me trouvais le chef et le héros de cette formidable insurrection. Non pas que j’eusse aucun grief particulier contre les chefs du lycée ou contre personne ; j’obéissais uniquement à cet instinct d’insubordination qui était en moi et que je ne songeais pas à surmonter. D’ailleurs, les camarades avaient déclaré que, par mon courage et ma capacité, j’étais seul digne de les commander, et ce rôle prééminent avait flatté mon orgueil.

Je remplis en conscience mes hautes fonctions. Nul plus que moi ne brailla, ne cassa de carreaux, ne bouscula de tables. J’étais partout à la fois, tantôt haranguant « mes soldats », tantôt commandant une barricade de chaises. Je considérais comme un devoir de me montrer plus turbulent que les autres. Aussi tous les cancres du lycée m’accablaient-ils d’éloges et, après l’action, on ne parlait de rien moins que de me porter en triomphe.

Comment finit cette aventure ? dira-t-on ; mon Dieu ! comme finissent toutes les aventures de ce genre. Force resta à la loi, c’est-à-dire au proviseur. L’armée insurrectionnelle fut défaite et dispersée. Parmi les vaincus, les uns furent privés de sortie pour un mois, les autres plus coupables furent mis au cachot. Quant aux généraux, ils furent ignominieusement chassés du lycée.

J’étais au nombre des expulsés.

Et voilà pourquoi, le lendemain de cette journée si glorieuse, je m’acheminais vers la demeure de ma famille, escorté d’un domestique à la livrée du collège. Il était chargé de mon bagage, et d’une lettre du proviseur qui signifiait ma sentence à mes parents.

Peut-être, au fond du cœur, n’étais-je pas bien joyeux et bien fier de cette promenade à travers les rues, en pareille compagnie. On pouvait aisément deviner de quoi il s’agissait, et plus d’un passant se retournait pour me regarder d’une façon moqueuse. Mais je ne voulais paraître ni triste, ni humilié. Au contraire, j’affectais une mine conquérante. J’avais boutonné ma tunique, serré mon ceinturon de cuir verni, campé mon képi sur l’oreille, et je m’en allais, le nez au vent, en sifflotant un air d’opéra.

J’arrivai ainsi chez mon père. Il était sorti pour ses visites ; mais ma mère et Caroline étaient au salon, où j’entrai brusquement, suivi de mon garde-du-corps.

En m’apercevant, ma mère tressaillit et devint pâle, comme si elle pressentait un malheur. Elle se leva, sans oser faire une question. Ma petite sœur accourut au-devant de moi :

– Ah ! Félicien, s’écria-t-elle, il y a donc congé aujourd’hui ? Que je suis contente de te voir !

Elle voulut m’embrasser, je la repoussai avec brutalité :

– C’est bon, c’est bon, lui dis-je ; tu auras le temps de me voir désormais !

Je me jetai dans un fauteuil, laissant la pauvre enfant interloquée et près de pleurer.

Cependant, ma mère avait pris connaissance de la lettre du proviseur et échangé quelques mots avec le domestique du lycée. Elle aussi pouvait à peine retenir ses larmes ; mais ce fut seulement quand cet homme fut parti qu’elle les laissa couler.

– Malheureux enfant ! qu’as-tu fait ? s’écria-t-elle avec désespoir ; chassé !… Chassé du collège ! Quelle douleur et quelle honte !… Mon Dieu ! que va dire ton père ?

– Eh ! maman, que voulez-vous qu’il dise ? répliquai-je d’un ton farouche ; il prendra, comme moi, son parti de cette affaire. Il n’y avait plus moyen d’y tenir là-bas et je suis enchanté que ce soit fini.

Ma pauvre mère fut encore plus navrée de cette réponse que de l’évènement lui-même.

– Quoi ! Félicien, s’écria-t-elle, est-ce ainsi que tu parles d’un acte déshonorant, qui nous plonge tous dans l’affliction ? Comprends-tu si mal ton intérêt, le respect de toi-même ? Songes-tu, pauvre enfant, que c’est là une flétrissure pour toute ta vie ?… Chassé du collège !… Mon Félicien que j’aimais tant !… Tu me brises le cœur.

Elle éclata en sanglots, et Caroline, bien qu’elle ne comprit peut-être pas très clairement la gravité du cas, remplit la maison de ses cris.

J’étais ému de mon côté, j’en conviens, et je fus sur le point de les imiter. J’éprouvai la tentation de me jeter à leur cou, de les embrasser, de leur demander pardon pour le chagrin que je leur causais ; mais un sot orgueil m’arrêta. Détournant la tête, je demeurai sombre et silencieux dans mon fauteuil.

Ma mère continuait ses lamentations, sans que je jugeasse à propos de prononcer un mot pour m’excuser ou pour la consoler. La petite Caroline, indignée, me disait d’un ton de douloureux reproche :

– Oh ! méchant… méchant Félicien ! qui fait pleurer maman !

Ce qui semblait toujours préoccuper ma mère, c’était l’effet que cette catastrophe allait produire sur son mari. Mon père, quoique fort doux d’habitude, était sujet à de violents accès d’emportement, et il y avait lieu de craindre qu’en pareille circonstance, il ne sortît de son caractère. Mon attitude hautaine, presque provocante, pouvait surtout amener ce résultat.

– Mon Dieu ! comment prendra-t-il cette nouvelle ? répétait la pauvre femme ; le chagrin et la colère lui tourneront le sang… Je t’en conjure, Félicien, ne lui parle pas comme tu me parles ; il serait capable… Montre-lui du repentir, de la soumission… Mon fils, mon enfant adoré, promets-moi que tu seras humble et repentant devant lui !

– Eh ! maman, que voulez-vous que je promette ? Papa est un homme, il comprend les choses, et il n’exagérera pas l’importance de cette bagatelle…

– Une bagatelle ! ce qui peut compromettre ton avenir !… Mon Félicien, je t’en supplie, rentre en toi-même, humilie-toi… Parle avec modération à ton père ; il est si bon, qu’il finira par te pardonner.

– Je n’ai pas besoin de m’humilier, répondis-je d’un ton arrogant ; je ne suis plus un bébé, que diable ! Papa entendra raison, je vous le répète… et quand je le verrai, je lui dirai nettement…

Je m’interrompis tout à coup ; une voiture légère entrait dans la cour, et j’avais reconnu au bruit le petit coupé du docteur.

Ma mère l’avait reconnu de même, et se leva terrifiée.

– C’est mon mari ! s’écria-t-elle ; oh ! je t’en supplie, Félicien, qu’il ne te voie pas en ce moment !… Tu es encore trop animé… Laisse-moi le préparer à cette mauvaise nouvelle, lui annoncer avec précaution… Monte dans ta chambre, je t’en conjure ; j’irai te chercher quand il en sera temps.

– À quoi bon ? répliquai-je en m’efforçant de conserver mon air farouche ; ne faut-il pas qu’on sache tôt ou tard… Pourquoi ne parlerais-je pas à mon père ? Croyez-vous que je n’oserais pas lui parler ?

Au même instant, la voix forte et sonore du docteur, qui donnait un ordre au domestique, retentit dans le vestibule. En dépit de moi-même, je fis un soubresaut, et, après quelques secondes d’hésitation, je dis avec volubilité :

– Je crois pourtant que vous avez raison, chère maman ; il vaut mieux que vous le voyiez d’abord.

Je sortis, ou plutôt je me sauvai de toute ma vitesse, et je gagnai la petite chambre affectée à mon usage, quand j’étais à la maison.

Assis dans un coin, j’essayai d’entendre ce qui se passait à l’autre bout de l’appartement. Quelques éclats de voix parvinrent jusqu’à moi, mais je ne pouvais distinguer aucune parole. Malgré mes rodomontades, le cœur me battait avec force. Qu’allait faire mon père et qu’allait-il dire ? Je m’attendais à le voir, d’une minute à l’autre, se précipiter dans ma chambre. Le moindre bruit de pas, le moindre craquement du plancher me donnait le frisson.

Un temps assez long se passa dans cette anxiété et, à ma grande surprise, mon père ne paraissait pas. Bientôt j’eus d’autres sujets d’étonnement. Un cheval piaffait dans la cour ; je soulevai avec précaution le rideau de la fenêtre, et je vis que l’on attelait, comme si mon père allait ressortir. En effet, il ne tarda pas à paraître lui-même, monta dans la voiture d’un air préoccupé, et je supposai que, quelqu’un de ses malades étant en danger, il se trouvait dans l’obligation de se rendre auprès de lui sans retard, comme cela arrivait souvent.

Je respirai donc ; mais, au lieu de profiter de ce moment de répit pour revenir à de meilleurs sentiments, je m’endurcis dans mes idées de rébellion. J’eus bien la pensée d’aller rejoindre ma mère pour m’enquérir de ce qui avait été dit à mon sujet ; mais il me sembla que cette démarche serait au-dessous de moi et qu’il valait mieux attendre que ma mère et ma sœur vinssent dans ma chambre, comme elles ne pouvaient, à mon avis, manquer de le faire. Cependant elles ne vinrent pas ; car, sans doute, elles avaient reçu des ordres formels à cet égard, et je demeurai dans ma solitude majestueuse.

Près de deux heures s’écoulèrent encore. Enfin un roulement se fit dans la cour, et, écartant de nouveau la draperie de la fenêtre, je vis mon père descendre de voiture. Il avait le teint rouge, enflammé, et semblait être sous le coup d’une vive agitation. Il se rendit au salon, d’où s’élevèrent les éclats de voix que j’avais entendus déjà ; mais, cette fois, la conférence ne fut pas longue. Bientôt plusieurs portes claquèrent l’une après l’autre, des pas rapides résonnèrent à travers l’appartement, et mon père entra comme un ouragan dans ma chambre.

IIILe tribunal paternel – Haute éloquence – Mis en quarantaine

Mon père, le docteur X ***, avait alors une cinquantaine d’années. C’était un homme de grande taille, robuste, au teint bronzé par le soleil des tropiques, et dont le collier de barbe noire se mélangeait à peine de quelques filets blancs. Il avait la voix forte, le poignet vigoureux, et il eût pu renverser d’un souffle son chétif héritier. Cependant, ainsi que je l’ai dit déjà, il était fort doux ; et, en ce moment, qu’il avait tant de motifs pour lâcher la bride à sa colère, il affectait une tranquillité qui me causa une extrême surprise.

Je m’étais levé et je restais silencieux en sa présence. Il se jeta sur le siège que je venais de quitter, et, fixant sur moi un regard sévère, il me dit d’un ton posé :

– Eh bien ! monsieur, j’en apprends de belles sur votre compte ! Voilà une merveilleuse conduite, et vous vous préparez comme il faut à occuper une position convenable dans le monde, à soutenir le nom honorable que je vous laisserai !

Plusieurs fois, mon père s’était emporté devant moi pour des futilités, et je continuais à m’étonner de ce calme relatif. J’ignorais que, dans les occasions graves, il devait sentir le besoin du sang-froid et de la retenue ; aussi vis-je, dans cette longanimité, un encouragement à mes extravagantes prétentions.

– Que voulez-vous, papa ? répondis-je avec une apparente insouciance ; on me molestait au collège et la patience m’a échappé… Cette vie d’interne est insupportable, et pour mon compte j’en étais très las… Je me félicite donc de me trouver hors de cette abominable maison.

– Hein ! monsieur, est-ce ainsi que vous envisagez les choses ? Je ne l’entends pas ainsi ; j’entends que vous acheviez votre éducation et je ne veux pas que mon fils soit un âne…

– Un âne, moi ! m’écriai-je.

– Bon ! vous allez m’énumérer les choses que vous vous imaginez savoir ; il serait beaucoup plus long d’énumérer celles que vous ne savez pas… Mais tiens, Félicien, poursuivit mon père en reprenant le ton de bonhomie qui lui était habituel, j’ai promis à ta mère de ne pas te traiter trop durement… Au lieu de récriminer sur le passé, nous devons songer à réparer ensemble le mal accompli… S’il faut le dire, je viens de voir ton proviseur.

J’ouvris de grands yeux ; c’était donc pour cela que mon père était sorti quelques instants auparavant ?

– Oui, continua-t-il, j’ai voulu connaître la faute pour laquelle on a pris envers toi une mesure aussi grave, et on m’a conté tes frasques ridicules et odieuses… Tu es bien coupable, j’ai dû le reconnaître ; je n’ai pas moins sollicité l’indulgence en ta faveur. Je me suis abaissé jusqu’aux supplications, jusqu’aux prières. J’ai remontré que cette expulsion serait un déshonneur, pour toi, pour moi, pour toute notre famille. J’ai si bien fait, que le proviseur, un digne homme, s’est laissé toucher… Il m’a dit que, dans quelques jours, quand cet affreux scandale serait un peu oublié, il pourrait te permettre de rentrer au lycée et de reprendre tes études… mais à une condition.

– Ah ! demandai-je avec plus de surprise que de joie, et quelle est cette condition, je vous prie ?

– On n’exige que ce qui est juste et raisonnable… Tu écriras au proviseur une lettre, dans laquelle tu reconnaîtras franchement tes torts, tu lui en demanderas pardon, et tu promettras d’être plus docile à l’avenir.

Je me redressai de toute ma hauteur.

– Jamais ! répondis-je.

Mon père bondit, comme s’il allait s’élancer sur moi, et je baissai machinalement les épaules. Mais il se contint, et, croisant ses bras, peut-être pour n’avoir pas la tentation de s’en servir, il me dit avec un calme forcé :