Les Saltimbanques - Jeanne Cazin - E-Book

Les Saltimbanques E-Book

Jeanne Cazin

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Beschreibung

Extrait: "C'était minuit, et les habitants du hameau de Combe-Fleurie dormaient profondément. Tout à coup leur repos fut troublé par un roulement de tonnerre épouvantable, suivi d'un second, puis d'un troisième, et enfin de grondements formidables qui se succédèrent sans interruption. La montagne était en feu, et ses échos répétaient les éclats de la foudre menaçante."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Mosco lui ordonna de monter la garde.

À Madame L. Pasteur

Hommage de respectueuse reconnaissance

I L’incendie

C’était minuit, et les habitants du hameau de Combe-Fleurie dormaient profondément. Tout à coup leur repos fut troublé par un roulement de tonnerre épouvantable, suivi d’un second, puis d’un troisième, et enfin de grondements formidables qui se succédèrent sans interruption. La montagne était en feu, et ses échos répétaient les éclats de la foudre menaçante.

Les hommes se levaient, tandis que les femmes et les enfants se cachaient sous leurs couvertures ou se mettaient à genoux, les yeux fermés pour ne pas voir les éclairs qui sillonnaient le ciel, jetant une lueur blafarde jusqu’au fond des chambres. En même temps le vent s’élevait, chassant devant lui des tourbillons de poussière, faisant trembler les chalets de la cave au grenier, brisant les fenêtres ouvertes qui s’émiettaient dans un fracas de vitres cassées, démolissant tout sur son passage, arrachant des toits anselles et tavaillons, qui s’envolaient au loin comme des fétus de paille.

De tous les habitants de ce hameau, que l’ouragan semblait vouloir mettre en pièces, le plus misérable était sans contredit la pauvre Maria, qui avait perdu son mari l’année précédente, et qui était restée sans ressources avec cinq enfants.

Elle se tenait debout, depuis le commencement de l’orage, auprès des berceaux de ses trois derniers, qui tremblaient de peur et criaient de toute la force de leurs poumons. Les deux aînés, Hermine et Sylvain, s’étaient levés et l’aidaient à consoler Lina, Marc et Pierre ; mais leurs efforts réunis n’aboutissaient pas, tant les pauvres petits étaient affolés par l’orage.

« Si nous les promenions un peu, maman ? dit la petite Hermine.

– Tu as raison ; c’est une bonne idée ! » lui répondit sa mère en enlevant Lina de son lit ; elle la choisissait comme étant la plus lourde.

Petit Pierre ne voulait jamais se laisser bercer que par sa Mine chérie, et celle-ci le prit dans ses bras, laissant Marc à Sylvain.

Mais Maria était épuisée par les privations de toute sorte qu’elle s’imposait pour donner le plus possible à ses enfants ; bientôt elle dut s’asseoir avec Lina sur ses genoux. L’orage fatiguait beaucoup les nerfs affaiblis de la pauvre femme ; elle se sentait défaillir.

« Sois bien sage, Lina, fit-elle en embrassant sa petite fille ; je n’ai plus la force de te porter dans mes bras ; tu es trop grande… »

Mais elle n’en put dire davantage, brusquement secouée par une commotion étrange qui lui enleva l’usage de ses sens.

En même temps la maison craquait de toutes parts, les meubles se déplaçaient, les enfants tombaient pêle-mêle dans la chambre.

L’aînée de la famille, celle que sa mère et ses frères appelaient Mine, par abréviation, fut la première à se relever et à retrouver son sang-froid. Elle n’avait que neuf ans, mais elle était bien au-dessus de son âge par la raison.

D’après ce qu’elle avait souvent entendu raconter à propos des orages, elle pensa tout de suite que la foudre venait de tomber sur la maison.

Cette idée lui sembla épouvantable, et elle crut la situation désespérée. Mais ce ne fut que l’affaire d’un instant ; tout de suite elle songea qu’il fallait fuir le chalet, qui pouvait d’un instant à l’autre les ensevelir sous ses décombres.

« Sylvain ! maman ! cria-t-elle, relevez-vous vite, et sauvons-nous avec les enfants… C’est le tonnerre qui est tombé chez nous… »

Son frère seul lui répondit ; il était encore tout abasourdi.

« Et maman qui ne dit rien !… Oh ! mon Dieu !… » s’écria Hermine en se dirigeant à tâtons vers l’endroit où elle l’avait vue assise avant la catastrophe.

Elle la cherchait en vain, quand, tout à coup, une grande lueur envahit la chambre.

Hermine courut à la fenêtre et reconnut avec un effroi indescriptible que c’était la grange voisine qui brûlait.

« Le feu ! le feu ! » dit-elle tout éperdue, en se retournant vers les siens.

Alors elle vit d’un coup d’œil, à la lumière rouge des flammes, ses petits frères et sa sœur qui s’agitaient par terre, en criant, et sa mère, toute pâle, sans mouvement : tombée de sa chaise, la pauvre femme restait étendue et comme morte sur le plancher.

Instinctivement la petite fille courut à la porte donnant sur le dehors, l’ouvrit et se mit à crier de toutes ses forces :

« Au secours ! au secours !… »

Mais les gens qui passaient devant elle, à demi vêtus, ne songeaient qu’à préserver de l’incendie ce qu’ils avaient de plus précieux, et ils n’écoutaient point les appels de la pauvre enfant.

Hermine comprit tout de suite qu’il ne fallait compter sur aucun secours, et, rentrant dans la chambre, elle cria à Sylvain de prendre un des petits et de la suivre.

Son frère semblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. Elle dut le secouer et lui mettre un enfant dans les bras ; ayant pris elle-même le petit Pierre, elle entraîna Sylvain dehors, par son bras resté libre, et courut ainsi avec lui jusqu’au milieu du pré voisin.

« Tu vas t’asseoir et rester là, dit-elle en lui mettant sur les genoux les deux bébés ; moi, je vais chercher Lina. »

Quelques instants après, elle était de retour avec sa petite sœur, plus morte que vive.

« Es-tu mieux maintenant, Sylvain ? demanda-t-elle.

– Il me semble que je me réveille d’un lourd sommeil, répondit-il.

– Secoue-toi, je t’en prie ; il y va de la vie de notre mère… Elle est toujours sans connaissance… Il faut que tu viennes m’aider pour que nous la transportions jusqu’ici ; sans quoi elle périra dans les flammes : le toit brûle maintenant ! »

Ces paroles, qu’elle prononçait très vite, avec la terreur fébrile qui l’agitait, achevèrent de rendre à Sylvain les forces dont il avait besoin en ce moment. Il se leva et suivit sa sœur, qui n’oublia pas de recommander aux trois petits de l’attendre là sans bouger.

« On va revenir tout de suite ! » leur disait-elle en les quittant pour voler au secours de sa mère.

La pauvre femme était encore incapable de se mouvoir quand ses deux enfants arrivèrent auprès d’elle, pour la sauver d’un péril imminent : déjà les vitres volaient en éclats, et les flammes léchaient l’intérieur de la chambre par la fenêtre béante.

Sylvain prit sa mère par les jambes, tandis qu’Hermine la soulevait par les épaules, et tous deux, haletants d’inquiétude et à moitié asphyxiés, se dirigèrent au plus vite vers la porte, que le feu n’avait pas encore atteinte.

Portant avec précaution leur précieux fardeau, ils rejoignirent enfin leurs petits frères, qui pleuraient et sanglotaient.

Leurs cris rappelèrent à la vie la pauvre femme, qui ne savait plus où elle en était ; elle fondit en larmes en apprenant ce qui venait de se passer, et serra sur son cœur Hermine et Sylvain.

En se retrouvant avec ses cinq enfants, elle oubliait la misère noire qui les menaçait tous.

Avant de pouvoir se rendre compte que l’incendie était en train de lui dévorer ses dernières ressources, la malheureuse femme eut un autre souci qui l’absorba entièrement. À peine commençait-elle à se remettre qu’elle eut à soigner à son tour la courageuse fillette qui venait de sauver toute la famille ; maintenant que le devoir ne la soutenait plus, Hermine ressentait le contrecoup de tant d’émotions poignantes, et sous l’effet d’une réaction nerveuse elle tremblait et sanglotait à présent, dans les bras de sa mère.

En ce moment la pluie commençait à tomber, et Maria ne s’en apercevait pas en voyant souffrir sa fille bien-aimée.

« Calme-toi, Mine, mon enfant », lui disait-elle en l’embrassant.

Mais une autre voix répondit à la sienne :

« Tu es donc là, Maria ?… Et tes enfants, les as-tu ?… je vous cherche partout !

– Ah ! c’est l’oncle L’heureux… Venez vite !… nous sommes ici. »

Bientôt s’approcha d’elle un grand vieillard, encore droit et vigoureux malgré ses cheveux blancs. Aux lueurs de l’incendie qui rougissait l’atmosphère, il vit tout de suite que sa petite-nièce avait une crise de nerfs.

Il courut chercher de l’eau dans son chapeau, à la source voisine, puis s’empressa de revenir et d’aider à soigner la malade, tout en écoutant le récit de son dévouement que Maria lui faisait en pleurant.

Enfin Hermine se remit peu à peu, et, après une nouvelle scène d’attendrissement, qui se termina par des baisers, toute la famille se calma.

II Dévouement

L’heureux et Maria se consultèrent alors tristement pour savoir où trouver un asile.

Tous les chalets du hameau, groupés les uns auprès des autres, flambaient comme un feu de la Saint-Jean, au milieu des cris de désolation des habitants.

Il n’y avait pas moyen d’arrêter l’incendie, qui gagnait toujours. Tous ces malheureux allaient se trouver sans refuge.

Une seule habitation, située un peu à l’écart, était restée intacte ; entièrement construite en pierres, cette maison, qu’on appelait dans le pays le Château, semblait défier les atteintes du feu, et les flammèches que le vent apportait jusqu’à elle s’éparpillaient en vain sur les quatre faces du toit pyramidal, et s’éteignaient dans la nuit, n’ayant aucune prise sur la couverture d’ardoises.

Une vieille femme, à moitié paralysée, habitait seule cette grande maison, qui aurait pu, au besoin, donner asile à tous les habitants du hameau. Célèbre par son avarice à dix lieues à la ronde, la Richarde était la propre sœur de L’heureux, et par conséquent la tante de Maria.

Ce fut chez elle que le vieillard voulut conduire Maria et sa petite famille, pour les mettre à l’abri.

Mais elle jeta les hauts cris en les voyant arriver dans sa maison, qui pouvait cependant les loger tous sans la gêner.

L’heureux se fâcha, Maria supplia, les enfants se mirent à pleurer : rien ne put toucher cette vieille avare qui n’aurait su se remuer dans son lit, mais qui avait du moins la tête assez libre pour faire souffrir ceux qu’elle aurait dû secourir.

« Cinq enfants !… cinq enfants ! s’exclamait-elle, je ne veux pas de toute cette marmaille… Est-ce que les aînés ne pourraient pas du moins gagner leur vie ?… Quels petits fainéants ! »

Elle les aurait volontiers envoyés mendier sur les routes ; mais elle se retenait, pour ne pas trop mécontenter Maria, qui serait partie avec eux, et elle avait absolument besoin de ses services, car sa cupidité l’empêchait de se donner une domestique. Si son frère et sa nièce n’avaient pas voulu se partager les soins que réclamait son état, elle serait morte de faim dans son lit.

L’heureux coupa court aux injures de la vieille femme en emmenant coucher Maria et ses petits-neveux dans trois des nombreuses chambres vides de la maison. Le repos leur était absolument nécessaire, et il se réservait de veiller sa sœur et de chercher à la calmer.

Malgré cette précaution, Hermine et Sylvain, pas plus que leur mère, ne purent fermer les yeux de la nuit. La pluie tombait maintenant à torrents ; mais il était trop tard : le feu avait accompli son œuvre, et la ruine était irréparable.

Dès qu’il fit jour, la veuve et ses deux aînés s’empressèrent de sortir pour voir l’étendue de leur désastre. Hélas ! il ne pouvait être plus grand ! De leur chalet rien n’était resté. Plus de linge, de vêtements, de provisions. Maintenant il n’y avait à la place de la maison qu’un amas de poutres noircies, de meubles éventrés, de lits calcinés et de débris de toute sorte, dont il était impossible de reconnaître la forme, et, jetés çà et là dans les décombres, de la vaisselle cassée, des couvertures brûlées et noircies, n’ayant plus de consistance. À des clous étaient encore attachés des chiffons informes qui indiquaient que là se trouvait suspendue avant l’incendie la garde-robe de la famille. Maria aperçut son grand chaudron de cuivre gisant au milieu de la cuisine, tout bosselé par le feu et les chocs qu’il avait reçus. Autour de lui se trouvaient éparpillés casseroles et poêlons, dans le plus piteux état.

De tant d’objets amassés pièce à pièce par les grands-parents, et conservés avec un soin pieux par Maria, aucun n’avait été épargné. Les choses indispensables, aussi bien que celles qui étaient précieuses à la veuve par les souvenirs qu’elles retraçaient à son cœur, en lui parlant des êtres aimés et disparus, tout s’était anéanti dans cet épouvantable sinistre.

La pauvre femme ne put supporter le spectacle de sa ruine. Vieillie de dix ans, le front baissé et la taille courbée, se soutenant à peine, elle retourna en pleurant vers la demeure de sa tante, pour y retrouver ses petits-enfants qu’elle avait laissés endormis.

Elle était si troublée qu’elle oublia de rappeler Hermine et Sylvain, et les abandonna sur le théâtre de l’incendie, sans y faire attention.

Lina, Marc et Pierre dormaient encore, calmes et souriants, quand elle arriva auprès d’eux. Leur tranquillité inconsciente faisait un tel contraste avec l’horreur de la situation qu’elle ne put s’empêcher de fondre en larmes ; ils se réveillèrent au bruit de ses sanglots, et alors elle les pressa sur son cœur, ce qui lui fit du bien et ranima son courage. Elle songea qu’elle ne devait pas se laisser abattre, pour avoir la force de soutenir sa famille, et commença par retenir ses larmes en voyant que ses chers petits se mettaient à pleurer aussi, sans savoir pourquoi, simplement parce qu’ils lui voyaient du chagrin.

Hermine et Sylvain tardaient à rentrer, et Maria se fit encore des reproches à leur sujet. Pourquoi les avait-elle abandonnés à côté des décombres ? Ils pouvaient être écrasés, ou tout au moins blessés, au milieu de ces ruines calcinées, toutes prêtes à tomber.

Elle partait pour les chercher, quand ils apparurent, et, à son grand étonnement, elle leur trouva l’air presque joyeux… Que s’était-il donc passé ?…

« Ne te tourmente plus, maman ! s’écria Hermine en lui sautant au cou pour l’embrasser… Nous venons de rencontrer Mosco, qui est très ému de notre malheur, et qui nous plaint beaucoup. Il dit que tu ne pourras jamais te tirer d’affaire si l’on ne vient à ton secours, et pour sa part il veut bien se charger de Sylvain et de moi. Il nous prendrait en service, de sorte que nous pourrions t’aider, en t’envoyant nos gages, au lieu d’être une grosse charge pour toi, et aussi un embarras, puisque la grand-tante ne cesserait de te faire des reproches à notre sujet, comme ce matin… Si nous travaillons, au contraire, elle ne pourra plus dire que nous sommes des petits fainéants ! »

La physionomie de Maria, tandis que sa fille parlait, n’exprimait pas la satisfaction que celle-ci avait cru lui causer. Elle éprouvait au contraire un grand serrement de cœur en apprenant la proposition de Mosco, un Italien qu’elle savait depuis la veille à Combe-Fleurie, où il était venu voir sa sœur Tolia, mariée à un homme du pays. Pourtant Mosco avait la réputation d’être un brave homme et de gagner beaucoup d’argent en exerçant le métier de marchand de bestiaux.

Sur ces entrefaites, L’heureux arriva, et la petite fille lui raconta ce qu’elle venait de dire à sa mère.

Le vieillard avait la meilleure opinion de l’Italien, et puis il pensa qu’il n’aurait aucune peine à décider sa sœur à garder Maria et les trois derniers, du moment que les aînés seraient placés ailleurs et gagneraient leur vie.

« Il faut apprendre cette nouvelle à la tante ! » dit-il en entraînant toute la petite famille dans la chambre de l’infirme.

À peine avait-il répété le récit d’Hermine à la vieille avare que Mosco entra lui-même dans la pièce, où il les trouva tous ensemble.

Alors, d’un air bon enfant qui lui était habituel, il leur dit qu’il était bien fâché du malheur qui frappait Maria et sa famille… Une si excellente femme !… de si braves enfants !… On ne pouvait faire autrement que de chercher à les aider… et justement il avait besoin en ce moment d’une jeune bonne pour garder un petit neveu sans parents qu’il avait recueilli ; quant à Sylvain, il l’utiliserait pour soigner les bêtes qu’il achetait pour les revendre.

« On ne peut mieux parler, ma nièce, fit L’heureux, et je t’engage à accepter les propositions de cet honnête homme.

– Ah ! s’ils étaient plus âgés, s’écria Maria, je ne demanderais pas mieux que de confier mes enfants à Mosco ; mais ils sont si jeunes !… Et puis, encore, si c’était pour vivre dans un village voisin !… mais Mosco demeure très loin !… les pauvres petits seraient malades que je ne pourrais me rendre auprès d’eux pour les soigner !… Non ! malgré tout le désir que j’aurais de profiter de sa bonté, je ne crois pas que ce soit possible.

– Vous vous effrayez bien à tort, riposta Mosco avec bonhomie, je ne demeure pas si loin que cela : on est encore bien vite arrivé chez nous, allez !… Et puis Mine et Sylvain seront trop bien soignés pour tomber malades : nous adorons les enfants, ma femme et moi, et, comme nous n’en avons que deux, cet accroissement de famille sera un vrai bonheur pour nous. Quand je les ramènerai ici, l’année prochaine, en venant faire une visite à ma sœur, vous verrez quelle santé superbe ils auront… C’est qu’on ne manque de rien à la maison : on a tout à gogo, au contraire.

– Tu vois bien, ajouta L’heureux, que les enfants seront mieux avec Mosco qu’avec toi !… Si tu t’obstines à les garder, par une sorte d’égoïsme maternel, ce ne sera pas bien, vraiment !… Tu perdras dans mon crime : on ne doit aimer ses enfants que pour eux. »

La pauvre veuve ne trouvait rien à répondre et ne protestait plus que par ses larmes. Malgré sa répugnance instinctive, elle dut enfin céder aux instances de L’heureux, et autoriser Mosco à emmener les enfants.

L’Italien parut enchanté de cette première victoire, mais il ne s’en contenta point ; il déclara aussitôt qu’il fallait préparer tout de suite les enfants pour le départ, car il comptait se mettre en route aussitôt après le dîner de midi. Il paraissait maintenant très pressé de quitter Combe-Fleurie.

« Oh ! pour le coup, c’est impossible ! s’écria la pauvre mère avec des sanglots, et les mains jointes, pour supplier… Non ! je ne puis leur permettre de partir immédiatement !… Il faut au moins me les laisser quelque temps encore, pour que je puisse m’habituer à l’idée de cette séparation…

– Au contraire ! fit L’heureux, je trouve qu’il vaut mieux brusquer les choses… Plus elles traîneront, plus tu souffriras.

– On voit bien que vous n’avez jamais eu d’enfant, mon oncle !… Mais vous, Mosco, qui en avez et qui les aimez, vous devez mieux me comprendre… Vous pouvez vous imaginer la douleur que j’endure en pensant que je n’aurai plus auprès de moi les chers enfants dont l’affection me rend seule la vie moins amère, depuis que j’ai perdu leur père… Et vous devez trouver avec moi qu’il serait trop cruel de me les enlever aujourd’hui, quand je suis encore sous le coup d’un nouveau malheur, quand je viens de voir brûler mes dernières ressources, le toit de mes enfants !… »

La pauvre femme n’en put dire davantage, tant elle était suffoquée par les larmes.

« Je compatis à votre douleur, et je suis désolé de vous faire de la peine, reprit Mosco dès qu’elle fut en état de l’entendre ; si je le pouvais, je me ferais un plaisir de retarder mon voyage de quelques jours pour vous être agréable ; mais ma femme m’attend impatiemment en Italie, où des affaires pressantes me réclament aussi… C’est le moment d’acheter les troupeaux de moutons, pour les envoyer dans les pâturages des montagnes. Malgré tout mon désir de vous contenter, je ne saurais faire autrement que de partir tout à l’heure.

– Cela se comprend ! dit L’heureux… Allons, ma bonne fille, continua-t-il en se tournant vers sa nièce, un petit effort de courage, je t’en supplie !… Sacrifie-toi une fois de plus pour tes enfants… Vois combien Mine et Sylvain sont raisonnables ! Ils te donnent l’exemple !… Ils sont enchantés de pouvoir se dévouer pour la famille, car, s’ils vont gagner leur vie avec Mosco, ta tante te gardera chez elle avec tes derniers, tandis qu’elle ne pourrait se décider à vous avoir tous les six… »

À ces mots Sylvain et Hermine se jetèrent dans les bras de leur mère :

« Ah ! maman ! laisse-nous partir, nous t’en supplions ! s’écrièrent-ils ensemble… Pense à nos petits frères et à Lina, qui seraient obligés de tendre la main, puisqu’ils ne peuvent pas travailler…

– Est-ce qu’ils ont raison, ma tante ? demanda la pauvre femme à l’avare ; est-ce que vous ne voulez pas absolument nous permettre à tous de rester avec vous ; nous vous aimerions tant ! nous vous soignerions si bien !…

– Assez ! assez ! fit la vieille impatientée… Tu devrais le savoir : je ne te permettrai jamais d’élever tes enfants dans la paresse… Que ceux qui sont en âge de gagner leur vie se mettent au travail, n’importe où. »

La malheureuse mère sentait son cœur se briser en voyant s’envoler sa dernière espérance. Maintenant elle était complètement vaincue !… Elle n’avait plus qu’à solliciter la bonté de Mosco pour ses enfants.

« Vous en aurez bien soin, vous me le promettez ? s’écria-t-elle… Pensez donc, ils ont toujours été si aimés !… Que feraient-ils s’ils ne rencontraient pas de l’affection dans votre famille ?… Et puis ils ne sont pas forts !… Sylvain surtout !… J’ai eu tant de peine à l’élever, si vous saviez… Il faudra bien les ménager ?

– Tu ne te rappelles plus qu’il t’a déjà dit qu’il les traiterait comme ses enfants ? fit L’heureux d’un ton de reproche… Excusez-la, Mosco…

– Oh ! je ne m’offense pas des craintes si naturelles de cette pauvre mère, riposta l’Italien avec un accent bien senti… C’est si naturel !… Du courage ! et soyez pleine de confiance en moi, dit-il encore à Maria, en lui tendant la main ; je reviendrai tout à l’heure chercher vos enfants. »

Il partit, et Maria, tout éplorée, s’empressa de faire manger Hermine et Sylvain, et de leur préparer quelques provisions de route, que L’heureux sut arracher à l’avarice de sa sœur.

Ses préoccupations pour les petits voyageurs calmèrent un moment cette excellente mère ; mais quand vint le moment du départ on ne put les lui arracher sans peine.

Ce fut une scène déchirante, qui coûta bien des larmes à la malheureuse veuve et aux deux enfants, quoique ceux-ci eussent pris la résolution de se dévouer avec courage au salut de la famille.

Enfin L’heureux prit Hermine et Sylvain par la main et les remit à Mosco, qui s’éloigna bien vite. Celui-ci était visiblement pressé de partir. Les pauvres enfants durent donc se mettre en route tout de suite avec leur nouveau maître, qui les fit marcher très vite et bien longtemps sans s’arrêter.

Il faisait nuit déjà quand l’Italien et les deux orphelins arrivèrent à Saint-Alban-des-Neiges, un hameau situé sur la montagne. Ils s’y arrêtèrent dans une misérable auberge, où tout le monde dormait déjà.

Mosco réveilla la vieille hôtesse, pour lui demander quelque chose à manger ; puis il fit coucher le frère et la sœur sur une paillasse. Mais les deux enfants étaient si agités qu’ils dormirent fort mal, quoiqu’ils fussent harassés de fatigue.

Ce fut une scène déchirante.

Ils commençaient à sommeiller, quand Mosco vint les chercher, avant le lever du jour, pour continuer leur voyage. Ils le suivirent et furent bien étonnés de le voir rejoindre, sur la route, une voiture et des animaux, qu’ils ne distinguèrent pas très bien, dans le brouillard du matin. Ils virent mieux un garçon et une fille, qui s’approchèrent d’eux pour les regarder. Mosco leur dit que c’étaient son fils et sa fille.

Un ours, un âne et des chiens, autour d’une voiture traînée par une maigre haridelle, et qui contenait des singes et bien d’autres choses, voilà ce que découvrirent Hermine et Sylvain en s’approchant du groupe qu’ils avaient vu d’abord confusément.

Mosco, le prétendu marchand de bestiaux, n’était en effet qu’un saltimbanque, un montreur d’animaux savants ! Il avait laissé à Saint-Alban-des-Neiges tout ce qui pouvait trahir son métier, afin de faire honneur à sa sœur, mariée à Combe-Fleurie, où il avait prétendu toujours qu’il s’occupait du commerce des bestiaux.

En voyant que leur maître avait un tout autre état, le frère et la sœur furent très surpris. Ils se demandèrent pourquoi Mosco avait caché la vérité à leur mère ; mais ils ne s’en émurent pas autrement, car, dans leur naïve ignorance, ils ne savaient pas ce que c’était qu’un saltimbanque.

III Deux apprentis

« Halte ! » cria Mosco en s’arrêtant ; et tous se hâtèrent de l’imiter.

Ce fut d’abord le pauvre cheval poussif, presque aveugle, qui traînait la voiture ; il n’avait pas besoin d’entendre deux fois cet ordre, qu’il salua d’un hennissement timide. Le petit âne savant, qui suivait librement, poussa deux ou trois braiements joyeux et, sans perdre un instant, allongea sa lèvre gourmande vers une touffe de chardons qui se dressait devant lui, sur le bord du chemin.

L’ours, qu’Antonio conduisait en laisse, voulait seul continuer à marcher, et son petit conducteur dut tirer violemment sur la chaîne pour le forcer à s’arrêter. Mosco vint à son aide, et eut facilement raison de l’animal, qu’il attacha derrière la voiture à un anneau de fer.

Laissant son père s’occuper de l’ours, Antonio s’empressa de dételer le cheval efflanqué, maigre au point que ses os semblaient vouloir percer sa peau. Il n’avait plus qu’un œil, l’autre ayant été crevé par accident, et celui qui lui restait était si mauvais qu’il voyait à peine devant lui. Le jeune garçon dut le conduire sur le pré voisin où l’âne broutait avidement. Les deux chiens s’y trouvaient aussi ; ils cherchaient des herbes tendres qu’ils mâchaient du bout des dents.

« Laurella, dors-tu ? cria Mosco.

– Je descends », répondit une fillette de douze ans, la sœur cadette d’Antonio. Puis elle passa la tête sous la bâche de la voiture et regarda autour d’elle.

« Eh bien, papa, tes nouveaux pensionnaires, où sont-ils ?

– Un peu en arrière, ils ne vont pas tarder à nous rejoindre… Je les aperçois là-bas qui traînent la jambe… Ce n’est pas étonnant ! voilà quatre heures qu’ils marchent, et c’est long pour des enfants qui n’ont jamais quitté leur village, surtout après la grande étape que nous avons faite hier… Et toi, pourquoi ne descends-tu pas ?

– Faut-il te passer les singes ?

– Non ! tout à l’heure. Pour le moment viens nous aider à préparer le dîner. »

Pendant ce dialogue, Mosco et son fils avaient déjà descendu un petit fourneau et une marmite.

Laurella sauta de la voiture, et au même moment les deux retardataires rejoignirent le gros de la troupe.

« Vous êtes donc très fatigués, leur dit Mosco en riant… Allez-vous avoir la force de nous aider à ramasser du bois mort pour cuire la soupe ? »

Hermine se mit à sourire en faisant de la tête un signe d’assentiment, et Sylvain souleva son chapeau de feutre grossier en disant :

« Oui, monsieur !

– C’est bien ! je vois que vous êtes courageux… À la bonne heure !… Maintenant, tous en route ! »

Ils n’avaient pas à aller loin. À une centaine de pas se trouvait une forêt où le bois mort foisonnait, car on était au commencement d’avril. Au milieu des fourrés épais on voyait même encore des flaques de neige, quoique sur la route ensoleillée il fît très chaud, à présent que midi approchait.

Les petits Valaisans se distinguèrent par leur ardeur à chercher les morceaux de branches sèches ; ils les choisissaient en connaisseurs ; on voyait que c’était bien leur affaire, qu’ils avaient l’habitude de cette besogne-là.

Ils eurent vite fait deux fagots qui pouvaient suffire à cuire le repas.

Mosco et son fils en avaient ramassé autant qu’eux ; quant à Laurella, elle s’était amusée à regarder la végétation naissante.

« Retournons au fourneau, dit Mosco ; nous ne manquerons pas de combustible pour faire la soupe. »

Les petits montagnards prirent leurs fagots, à l’exemple du maître et de son fils. Seule Laurella resta les mains vides, derrière les autres, en cherchant des yeux dans les hauts sapins, comme si elle eût voulu voir les oiseaux qui chantaient le printemps.

« Allons ! viens donc, paresseuse ! » lui cria son père dès qu’il fut arrivé près du fourneau avec les trois autres enfants.

Mais elle dédaigna de répondre. Il fallut que Mosco l’appelât plusieurs fois pour la décider à revenir.

« À quoi penses-tu ? lui dit-il. Dépêche-toi d’éplucher les pommes de terre avec ta camarade, pendant que, les garçons et moi, nous allons chercher de l’eau et nous occuper de nos bêtes.

– Je ne veux pas faire la cuisine maintenant que nous avons une servante. Elle ne s’y prend pas mal du tout, regarde ;… et toute seule elle viendra bien à bout d’éplucher quelques légumes. »

Mosco ne répondit rien et s’éloigna en sifflant.

À peine avait-il tourné le dos que Laurella s’occupait de sa toilette. Elle sortit un peigne de sa poche et se mit à se coiffer. Ses beaux cheveux noirs, qui frisaient naturellement, s’étaient emmêlés pendant son sommeil ; il s’agissait de les lisser et de les enrouler autour de ses doigts, ce qui suffisait pour en former de longues boucles brillantes.

Puis elle brossa et défripa sa robe, qui était en velours rouge. Ce n’était plus qu’une vieillerie, que ses parents avaient dû acheter à quelque chiffonnier, mais sa couleur et ses reflets soyeux seyaient bien à la petite Italienne, qui compléta sa toilette en posant sur sa tête un grand chapeau de velours nacarat.

Ensuite elle se tourna vers sa compagne, qui épluchait toujours les pommes de terre.

« Suis-je bien coiffée, Mine ? » lui demanda-t-elle.

L’enfant, qui n’osait parler, lui fit oui par signe, tandis que ses yeux lui montraient bien qu’elle la trouvait superbe.

Laurella avait une de ces beautés étranges qui excitent l’admiration sans attirer la sympathie. Aussi la petite paysanne baissa-t-elle promptement la tête sous le regard un peu dur des grands yeux de l’Italienne, que surmontaient de longs cils et d’épais sourcils, noirs comme ses prunelles.

Mosco et les deux garçons revenaient en ce moment. Ils rapportaient de l’eau dans tous les vases de l’établissement.

Bientôt la soupe fut sur le feu et confiée aux soins d’Hermine, pendant que Mosco et les garçons menaient boire le cheval et l’âne.

Laurella les suivit pour se rafraîchir les mains et le visage.

Ce ne fut pas sans une vive émotion que l’orpheline resta seule auprès du grand ours brun, qui l’effrayait beaucoup. Il était attaché à la voiture par une chaîne de fer, mais cette précaution ne la rassurait qu’à demi. S’il allait la rompre et se précipiter sur elle ! Instinctivement elle se leva et s’éloigna, en fixant toujours l’animal avec la plus vive inquiétude.

Cosacco n’avait aucune méchanceté dans le caractère, mais il était probablement susceptible, car il parut choqué de la frayeur d’Hermine et se mit à grogner.

Alors la pauvrette eut une peur atroce ; se figurant qu’il allait s’élancer et la dévorer, elle se jeta de côté pour s’enfuir, sans le quitter des yeux, ce qui l’empêcha de regarder où elle mettait les pieds, si bien qu’elle roula dans le fossé ; elle voulut se relever pour courir plus loin, mais sa jupe se trouvait accrochée à un buisson : elle crut que c’était l’ours qui la retenait par la robe, et, jetant un grand cri, elle perdit connaissance.

Quelle ne fut pas la surprise de Mosco et des deux garçons, quand ils revinrent avec les bêtes, de ne plus voir l’enfant auprès du fourneau abandonné. La marmite bouillait si fort que l’eau débordait, et le chef de la troupe, qui tenait à son dîner, commença par calmer le feu.

« Nous avons là un fameux cordon bleu ! » murmura-t-il.

Un cri déchirant répondit à son exclamation ; c’était Sylvain qui venait de voir Hermine étendue dans le fossé : épouvanté de la pâleur et de l’immobilité de sa sœur, il s’était jeté à genoux auprès d’elle et pleurait de tout son cœur.

En deux enjambées son maître le rejoignit, très effrayé de ses cris.

« Elle est morte, monsieur ! elle est morte lui dit l’enfant en sanglotant.

– Povera ! » fit Mosco en examinant la fillette.

Puis, au bout d’une seconde, il dit à Sylvain : « Calme-toi, elle n’est qu’évanouie… Nous allons la faire revenir à elle… Apporte-moi de l’eau… »

Antonio, qui était accouru aussi, comprit mieux ce qu’il fallait faire. Il courut chercher la cruche, puis une fiole de vinaigre. La petite fille, que Mosco avait étendue sur la route, ne tarda pas à reprendre connaissance. En ce moment ses souvenirs lui revinrent, et d’une voix faible elle demanda : « L’ours ?… où est l’ours ?… vous l’avez tué ?…

– Ah çà ! que veut-elle dire ? » s’exclama Mosco, qui n’était pas éloigné de croire qu’elle délirait.