Les proverbes et les saints en Espagne au Siècle d'Or - Françoise Cazal - E-Book

Les proverbes et les saints en Espagne au Siècle d'Or E-Book

Françoise Cazal

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Beschreibung

Dans l'Espagne du XVIIe siècle, de nombreux proverbes mentionnant les saints servent à marquer une date dans le calendrier des activités quotidiennes. Mais d'autres proverbes, plus méconnus, évoquent un saint pour lui-même et reflètent la tradition hagiographique. Comment s'exprime la verve populaire à propos des saints ? Sont-ils traités sur le ton de la dévotion ou de la plaisanterie ? L'examen d'une sélection de proverbes extraits du vaste répertoire recueilli par Gonzalo Correas, le Vocabulario de refranes y frases proverbiales, en 1627, révèle quelle place occupent les saints dans l'imaginaire et les conversations des Espagnols du Siècle d'Or. Les traductions facilitent l'accès à ces proverbes parfois obscurs pour le lecteur.

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La vida eterna no es pervivir sino transmitir dichos sentenciales.

Libro de los doze sabios (XIIIe siècle)

À Robert Jammes pour son aide de toujours

Table des matières

Introduction

Un corpus restreint et difficile à cerner

Proverbes mentionnant un saint précis

Occurrences des divers types de proverbes de saints

Les deux saints préférés : saint Antoine et saint Pierre

Saint Antoine

Saint Pierre

Les autres saints

Saint Bernard

Saint Benoît

Saint Elme

Saint Jacques

Sainte Lucie

Saint Christophe

Saint Julien

Saint Roch

Saint Blaise

Saint Lazare

Saint François

Saint Georges

Saint Vincent

Sainte Claire

Saint Jean

Saint Barthélémy

Sainte Anne et saint Michel

Saint Alphonse

Saint Thomas

Sainte Catherine

Saints imaginaires

Saint Brice, un saint inconnu (de Correas)

Saints non nommés

Comparaisons entre proverbes avec ou sans nom de saint

Caractéristiques stylistiques

Contenu satirique

Les proverbes où figure le mot « saint » sans précision

Conclusion

Traduction des proverbes classés alphabétiquement

Liste alphabétique des saints renvoyant aux pages où ils sont commentés

Introduction

Les saints peuplent les proverbes de l'Espagne du Siècle d'Or essentiellement pour marquer les travaux et les jours du calendrier agricole1, mais pas seulement. C'est parfois la figure familière du saint lui-même ou un aspect de sa légende hagiographique qui s'expriment dans un proverbe. Ainsi, c'est aux saints représentés en personne, dans la vie quotidienne aussi bien urbaine que rurale, que nous allons prêter attention dans ces pages. Ce sont eux qui expriment le mieux leur « personnalité » légendaire dans l'étroit espace énonciatif des dictons et proverbes, eux qui reflètent le plus directement les liens sociaux, eux encore qui laissent le mieux entrevoir les façons d'être et de s'exprimer des hommes et des femmes d'une époque qui fut la plus brillante de l'histoire de la littérature espagnole. Ce sont les saints compagnons de la vie de tous les jours de l'homme du Siècle d'Or.

Mais les temps ont changé. Le savoir que l'on pouvait avoir de la légende dorée (ou non) de ces saints, la connaissance de leur histoire hagiographique et de leurs caractéristiques iconographiques étaient bien plus étendus que les nôtres, dans un pays et à une époque aussi étroitement imprégnés de culture religieuse que l'Espagne du XVIe et du XVIIe siècles. D'où l'intérêt de rappeler dans ces pages quelques-uns de ces éléments culturels qui n'étaient un mystère pour personne au Siècle d'Or, mais que le lecteur du XXIe siècle a un peu perdus de vue.

Toujours dans le but de mieux faire connaître ces proverbes, leur traduction permettra, y compris au lecteur non hispaniste, d'apprécier les qualités d'expression qui leur sont propres : concision, pittoresque, humour... Mais comme le charme des proverbes réside surtout dans leur rythme et leurs sonorités, dans leur perfection formelle polie par des années de transmission populaire, il aurait été dommage de se passer de la version originale en espagnol...

On ne parle pas toujours de façon respectueuse des saints dans les proverbes. Quel que soit leur sujet, les proverbes sont souvent, par nature, ironiques, irrespectueux ou malintentionnés. On peut donc s'attendre à ce que les respectables personnages religieux qui y sont cités, et en particulier les saints, fassent eux aussi les frais de cette tradition insolente. C'est ce que suggère l'hispaniste parémiologue Ángel Iglesias Ovejero qui écrit, à propos de l'ensemble des personnages célèbres nommés dans les proverbes espagnols : « Leur figure n'est pas toujours hissée sur le piédestal de l'admiration, au contraire, la mise en proverbe se traduit par une plus grande familiarité avec ces personnages, voire carrément par une inversion d'image »2.

Mais les « proverbes de saints » expriment-ils une attitude significative face à la religion ? La source utilisée ici, le Vocabulario de refranes y frases proverbiales de Gonzalo Correas (1627)3, avec ses 25 000 proverbes et expressions proverbiales, offre une telle profusion d'énoncés qu'elle permettra sans doute de se faire une opinion sur la question.

Cette énorme collection, qui réunit non seulement des proverbes, dictons et sentences mais aussi des anecdotes populaires ou des expressions courantes, nous réserve une première surprise : les énoncés portant sur les saints sont moins nombreux qu'on pourrait le croire. Une sélection4 des proverbes mentionnant le mot « saint », ou comportant un nom de saint (y compris les dictons du calendrier agricole) ne donne qu'un total d'environ 380 parémies, ce qui est peu par rapport à la somme de proverbes et expressions proverbiales recueillis par Correas.

Sur ce corpus initial de 380 énoncés sélectionnés à partir du mot « saint », on décompte environ 270 proverbes de contenu pratique qui relèvent du domaine agricole ou assimilé et comportent un nom de saint destiné seulement à désigner une date du calendrier. Une quarantaine mentionnent pour lui-même un saint répertorié, une vingtaine portent sur des saints de fantaisie, une trentaine de proverbes concernent la figure du saint de façon générale, sans précision de nom, et une douzaine de proverbes présentent seulement un emploi adjectival du mot « saint », pour désigner, par exemple, un saint homme.

Si les proverbes de saints, dans leur totalité, sont étonnamment peu nombreux par rapport à l'ensemble collecté par Correas, le phénomène est bien plus marqué encore pour le groupe des proverbes consacrés à la figure du saint citée pour elle-même. Ils sont si peu fréquents que l'on peut les qualifier de rares. Force est de constater, avec Julia Sevilla, que Lucifer stimule davantage la verve populaire que ne le font les saints. La faible présence de proverbes nommant un saint pour lui-même explique que cette éminente parémiologue n'ait même pas pris en compte expressément cette catégorie-là dans un article5 où elle met en parallèle les proverbes mentionnant les saints et ceux évoquant les diables.

Ángel Iglesias Ovejero, de son côté, s'est intéressé plus spécifiquement aux proverbes de saints burlesques, qui sont généralement des saints imaginaires, des saints de fantaisie (mais parfois aussi des saints dûment répertoriés), proverbes qu'il rapproche d'autres parémies irrespectueuses où apparaissent divers personnages mythiques peuplant l'imaginaire du Siècle d'Or. Toutefois, l'assimilation, dans l'approche de ce chercheur, de deux types de figures aussi différentes que les héros divers et les saints, ne permet peut-être pas d'apprécier de façon spécifique l'image de ces derniers. Après tout, les saints auraient pu faire dans la vie quotidienne du Siècle d'Or l'objet d'une dévotion d'un tout autre ordre que les héros historiques ou mythiques6 et l'on serait en droit de s'attendre légitimement à ce qu'ils reçoivent dans le monde des proverbes un traitement moins irrévérencieux que les héros antiques ou médiévaux.

Mais même si un angle d'approche strictement orienté sur le burlesque, comme celui d'Iglesias Ovejero, ne donne pas une image exacte de la totalité de la palette d'utilisation des dictons au Siècle d'Or, elle conduit cependant à se poser une question fondamentale : la relative rareté des proverbes qui donnent vraiment une place à la figure du saint ne serait-elle pas due à une réticence à l'exposer aux flèches impitoyables de l'humour populaire ? Cette rareté ne traduit-elle pas, déjà, en elle-même, un désir de sauvegarder l'image du saint ? On pourrait d'ailleurs se demander si le professeur Correas, érudit et homme de religion, n'a pas fait quelques oublis volontaires dans le domaine de la collecte de proverbes de saints dont l'énoncé aurait été trop irrespectueux. L'attitude dont le compilateur fait montre, dans des commentaires où il manifeste une nette réprobation envers certains proverbes burlesques portant sur un saint, pourrait nous encourager dans cette hypothèse. Mais ce serait faire injure à Correas, dont on connaît par ailleurs l'honnêteté scientifique et la passion pour la collecte exhaustive des proverbes, que de soupçonner dans ses travaux une censure consciente. Restent les éventuels oublis involontaires, mais ceux-ci ne pourraient pas être suffisamment nombreux pour modifier significativement le corpus collecté.

Ainsi seul l'examen de la forme et des contenus des énoncés appartenant à la catégorie étroite des proverbes consacrés à la figure propre du saint pourra-t-il permettre de mieux comprendre les raisons du nombre limité d'occurrences de ces proverbes, à première vue surprenant dans une civilisation aussi intensément nourrie de religion.

1 Ils servent même pour mémoriser une date sans aucune précision d'activité, comme San Andrés, entra mes y sale mes (S 107 r), « Saint André, un mois commence, l'autre s'en va » (saint André, l'apôtre, est fêté le 30 novembre), ou San Matía, marzo al quinto día (S 134 r), ou sa variante San Matías, marzo a cinco días (S 137 r) « Saint Mathias, mars cinq jours après. » Saint Mathias est célébré le 24 février, sauf les années bissextiles, où sa fête est décalée au 25 février. De nos jours, c'est le 29 février qui sert de jour supplémentaire aux années bissextiles. Mais l'Église a conservé l'ancien usage qui est de doubler le sixième jour avant mars, d'où le proverbe.

2 « […] no siempre se mantiene la figuración en el pedestal de lo admirable, sino que la proverbialización va acompañada de una familiarización de los sujetos, cuando no de una inversión de la imagen. », Á. Iglesias Ovejero, « Los nombres propios del refranero antiguo », Criticón, 28, 1984, p. 11.

3 Les proverbes sont cités d'après l'édition de Louis Combet, révisée par Robert Jammes et Maïté Mir-Andreu, Madrid, Castalia, 2000. Nous la désignerons dans ces pages par « l'édition Jammes-Mir ». Les références numérotées qui accompagnent les proverbes cités renvoient à cette édition.

4 Une précision nécessaire : cet ouvrage ne prétend pas s'appuyer sur un corpus exhaustif. Et cela fait d'ailleurs partie de la tradition de la littérature sapientiale de se propager, de recueil en recueil, selon les sélections successives des passionnés de proverbes. Nous citerons non seulement les proverbes (en italiques), mais aussi les commentaires de Correas (en italiques, entre crochets). En effet, ce ne sont pas seulement les proverbes eux-mêmes, mais aussi les commentaires du compilateur qui reflètent l'image du saint. Il y a même quelques cas où le mot santo n'est mentionné que dans le commentaire : ex. Quien predica en desierto, pierde el sermón; quien lava la cabeza del asno, pierde el jabón. [No perdió su sermón […] San Francisco de Paula, etc.] (Q 590 r). Éliminant du corpus étudié tous les proverbes où le saint n'était mentionné que pour marquer une date, on a retenu, d'une part, les proverbes où le mot saint était employé de façon générique, sans référence précise à un saint particulier (ex. : A chico santo, gran vigilia) et, d'autre part, les énoncés où apparaît nommément un saint précis (ex. : Hecho un San Jorge [Muy armado]). Nous laissons de côté tous les proverbes consacrés à la Vierge, sauf si, dans l'énoncé, elle se trouve en compagnie d'un nom de saint.

5 Voir Julia Sevilla Muñoz, « Santos y diablos en los refranes », Pratiques hagiographiques dans l'Espagne du Moyen Âge et du Siècle d'Or, II, A. Arizaleta, et al. (éds.), Toulouse, CNRS-UMR 5136/ Université de Toulouse-Le Mirail, 2007).

6 Toutefois, un article de Fernando Baños Vallejo incite à penser qu'il y a des similitudes entre les façons de révérer ces deux types de figures populaires : voir « Los héroes sagrados (elementos hagiográficos de la épica castellana) », dans Literatura Medieval, Actas do IV Congresso da Associação Hispanica de Literatura Medieval, organisé à Lisbonne du 1 au 5 octobre 1991, Cosmos, Lisbonne, 1993, p. 29-32.

Un corpus restreint et difficile à cerner

Faire une distinction entre les proverbes où l'on cite un nom de saint comme simple repère sur le calendrier et ceux qui évoquent la figure d'un saint pour elle-même n'est pas toujours facile, ce genre d'énoncés résistant souvent à l'établissement d'une typologie trop simplificatrice, qu'elle soit fondée sur leurs aspects formels ou sur leur contenu.

Au sujet de certains proverbes, il n'y a aucune ambiguïté sur la valeur strictement mnémotechnique et calendaire de la mention du saint. Un exemple parmi bien d'autres : « À la Saint-André, à ton jars donne du blé », Por San Andrés, a tu ánsar pan des (P 862 r)7. Pan, ici a le sens de « blé », comme dans l'expression tierras de pan llevar (' terres à blé '). La Saint-André, moment où l'on commence à engraisser les volailles pour Noël, est le 30 novembre. Sous cet énoncé anodin, caractéristique des dictons dédiés aux activités agricoles, on peut cependant voir aussi, si l'on cherche bien, une allusion à la vie de saint André. La légende hagiographique de cet apôtre du Christ n'est pas dépourvue de lien avec le mot pan (mais dans le sens de ' pain ') : dans le Nouveau Testament, c'est saint André qui attire l'attention du Christ sur l'insuffisance de nourriture pour sustenter la foule des fidèles et se trouve ainsi l'instigateur du miracle de la multiplication des pains, dont il portera témoignage : sous le calendrier, la Bible...

Précisons que, si la majorité des dictons calendaires de ce type concerne le monde agricole, certains se réfèrent aussi à d'autres domaines, comme celui des artisans. Le proverbe « Saint Barthélémy met des mèches aux quinquets : mauvais pour les ouvriers, pis pour les apprentis », San Bartolomé amecha candiles: mal para los oficiales, peor para los aprendices (S 110 r)8 rappelle qu'à la Saint-Barthélémy (le 24 août), la lumière du jour a déjà bien baissé (une heure quarante de jour perdue depuis le premier jour de l'été), et que, par conséquent, les artisans doivent allumer les quinquets (candiles) pour pouvoir continuer à travailler jusqu'à une heure tardive à la lumière artificielle, ce qui occasionne gêne et frais supplémentaires. Ce second énoncé est cité ici non seulement pour donner un exemple de proverbe de saint lié à des travaux autres qu'agricoles, mais pour montrer les difficultés d'établissement d'un corpus séparant franchement les dictons où le saint n'est qu'une référence à une date ou à une activité, et ceux qui reflètent un élément hagiographique précis. Cependant, à y regarder de plus près, l'énoncé du proverbe ne dit pas « À la Saint-Barthélémy, on met la mèche aux quinquets », mais « Saint Barthélémy met la mèche aux quinquets », et confère ainsi à la figure du saint un rôle actif et concret, lui donnant une présence tangible qui fait de lui un personnage familier.

Dans un autre proverbe du Vocabulario de Correas, on trouve une allusion à cette baisse de la luminosité, mais le saint (saint Barnabé) sert seulement de repère temporel et n'intervient pas directement : San Bernabé, dijo el sol: «Aquí estaré, y de aquí no pasaré.» (S 111 r).

Ce renforcement de la personnification dans San Bartolomé amecha candiles... est-il seulement un effet rhétorique destiné à augmenter la théâtralité de l'énoncé, ou bien y a-t-il, dans l'action décrite (la préparation les lampes), quelque chose qui renvoie à la légende de ce saint ou à ses attributs traditionnels ? Il semble qu'il n'y ait, dans ce cas-là, pas de lien avec une légende particulière. Mais, même en l'absence d'une référence à une tradition hagiographique connue, cette façon de redonner présence humaine et agissante au saint dans la formulation du proverbe est bien révélatrice de l'omniprésence de la figure du saint dans l'imaginaire espagnol du Siècle d'Or9.

Donnons un autre exemple de proverbe de saint qui renvoie, cette fois-ci, au monde universitaire : A Salamanca, putas, que ha venido San Lucas; o que ya viene San Lucas (A 753 r), « [Allez toutes] À Salamanque, putes, c'est la Saint-Luc ». Une note de l'édition Jammes-Mir précise qu'« à la Saint-Luc (le 18 octobre) commençait l'année universitaire et les étudiants revenaient à Salamanque »10. Mais, là encore, la formulation du proverbe offre à la figure du saint un protagonisme supérieur à celui qu'elle aurait comme simple repère sur le calendrier. L'énoncé espagnol joue sur une ambiguïté linguistique, et l'on pourrait traduire « ha venido San Lucas » tout aussi bien par « saint Luc est arrivé » que par « c'est la Saint-Luc » (« la Saint-Luc est arrivée »). En effet, en espagnol, la simple mention du nom du saint suffit à évoquer la fête patronale correspondante, à la différence de ce qui se passe en français, où les deux formes « saint Luc » et « la Saint-Luc » ne peuvent être confondues. La personnification crée un effet humoristique, faisant voisiner intimement, dans l'espace restreint du proverbe, un saint respectable avec des prostituées qui le sont moins. La formulation entraînante semble inviter gaiement ces prostituées à venir rejoindre en grand nombre saint Luc à Salamanque, et le dynamisme même de la présentation du saint dans les deux variantes (Ha venido ou Ya viene) reflète l'empressement joyeux avec lequel le monde de la prostitution se précipite sur la population estudiantine (et réciproquement).

Mais de surcroît, et de façon plus canonique, il est possible de voir un lien thématique entre la légende de saint Luc et la rentrée universitaire : Luc, évangéliste du premier siècle et disciple de Paul, était, contrairement à bien d'autres saints des débuts du christianisme, un véritable « intellectuel de formation » (il était médecin, et Paul l'appelle « ce cher médecin »). Auteur du troisième Évangile, il était, selon la littérature spécialisée, un « excellent écrivain, nourri de lettres grecques, historien, interrogeant les témoins de Jésus-Christ. Luc Évangéliste précise qu'il tient à établir la vérité et la solidité des enseignements recueillis de vive voix »11, et ceci peut même le faire considérer par certains comme un précurseur de l'esprit scientifique et un modèle universitaire.

Pour finir, signalons, sous ses deux versions, un autre proverbe qui serait assez mystérieux sans l'aide de Correas, et qui se réfère aussi à la rentrée estudiantine au moment de la Saint-Luc : ¿San Lucas, por qué no encucas? —Porque no tengo las bragas enjutas. [Quiere decir: «¿Por qué no bebes?»; responde que ha poco que salió de pisar las uvas, y el mosto no está de sazón para beber. «Encucas» es palabra hecha por énfasis, que se acomoda al propósito que se quiere; otros dicen: «San Lucas, ¿por qué no cucas?». Y «cucas» también quiere decir: «¿Por qué no corres?», como si dijesen a los estudiantes: «¿Por qué no te vas al estudio, venido San Lucas?»] (S 131 r), « Saint-Luc, pourquoi ne bois-tu pas ? — Parce que mes culottes ne sont pas sèches. [Cela veut dire : " Pourquoi ne bois-tu pas ? " ; il répond qu'il n'y a pas longtemps qu'il a cessé de fouler le raisin, et que le moût n'est pas prêt à être bu. " Encucas " est un mot fantaisiste, que l'on met à toutes les sauces ; d'autres disent : " San Lucas, ¿por qué no cucas? ". Et " cucas " veut dire aussi " Pourquoi ne cours-tu pas ? ", comme si l'on disait aux étudiants : " Pourquoi ne vas-tu pas étudier, vu que la saint-Luc est arrivée ? "] ». On peut constater que dans ces deux interprétations, la première apostrophe le saint, et peut donc concerner notre corpus, et la deuxième ne mentionne la Saint-Luc que comme date et, dans ce cas, nous ne retiendrons pas le proverbe dans le cadre de cette analyse, bien que la forme soit ambiguë.

Mais revenons à nos proverbes pour signaler qu'il est également délicat de faire la distinction entre ceux qui font allusion au calendrier des fêtes patronales, ou à la topographie des villages portant le nom d'un saint, et ceux qui renvoient à la figure du saint lui-même, ces divers éléments pouvant parfois même coexister. Quelques exemples vont permettre de montrer ces ambiguïtés.

Dans Viene San Martín en caballo chiquito: tapa la cava (o cuba) y guarda el mosquito (V 256 r), « Saint Martin vient chevauchant son petit cheval : couvre tes cuves à vin et prends garde aux moucherons12 », il s'agit incontestablement d'une référence à la date de la Saint-Martin, le 11 novembre, mais le saint est néanmoins représenté corporellement avec sa silhouette familière, à cheval, tel que la tradition le décrit dans la scène légendaire où il partage son manteau avec le mendiant. Le mouvement dynamique de saint Martin cavalier (le cheval est signe de la noble appartenance sociale de ce personnage, mais aussi image de mouvement) se confond avec l'évocation d'un autre mouvement, celui du passage du temps et, en particulier, de l'approche d'une date. L'image miniaturisée du saint à cheval (chiquito, parce que contemplé à l'église sous forme de statues de dimensions réduites) est si fortement ancrée dans la mémoire populaire qu'elle se maintient avec ses caractéristiques iconographiques (en caballo chiquito), alors que l'énoncé, pour accomplir sa fonction de repère temporel, aurait pu se limiter à « Viene san Martín », ou même à « Por san Martín »13. Mais l'emprunt à la légende ne se limite pas à l'image archétypique du saint à cheval, elle reprend aussi le geste par lequel le saint couvre le mendiant de son manteau. Cependant, le geste de couvrir est repris d'une autre manière dans l'énoncé du proverbe, où il est dit qu'à cette date, il faut couvrir soigneusement… les cuves à vin. Ainsi subsiste-t-il indirectement un deuxième élément de l'imagerie traditionnelle et, de façon plus générale, une idée de la fonction protectrice du saint. La miniaturisation de la silhouette de ce saint très populaire est sans doute en effet en partie responsable du processus de familiarisation décrit par Iglesias Ovejero14, processus qui permet à la verve populaire de s'exercer à propos des figures les plus respectables.

Construit sur le même principe, mais avec un pouvoir imageant plus succinct, est le proverbe « Comme Dieu voudra et quand saint Jean viendra », Como Dios quisiere y San Juan viniere (C 702 r), où le mouvement « viniere » pourrait s'appliquer tout autant à un déplacement spatial du saint qu'à l'approche d'une date (fête le 27 décembre).

Dans un autre exemple encore, « Entre la mère et le fils, saint Thomas-le-Petit », Entre madre y hijo, Santo Tomé el chiquito. [Es: entre Nuestra Señora de la O y Navidad; y llámanle chiquito por su día ser pequeño como los de entonces] (E 2068 r)15, l'évocation métaphorique de la brièveté des jours d'hiver se fait à travers les mots « el chiquito » (' le petit '), qui auraient pu être pris pour un trait anthropomorphique ou pour une expression de la différence de hiérarchie entre diverses figures de saints. Là encore, on constate que certains proverbes apparemment strictement calendaires ont quelque chose à dire sur la figure du saint.

La difficulté d'établir des catégories précises augmente encore lorsqu'un proverbe fait allusion à un nom de village comportant lui-même un nom de saint. Ces noms de lieux peuvent être facilement confondus, en raison de l'imprécision de l'énoncé, avec la stricte mention de la fête patronale : dans « Saint Pierre des Arcs, le diable laisse les bœufs et prend les ânes », San Pedro de los Arcos, deja el diablo los bueyes y toma los asnos (S 144 r), s'agit-il de « À (au village de) San Pedro de los Arcos »16 ou « À la (fête de) Saint-Pierre des Arcs » ?