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Aristocrate devenu soldat puis agent des renseignements du Vatican, Archibald Trencavel de Panat se lance dans une série de péripéties le menant de la Syrie à Cuba, en passant par New York. Sa mission : protéger d’anciens papyrus au prix de sa propre vie. Accompagné de ses fidèles compagnons, il affronte un ordre occulte dont les tentacules s’étendent à travers le monde. Dans ce récit, Archibald, à la fois cynique et désabusé, doit jongler avec des enjeux complexes, notamment sa relation tendue avec le cardinal Bellarmin, un homme d’église de la vieille école.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Inspiré par Agatha Christie et Conan Doyle,
Antoine Fonquerne façonne un univers où la géopolitique s’entrelace avec l’esprit français à travers le personnage d’Archibald Trencavel, un franc-tireur désabusé. Son premier livre d’aventures littéraires promet une exploration captivante des intrigues et des mystères, imprégnée d’une subtile analyse géopolitique.
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Seitenzahl: 515
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Antoine Fonquerne
Les sentiers de l’apocalypse
Roman
© Lys Bleu Éditions – Antoine Fonquerne
ISBN : 979-10-422-3266-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toutes les victimes de la noirceur qui dirige ce monde
Initiation d’Archibald
Fiction mêlée de faits réels, ou réputés comme tels, les aventures d’Archibald sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Voici la première de ses aventures.
Lorsque commencera l’An Mille qui vient après l’An Mille
Un ordre noir et secret aura surgi
Sa loi sera de haine et son arme le poison
Il voudra toujours plus d’or et étendra son règne sur toute la terre
Et ses servants seront liés entre eux par un baiser de sang
Les hommes justes et les faibles subiront sa règle.
Les Puissants se mettront à son service
La seule loi sera celle qu’il dictera dans l’ombre
Il vendra le poison jusque dans les églises
Et le monde marchera avec ce scorpion sous son talon…
Auteur inconnu,
Prophétie de Saint-Jean de Jérusalem
L’amour envers soi-même demeure un principe fondamental de la moralité. Il est donc légitime de faire respecter son propre droit à la vie. Qui défend sa vie n’est pas coupable d’homicide même s’il est contraint de porter à son agresseur un coup mortel.
Saint Thomas d’Aquin,
Catéchisme de l’Église Catholique
« Affligeant, consternant, écœurant ». Je déclinais les adjectifs en constatant le massacre. La mosquée des Omeyyades et son irremplaçable minaret datant des Mamelouks, du XIIIe siècle, ne faisait plus partie du paysage. Jadis rénovée dans toute sa majesté, la citadelle avait été tragiquement endommagée. Le fragile modus vivendi, entre les différentes confessions, avait disparu. C’était le bordel ! Un foutoir comme rarement on en voyait dans le coin. Loin des escarmouches traditionnelles qui faisaient le sel et la saveur du Moyen-Orient. Une bombe par ci, un assassinat par là. Rien de vraiment terrifiant pour la population. Enfin si, un peu quand même. Mais là ! C’était l’abomination. C’était l’horreur, la vraie !
Avant la guerre, boire un raki en terrasse n’était pas un problème. Posséder de l’alcool aujourd’hui était désormais un crime passible d’une balle dans la nuque, voire pire. Il suffisait que deux-trois déséquilibrés du Front Al Nosra, ou de Daesh, passent par-là pour anéantir une famille.
Poursuivant ma route, je m’interrogeais sur comment ce pays s’en sortirait une fois la guerre terminée. S’attaquer à l’Irak, comme à la Syrie, c’était s’attaquer à Sumer, au berceau de notre humanité. Je ne comprenais pas les motivations des Américains. Du pétrole il y’en avait ailleurs, alors pourquoi ici ?
Le Cardinal Bellarmin m’avait ordonné d’aller en Syrie récupérer une serviette contenant des trouvailles archéologiques. Voilà la raison pour laquelle je me retrouvais à slalomer entre les gravats, les trous de bombes et les crevasses d’obus. Les impacts de balles laissaient imaginer que les bâtiments étaient atteints par la vérole. Des cadavres en charpies, souvent mutilés, inondaient les bords de cet asphalte cabossé. La poussière ocre portée par les vents du désert séchait le sang, le noircissant. Ça masquait un peu la boucherie. Les rues parsemées de palmiers explosés, d’immeubles éventrés, de débris de pierres, de béton, de bois et de carcasses calcinées témoignaient de la brutalité des affrontements. Les véhicules militaires blindés, carbonisés par les engins explosifs des terroristes, décoraient la chaussée. Je suis sûr que des connards germanopratins les dépeindraient comme des chefs d’œuvres d’art contemporain. Le spectacle était atroce. Les corps des jeunes appelés de l’armée syrienne étaient alignés par les djihadistes pour servir d’exemples. L’un des cadavres était décapité. Je fis une embardée pour ne pas rouler sur la tête du gamin. Cette armée de conscrits se faisait massacrer par les fanatiques takfiris, bien pire que les salafistes. Au loin, des ambulances hurlaient de toutes leurs sirènes, lorsqu’une balle vint claquer sur le pare-brise de ma bagnole, un « Putain ! » retentissant s’échappa de ma bouche. Enfonçant l’accélérateur, je tâchai de sauver ma peau. Soudain, une fusillade éclata, une rafale de Kalach » s’écrasa sur l’arrière de la Jeep, dont je me demandai si le blindage tiendrait. Les balles sifflaient sur le sable, sans toucher les pneus. Quatre cents mètres plus loin, les agresseurs cessèrent de m’allumer, hors de portée. Un arrière-goût âpre envahit ma bouche. Enfin, j’aperçus à gauche de la chaussée une demeure familière.
Au milieu des combats, des morts et des épaves se dressait un monument de l’hôtellerie syrienne. « Le Baron » résistait aux assauts continus de la bataille. L’établissement se trouvait être dans une zone pour l’instant contrôlée par les troupes du régime. Devant l’hôtel, la ligne de front séparait les barbus des gens civilisés. Freinant brusquement, la bagnole dérapa dans un nuage de poussière. Je bondis, sac dans une main, AK-47 dans l’autre, me réfugier dans le vénérable hôtel.
Armen Mazloumian, la soixantaine bedonnante, trottinant dans le hall, m’accueillit d’un air mi-angoissé, mi-rassuré.
La référence au film d’Audiard détendit l’atmosphère. Mazloumian rigola : « Pas franchement, non. »
Les obus de mortier provoquaient à chaque impact un tremblement des lustres plus ou moins prononcé. En réponse, des échanges de tirs crépitaient. Les sifflements de roquettes précédaient le fracas épouvantable des déflagrations. Les hélicoptères de l’armée survolaient la zone, larguant approximativement leurs barils remplis de napalm, explosant au sol, enflammant tout ce qui se trouvait en dessous sans faire dans le détail. Les missiles précis à 1 mètre ne faisaient pas partie, avant la guerre, des priorités budgétaires de la Syrie. Et même ceux-là tapaient souvent à côté. Les armes c’est comme tout : il y a beaucoup de marketing au regard du prix de vente.
Ce genre de situation ne m’effrayait pas. Ne m’effrayait plus. Mon parcours professionnel m’avait préparé à ça. Mon père, le premier, m’avait entraîné au tir dès mes 7 ans, et fortement encouragé vers le métier des armes. C’est en travaillant que je découvris que la guerre n’avait rien d’exaltant. Que cette entreprise n’était qu’une question de gros sous par et pour des gens haïssables, détestables.
Le plus difficile dans la guerre sont les cris et hurlements. Peu importe le côté des idées, la souffrance est la même. Les balles atteignant leurs buts engendrent les mêmes conséquences chez tous les hommes. Quels que soient leurs camps, opinions ou religions.
Quand je pense que son Éminence m’avait expédié sans vergogne au milieu de ce foutoir oriental ! J’aurais dû me méfier du discours sibyllin du jésuite ! De toute façon dans ce job je n’avais pas le choix, le S.I.V c’est le Vatican : la diplomatie, la plus secrète du monde, avec des relais et des relations absolument partout. J’avais signé un engagement à vie. Une petite chose qu’il convient de rappeler : le moindre curé au fin fond de la Savane est plus ou moins un agent secret. Il en va de même pour le moine vendant ses produits, fermentés ou non, sur les marchés. Tout ce petit monde fait remonter à sa hiérarchie les renseignements de terrain, voire certaines confessions troublantes.
Ce fonctionnement séculaire permet au Vatican de connaître les évolutions économiques et sociales partout dans le monde. Aucun service « concurrent » ne disposait de cette surface.
Mais ce n’est pas le sujet.
Dans cette partie du Moyen-Orient, j’avais pris pour habitude de ne descendre exclusivement qu’à l’hôtel « Baron » d’Alep, même si je devais me rendre à Damas plus au Sud. Je connaissais bien le maître de lieux. J’avais toujours trouvé cet hôtel inspirant. Une fois le propriétaire m’avait sauvé la mise en cachant mes armes. Par gratitude, je lui promis fidélité et que jamais en Syrie je ne dormirai ailleurs que dans son établissement. Du coup, nous devînmes potes.
La comparaison de l’établissement, en ce jour d’août 2014, avec l’hôtel que je connaissais, me provoqua un haut-le-cœur immédiatement réprimé. Armen était le petit-fils du fondateur de l’hôtel. Aujourd’hui il n’avait plus un seul client. Il me confia, d’un ton amer, que les belles années étaient définitivement terminées. En 2011, l’hôtel avait célébré son centenaire. Mais c’était le début de la guerre. Et d’inquiet, Mazloumian était devenu désespéré. Il m’annonça de but en blanc qu’il allait mettre la clef sous la porte dès septembre. Même si « le Baron » faisait partie de l’âme d’Alep.
Construit à la fin du XIXe siècle, « Le Baron » était autrefois considéré comme un établissement de bon goût, élégant. L’architecture orientale donnait un certain cachet au bâtiment. Les plus grands du XXe siècle, d’Atatürk à De Gaulle, en passant par Lawrence d’Arabie, Agatha Christie ou Hemingway, avaient couché au moins une nuit au « Baron ».
Dans le lobby, sur un mur jauni, une affiche publicitaire des années 30 vantait en français le luxe de l’époque : « Hôtel Baron, l’unique hôtel 1re classe à Alep. Chauffage central partout. Confort parfait. Situation unique. Le seul recommandé par les agences de voyages ». Absolument tout dans cet hôtel était désuet, décrépi, poussiéreux. La réception, les téléphones en ébonite, le bar en bois ciré meublé de bouteilles d’alcool vides, ajouté à cela l’absence de clients. Une lourde pesanteur avait envahi cet établissement autrefois si vivant.
Désormais, seuls les fantômes d’un prestigieux passé hantaient ces murs. C’était dans cet hôtel, chambre 203 exactement, qu’Agatha Christie avait rédigé « le crime de l’Orient-Express. » Aujourd’hui l’immeuble résistait tant bien que mal à la destruction. Devant ce constat cruel et désolant, je sollicitai Mazloumian :
J’explique : Je suis plutôt bien né, dans une famille de « fin de race », ce qui, dans ces contrées orientales, possédait son pesant d’or. Mon père, lui, cultivait un genre différent. Atteint de dandysme républicain, mon paternel reniait cet aspect des choses : nos racines familiales. Histoire de couronner le tableau, il m’affubla de ce prénom à l’état civil : Archibald. Comme un rosbif ! Pour une vieille famille de France dont les aïeux s’étaient fait humilier à la bataille de Brémule, franchement, ça entachait les quartiers de noblesse. Mon grand-père, qui détestait les Anglais au moins autant que moi, fut ulcéré de ce choix. Prénom certes détestable à ses yeux, mais qui ne l’empêcha nullement de témoigner d’une grande tendresse et indulgence à mon égard jusqu’à son dernier jour. De son côté mon père s’en moquait, il se distinguait en arborant ostensiblement des opinions qu’il eut été de bon ton de ne pas étaler lors des repas familiaux. Chaque fois que mon paternel afficha son originalité politique, aucun dessert n’eut à souffrir une table complète. Quand j’étais gosse, y’en avait toujours un qui sortait avant le gâteau ! J’appris plus tard que mon paternel avait bien camouflé le secret de famille sous cette façade. Mais je ne suis pas là pour raconter ma vie. Mazloumian sortit deux verres et une bouteille de raki :
Quel constat navrant. Armen ne me posa aucune question sur ma venue à Alep. Il s’empara de la clef et me conduisit vers ma chambre, au deuxième étage. Ce que j’aimais dans cet hôtel était l’ambiance inchangée depuis 1911. Après quelques minutes de silence relatif, Armen ajouta :
Une fois enfermé à clef dans ma chambre, je déballai mes affaires et commençai le nettoyage de mon pistolet Beretta. À condition d’en prendre soin, c’était un excellent outil. Esthétiquement, le Beretta 92 FS était une belle Italienne. C’était mon arme de fonction, car le Vatican n’était autre que l’actionnaire majoritaire de la vénérable firme d’armement. L’Église n’était plus à un oxymore près. Je tirai la culasse en arrière puis basculai le verrou qui la retenait. Sortant le canon, je m’emparai d’un écouvillon et l’enfonçai dans la bouche. Une fine poussière noire à l’odeur caractéristique s’échappa du canon. J’huilai la culasse puis remontai mon flingue. Au fur et à mesure que le soleil se couchait, le vacarme de la guerre s’estompait. Les hélicoptères s’éloignèrent. Les salves d’armes automatiques et les explosions s’espacèrent, finissant par laisser la place à un silence angoissant. Seules les pales du ventilateur suspendu au plafond osaient encore se faire entendre.
Vers neuf heures environ, à la tombée de la nuit, le muezzin appela à la prière de Maghrib. Ça avait son charme. Du moins dans cette partie du monde. Je m’assoupis lorsque j’entendis toquer à ma porte. M’emparant de mon Beretta j’ouvris la lourde, tombant nez à nez avec Armen habillé d’un smoking, une bouteille de raki dans une main, un pack de six bouteilles d’Évian dans l’autre :
Je me dis que l’idée n’était pas mauvaise. Je descendis à la suite d’Armen ranger le poussiéreux 4x4 près de la sortie des cuisines. La chaleur estivale renforcée par celle de la guerre rendait la nuit étouffante. Difficile de respirer, ça puait, ça brûlait les poumons. La guerre c’est vraiment dégueulasse. Je décidai de ne pas m’attarder.
Hâtivement, je regagnai mon plumard et m’attelai à ma lecture du soir : « Souviens-toi de Palmyre » de Myriam Antaki. La trame se déroulait dans la région. Au fond le climat n’avait pas tellement changé en mille sept cents ans. La guerre sévissait déjà à l’époque quand la reine Zénobie partait à la conquête de l’Égypte et de l’Asie Mineure. Ayant vidé à petites lampées les trois quarts de la bouteille de raki, je plongeai dans un sommeil lourdement alcoolisé, préambule d’un réveil forcément pénible.
Être réveillé au son des explosions, des rafales de fusils d’assauts, et autres joyeusetés du même genre, n’était pas le meilleur moyen de soigner une gueule de bois. Cette épouvantable migraine amplifiait chaque déflagration, chaque balle tirée. Le feu et l’acier s’étaient emparés de mon crâne.
Comateux, la bouche pâteuse, j’enfilai une tenue de combat. La seule différence avec les autres, ceux de dehors qui se tiraient dessus avec allégresse, était que je n’arborais aucun signe d’appartenance à aucune unité, ou groupe de combat. Un T-shirt noir, un bas de treillis bariolé couleur désert, gilet d’assaut, holster beige sanglé autour de ma cuisse droite contenant mon Beretta, m’apparentaient plus à un mercenaire. Un keffieh vert olive et noir me protégeait le visage en cas de besoin. Chaussant mes lunettes de soleil, je m’emparai de mon AK-47. Je vérifiai qu’il fût chargé et prêt à tirer. Un rapide coup d’œil dans le miroir : « ils ne manquent que le cigare et le chapeau, et on se croirait dans “Apocalypse Now” ». Content de moi, je fermai la porte de la chambre à clef et descendis l’escalier, titubant un peu, imaginant sans peine que dehors le monde s’écroulait.
Armen ne prêtait plus aucune attention à ce quotidien infernal, il ne remarquait même plus les armes de ses très rares visiteurs. Un homme sans armes, en revanche, attirerait immédiatement son regard. Mazloumian ne fut donc pas surpris de me voir habillé de la sorte. Le temps des costumes trois pièces et des attitudes élégantes était révolu. Cette belle époque avait désormais laissé la place à l’obscénité la plus totale, y compris esthétique et vestimentaire.
Je pénétrai dans le fumoir dont les rideaux étaient tirés. Je m’affalai à moitié dans un fauteuil Chesterfield en cuir noir, posant la Kalach’ à portée de ma main droite, j’allumai une Dunhill. À peine venais-je de l’écraser dans le cendrier que Mazloumian entra dans la pièce suivi de deux hommes en tenue de combattants, arborant le drapeau jaune du Hezbollah sur l’épaule, kalachnikovs à la main. Leurs torses étaient recouverts de gilets d’assaut garnis de chargeurs. Ils arboraient une barbe finement taillée.
Les militants du Hezbollah, des chiites convaincus, ne buvaient pas d’alcool. Normalement ! J’étais là pour récupérer une serviette en cuir contenant des documents antiques appartenant à mon employeur, point barre. Et bien sûr je ne voulais en aucun cas froisser mes interlocuteurs à l’épiderme sensible sur certaines questions. Je me levai :
Les deux combattants du Hezbollah se regardèrent, hésitant :
Armen entra dans le fumoir et déposa un plateau en argent sur lequel étaient posés trois verres et une carafe en cristal contenant du jus d’orange. Il changea le cendrier malgré la présence d’un unique mégot. Il maintenait le service impeccable. Je me levai et allai lui marmonner quelques mots au sujet de la demande des combattants chiites. Mazloumian, habitué, ne s’en offusqua nullement :
Cinq minutes plus tard, Armen revint avec une bouteille vierge de toute étiquette remplie de raki transparent comme de l’eau pure. Puis il s’éclipsa à nouveau en cuisine. Les yeux des deux miliciens brillèrent à la vue de la bouteille. Ils n’avaient pas dû boire un coup depuis un moment. Pour ma part, je m’en tenais au jus d’orange. La migraine consécutive à la cuite de la veille se faisait encore ressentir. En espérant ne pas devoir écluser du raki supplémentaire pour éviter des problèmes à ces jeunes gens.
Bien qu’occidental, plus fin qu’un Américain, je connaissais un peu les coutumes locales : requérir d’emblée la serviette en cuir aurait été perçu comme mal élevé. Il était bien vu dans le coin de commencer en préambule à jouer au sport national consistant par taper un peu sur les Israéliens. Ces derniers étant responsables, selon les locaux, de tous les maux de la planète. Ils avaient leur point de vue qui se défendait amplement. Faut dire que leur nouveau voisin était particulièrement turbulent, et commençait à prendre des aises que même la communauté internationale trouvait inacceptables. Bref, je passai trois quarts d’heure à enfiler des perles avant d’aller droit à ma demande. Au fil de la conversation, Mazloumian avait servi des crêpes syriennes, des boulettes de viande, des feuilles de vigne farcies, et autres spécialités. Le tout arrosé de raki, pour les combattants du Hezbollah et de jus d’orange pour moi. Le monde à l’envers. Je remarquai dans le regard de mon ami l’inquiétude. Après avoir devisé benoîtement avec mes interlocuteurs sur la situation, je me lançai avant le dessert :
« Je m’attendais à ça ! Pourquoi suis-je encore surpris et anxieux ? » Je continuai de leur poser quelques questions :
Le second combattant prit la parole.
Une déflagration retentit au même instant, faisant trembler les vitres de l’hôtel.
— Tiens ça se rapproche ! m’exclamai-je, allumant une autre cigarette, évitant de trembloter comme un parkinsonien.
Sans sourciller, sirotant gentiment leur raki, les deux miliciens du Hezbollah continuèrent à me raconter leur mission, cherchant à me rassurer, voyant que de mon côté je devenais de plus en plus inquiet, au fur et à mesure que les explosions nous encerclaient.
À peine ces mots prononcés, des cris et des coups de feu retentirent en provenance du hall de l’hôtel. À l’entrée du fumoir apparurent deux djihadistes, la barbe hirsute, beuglant « Allah Akbar ». Le premier lâcha une courte rafale, avant que son AK-47, probablement mal nettoyée, ne s’enraye. Les deux combattants du Hezbollah s’affalèrent. Une balle avait certainement touché une artère de l’un d’eux puisque le sang giclait à un mètre. Le second type ouvra le feu à son tour.
Par réflexe, je m’étais jeté à plat ventre, saisissant mon arme dès la vision des deux barbus. Je ripostai immédiatement, pressant la détente sans discontinuer en visant approximativement, « à la libanaise ». Les 30 cartouches du chargeur furent brûlées en l’espace de quelques secondes. Le sang et les bouts de chair des deux djihadistes tapissaient les murs de l’entrée de la pièce. Une autre rafale, à la sonorité différente de celle d’une kalachnikov, retentit dans le hall de l’hôtel. Je me précipitai et découvris Armen un FAMAS à la main. Sur le sol, jonché de douilles encore fumantes, un djihadiste se répandait de son sang implorant la pitié, pleurant, couinant comme un enfant. Mazloumian s’approcha, colla le canon du fusil bullpup sur le crâne du barbu. Sans un mot, il pressa la détente. La cervelle du terroriste gicla sur le sol en damier noir et blanc, au pied de l’escalier central. La pièce empestait la cordite. Je regardai Armen empreint de tristesse et de compassion. Même si je la désapprouvais, je compris la réaction de l’hôtelier. Je fis demi-tour. Le fumoir comptait quatre cadavres en charpie, déchiquetés par les lourdes balles de 7,62 mm.
Armen Mazloumian me prit par l’épaule :
Nous nous donnâmes l’accolade. Sans rien ajouter, le cœur serré, je récupérai mes affaires dans ma chambre. Je ne savais pas comment le Hezbollah réagirait. Je ne voulais en aucun cas servir de bouc émissaire expiatoire.
Rapidement, je rejoignis mon 4X4 à l’arrière de l’hôtel. J’inspectai les environs puis une fois au volant je priai pour rester en vie. Les balles continuaient de siffler, et de s’écraser sur les murs. Dieu merci, l’immense majorité des projectiles manquaient leurs buts. Tout homme était une cible ! Peu importe de quel côté il était.
Une fois bien installé, le reste de raki et la kalachnikov à portée de main, je démarrai en trombe. L’accélérateur enfoncé au maximum, dans un nuage de poussière, je m’échappai de la zone des combats. Au final je quittais la Syrie sans avoir récupéré la précieuse serviette dont j’ignorais le contenu. J’espérais que le Cardinal Bellarmin se montrerait compréhensif au regard de la situation. Regagnant l’arrière du front, côté loyaliste. Je pus traverser les barrages et checkpoints, d’abord syriens puis russes grâce à mon laissez-passer du Moukhabarat. C’était le service de renseignement de la République arabe syrienne, avec qui le SIV conservait quelques accointances bienveillantes.
Laissant le 4X4 sur le parking du port de Lattaquié, je repérai le bateau arborant le pavillon maltais, et le rejoignis prestement. L’embarcation affichait la taille confortable de 46 pieds. La coque peinte en bleu marine se mêlait au clapotis de la Méditerranée. Les pleins de vivres, de bouteilles de vins, de carburant et d’eau avaient été faits. Je sortis du port à moteur, puis gréai le voilier. Le vent s’engouffra dans les voiles, m’emportant vers le large.
Tirant le cap vers l’Ouest, la Méditerranée m’offrait un coucher de soleil radieux. Je passai cette fin de journée sous des cieux plus cléments, plus calmes, et bien plus beaux. Dans deux heures, je naviguerai dans la nuit, sous des milliards d’étoiles. Sans pollutions lumineuses. Et croyez-moi, c’est mieux que n’importe quel palace !
Les mouettes hurlaient en ce matin de printemps. Au-dessus de la Seine, survolant le pont d’Austerlitz, deux d’entre elles se disputaient un quignon de pain. De leurs points de vue, le flot de véhicules divers tels que voitures, bus, vélib’, scooter, devait s’apparenter à un troupeau de bisons en furie, prêt à ravager le boulevard de l’Hôpital et le quai Saint Bernard.
En contrebas, sur les berges du fleuve, j’effectuais mon footing. Je pratiquais également la natation. J’aimais courir sur les berges de la Seine et je ne craignais guère la présence des quelques abandonnés de la société. Les clochards avaient établi de longue date un campement sous ce pont, à proximité de la police fluviale. Cette faune étrange regroupait des immigrés en situation irrégulière, des SDF, des toxicomanes, des misérables de toute nature. Les pauvres bougres n’étaient pas, pour la majorité d’entre eux, bien méchants. D’autant qu’à 7 h 30 du matin, la plupart dormaient. Les seules véritables nuisances étaient les odeurs de crasse et d’urine.
Ah oui ! J’allais oublier de me présenter convenablement. Je me nomme Archibald, Auguste, Philippe Trencavel de Panat, mais je me fais appeler juste Trencavel, ça évite certaines railleries. Je suis né en l’an de grâce 1976, à Paris dans le Vème, que je n’ai jamais vraiment quitté. Bien que natif de la capitale, mes racines familiales plongent dans le sud de la France, dans l’Aude et le Rouergue.
J’ai servi dans l’armée française que j’ai quittée. Ancien membre des forces spéciales ayant appartenu au groupe de commandement et de transmission du commando « Penfentenyo », j’ai choisi de divorcer de l’institution au grade de frégaton, capitaine de frégate, fin 2007. Pour vous donner une idée, ce commando dépend du Commandement des Opérations spéciales sous les ordres directs de l’Élysée. J’ai participé à des opérations sur différents points chauds du globe. De Sarajevo aux Terres Australes et Antarctiques Françaises en passant par le golfe d’Aden, j’ai pas mal roulé ma bosse, alors en tant qu’ancien soldat mon langage peut s’avérer parfois quelque peu fleuri.
Contraint de garder le secret, mais libéré de mes obligations militaires, je continuais d’entretenir ma forme et mon endurance pour convenir aux impératifs physiques de mon actuel employeur, le SIV. Je courais sur les quais de Seine pour de simples raisons : d’abord je suis parisien, ensuite pourquoi se priver de la beauté éternelle d’un lever du jour sur Notre-Dame, éclairée à l’Orient, par le soleil levant ? J’aimais le printemps. J’adorais aussi les petits matins brumeux d’hiver, quand les températures en dessous de zéro et le temps couvert de nuages bas donnaient à Paris cet aspect obscur. Paris m’envoûtait. De temps en temps, je fermais les yeux et humais en profondeur ce parfum mystique enrobant la ville. Je vénérais Paris, au moins autant que Sacha Guitry.
Hélas, cette magnifique matinée printanière allait vite s’assombrir et devenir glauque.
Les corbeaux les premiers m’interpellèrent par leur raffut. Cinq gros oiseaux noirs se bagarraient. Les plumes volaient depuis les massifs d’arbustes plantés derrière l’aire de sport. Cessant mes exercices, j’allai regarder de plus près, lorsqu’une odeur pestilentielle, reconnaissable entre mille, envahit mes narines. L’odeur âcre, unique, d’un cadavre en état de décomposition.
La scène était abjecte. Les corbeaux déchiquetaient une petite main qui dépassait du buisson. Je continuai de m’approcher, chassant les volatiles. Entre les arbustes voilà que je découvris le corps gisant d’une gamine aux cheveux blonds. « Faut que ça tombe sur ma pomme ! » maudis-je silencieusement. Elle était vêtue d’une robe probablement blanche avant d’être souillée d’une couleur indéterminée entre l’ocre et le marron.
Tétanisé, je restai figé quelques secondes avant de faire demi-tour, pour respirer. M’armant de mon téléphone, nouant mon écharpe autour du nez et de la bouche, je m’en retournai vers le bosquet, écartant les branchages, allant jusqu’à glisser ma main sous les buissons, sans voir exactement ce que j’enregistrais. Je fis le tour du cadavre avec mon téléphone afin de recueillir un maximum d’informations. Je filmai également les alentours de la scène de crime. « Connaissant les flics, ça pourra toujours servir ». Ce corps en putréfaction me mit mal à l’aise. Jamais je n’avais ressenti ça, pourtant, j’en avais vu des macchabées, et pas qu’un peu. Une sueur glacée perla le long de ma colonne vertébrale. Je perçus quelque chose, une ambiance fantomatique, surnaturelle. Un truc à vous filer les jetons sans raison rationnelle. Même durant mes années au sein de la Royale où j’avais connu mon lot de monstruosités, aucune victime ne m’avait provoqué une telle réaction. Un imperceptible parfum malsain se dégageait de ce cadavre, sans que je ne puisse définir exactement ce que c’était. Ce n’était pourtant qu’une gamine. Je rationalisai comme je le pus.
Regagnant les bords du fleuve, j’appelai la brigade fluviale, dont le numéro était affiché le long des berges. Cinq minutes plus tard, six policiers débarquèrent de leur bateau pneumatique.
Profitant de mon éloignement, les corbeaux revinrent. Il n’y avait pas grand monde ce matin sur les berges. Au printemps, le temps est encore frais de bonne heure. Les flics se dirigèrent droit sur moi.
— Bonjour Monsieur, Commandant Rampart brigade de police fluviale. C’est vous qui nous avez appelés ? exigea le premier condé doté d’une corpulence sportive, aux cheveux ras et l’œil bleu vif. Ayant retenu son grade, par réflexe, je répondis :
— Bonjour commandant, ex-capitaine Archibald Trencavel. Absolument, c’est moi qui vous ai signalé la présence d’un cadavre. Veuillez me suivre,intimai-je, d’un ton presque martial. J’avais insisté sur mon ancien grade histoire de lui faire comprendre qu’il n’avait aucune autorité sur moi, ce qui visiblement lui déplaisait. Derrière la butte, à l’arrière de l’aire publique de sport, dans un coin protégé des regards, s’agitait le gros buisson.
— Regardez ça, indiquai-je pointant du doigt le massif de plantes où les corbeaux se disputaient le cadavre. Allez-y, moi je n’y retourne pas.
Le petit groupe de policiers s’approcha. Les premiers gestes furent de placer leurs mains sur la bouche et de se pincer le nez.
Le spectacle répugnant du corps de l’adolescente, se faisant dévorer ce qui restait de chair sur la main gauche par les lugubres oiseaux noirs, souleva les cœurs de l’assemblée des policiers présents. Très professionnel, un jeune lieutenant de police s’empara de son portable.
Le commandant Rampart s’approcha de moi, afin de me poser quelques questions routinières. Bien qu’il se doutât des explications à l’avance. « Le mec devait faire son footing, s’arrêtant pour faire des exercices, l’odeur et les piafs l’ont amené à découvrir la petite. Ça craint. » Le commandant commença la conversation, en me réclamant mes papiers d’identité que je n’avais pas sur moi. Après avoir expliqué l’inutilité de mon portefeuille lors de mon jogging, le policier entama une série de questions auxquelles je m’empressai de répondre. Durant l’interrogatoire, ma déclaration concernant mon métier, fit tout de même un peu tiquer le policier : « consultant en gestion de risques et sécurité ».
— Qu’est-ce que ça signifie exactement ? m’interrogea l’argousin.
— Je conseille des entreprises, des administrations, des organisations gouvernementales, sur la gestion des risques, liés à la sécurité de leurs données data sensibles. Je les avertis sur l’importance de la sécurité informatique, et leur enseigne à se prémunir contre l’espionnage industriel. Le discours était bien rodé. En bonne barbouze moderne, je me présentais ordinairement sous le nom fourre-tout de « consultant ».
« Encore un génie de l’informatique. Un geek ! On ne doit pas parler la même langue », imagina le commandant de police, sans chercher plus loin. À la question « Que faisiez-vous ici ? », même si ma tenue vestimentaire fournit une réponse évidente, le perdreau voulait l’entendre dire. Ne jamais contrarier un flic. Principe numéro un pour avoir la paix surtout si on a rien à se reprocher, comme moi. Enfin, cette fois-ci. Le commandant de la fluviale évoqua des hypothèses, spécula sur les circonstances, tandis que je me contentai d’acquiescer à son scénario.
— Je courais, comme chaque lundi, mercredi et vendredi, quand je suis à Paris du moins, mon métier m’amenant à me déplacer fréquemment. L’habitude rassurait. Surtout la police.
« Exactement ce que je pensais », se félicita intérieurement le policier d’une déduction aussi simple.
Ses collègues commencèrent à baliser un périmètre assez large autour de la scène du crime.
Les sirènes bruyantes, et les gyrophares bleus annoncèrent l’arrivée des renforts. Un fourgon blanc et trois véhicules banalisés, de marque Ford, s’arrêtèrent dans un crissement de pneus, sur le sable.
— Tiens v’là la criminelle, s’exclama au même moment une jeune fliquette, assez peu sexy dans son uniforme de la police fluviale.
« Ça craint, ça craint, ça craint », d’un coup le commandant Rampart devint extrêmement nerveux. Je ne m’en aperçus pas.
Sortant du véhicule du milieu, une silhouette de jeune femme à l’allure sportive se détacha du groupe qui venait d’arriver. Elle se dirigea d’abord vers le commandant Rampart, venu l’accueillir et lui claqua la bise. Scrutant la conversation, de loin, je ne pus que discerner un léger cri de surprise. L’instant d’après la jeune femme se tournait et vint droit vers moi.
Ma casquette New York, mon écharpe noire camouflant la moitié de mon visage, ne me laissaient que peu de chance d’être reconnu. Néanmoins, la femme s’avançait vers moi d’un pas déterminé, comme si nous nous connaissions. Avant même qu’elle ne prononce un mot, je tressaillis : mon ex-grand amour datant de mes premières années de prépa approchait, tel un succube.
— Tiens, tiens, tiens ! Mais qui vois-je ? Archibald Trencavel de Panat ! Et tu tombes sur un cadavre ! Remarque avec tous les pays douteux où tu as dû mettre les pieds, ça ne doit pas te choquer outre mesure.
— Anne-Sophie Baglioni, ça faisait longtemps ! Qui te dit que je fréquente des pays douteux ?
— Aux dernières nouvelles, tu venais d’intégrer l’école navale de Brest. Je me doute par conséquent que tu as dû bourlinguer.
— J’n’ai pas à me plaindre. J’ai même eu la chance de visiter des contrées jusque-là assez peu explorées. Et toi que fais-tu dans ce petit uniforme de, me penchant sur le col de mon ex, commissaire ? Diantre ! Tu en as fait du chemin depuis ta sortie d’Assas. Anne-So’ bomba un peu le torse faisant ressortir sa poitrine, avant de répondre :
— Ma carrière n’est pas trop mauvaise pour l’instant ! De mon côté, l’administration m’a permis de visiter la France, je suis revenue à Paris y’a tout juste deux ans. Et sinon, que deviens-tu ? m’interrogea-t-elle, de ses yeux vert profond.
— Je travaille comme…
— … Consultant en gestion de risques et sécurité, ça je sais. Je n’ai pu m’empêcher de rire intérieurement en écoutant le résumé de Benoit, et comme tu vas me raconter des salades si je te repose la question autant en rester là sur ce sujet me répondit-elle le regard plein de malice. Je te pose la question sur le plan personnel.
Je me demandai si mon ex avait couché avec l’autre flic pour l’appeler par son prénom. Le souvenir que je conservais d’elle était celui d’une mémorable salope. Le genre de nanas à vous rendre misogyne. L’arête m’était restée un moment dans la gorge.
— Oh je suis au top. Jamais marié, pas d’enfants, du moins à ma connaissance… Et toi ? m’enquis-je, sans ajouter le « toujours aussi salope » que je retenais poliment. Sait-on jamais elle serait capable de me coller en cabane pour insulte à un représentant de la force publique.
— Divorcée.
— Ah bon ?
— Deux fois.
— Hé oui ! On croit toujours que l’herbe est plus verte ailleurs, alors que pas du tout !
— J’ai deux petits garçons. Un de chacun de mes ex-époux. Finalement on va éviter de s’étendre sur le sujet.
— C’est toi qui poses les questions, pas moi répondis-je. Anne-So’ grimaça avant de reprendre :
— Que s’est-il passé ?
— Je faisais mon footing comme chaque lundi matin, quand je suis à Paris, c’est-à-dire pas souvent, et sur le chemin du retour j’ai pris pour habitude de m’arrêter ici, pour faire des exercices. Comme tu peux le constater, il s’agit d’installations gratuites mises à disposition des gens. Moins cher que le Club Med Gym, tu comprends. Bref ! Les corbeaux se chamaillaient, je suis allé voir, j’ai d’abord senti puis découvert cette atrocité. J’ai aussitôt appelé la brigade fluviale. Voilà ! Tu sais tout ! Histoire de faire dans le mélo j’ajoutai :
— Dieu sait que j’en ai vu dans ma vie ! Mais ça !
— M. Trencavel nous attendait. Cinq minutes se sont écoulées entre son appel et notre arrivée sur les lieux, interrompit le prénommé Benoit, qui ne paraissait guère goûter à nos retrouvailles.
« Cinq minutes ! Il a pu en faire des choses, jaugea la commissaire, connaissant l’animal, il doit bien avoir quelques photos. »
— M. Trencavel est un bon citoyen, taquina la commissaire devant ses hommes et femmes, il attend toujours la police…
« Vas-y ! C’est ça ! Fais-toi mousser devant tes troupes », pensai-je avant de déclarer d’un ton agacé :
— Bon ça va durer encore longtemps ? ! Je suis un citoyen exemplaire, qui paye ses impôts rubis sur l’ongle ce qui, en quelque sorte, fait de moi votre employeur. Vous aurez donc bien l’obligeance de me signifier vos autres questions au plus vite, ayant un emploi du temps chargé. Merci, certes, j’avais chargé la barque sur l’exemplarité du citoyen Trencavel. Mais je pense qu’Anne-So’ s’en doutait un peu.
La commissaire joua une partition que je connaissais bien de sa part. Usant de ses charmes et ne reculant devant rien, Anne-So’ tenta effrontément :
— Me laisserais-tu jeter un coup d’œil à ton portable ? se risqua la policière, au nom de notre amitié retrouvée ! insista-t-elle d’un clin d’œil complice.
« Mais c’est qu’elle me prendrait pour un imbécile ma parole », je déclinai poliment son invitation :
— Ma Chérie, ton enthousiasme me réchauffe le cœur. Cependant, il ne me sied guère d’accéder à ta requête. À moins de me présenter une réquisition de l’autorité judiciaire compétente, en l’occurrence le procureur de la République. Ce qui risque de prendre un certain temps avant de l’obtenir. Je savais me défendre, un type comme moi n’aimait pas avaler de couleuvre. D’autant que j’avais l’habitude de traiter avec des gens bien plus coriaces et retors qu’une commissaire de la police française, aussi jolie et maligne fût-elle.
S’approchant derechef, le commandant Rampart interrompit à nouveau notre délicieuse conversation : Commissaire, tu devrais venir voir ça !
Anne-So’ conclut très officiellement devant ses troupes :
— Bon, nous avons vos coordonnées, M. Trencavel, si nous avons besoin de vous joindre nous vous le ferons savoir précise-t-elle formellement. Je vous prie de rester à disposition de la police et, pour les besoins de l’enquête, de ne pas sortir de Paris durant un mois. Cette suspension provisoire de voyager vous sera notifiée par un magistrat. Aussi je vous prierai de vous présenter à mon bureau avec vos papiers d’identité, afin de formaliser votre déposition.
Je m’étouffai en entendant çà « Catin ! Coureuse de rempart ! Tu veux jouer à ça ? Tu vas voir ! » Cette perfidie de m’interdire de sortir du territoire était destinée à m’emmerder. Elle le savait, je le sentais. L’ayant remercié de son injonction, je rentrai chez moi furibond.
Le commandant Rampart me regarda m’éloigner en petite foulée vers le pont Sully. Se rapprochant de la commissaire, il susurra soupçonneux :
— C’est qui ce mec ?
— Un ex de la fac. Lui était en dernière année de math spé et préparait l’école navale de Brest. De mon côté j’étudiais le droit, pourquoi ? T’es jaloux ? Si tu veux tout savoir, j’étais folle de lui, mais j’ai déconné. Tu sais j’ai eu une vie avant de vous connaître.
— Qui ça, vous ?
— Ben vous ! Mes deux ex-maris, toi et tous ceux avec qui j’ai couché après mes années fac. T’as quand même pas cru que j’étais vierge à 34 ans, quand tu m’as rencontrée ?
— Bien évidemment que non !
Le flic se sentait con de sa réaction. En aucun cas il ne pouvait prétendre à une crise de jalousie. Un truc l’ennuyait cependant : les yeux verts de la brunette flamboyaient comme jamais. Il est vrai que le témoin était bel homme. Rampart ne cachant pas ses penchants bisexuels ne manqua pas l’occasion de lancer une grivoiserie consternante :
— Non, mais je me le taperais bien. Anne-Sophie rigola grassement, faisant ressortir ses dents parfaitement blanches :
— Archi ? C’est pas le genre, crois-moi. Je te déconseille de tenter quoi que ce soit, la conversation deviendrait vite proverbiale. Ceci étant dit, moi aussi je me l’enverrais bien !
— Renverrais ne serait-il pas plus juste ? corrigea lourdement Rampart.
— Autant de fois que possible, il était hors pair au plumard, renchérit la commissaire, rentrant dans le jeu de son confrère.
« Salope. En revanche je suis plutôt content que ce soit toi en charge de l’enquête. Enfin j’espère », philosopha intérieurement le commandant de la fluviale.
De mon côté, j’arrivais à mon domicile, rue de la Montagne Sainte-Geneviève.
La réminiscence de la pétulante étudiante avec qui j’avais partagé ma vie durant deux ans jaillit d’un coin de ma mémoire et ne voulait plus foutre le camp. Je me rappelais tous les détails : son père d’origine napolitaine, qui lui avait légué sa peau légèrement tannée, ses yeux verts en amande, son sens de la démesure et de la théâtralité, bref son caractère de merde. Sa mère, pour sa part, lui avait transmis son intelligence et sa faculté d’adaptation. Anne-Sophie Baglioni avait toujours voulu entrer dans la police. Elle dirigeait désormais la brigade criminelle de la police judiciaire, le célèbre 36 quai des Orfèvres. Elle avait atteint son rêve. Je me posais à mon tour la question de savoir si j’avais accompli un seul de mes rêves. Mon objectif, je l’avais rempli : j’étais devenu un soldat d’élite. Après mon diplôme d’ingénieur de l’école navale, j’avais choisi la spécialité commando, intégrant la Force maritime des fusiliers marins et commandos. Tout au long de ma carrière, j’avais connu une vie riche en adrénaline. Mais était-ce vraiment mon rêve ?
Quand j’ai refusé plus longtemps de participer à l’exécution de la désastreuse politique étrangère de mon gouvernement, je me suis senti soulagé. Je me suis dit que je n’aurais pas à porter le poids historique des errements de la France. D’un autre côté, l’existence avait perdu un peu de son sel.
Quatre mois après ma dem’ de l’armée, voulant donner un sens à ma vie et suivant mon instinct, je me présentais puis exposais mes états de services à mon parrain, un prêtre jésuite que je connaissais depuis ma plus tendre enfance. C’était un ami très proche de mon défunt père, qui se chargea d’épauler ma mère dans mon éducation. Je l’avais perdu de vue depuis mes 18 ans, entre-temps le père Bellarmin était devenu cardinal.
Après avoir repris contact, l’Éminence ne m’avait répondu qu’un seul mot : « Parfait » puis il m’emmena avec lui, servir Dieu au sein des œuvres caritatives dans divers pays en guerre, principalement dans la corne de l’Afrique. Au milieu des fiefs historiques des combattants islamistes, j’étais chargé de récupérer de l’extraction d’informations stratégiques sur les positions des chefs terroristes, auprès des réfugiés. Il m’arrivait parfois de négocier directement avec eux, notamment pour sauver des vies. Après ces humanités d’un an, je découvris puis intégrai le SIV.
C’était la première fois de ma vie que j’en entendis parler. J’ignorai que l’Église disposa d’un service de renseignement doté de surcroît d’un service action.
Je fus chargé, une autre année durant, de besognes diverses dont le danger allait toujours crescendo : celles-ci allaient du piratage informatique aux installations de mouchards chez des malfaisants en tout genre, en passant par le transport de multiples valises à travers des frontières peu recommandables.
Un an plus tard, je rejoignis l’élite du service d’action du SIV et découvris les opérations « homo » de l’Église : au regard des pedigrees des victimes, je comprenais aisément que chaque « traitement de cible » bénéficiait d’une absolution immédiate de la part du souverain pontife. De la jungle amazonienne aux djebels maghrébins, en passant par les grandes capitales européennes, américaines et asiatiques, en cinq années de services, je m’étais battu en mer, sous l’eau, dans les airs, sur terre et dans la neige. Les canailles que le SIV expédiait ad patres ne réclamaient jamais d’extrême-onction. Ces objectifs à traiter étaient bien plus ardus et redoutables que la plupart des djihadistes de tout poil.
Chaque fois que j’avais pressé une détente, chaque fois que j’avais versé du poison dans un breuvage, bref, chaque fois que j’avais exécuté un salaud, je savais que j’avais silencieusement accompli un bienfait pour l’humanité. Pas une fois, je n’ai douté. Personnellement, je trouve ce job moralement bien plus acceptable et gratifiant que mon job précédent.
Buter un trafiquant au fin fond de la Sierra Leone, un mec qui vend des armes à des chefs de guerre, qui ensuite mettront ces fusils entre les mains d’enfants de huit ans, était-ce immoral ? Exécuter un curé pédophile assassin, prédateur de l’enfance, était-ce immoral… Tuer les ignobles qui polluaient ce monde était l’exemple type de mission qui m’était confiée et me convenait à ravir. L’année précédente le SIV avait donné l’ordre d’envoyer un message fort aux trafiquants d’armes et de diamants de sang. Dans certains coins d’Afrique il suffisait que trois-quatre mecs trépassent pour qu’un calme approximatif se rétablisse. Quand la situation se calma quelque temps, dans ce petit pays prit en étau entre le Libéria et la Guinée, au bord de l’Atlantique, j’y avais été pour quelque chose, et ça, ça me remplissait de joie.
L’odeur de café parfumait mon appartement du dernier étage. Encore en peignoir de bain, j’appuyais de nouveau sur le bouton « court » de la machine Nespresso afin de rallonger mon café. Le film de la découverte terminait de se transférer sur mon disque dur sans fil, camouflé sous mon lit. Cet outil me permettait de télécharger les dossiers depuis n’importe quel mobile : ordinateur, iPad, téléphone, montre, etc. L’opération me prenait rarement plus de vingt secondes. Une fois transférée, j’effaçai la vidéo de mon téléphone par mesure de sécurité. Vérifiant mon emploi du temps sur mon application, je disposais de 45 minutes pour être à mon rendez-vous. Avalant mon café, me brûlant la langue au passage, je m’habillai en costume puis commandai un G7 sur internet.
La Mercedes grise me déposa rue Fabert, juste après le restaurant « Le Divellec ».
Le très discret siège parisien du Servizio Informazioni del Vaticano n’était qu’à quelques pas de là, avoisinant l’institution gastronomique du VIIe arrondissement. Composant le numéro du digicode, je pénétrai dans l’élégant immeuble Art déco. Sonnant à l’interphone, sur lequel aucun nom n’était indiqué, une voix d’homme s’enquit immédiatement :
— Oui Bonjour ?
— Bonjour, c’est Trencavel, articulai-je dans le micro sans avoir le temps de prononcer un mot de plus, l’ouverture de la porte retentissant dans le hall de marbre.
— Merci, marmonnai-je, sachant que mon interlocuteur avait déjà raccroché.
Typiquement parisienne, l’entrée était largement éclairée par un grand lustre, dont la lumière se reflétait dans les immenses miroirs de la galerie. Le chemin était recouvert d’un épais tapis rouge. Je m’engageai dans le bâtiment de gauche juste après l’entrée. Empruntant le vénérable ascenseur tapissé de bois, je pressai le bouton du dernier étage.
L’appartement occupait tout l’étage. Un secrétaire en soutane me conduisit vers l’antichambre du bureau du patron du SIV. Le jésuite toqua à la porte puis s’écarta pour me laisser entrer.
Un cigare se consumait lentement dans un cendrier en verre. Le parquet en bois foncé contrastait avec le mur blanc, sur lequel était accrochée une grande toile représentant une Vierge à l’enfant ainsi qu’un crucifix en bois, sur lequel l’inscription I.N.R.I avait été altérée par le temps. Le cardinal Auguste Bellarmin m’attendait. Le général jésuite se tenait devant la fenêtre les mains croisées dans le dos, observant le soleil dans le ciel dégagé. Il portait la soutane des jésuites et rarement sa « pourpre ». Se retournant, il reprit son cigare et tira une longue bouffée. L’éminent jésuite recracha sa fumée par les narines, comme un dragon, puis m’adressa courtoisement la parole :
Le Cardinal était un homme de 68 ans. Seule sa chevelure poivre et sel trahissait une certaine séniorité. D’une taille moyenne, légèrement bedonnant, Auguste Bellarmin essayait malgré tout de contrôler son régime alimentaire, persuadé que « l’on creusait sa tombe avec les dents ».
Le général jésuite était avant tout un homme. Son vice à lui, c’était le tabac. Et pas n’importe quel tabac : le cardinal ne fumait que d’excellents cigares cubains Monte-Cristo N° 2 « Gran reserva ». C’était d’ailleurs un de ceux-là, que Bellarmin fumait en ce moment même. Piqué au vif par le constat désolant du cardinal, je commençais par un plaidoyer pro domo :
Le cardinal aimait cette foi à l’ancienne, les croyances vertueuses. Au sein du S.I.V, le cardinal encourageait ses agents à réciter la prière aux anges gardiens, en latin. Bellarmin lui-même croyait dur comme fer aux anges, phénomène curieusement de plus en plus rare au sein de l’Église catholique. Depuis Vatican II du moins. J’enchaînais :
S’installant dans la cathèdre, derrière son massif bureau en ronce de noyer, le jésuite reprit son cigare et le ralluma, avec des allumettes :
Le jésuite tira à nouveau sur son Monte-Cristo, recrachant l’épaisse fumée bleuâtre vers le plafond :
Le vœu d’obéissance spéciale aux papes dans les missions qui leur sont confiées est le quatrième vœu spécial des jésuites après les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance à leur ordre. Le cardinal n’avait d’autre choix que d’exécuter. Faire exécuter serait plus juste, les ordres directs du Très Saint-Père. D’autant que, ce dernier appartenait également, à la Compagnie de Jésus. Personnellement en tant qu’agent, je l’ignorais, mais je fus formé dès mon adolescence dans l’ombre de la compagnie. Ces tartuffes en soutane me connaissaient par cœur, difficile de biaiser. Le cardinal tira sur son cigare, avant de réagir :
— À New York ? Pour rencontrer des gens du Hezbollah ? La conversation prenait une tournure incongrue.