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Danton, justicier masqué marqué à jamais par la mort violente de sa mère, se retrouve paradoxalement à incarner à l’écran le tueur que la police poursuit. Au même moment, l’amour frappe à sa porte, bouleversant son existence déjà tourmentée. Cette ironie du sort l’entraîne dans une profonde introspection : un homme marqué par la violence peut-il encore aimer ? Et quand l’amour s’immisce, le cœur peut-il abandonner sa soif de vengeance ? Entre passion et destin, Danton devra affronter ses démons les plus sombres.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-François Bourgeot, journaliste passionné de cinéma et ancien directeur du Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier, a puisé dans ses riches expériences professionnelles et ses nombreux voyages un terreau fertile pour son projet romanesque. Ces vécus ont nourri son imagination et affiné son art narratif, l’amenant à embrasser l’écriture de la fiction comme une nouvelle voie d’expression pour partager sa vision du monde.
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Seitenzahl: 373
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean-François Bourgeot
Les requins ne se plaignent pas
quand ils ont la migraine
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-François Bourgeot
ISBN : 979-10-422-7485-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes sœurs
Pour Dominique, pour Lucas
Matthieu Danton dort mal. Comme à chaque veille d’exécution. Le même rêve revient, pénible, un peu rasoir et très inconfortable, mais qu’il n’échangerait contre aucun autre. Dans des brumes inexplicables, le visage de sa mère, si jeune encore et si belle, apparaît, lumineux et mélancolique, puis disparaît pour mieux revenir, sous la forme d’un visage de sorcière comme échappée de McBeth. Elle disparaît, une dernière fois, avec un ricanement muet – pourquoi les rêves font-ils aussi peu de bruit ? – et en général c’est là qu’il se réveille. Il se réveille, ni en nage, ni bardé d’angoisse. C’est juste un rendez-vous manqué. Pas de quoi consulter. Sa mère était morte quand il avait quatorze ans. Une mort violente, jamais vraiment élucidée, au gré de pistes vagues et effilochées. Le meurtrier avait trouvé des bijoux, un peu d’argent liquide et c’est à peu près tout. L’analyse de l’ADN commençait à entrer dans les mœurs de la police scientifique et de la Justice, et des traces multiples avaient bien été relevées, des empreintes également, mais toutes explicables ou ne conduisant à aucun fichier. Impossible à l’époque de savoir s’il s’agissait d’un voleur ayant cru la maison vide ou d’un véritable assassin qui voulait la peau d’Elisabeth. Trop modeste pour avoir des ennemis acharnés, trop raisonnable pour entretenir des conflits chroniques, trop fidèle pour avoir un amant tragique, elle n’était a priori la cible de rien ni de personne, elle n’était qu’un corps innocent sur une trajectoire imbécile. On l’avait retrouvée dans la cuisine, vidée de son sang, mais elle n’avait été ni violée ni battue. Juste saignée à blanc. Son bourreau, sans doute pressé et peu apte à l’empathie, n’avait pas cru bon de lui fermer les yeux, qui, grands ouverts, fixaient le plafond et interrogeaient le ciel. Son père, d’abord soupçonné, fut finalement laissé à lui-même, à sa peine incalculable et à l’éducation de cet adolescent abattu en plein vol. Il prit d’abord son courage à deux mains, mais ces deux mains-là ne suffisaient pas et il se mit à boire, avant de disparaître à son tour. Est-il encore vivant, est-il mort ? Aujourd’hui, Matthieu s’en fout un peu. Son père n’avait pas eu le temps de compter vraiment pour lui, c’était un homme qui parlait peu et qui rentrait tard. Son père n’était que le mari de sa mère, une norme. Et l’adolescent avait survécu à cette double absence, à cette fatalité qui en fit un adulte avant l’âge. Il fut pris en charge par son oncle, le frère aîné d’Elisabeth, et sa tante, une femme gentille et doucement sensuelle qui essaya de lui donner toute la tendresse dont elle était capable. Sur le plan du confort objectif, il n’avait pas perdu au change. Ses parents étaient des petits bourgeois, son oncle et sa tante étaient des moyens bourgeois. Il y avait même un grand jardin pour faire ses pompes, taper dans un ballon sans casser des vitres et respirer à plein poumon l’air d’une banlieue calme et bien rangée, propre sur elle et suffisamment loin de Paris comme des industries agressives pour contenir encore une dose satisfaisante d’oxygène. Il y avait encore de ce côté de la Capitale, vers le Sud, les traces d’une agriculture ancienne, grignotée au petit bonheur par la nécessité nouvelle de construire des villes dortoirs. Villes qui grandissaient de plus en plus loin du petit village qui en restait le noyau dur. Des villes qui n’étaient plus tout à fait des villes, mais les éléments monotones d’une conurbation encore vivable. Des cités d’avant l’expression « les jeunes des cités », des cités qui faisaient encore citoyenneté.
Seul dans un très grand appartement du VIe arrondissement de Paris, meublé selon une économie toute japonaise, et dont l’essentiel des couleurs est composé par les dos des livres et deux lithographies abstraites bardées de rouge, il sourit souvent à cette évocation, lui qui ne sourit pas si souvent. Appuyé sur un coude, il vérifie la présence de son arme et de son chargeur, sortis la veille de leur cachette et placés dans un meuble bas à côté du grand lit qu’il venait de s’offrir. Rare concession au luxe occidental, c’est un bref séjour au Mama Shelter de Lisbonne, lors d’un ancien « voyage d’affaires », qui lui donna l’idée de ce lit et surtout de sa literie. Un matelas d’un confort absolu et d’une épaisseur à mettre à la retraite la Princesse sur son pois. On pouvait sans doute y faire l’amour, même en bande, et il reviendrait à sa forme originelle, quelle que puisse être l’imagination des convives les plus énervés. Mais Matthieu ne laissait jamais entrer personne dans cet antre chic à deux doigts de la rue Mazarine. Et cette literie de luxe – garantie plus de quinze ans selon le vendeur – lui servait simplement à récupérer, à dormir et à attendre l’apparition de sa mère.
L’arme est tout bonnement un SIG SAUER SP 2022, celui-là même qui équipe la police nationale, nos braves pandores et même les douaniers. Un semi-automatique 9 mm, un peu encombrant certes, et pas vraiment précis au-delà des quinze mètres pour qui n’était pas un cow-boy, mais qu’il aime bien et auquel il est fidèle depuis cette drôle d’année 2008. L’idée de semer le doute l’amuse – « ça pourrait bien être une arme de chez nous » dira immanquablement l’officier de la Crime de permanence –, et puis les défauts de ce pistolet ne le concernaient pas. Il le sort au dernier moment pour un tir à bout portant. Il n’a même jamais eu besoin de s’entraîner au stand et n’est inscrit à aucun club de tir. Matthieu survit plutôt bien et il existe, socialement, mais assez peu.
La difficulté de son travail n’a jamais été de tuer – même s’il préfère tuer des salauds, ce qui n’est jamais certain et ce qui est un genre de cache-sexe. Pas dupe de cette bonne conscience à deux balles. Non, la difficulté, c’est d’approcher la cible discrètement, dans des zones où il sait n’y avoir aucune caméra de surveillance, et de s’en éloigner tout aussi discrètement. Ce dernier point surtout posait problème, dans la mesure où il avait une fois pour toutes renoncé au silencieux, une prothèse qui prend trop de place.
Il est encore tôt, mais il sait qu’il ne dormira plus. Il pense encore un peu à sa mère, essayant de convoquer quelques moments heureux de l’enfance, mais l’exercice est de plus en plus difficile et incertain. Il sourit malgré tout, en se disant que s’inventer de beaux souvenirs est une façon comme une autre d’en avoir. Il se revoit l’attendre au milieu de la longue pente de la rue Paul Bert, près de la voiture, en ces jours où leurs horaires concordaient. Il savait qu’à chaque fois, parmi d’autres femmes allant en tous sens sur le trottoir d’en face, elle serait la plus belle, la plus vivante, et que son sourire, quand elle le verrait, traverserait la rue avec la force de l’éclair. Le sourire de sa mère avait la vitesse de la lumière, mais était doux comme une tartine de confiture à la fraise. C’était de l’énergie pure, c’était l’assurance que la vie valait d’être vécue. Il revoit ces énormes steaks hachés qu’elle lui servait tout crus, juste salés poivrés avec un filet d’huile d’olive, car il fallait des forces, il fallait grandir, et cette mère, héritière directe de la génération qui avait si bien connu les privations de l’Occupation à Paris, se vengeait sur le règne animal pour protéiner à fond sa progéniture. Pour dire vite, elle n’avait pas appris à penser un repas sans viande… Il faudrait pourtant revenir à la sagesse du brave Henri IV, pensait-il : la poule au pot le dimanche et basta, légumes pour tout le monde et pain dur le reste de la semaine ! Il revoit aussi les grandes tartines de beurre salé sur lesquelles elle saupoudrait un sucre cristallin. « Mais non, jamais elle n’aurait fait ça, du sucre sur du beurre salé ». Le voilà qui rit tout seul, en ce jour où il doit tuer un homme qu’il ne connaît pas. Enfin, si peu. Il se lève enfin, garde son t-shirt de la nuit et enfile une robe de chambre courte en soie bleue, lance le café préparé la veille –, une cafetière classique, avec filtre en papier, pour un bon demi-litre, les machines à capsules de la Suisse triomphante l’ont toujours énervé même si la vie de George Clooney semble agréable – et met en boucle deux titres de Manu Chao qui calent bien les idées en place. Quelle heure est-il à Washington ? Il s’en balance, mais esquisse quelques pas de danse. La bonne humeur est nécessaire à son métier, pense-t-il de très bonne foi. Même si la triste et opaque impassibilité d’Alain Delon dans Le Samouraï reste d’une beauté indépassable.
Un métier qui lui était tombé dessus en octobre 2007 exactement. Il avait obtenu sa licence en Droit, mais ne s’en trouvait guère avancé et ne s’était inscrit nulle part : il se sentait pénaliste dans l’âme, mais n’avait aucun désir pour le Barreau ou la Magistrature. Une impasse somme toute banale, et qui ne l’empêchait pas de se sentir dans une « norme » acceptable. Il faisait la fête poliment avec quelques copains d’études, faisait l’amour avec allégresse et une certaine générosité avec les jeunes femmes qui voulaient bien le suivre jusqu’à son minuscule studio de la rue des Grands Champs dans le XXe arrondissement, c’était peut-être le seul exercice pour lequel il ne se sentait pas en partie absent, mais il n’était jamais parvenu à créer un véritable lien d’amitié ou d’amour – le mot le faisait rire et lui faisait un peu peur – avec qui que ce soit. Seuls son oncle Jean-Marc, qui lui avait ouvert en grand sa maison, sa bibliothèque et sa discothèque et sa tante Marie-Laure, mère de substitution délicieuse de maladresse qui veut bien faire, constituaient des repères certains, des réserves nécessaires d’affection. Mais de quel genre d’amour le rosier grimpant aime-t-il vraiment son tuteur ? C’était un couple qui résistait bien à l’usure, un peu confit dans ce catholicisme de gauche à la fois confiant et battu d’avance. Depuis toujours abonnés à Télérama et à la Croix, journaux presque honnêtes et très structurants, mais pas bigots pour un sou, « presque athées » s’étaient-ils même risqués un jour, ils étaient tendrement dogmatiques et volontiers aveugles devant la réalité quand la réalité les dépassait. Mais Matthieu les aimait bien comme ils étaient, avec leurs souvenirs émus des années 60 et 70 et aujourd’hui leur macronisme résigné.
Une fois par mois, il continuait à honorer le rituel d’un déjeuner dominical chez ce couple, dont il fut, par un destin tragique, le seul enfant. Il optait le plus souvent pour le train, depuis Saint-Michel ou Austerlitz, et il lui restait alors deux kilomètres à parcourir à pied. Une côte, qu’il aimait bien, et lui faisait mériter le repas à venir, un boulevard d’une mocheté tout endormie puisque nous étions dimanche, et enfin, cette avenue, ombragée de part et d’autre de vénérables marronniers. De beaux arbres, un peu trop taillés pour être tout à fait honnêtes, mais de fort caractère tout de même. Ah ! Ces Marronniers ! Leurs bogues vertes et piquantes de l’automne qui, une fois ouvertes, offraient cette chose douce et lisse, bien trop dure pour jouer à la bataille de boules de neige, même si « se prendre un marron » ça veut bien dire ce que ça veut dire, mais qui étaient autant de cadeaux de l’arbre. La bogue, ce fut pour Matthieu la première rencontre avec cette idée : la vérité est toujours plus ou moins cachée. Ou plutôt : il y a la vérité de la bogue, mais une autre vérité, à l’intérieur, qui est peut-être une vérité supérieure. La vérité comme poupée russe.
Mais cette fois, il avait choisi la voiture, pour se sentir plus libre, plus vagabond, avec cette possibilité d’aller plus vite, plus loin, ailleurs si le cœur lui en disait. Et il se gara devant son marronnier préféré, fidèle au poste, vieux gardien rigolard de son adolescence. Ses feuilles étaient belles, nervurées avec force, il y avait un parfum d’éternité dans cette beauté-là. Tout le monde a son arbre. Certains aiment le tilleul, certaines aiment l’acacia ou le grand cèdre bleu du Liban. On peut, évidemment, tenir pour le chêne. Lui, c’était le marronnier.
Les retrouvailles – le mot est un peu exagéré quand on se voit une fois par mois – étaient toujours heureuses et faciles. Les embrassades étaient spontanées et les apéritifs bien choisis.
Mais quand il trouvait le repas un peu trop ronronnant, Matthieu lançait quelques provocations, un peu comme un pêcheur jette sa mouche. « Quand avez-vous cessé d’être de gauche finalement ? » interrogeait-il innocemment en se resservant de l’excellent Bourguignon. « Mais nous sommes toujours de gauche ! » s’exclamaient-ils en chœur. Il riait et puis ils riaient aussi. Et en souriant, Jean-Marc, un universitaire qui avait su rester simple, faisait sa petite leçon de morale politique. « Tu sais Matthieu, contrairement à ce qu’il peut se dire, tous les vieux ne deviennent pas pétainistes ! Et il y a plusieurs façons d’être de gauche, la seule nécessité pour s’en prévaloir étant de garder et de protéger le sens du partage. Le reste, c’est du détail ou de l’idéologie décorative, manière de bien montrer qu’on a lu les bons livres. Être de gauche, c’est refuser de se résigner devant le constat que certains ont tout quand d’autres n’ont rien. Et être de droite, c’est penser que ceux qui n’ont rien l’ont bien cherché. Pour ta tante et moi, c’est assez clair. Aujourd’hui il faut voter Macron, parce que c’est le moins pire entre le centre-gauche et l’extrême droite, et pour laisser le temps à une vraie gauche de se réinventer ». Une dernière relance, avant le dessert : « Oui, mais tout de même il y a Mélenchon !? ». « Tu n’es pas sérieux, là. Mélenchon, c’est de la graine de dictateur, il rêve de faire des discours-fleuve devant un peuple soumis comme le faisaient Fidel ou Poutine, avec si possible un tas de crétins qui pensent que c’est lui l’inventeur de l’hologramme, du don d’ubiquité et de la multiplication des pains ! Mélenchon, il reste un théoricien vieillissant de la Révolution. Et la Révolution, ça tache, il faut que ça saigne. Nous, nous voulons une social-démocratie qui ne foute pas tout en l’air… ».
Rien de nouveau sous le soleil, pensait-il. La table rase versus le réformisme et les compromis historiques. Il était temps de parler de jazz – Miles Davis plutôt que Glenn Miller malgré tout, là-dessus ils étaient d’accord – de son statut inquiétant d’éternel célibataire à bientôt trente-six ans, il ne voulait pas leur parler de Karine, il n’était vraiment pas sûr de ses sentiments, et puis, après les alcools forts, d’évoquer sa mère, Elisabeth, dont ils revisitaient la trop courte vie à travers trois gros albums de photographies. C’était un moment à la fois doux et pénible, qui se voulait du baume au cœur, mais ne faisait que maintenir les plaies ouvertes. Il existe de grands blessés qui ne veulent absolument pas guérir, car guérir est une forme de lâcheté. Il connaissait par cœur les commentaires à venir, de l’enfance de Babette à sa mort atroce, mais jouait à chaque fois le jeu, comme si c’était la première fois. Jean-Marc semblait plus malheureux que lui dans cet exercice. Sa petite sœur, qu’il adorait, il l’avait connue durant quarante-quatre ans et il y avait entre eux une relation profonde. Il avait été un frère protecteur et volontiers Pygmalion, et ce dimanche-là une larme coula sur sa joue quand ils revirent cette photographie prise en 1968 au Quartier latin. Lui avait dix-sept ans et elle douze seulement, mais il avait cru bon de l’emmener, en cachette des parents, à sa première manif. Ils avaient pris le train de banlieue, on ne disait pas encore R.E.R en ces temps-là. Un train gris métallisé, plein de gens qui allaient dans la même direction, mais qui ne se connaissaient pas et ne se parlaient pas, qui n’avaient pas de téléphone et pas mal d’ennui à revendre, la plupart s’isolant dans la lecture du journal ou d’un livre qu’ils ne finissaient jamais. Une manif regardée d’un peu loin, mais tout de même. Ils ressemblaient à deux enfants allant au cinéma pour voir le nouveau film de Walt Disney, une photo ne dit pas toujours la vérité. Il se souvenait de l’étonnement du passant, très pressé de rentrer chez lui pour ne pas être une victime collatérale des charges à venir, à qui il avait demandé de prendre ce cliché avec son petit boîtier noir et carré, son premier appareil photo en fait, cadeau reçu pour sa communion solennelle. Il ne s’était rien passé de grave, le gaz lacrymogène ce serait pour plus tard, mais Babette était fière de son grand frère et fière d’elle-même. Elle n’avait pas eu peur et elle avait gardé les yeux grands ouverts. Elle avait déduit ce jour-là que les gentils étaient tous différents, plutôt mal coiffés, habillés n’importe comment et forts en gueule, et que les méchants étaient tous un peu pareils, en noir de préférence, et ne parlaient pas beaucoup. À chaque séance – il s’agissait bien de cela, une séance de mémoire, comme il existe des séances de théâtre ou de cinéma –, Jean-Marc ajoutait un détail, un souvenir, une didascalie, une invention, un regret. C’était émouvant cette mémoire mouvante qui désespère et réinvente les êtres aimés à défaut de les ressusciter.
Vers la fin de l’album, Matthieu tiqua en remarquant un détail qui lui avait jusque-là échappé. Sur une photo de ses deux parents, puis sur une photo de groupe où ils apparaissaient tous les deux également, son père, Christophe, avait disparu. Son image avait été soigneusement détourée puis enlevée, sans doute avec un cutter. C’était très propre, mais on voyait bien qu’il manquait quelqu’un ! « Je n’avais jamais vu ce truc, c’était là ou c’est nouveau ? Qui a fait ça, c’est toi tonton ? ». « Oui, c’est moi. Je ne supportais plus de le voir là, à côté de Babette. Nous n’avons jamais vraiment parlé de lui, mais ton père, je pense que ce n’était pas un homme bien. Sa fuite, d’abord dans l’alcool puis dans la géographie, m’a d’ailleurs donné raison. Je suis désolé si ce geste t’embarrasse ». Marie-Laure, sa tante, qui avait entendu la conversation, se mit à rire pour alléger l’atmosphère. « Tu modifies les photographies maintenant mon chéri, tu veux changer le cours de l’Histoire, comme Staline, Fidel, Mao ou Poutine ! Il a raison le petit tu devrais voter Mélenchon ! ». Ils se remirent à rire. Le rire est une gomme efficace. Le rire, qu’il soit au bord des larmes ou qu’il soit au bord d’un autre rire, plus tonitruant encore, est notre premier marqueur de vitalité. Juste avant la mesure de la pression artérielle.
Matthieu reprit un café et décida de repartir vers Paris, assez tôt pour éviter les bouchons du dimanche soir, des bouchons qui avaient de plus en plus de mal à se passer du pétrole russe.
Dans la voiture il lança le programme de jazz qu’il s’était concocté sur une clé USB, sachant bien qu’avant la porte d’Orléans, il pourrait déguster « My funny Valentine », la version de Chet Baker évidemment, la seule qui compte vraiment, la plus profonde, la plus enveloppante, la plus invraisemblablement amniotique. Il penserait alors à sa mère et il se mettrait à pleurer.
Jean-Marc et Marie-Laure le regardaient partir, avec tendresse et une pointe de mélancolie. Ils aimaient la visite de Matthieu, c’était même leur joie principale, mais ils n’étaient guéris de rien. Lui surtout, qui n’avait jamais vraiment aimé que sa petite sœur.
Le corps avait été retrouvé dans une rue perpendiculaire au canal Saint-Martin, tout près de l’Hôpital Saint-Louis, pas bien loin des morts de novembre 2015, à peine caché derrière trois immenses poubelles pour tri dont aucune ne prévoyait les cadavres. C’est ce que pensait, un sourire mal réveillé aux lèvres, le commissaire Michel Constant, de la Brigade criminelle, arrivé bon dernier sur la scène. Les premières constatations imposaient un sentiment de « déjà vu ». Une seule balle, tirée à bout portant dans la nuque et légèrement orientée vers le haut du crâne, soit des dégâts épouvantables, pour le moins irréversibles, depuis le cervelet jusqu’au front, bref ce type-là n’avait plus toute sa tête et, s’il avait survécu, ce supplément-là n’avait duré que quelques secondes sans grand intérêt. Pas joli, mais pas de souffrance, c’était une exécution, pure et simple, ne relevant pas d’un geste sadique. Il n’y a pas de sadisme possible avec une balle qui sort du canon à 350 mètres par seconde. Règlement de comptes ou contrat de tueur professionnel, Constant penchait plutôt pour cette dernière hypothèse.
« La balle est ressortie et nous la cherchons encore. Vu l’orifice d’entrée, je parie mon meilleur scalpel pour du 9 mm. Le meurtre n’a pas été commis loin d’ici, le corps a été déplacé, mais sur quelques mètres seulement, pour le cacher un peu sans doute derrière ces conteneurs, mais le tueur ne s’est pas vraiment appliqué, il a préféré partir vite. Le corps a été repéré par un passant qui l’a découvert très tôt ce matin. Il travaille à l’hôpital et il a dû partir, mais il a laissé ses coordonnées et on pourra le convoquer. Aucun geste d’autodéfense, la victime a été tuée sans s’en rendre compte, mais rien encore qui permet de l’identifier, ni papiers, ni argent. On sait juste qu’il est de type caucasien, qu’il mesure environ 1,75 m et doit peser à la louche ses 80 kg. Je lui donne une grosse cinquantaine, mais ça reste à vérifier. Quant à l’heure de la mort, je dirais entre 22 h et minuit hier soir. Voilà commissaire, la suite au labo… ». « Bon, vous essaierez de lui faire une tronche présentable pour le photographe, on comparera avec les fichiers, le peu que je vois ne m’est pas totalement inconnu… ». Et se tournant vers ses adjoints de la brigade : « Bon, enquête de proximité, le coup de feu a dû s’entendre. Et retrouvez-moi cette foutue balle ».
En retournant vers son bureau, le commandant Constant se sentait un peu déprimé. Il y avait 90 % de chances pour que ce soit encore lui. Ce même flingue, ces mêmes balles, ce même tueur. Depuis des années. Ici, à Paris, mais aussi en Province et au moins deux fois à l’étranger. À Lisbonne et à Séville. Un échec total, cinglant pour la brigade criminelle qui, il est vrai, une fois connues les identités des victimes, avaient un peu tendance, non pas à lever le pied, ce qui ne serait pas très professionnel, mais à perdre de la motivation. Car jusqu’ici, aucun de ces cadavres n’avait le profil de la victime innocente, on pouvait même penser (pas tout haut, mais presque) que le monde se porterait un peu mieux sans eux. Or, la motivation, dans une enquête, ça compte. Avec la motivation, on assume le travail de fourmi, même si les « fourmis » font parfois un peu la gueule, on ne néglige surtout pas les détails, on va au plus loin de l’analyse scientifique, on décuple ses capacités d’intuition et de raisonnement. Sans la motivation, on se dit que le mort est très bien où il est et qu’il y a un paquet d’autres affaires, au moins aussi urgentes, et qui concernent de braves gens. Constant savait cela et était assez navré. Il avait vraiment envie d’attraper ce tueur – non pas tant pour le livrer à la justice, ce type méritait peut-être une médaille pour service rendu à la société – que pour redorer le blason de la boutique et se sentir, lui et ses collègues, pleinement utiles.
Ils trouvèrent la balle. Cabossée, en partie écrasée, mais lisible. En assez bon état finalement pour avoir cassé deux fois de l’os. Du 9 mm. Probablement les mêmes rayures. Mais vu l’état de la balle, tu parles de rayures ! Et le fichier finalement parlerait : Hervé Zonca, 57 ans, condamné pour trafic de stupéfiants, pour viol et tentative d’homicide. Il était sorti de prison depuis six mois, ayant purgé nettement plus que la moitié de sa peine, pour bonne conduite. Bon, il était plus à l’abri dedans. Constant décida, une fois encore et comme à chaque fois, de ressortir les autres dossiers. Entre 2008 et 2022, une moyenne de deux homicides par an. Jamais plus de trois, jamais moins d’un. Le tueur n’est pas un stakhanoviste, mais pas un paresseux non plus. Toutes ses victimes sont des hommes. Genre bad guy, tous, sans exception, mais à des degrés divers. Le premier, s’il s’agissait bien du premier, après tout notre exécuteur avait peut-être commencé avant avec d’autres armes et dans un autre style, en 2008, avait été assassiné à Brétigny-sur-Orge dans l’Essonne. C’était un violeur en grande série. Il droguait ses victimes, et quand elles étaient inconscientes les pénétrait consciencieusement, mais sans les blesser, ne leur laissant aucun hématome d’aucune sorte – c’est un prédateur un peu timide avait même évalué le légiste –, les rhabillait convenablement et disparaissait. Deux de ses victimes s’étaient suicidées. Même inconscientes au moment des faits, elles n’avaient pas supporté cette intrusion. D’autres étaient un peu sorties de leurs vies, restant quelque temps en pilotage automatique, mais un bon accompagnement psychologique leur permit de s’en sortir. Ce sale maniaque emportait à chaque fois leur petite culotte, trophée somme toute assez ridicule et c’est probablement ce qui le perdit. Pas auprès de la police ou de la gendarmerie qui ne mirent jamais la main sur lui, mais auprès de ce tueur.
On l’avait retrouvé dans un bois, au milieu d’un cercle grossier dessiné avec toutes les culottes en question. Une guirlande d’un érotisme assez douteux, mais qui avait mâché le travail des enquêteurs. C’était, déjà, une exécution. Un trou dans la nuque, à la base du crâne. C’était dans une jolie petite clairière, l’endroit parfait pour un pique-nique, végétarien pourquoi pas, ce genre d’œil du cyclone que nous aimons tous, ces endroits à deux pas de la route, mais où nous pouvons nous sentir un peu seuls au monde, un peu tranquilles, à deux doigts de la sérénité enfin trouvée. Lui, la sérénité, il en était rempli. Mais il n’avait pas été tué à cet endroit et son assassin avait pris le risque de le transporter en voiture, comme l’avait indiqué l’analyse du terrain. Mais ni les traces de pneus ni les prélèvements sur le cadavre n’aboutirent à quoi que ce soit. Constant hésitait toujours entre l’idée de contrat, soit un tueur professionnel payé par un commanditaire pour liquider quelqu’un qui le dérange ou pour assumer une vengeance, ou bien l’image du loup solitaire, à la Clint Eastwood ou à la Charles Bronson dans leurs plus mauvais jours, qui décide de venger les femmes, d’où qu’elles soient et quelles qu’elles soient. Car dans chaque dossier, au moins une femme avait souffert : elle avait été battue, ou violée, ou tuée, ou les trois. Un des très rares points communs à ces affaires, et qui avaient permis, avec évidemment la munition retrouvée et le mode opératoire, d’établir un lien quasi indiscutable. Mais à côté de ce profil néfaste au genre féminin côté victimes, on trouvait souvent d’autres activités classiques du banditisme, drogue, extorsion, braquages à main armée… Toujours, sans exception, une femme qui a beaucoup souffert. « C’est chiant, hein, patron, quand on trouve que c’est bien que la victime soit la victime ». C’était bien le problème de Constant. Ce type-là faisait un peu le ménage. Mais un peu trop bien à son goût. Et le ménage, c’est à la police et à la Justice de le faire bordel de dieu !
Constant voulait cette fois en découdre et il le fit savoir à tous ses collègues. On ricanait bien un peu dans son dos, mais on admirait aussi sa volonté, sa capacité remarquable à ne pas s’en foutre.
Il n’avait pas encore pris son petit déjeuner et repassa chez lui. Le café, surtout le premier café du matin, était de l’ordre du sacré, et le distributeur du bureau non merci. Pour Constant, le seul signe tangible de décadence de nos sociétés avancées n’était pas l’usage abusif du smartphone, ni le retour en enfance d’adultes en costard juchés sur des trottinettes absurdes, ni même la valse étourdissante des identités sexuelles, mais bien le fait que les gens acceptent de boire leur café dans un gobelet en plastique ou en carton. Il avait eu un jour des mots avec une serveuse d’autoroute qui disposait de vrais percolateurs, mais prétendait le servir dans un récipient de ce genre au prétexte qu’il avait déclaré vouloir le boire à l’extérieur. Vous comprenez, monsieur, si vous partez avec, moi il me manquera une tasse… Comment il pourrait lui manquer une tasse si elle ne s’en sert pas de ses tasses cette conne ! Il s’était mis en colère et puis il n’avait plus rien dit et était reparti plus loin. Au fond de lui, il savait qu’il ne fallait jamais se venger sur le petit personnel. Ah ! une belle porcelaine blanche, avec un bord bien fin !
Karine Volard s’était préparée en quatrième vitesse, mais être en retard semblait faire partie de sa fiche signalétique. Peut-être plus sûrement encore de son statut social. Car seules les femmes disposant d’un vaste dressing bien garni n’ont jamais rien à se mettre. Celles qui n’ont que trois fois rien, s’habillent vite avec trois fois rien. C’est comme ça. Il ne s’agit pas d’un constat misogyne, il s’agit d’un constat social. Le temps de bien coordonner le haut, le bas, les chaussures et les accessoires, quinze bonnes minutes ont disparu dans la poubelle de la montre. Elle a rendez-vous avec Matthieu, son petit ami du moment. Ils se connaissent depuis longtemps, depuis la Fac, quand elle, sans hésiter, avait choisi le Droit des affaires, avec les pieds bien sur terre. Il y a deux raisons et pas trois pour apprendre le Droit, lui avait-elle expliqué à l’époque. La première c’est pour le faire respecter, la seconde c’est pour en chatouiller un peu les limites. Dans le premier cas tu es génial, honnête et pauvre, dans l’autre tu es à peine moins honnête, tout aussi génial et très riche ! Bref, elle s’habillait alors en Zara ou en H&M, elle ne jure que par Chanel aujourd’hui. Ils se sont, un temps, perdus de vue, puis retrouvés, et un premier baiser, un peu par inadvertance lors d’une soirée arrosée, mais ennuyeuse, avait changé leur statut de bons copains d’antan en amants d’aujourd’hui. Sexuellement, c’était bien et c’était toujours chez elle, un très joli trois-pièces dans le Marais qu’elle s’était offert toute seule, comme une grande, grâce à ses fameux conseils de fiscaliste expérimentée. Championne de l’optimisation et du flirt poussé avec les lignes rouges de l’évasion fiscale, elle restait pourtant incapable de situer les îles Caïman sur une carte et ne concevait la vie que protégée par les boulevards extérieurs. Une vraie Parisienne. Tourcoing, Limoges, Béziers ou Perpignan, des noms qui résonnaient comme pour autant de villes étrangères et insalubres.
Matthieu ne disait rien à propos du matelas, moins confortable que le sien, et, de toute façon, ils ne faisaient ça que rarement sur le lit. Karine est audacieuse, aime la fantaisie et les équilibres instables, tantôt se laisse faire avec volupté, tantôt prend l’affaire en main et il est inutile de négocier. Elle ne sait d’ailleurs jamais où placer le « h » dans le mot inhibition. Tous les meubles de l’appartement ont été testés jusqu’au cœur de leur solidité et le parquet en chêne véritable a souvent couiné de toutes ses fibres. L’expression « j’ai envie de te manger » a du sens pour les deux amants qui s’explorent sans honte et tous azimuts, mais vu de loin chacune de leurs petites séances passerait sans doute pour une relecture naturiste de la lutte gréco-romaine. C’était à vrai dire plus près du twirling bâton que de l’amour, mais cette gymnastique qui met tous leurs sens dans le rouge a du bon. Un bon orgasme, d’où qu’il vienne, est bien la preuve qu’on est vivant. Et ces jours-là, on peut en toute bonne conscience se dispenser de sport.
Karine savait tout ce qu’il y avait à savoir sur Matthieu, l’adolescent perdu qu’il fut à la mort de sa mère, l’adoption par son oncle et sa tante, ses hésitations après la licence, mais elle fut étonnée de le retrouver aussi beau, en aussi bonne forme et financièrement semble-t-il si à l’aise quelques années plus tard. Elle ne tomba pas amoureuse tout de suite, mais fut suffisamment intriguée et attirée par cet homme qu’il était devenu pour aller un peu plus loin. Elle avait décidé de vivre seule et de ne pas avoir d’enfant. Pas d’attendre d’avoir réussi, pas d’attendre le bon moment, pas d’attendre d’être sûre d’avoir trouvé le bon père, non, pas d’enfant du tout, jamais. La terre était assez peuplée, sûrement trop même, et les deux ou trois sex-toys croquignolets qu’elle avait placés sous son petit sapin à Noël lui disait assez bien qu’il n’y a pas besoin d’être mère pour se sentir pleinement femme. Et elle n’était pas sûre non plus que la vie en couple, que ce soit avec un homme, une femme ou un animal domestique plein de poils, soit faite pour elle. Elle ne se sentait ni le devoir d’apprendre à cuisiner ni le besoin de se sentir protégée, et ne comprenait pas cet étrange plaisir d’être esclave d’un animal qu’il faudrait nourrir et sortir pour aller pisser. Karine aimait travailler et elle aimait jouir, elle aimait le silence et la solitude aussi. Et comme son travail, d’une certaine façon, lui procurait beaucoup de plaisir – ses échecs étaient rares, ses gros clients triés sur le volet la respectaient –, on peut dire qu’elle jouissait beaucoup. Ce qui faisait d’elle une personne assez épanouie, directe, franche, sûre d’elle-même, mais jamais cassante ou hautaine. Et qui allait voter Macron qui est trop mignon et qui lui, au moins, fait l’effort de bien faire semblant de savoir de quoi il parle.
Brune aux yeux verts – uniquement parce que le mauve est l’exclusivité éternelle de Liz Taylor – grande et fine, mais avec une taille marquée et une cambrure faisant très bien exister sa belle paire de petites fesses bien hautes et bien dures, Karine est typiquement la femme vers laquelle, avant la grande révolution victimaire Me Too, tous les hommes se retournaient. Maintenant, les hommes regardent par terre, et, souvent, ce qui est bien normal, se cognent dans les arbres ou les feux tricolores. Les femmes, c’est tout ou rien. Et les hommes, ça les rend complètement cons. Ils ont rendez-vous tout près de chez elle, au Vingt Vins d’Art, rue de Jouy, on ne se refait pas. Pour une exquise mise en bouche d’avant galipettes. Quand elle arrive, il est déjà là, installé, avec vue sur la porte d’entrée. Il lui sourit. Elle le trouve encore plus beau que d’habitude. J’ai envie de toi, c’est son bonjour soufflé à son oreille. Il sourit encore. On pourrait boire quand même quelque chose. Mais oui ! Pour moi du blanc, une cuvée Edmond et toi ? Plutôt un rouge délicat, puissant, mais soyeux et rond, un peu féminin, un peu comme toi finalement, un Vosne-Romanée ira très bien. Avec un grignotage léger. Les yeux pétillent quand le serveur leur présente les deux bouteilles et une planche sympa composées de choses japonaises colorées et attirantes, mais que pour bien nommer il eut fallu choisir Langues orientales plutôt que Droit. En habitués, ils avaient obtenu que l’établissement fournît un petit effort côté cave. Manger japonais d’accord. Mais boire français, restons sérieux. Nous gardons les deux, dit-elle au serveur en désignant les bouteilles, nous les finirons à la maison. Ils trinquent, le sancerre et le Bourgogne ont d’heureuses couleurs, des couleurs qui viennent d’un très ancien savoir-faire, il y a ainsi de très grands plaisirs qui nous viennent d’austères paysans disparus dont nous ne connaîtrons même pas les tombes, et les verres tintent avec distinction.
Il n’y avait pas trois cents mètres à parcourir, mais Karine imprime un rythme rapide pour accompagner cette montée en flèche du désir et c’est presque essoufflés qu’ils se retrouvent au pied de ce bel immeuble. Son trois pièces, Karine l’avait modelé à sa façon, à partir de plusieurs chambres de bonnes du dernier étage. Sous les toits, elle se sentait bien, en accord avec ses penchants de dominatrice, mais en contrepartie, son appartement était moins haut de plafond. Pas vraiment un défaut dans la mesure où les trois pièces ainsi recomposées, spacieuses, gagnaient en intimité. C’était un appartement horizontal, et, ma foi, pour ce qu’ils avaient à y faire.
Un long baiser, unique, comme pour un improbable championnat du monde d’apnée sentimentale et érotique, meuble utilement le temps de l’ascenseur. Au troisième étage, Karine sort ses clés et ouvre sa porte, Matthieu derrière elle, et, à peine posées les deux bouteilles sur la table basse du salon, elle se débarrasse de ses deux escarpins, enlève sa culotte et se laisse tomber sur le sofa en gardant son joli tailleur. J’ai envie que tu me lèches, doucement, tendrement, je veux caresser tes cheveux, dit-elle en retroussant la jupe, puis en soulevant et en écartant les jambes avec une impudeur digne de la petite enfance. Matthieu aime cette image, d’une obscénité magnifique, et il aime l’exercice, avec sincérité et gourmandise, l’origine du monde ayant pour lui la saveur banale et étrange du paradis perdu. Il ne se fait donc pas prier et tout habillé, chaussé même, il s’agenouille, comme en prière, s’attarde à peine en haut de la cuisse, après sa dernière courbe interne, sur ce petit méplat à la peau si fine, avant d’entrer dans le très vif du sujet. Longtemps sa langue prend des chemins de traverse, d’un orifice à l’autre, avant de se concentrer sur sa petite cible rose et charnue, là-haut. Il tend la peau du pubis de Karine en appuyant légèrement sa main droite sur son ventre, là où déjà des petites contractions annonçaient le séisme à venir, alors que les mains de Karine le décoiffent de plus en plus frénétiquement. Fini la tendresse, pense-t-il au bout d’un moment, et il met en même temps un doigt dans chacun de ses petits trous d’amour –, expression somme toute plus agréable que vagin et anus – ce qu’elle semble apprécier à ce moment-là. Elle jouit fort, par vaguelettes d’abord puis dans une grande lame nazaréenne, se retient à peine et lâche dans un cri c’est bon, c’est doux et c’est fort, je t’aime…
Matthieu essaie de l’embrasser ensuite, mais elle écourte ce baiser. Je préfère que tu boives un peu de rouge d’abord si ça ne te dérange pas… Et moi je vais te boire. C’était au tour de Matthieu de se laisser faire, la partie de catch habituelle a laissé place à des attentions séparées et c’est bien aussi. Quand elle a dans la bouche une partie non négligeable de son sexe, il lui dit je crois que je t’aime aussi. Mais dans de telles conditions, est-ce que ça compte ?
Un borborygme amusé lui répond et il se laisse faire, fouillant à son tour dans les beaux cheveux de sa partenaire, massant doucement ses tempes et ses oreilles. C’est délicieusement tendre et intime. Elle ne sait jamais trop quoi faire avec les testicules, ces choses un peu ridicules et fragiles qui finissent toujours par vous laisser un poil ou deux sur la langue, au moins les ovaires, ça fait chier personne, et se contente de les prendre doucement dans une main pendant que l’autre masse sa verge dans un régulier va-et-vient. Matthieu est ému par ce qu’il voit, ce tailleur fuchsia encore retroussé, ces deux collines jumelles blanches et douces, mais aussi, plus loin, les détails d’un appartement, sans équivoque pensé au féminin, mais comme le sien, très peu chargé en meubles ou bibelots. Un vide qui va à l’essentiel. Toute la caverne d’Ali Baba de Karine tenait dans son dressing qui échappait à la vue. Il vagabonde ainsi quelques instants, de paysage en paysage, à distance de la scène qu’il est en train de vivre et qui le concerne au plus haut point, puis décide de se concentrer sur son plaisir qui commence à frapper à la porte. Les deux sexes on le sait sont inégaux dans la conclusion et l’orgasme masculin est deux fois plus court que celui de la femme – Matthieu aurait payé très cher pour voir la tête des scientifiques qui avaient calculé ça ! – mais il a l’impression d’avoir battu une sorte de record, avec un plaisir venu de très loin. Il y en avait vraiment beaucoup, dit d’ailleurs Karine après déglutition, et plutôt très salé aujourd’hui. Elle ne détestait pas cette semence des hommes, depuis qu’elle avait testé la sauce aigre-douce d’un Vietnamien de son quartier beaucoup plus désagréable, semence dont elle avait lu quelque part qu’elle contenait quelques oligoéléments intéressants pour la santé, et qui constituait, symboliquement, un début d’anthropophagie qui la réjouissait. Matthieu, lui, n’avait aucun point de vue sur la question et n’avait jamais voulu y goûter. Il se souvenait seulement avoir vu un jour une pièce de théâtre d’un auteur ouvertement homosexuel et de laquelle une réplique avait surnagé : « Si Dieu existait, le foutre aurait bon goût ».
Sans se le dire, les deux amants ont l’impression d’être un peu différents en cette fin d’après-midi-là. D’avoir été différents. Comme si la performance avait laissé la place à un plus sincère don de soi. Ils ne vont d’ailleurs pas plus loin. Matthieu se déshabille, déshabille délicatement Karine et sur le canapé s’allonge sur le dos en lui demandant de se mettre sur lui. Ta poitrine sur ma poitrine, ton ventre sur mon ventre, tes cuisses sur mes cuisses je veux sentir tout ton poids, je veux que nos corps s’additionnent, je veux que nos gravités se fondent. Elle s’exécute le visage collé à son cou, il la caresse longuement et légèrement des épaules jusqu’aux fesses puis tout se ralentit, les mains et les respirations et ils s’endorment.
Ils s’étaient endormis de jour et la nuit les réveilla. Mais cette fois, Matthieu ne partit pas.