Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Nat Simog, quadragénaire Afro-Américain, est à la tête d’une grande banque d’affaires basée à Atlanta. Au même moment, un grand projet d’exploitation de gaz découvert au large de la Guilombie, pays d’Afrique de l’Ouest, réunit de puissantes compagnies étrangères. Dès 2019, une profonde crise financière mondiale conduit les états-majors de nombreuses multinationales à se restructurer lorsqu’elles ne sont pas poussées à la faillite. Inéluctablement, des milliers de familles se retrouvent en difficulté et sont expulsées de leur maison. Des mouvements de protestation, dégénérant en violentes émeutes, ébranlent Atlanta et d’autres grandes métropoles du pays. Lassée par ce tumulte, Gardénia Royston, l’héritière qui règne en souveraine sur ce vaste empire industriel et financier, décide de se retirer des affaires. Que va-t-il se passer par la suite ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Féru d’histoire, de politique, de sciences humaines et d’art,
Vincent Corréa, à travers ce roman, a voulu rendre hommage à l’esprit chevaleresque de nobles peuples autochtones qui occupent des régions sujettes à des convoitises à cause des ressources naturelles de leur territoire. Il souhaite ainsi apporter une note résolument optimiste à ces populations qui, trop souvent, s’affrontent sur des terrains où s’enlise leur raison, et où leurs passions entrent en furieuse éruption, détruisant le moindre souffle de vie sur leur passage. Le cauchemar de la princesse d’Abyssinie est le second volet de cette saga.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 870
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Vincent Corréa
Les sentinelles
de la reine Ou’Teikh
Tome II
Le cauchemar de la princesse d’Abyssinie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Vincent Corréa
ISBN : 979-10-422-5575-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Quelque débarquement en Guilombie
Au petit matin, quelques timides rayons de soleil pointaient déjà à l’horizon. L’aube s’annonçait lentement, parée d’une longue traîne aux éclats teintés d’un subtil mélange de rouge, jaune et orange enveloppant cette douce atmosphère matinale. Le capitaine se trouvait déjà sur le pont supérieur. Sa mine figée laissait aisément deviner que sa nuit fut courte.
Pensif, il semblait plongé dans les méandres d’une organisation truffée d’inconnues. Le débarquement les appelait avec une troublante imminence. Le lieutenant Bricard le rejoignit peu après sur le pont d’un pas alerte plein d’entrain et l’interpella :
— Mes respects, capitaine ! Avez-vous bien dormi ? Voilà une bien belle journée qui s’annonce là !
— Bonjour, lieutenant Bricard ! En effet, quelques indices dans ce beau ciel semblent nous annoncer une magnifique journée ! répondit le capitaine, souriant.
— Espérons-le, capitaine ! Les hommes de garde m’ont signalé avoir aperçu au loin de brillantes lueurs provenant de la rive et entendu quelques ébrouements de chevaux sur le rivage la nuit dernière ! Mais rien d’inquiétant ne s’est produit aux abords des bâtiments ! assura le lieutenant Bricard.
— Vous vous doutez bien que la présence de nos imposants navires a attiré quelque attention de nos hôtes ! Attendons-nous à les recevoir sous peu ! Je l’espère, sans devoir brandir l’épée ou déclencher le moindre feu ! reprit le capitaine.
— Les marins sont restés à l’affût comme vous l’aviez demandé ! reprit le lieutenant Bricard.
— Hélas, ma nuit ne fut pas d’un profond sommeil ! Alors j’en ai profité pour relire nos cartes et recalculer notre position ! ajouta le capitaine.
— Vous avez besoin de repos, capitaine ! Après tout ce que nous venons de vivre, vous avez été de tous les fronts ! souligna le lieutenant Bricard avec bienveillance.
— Oh, mon cher Bricard ! Avec le temps, vous verrez combien un bon sommeil est un précieux allié ! Cependant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, vous peinerez à le trouver aisément ! Mais on s’y accommode avec les années ! répondit le capitaine.
— Je vous avouerais que mon sommeil fut également des plus léger la nuit dernière ! Je n’ai cessé de m’interroger sur notre position ! Sommes-nous bien dans le golfe de Guilombie, capitaine ? interrogea le lieutenant.
— Assurément, malgré certains éléments qui semblent encore échapper à ma compréhension, je dois bien l’avouer ! Pourquoi diable les récits d’expédition ne mentionnent-ils pas l’existence de ces peuples dont la civilisation semble si évoluée ? Vos propres yeux en ont été les témoins irréfutables ! tonna le capitaine sur un ton d’où perçait quelque consternation.
Le lieutenant Bricard, de près de quinze années son cadet, éprouvait une profonde et sincère admiration pour cet homme de bonne noblesse, à la longue et brillante carrière militaire passée dans la Marine. Le capitaine abhorrait tant l’ignorance et l’indétermination que l’idée d’être confronté à cette inconnue que représentait cette civilisation noire, jusqu’ici inscrite dans nul récit ou carte, alimentait en lui une palpable frustration. Cependant, cette grande inconnue fut plus qu’il n’en fallait pour galvaniser l’esprit d’aventure qui d’ordinaire animait l’homme. Parfois, le lieutenant Bricard se prenait à imaginer ce qu’aurait pu être le capitaine, ce talentueux marin doué d’un remarquable génie militaire, s’il n’avait pas embrassé la Marine. Il eût sans nul doute été un admirable ministre des Cabinets du roi, tant son jugement intuitif sur les hommes et sur les choses était rarement pris en défaut. De l’opinion du capitaine, le lieutenant Bricard faisait partie du petit nombre d’officiers dont le courage, l’intelligence autant que le sens de la discipline désignaient pour les plus hautes responsabilités dans la Marine.
— C’est à ne rien y comprendre, capitaine ! Mais le moment n’est-il pas venu de tirer tout cela au clair ? demanda le lieutenant Bricard sur un ton d’où perçait tout son engouement pour la mission.
— Nous ignorons tout de ces terres, jusqu’à leurs habitants ! Voici venu le moment de quelque rencontre avec leur souverain, si tant est qu’il en soit un en exercice ! reprit le capitaine.
— Les hommes sont prêts ! Tous n’attendent plus que vos ordres pour débarquer, capitaine ! lança le lieutenant Bricard, esquissant un respectueux salut militaire.
— Nous allons sans tarder détacher une garnison pour aller à leur rencontre ! Du moins demanderons-nous quelque audience auprès de leur souverain ! L’absence de fortifications portugaises sur des territoires que leur Couronne prétend relever de sa souveraineté me semble des plus suspecte ! ajouta le capitaine.
— N’y voyez-vous pas quelque stratagème de leur part, capitaine ? Qu’à cela ne tienne, nous irons à terre pour le savoir et déjouer toute intrigue ! lança le lieutenant Bricard avec toute la verve qui le caractérisait.
— Ah ! je me réjouis, monsieur Bricard, de voir qu’en dépit de notre infortune depuis le début de cette campagne, votre fougue, autant que votre zèle à l’appel de l’action et du devoir, répond toujours aussi fidèlement que promptement ! C’est une qualité que j’admire et salue en vous ! lança le capitaine sur un ton véhément.
— Merci, capitaine ! Quoi qu’il advienne en ces terres inconnues, sachez que c’est un immense honneur de servir sous votre commandement ! Je vais faire une dernière inspection et veiller à ce que tous les hommes d’armes soient prêts ! lança le lieutenant avec quelque air de fierté.
— Fort bien, monsieur Bricard ! Réunissez tous les officiers de notre état-major afin que nous puissions tenir rapide conseil et organiser le débarquement comme il se doit ! Faites apprêter deux chaloupes et une trentaine d’hommes en armes pour former un bataillon dont je prendrai la tête ! ordonna le capitaine.
— Certaines pièces d’artillerie ne seront pas aisées à manœuvrer à travers ces collines escarpées ! Elles risqueraient davantage de nous être un fardeau! souligna le lieutenant Bricard.
— Vous avez raison ! Nous agirons en conséquence ! Nous ne prendrons donc que fusils et munitions ! Si les choses venaient à mal tourner, nos canonniers seraient prêts à couvrir nos arrières depuis les vaisseaux ! souligna le capitaine.
— À vos ordres, capitaine ! Je vais de ce pas transmettre vos instructions ! répondit le lieutenant Bricard avant de prendre congé.
Les officiers des quatre vaisseaux tinrent un rapide conseil dès à bord de L’Aventureux, sous le commandement du capitaine Dargenteuil. À peine leur entrevue terminée, la vigie se mit en alerte, s’écriant :
— Des cavaliers en vue sur la rive ! Environ une vingtaine d’hommes, mon capitaine.
— Ah ! messieurs ! Voilà qui semble annoncer le début d’une rencontre inédite ! C’est en dignes marins de notre prestigieuse Couronne de France que nous irons à leur rencontre ! tonna le capitaine en ajustant fermement sa redingote.
Il dégaina aussitôt sa longue-vue pour appréhender la situation. Sur le visage de ce quinquagénaire aux traits creusés par les rudoiements de nombreuses années de navigation se dessinait sous nos yeux une indicible gravité mêlée d’une excitation admirablement contenue. Bien qu’elle semblât de circonstance, elle ne troubla nullement l’homme dans son maintien. Il replia son instrument et le tendit au lieutenant Bricard qui se trouvait près de lui, l’air de lui demander : « Sont-ce bien les hommes que vous avez vus derrière ce mont, dans cette grande cité ? » La crainte d’un assaut des Portugais, alliés à ces indigènes, sema quelques instants un trouble dans l’esprit des marins. Prenant la mesure de la portée politique du moment, le capitaine poussa un léger soupir. Il bomba le torse, releva le menton, esquissa un sourire quasi paternel à l’adresse de ses hommes et tonna d’une voix ferme :
— Messieurs ! Voici venu l’un de ces inoubliables appels de l’histoire auxquels les dignes marins que nous sommes ne sauraient manquer ! Ce royaume nous ouvrant ses portes, c’est en dignes serviteurs de Sa Majesté le roi de France que nous y entrerons sans défaillir ! Le moment est venu de lever le voile sur quelques interrogations ! Le temps n’est pas un bien que l’on puisse perdre à notre fantaisie ! Au roi de France ! s’écria le capitaine comme pour haranguer ses hommes avant leur débarquement. La vigie s’écria à nouveau :
— Ils tiennent en laisse d’énormes chiens au corps bizarre !
— Voyez-vous leur armement ou quelque garnison en retrait ? interrogea le lieutenant Bricard.
— Non, lieutenant ! Les cavaliers portent une sorte de combinaison noire et sont armés de fusils, sabres et lances ! Mais aucune garnison en retrait ! tonna la vigie.
— Eh bien, messieurs, voilà qui risque fort d’agrémenter notre débarquement ! Larguez les chaloupes ! ordonna le capitaine.
— À vos ordres, capitaine, répondit le second qui fit aussitôt exécuter l’ordre.
De nombreux marins se tenaient sur les ponts, le regard pointant fixement ces cavaliers rangés en ordre sur la rive. Tous les hommes d’équipage avaient dans le regard quelque fascination aussi indescriptible que la surprise qui l’accompagnait. Cette formation dont l’alignement évoquait singulièrement un aigle déployant ses larges ailes, la tête faisant front aux vaisseaux comme par défiance. Les marins s’attroupèrent nerveusement autour du capitaine, prêts à recevoir les ordres quant aux prochaines manœuvres.
— Sacre Dieu ! Pour qui se prennent-ils à ainsi oser se présenter aux officiers de Sa Majesté le roi de France avec autant d’arrogance ? pesta l’officier Galfont.
— Ma foi ! Qu’ils ont l’air divertissants, à défiler avec leurs chiens ! Quelle cavalerie digne de ce nom songerait à parader avec des chiens tenus en laisse ? lança l’officier Jacquemart sur un ton de moquerie.
— Messieurs, pour votre information personnelle, il ne s’agit nullement de chiens comme vous et moi avons coutume d’en voir en France ! Ce sont des hyènes, des carnassiers d’une redoutable férocité ! Ceux-là semblent être d’un gabarit particulièrement imposant ! C’est à se demander à quoi ils peuvent bien les nourrir, souligna monsieur Bouvreuil.
— Ah ! ah ! des hyènes ! Qu’est-ce donc cette fantaisie ? s’esclaffa l’officier Jacquemart sur un ton amusé.
— Oh ! ne croyez pas si bien dire, monsieur Jacquemart ! Tenir ces carnassiers en laisse requiert d’étonnantes force et vigueur ! souligna monsieur Bouvreuil.
— Des Hyè-Quoué ? Jamais ouï-dire de ma vie de marin ! lança le vieux Robin.
— Ne t’en fais donc pas, mon Robin ! J’m’en vais t’en attraper un d’ces bestiaux que t’pourras porter à la m’son pour surveiller ton troupeau de bêtes dans le Limousin ! lança un autre marin.
— Ooohhh, non ! J’en doute fort, messieurs ! Ce genre de carnassier n’est nullement de bonne compagnie ! N’ayez crainte, mon cher Robin, vous n’allez pas tarder à vous en rendre compte ! Vos propres yeux vous en dissuaderont rapidement ! Une petite horde de ces hyènes pourrait anéantir votre troupeau de bêtes en quelques instants ! souligna monsieur Bouvreuil.
— Quelle est donc cette garnison dont le sens de l’hospitalité est aussi prosaïque ? Est-ce une manière de recevoir des marins de Sa Majesté le roi de France ? Ils mériteraient quelques salves pour leur enseigner les bonnes manières ! lança l’officier Galfont d’un air de mépris.
— Allons ! Monsieur Galfont, votre impulsivité est aussi extravagante que cette idée de salves ! N’aurions-nous pas quelques bonnes manières au nom de la Couronne que nous servons ? Je salue d’ordinaire votre promptitude à l’action, mais votre sens de l’observation comme de la pondération vous fait toujours autant défaut ! Ces cavaliers que vous voulez canonner ne me semblent d’aucune posture belliqueuse ou hostile ! souligna le capitaine d’un ton refrénant ses élans.
— D’ailleurs, leur présence sur cette rive qui demeure leur territoire, vous semblez l’oublier, n’a rien d’un affront ! ajouta le lieutenant Bricard.
— Il s’agit vraisemblablement d’émissaires envoyés par leur souverain sous l’escorte d’une escouade de cavalerie ! souligna monsieur Bouvreuil.
— J’ignorais vos faits d’armes autant que votre expérience militaire, monsieur Bouvreuil ! Vous qui êtes si tendrement attaché à voir le bien partout, votre crédulité vous perdra un jour ! Attachez-vous à faire et à lire les cartes et laissez donc aux militaires le métier et l’appréciation de la guerre ! reprit l’officier Galfont, d’un air hautain.
— Décidément, votre farouche volonté de toujours tout résoudre par l’épée vous rendrait-elle si aveugle au point que vous ne puissiez faire la distinction entre postures amicales et hostilités ? Cela ne nous surprend guère, monsieur Galfont ! riposta vertement monsieur Bouvreuil.
— Ces cavaliers n’ont rien d’hostile, en apparence ! Cependant, notre expérience de ce qui s’est passé en Terre de la Vraie Croix nous commande d’agir avec circonspection ! Que chacun soit vigilant ! Apprêtez les canons et postez l’artillerie ! Cela couvrira nos arrières si nécessaire ! Que personne n’ouvre le feu sans en avoir reçu mon ordre ! Larguez les chaloupes ! Nous allons répondre à leur accueil comme il se doit, au nom du roi de France ! Hissez le fanion de la Couronne et placez le drapeau blanc à la proue des embarcations ! ordonna le capitaine.
— Mais, capitaine ! Comment ces indigènes pourraient-ils interpréter le sens d’un drapeau blanc s’ils ignorent nos nobles règles de guerre ? contesta l’officier Galfont.
— Ne soyez donc pas tant bridé par l’instruction que nous avons reçue de nos prestigieuses académies militaires, monsieur Galfont ! Faisons donc appel à notre bon sens face à la réalité du terrain ! ajouta le lieutenant Bricard, l’apostrophant avec bonhomie.
— J’ignore autant que vous, monsieur Galfont, si ces cavaliers connaissent ou non nos codes militaires ! Après ce que nous venons de vivre en Terre de la Vraie Croix et en haute mer, si l’option nous est offerte de ne brandir l’épée ni d’ouvrir le feu, nous n’y faillirons nullement ! Pour autant, notre rang de marins de la Couronne de France nous dicte de ne point déroger aux règles de bienséance militaire en aucune circonstance ! À défaut, nous ne vaudrions pas mieux qu’une vulgaire bande de mercenaires en armes ou de vils pirates qui croisent en ces eaux tropicales ! lança le capitaine avec autorité.
— Pardonnez mes élans, capitaine ! acquiesça l’officier Galfont, le visage quelque peu crispé.
Les rayons du soleil perçaient vivement le voile brumeux qui enveloppait l’atmosphère plus tôt. À présent, nous distinguions plus nettement ces cavaliers. En un éclair, les marins se dispersèrent et s’exécutèrent sous les ordres et avec discipline. Peu après, une trentaine d’hommes d’armes embarqua à bord des deux chaloupes apprêtées. Les embarcations portées par une faible houle s’éloignèrent peu à peu des vaisseaux en direction du rivage.
Le capitaine était à bord de la première chaloupe, en compagnie de quelques marins parmi lesquels se trouvaient les officiers Jacquemart et Galfont. Le lieutenant Bricard, monsieur Bouvreuil et d’autres hommes d’armes embarquèrent à bord de la seconde. Ils s’éloignèrent sous le regard de leurs camarades d’où perçait une inexorable inquiétude. Ce fut tel une incertitude alimentée par une ardente angoisse qui planait au-dessus des vaisseaux. Était-il opportun et prudent de débarquer sur ces côtes, d’aller à la rencontre de ce détachement de cavalerie africaine qui avait tout l’air d’une unité de reconnaissance ? questionnait leur regard. En marin de grande expérience et militaire éprouvé qu’il fut, le capitaine n’allait nullement défaillir au moment de se rendre de si bonne grâce à ce qu’exigeait son autorité.
Fallait-il ouvrir le feu pour faire fuir ces hôtes au mépris de leurs véritables intentions, comme l’avait présomptueusement pensé l’officier Galfont ? Le capitaine n’eut aucun doute quant à sa décision, tant l’idée d’engager quelque hostilité lui sembla des plus maladroite et périlleuse pour ses hommes comme pour ses navires. L’état de sa flotte, à présent réduite à quelques marins aussi amoindris qu’affaiblis, véritables suppliciés, tout juste rescapés des foudres de l’océan et des feux de la marine portugaise, ne le mettait pas en position de s’engager dans quelque affrontement. À mesure que les chaloupes progressaient vers la rive, la nervosité des marins devenait de plus en plus perceptible. Le capitaine et ses hommes foulèrent enfin le rivage. Leurs bottes baignaient dans cette eau dont la fraîcheur semblait apaiser leur esprit bouillonnant d’inquiétude. Les cavaliers immobiles pointaient fixement leur regard vers eux, avec une placidité qui leur glaçait le sang.
Leurs cœurs frémirent d’appréhension devant l’appel de cette invitation. Une main nerveusement posée sur leur arme, l’air de se demander quelle pouvait bien être la prochaine scène de cette rencontre aussi improbable qu’historique.
Quelque sourde interrogation taraudait l’esprit des marins. Comment le hasard, ou plutôt cette infortune, qui les avait tant éloignés de leur campagne initiale en Terre de la Vraie Croix avait-il pu les mener en ce territoire inconnu, cette destination qui fut aux antipodes de leur mission ? Dans leurs regards perçait ce mélange de fascination et d’excitation mêlée d’une angoisse qui les prenait tous à contre-pied. Monsieur Bouvreuil, submergé par quelque excitation qui semblait davantage trouver sa source dans quelque curiosité scientifique, s’écria :
— Quelle agréable et surprenante contrariété de dynamisme ! Dire que je nourrissais depuis fort longtemps l’ambition d’explorer un jour ces lointaines contrées africaines ! Voilà qu’aujourd’hui je m’y trouve par quelque fortuit concours de circonstances ! Avouez, messieurs, qu’il y a là quelque tour de la providence !
— Amen ! monsieur Bouvreuil. Eh bien ! à présent, vous voilà servi sur un plateau par ces indigènes ou plutôt servi à leur plateau ! Vous ferez un excellent mets ! ironisa l’officier Jacquemart.
— Seriez-vous à ce point dépourvu de toute raison, au point de croire à ces viles sornettes, monsieur Jacquemart ? reprit monsieur Bouvreuil.
— À l’évidence, messieurs ! On ne peut toujours choisir de s’opposer ou même de dériver le cours de certains mouvements ! Ce que nous sommes sur le point de vivre ici même en est la preuve tangible ! ajouta le capitaine.
— J’espère simplement que ce débarquement ne fera pas notre malheur ! Je n’entends nullement confier mon arme à quelque autorité indigène ! reprit l’officier Jacquemart.
— Voilà une appréciation des plus imprudentes que vous nous dévoilez là, monsieur Jacquemart ! Attendez donc d’en savoir davantage sur leurs intentions ! Pour l’heure, gardez-vous donc de commettre la moindre imprudence qui mènerait à notre perte ! souligna le capitaine avec une insistance qui n’appelait aucune contestation.
Quelque âme de seigneur de guerre
Une fois sur le rivage, ils ajustèrent leurs uniformes et leur mise avant de se présenter dignement devant leurs hôtes. À quelques mètres d’eux se tenait ce détachement de cavaliers, perchés sur de massives montures à l’allure si altière. Ils dégageaient une imposante autorité qui suscitait en eux quelque intimidation palpable. La nature avait pourvu leurs équidés d’un haut garrot, d’une robuste charpente recouverte d’une magnifique robe de couleur noire pour certains et marron pour d’autres. Chaque cheval arborait majestueusement un ornement doré aux insignes de leur royaume. Dans le regard des marins qui n’en avaient jamais vu d’aussi grands pointait une remarquable fascination. Quelle pouvait bien être cette étonnante nature qui, les ayant dotés d’une aussi belle croupe, se dessinait sous une vigoureuse musculature ? se demandaient le capitaine et ses hommes.
Sur le grand étendard que tenait l’un des cavaliers au bout l’une longue lance, on distinguait un crocodile avec une couronne de soie brochée d’or surmontée au niveau de sa tête. Ce grand reptile, qui dans la nature n’avait pour seuls ennemis que l’homme et ses propres congénères, représentait ainsi l’emblème de leur royaume.L’animal dans sa posture se distinguait par cette ligne flexible et cartilagineuse, laquelle partait de la dernière vertèbre formant la robuste queue de ce corps oblong et plat vers l’avant, poussé par de vigoureuses pattes postérieures, jusqu’au bout d’un museau allongé et comprimé. L’étendard flottant sous la douce brise matinale qui nous caressait le visage donnait cette singulière impression que le corps de l’animal tout entier, traînant son abdomen au sol, était en mouvement. Ses robustes mâchoires étaient ouvertes, l’air d’apostropher une audience pour faire entendre quelque mise en garde, laquelle sonnant telle une vigoureuse adresse :
En ce territoire qui est mien, en maître absolu, je règne, souverainement !
— Pourquoi diable ont-ils un lézard comme emblème de leur Couronne ? s’écria Robin avec étonnement.
— Allez donc savoir ! Manifestement, il s’agit d’un animal primitif, lequel est sûrement à l’image de l’évolution de ces tribus sauvages ! opina l’officier Jacquemart.
— Ne croyez pas si bien dire, monsieur Jacquemart ! D’ailleurs, il ne s’agit nullement d’un lézard, mais d’un crocodilien ! ajouta monsieur Bouvreuil.
— Oh ! c’est la même espèce ! reprit l’officier Jacquemart.
— Voyez-vous, mon cher monsieur Jacquemart, le crocodile, aussi redoutable prédateur qu’il puisse être, est assurément à l’image d’un seigneur de guerre ! Il a su au cours d’une longue évolution élaborer des stratégies de chasse sans faille, lesquelles lui ont permis de s’adapter à de multiples changements. Cet animal est des plus nobles qui soient ! souligna monsieur Bouvreuil.
— Ah ! ce ne sont là que de pures supputations de cartographes et de naturalistes zélés ! ajouta l’officier Galfont d’un air dédaigneux.
— À votre guise, messieurs ! Je n’avais d’intention que de vous instruire de cette nuance dans les espèces de la nature, leur évolution autant que leur symbolique ! Si vous réfutez tant la noblesse de l’animal, pourquoi donc apparaîtrait-il ainsi sur leur emblème, incrusté sur un fond de satin rouge avec des bordures dorées ? questionna monsieur Bouvreuil.
— La fantaisie des indigènes n’a point de limites, mon cher monsieur Bouvreuil ! S’il est de leur goût de représenter leur pouvoir avec quelques animaux aussi primitifs que hideux, pourquoi, diable, les en priverions-nous ? répondit l’officier Galfont sur un ton moqueur.
— Le pensez-vous vraiment, monsieur Galfont ? Ne trouvez-vous pas quelque peu ironique que sur nos fanions et autres emblèmes de nos prestigieuses Couronnes d’Europe figurent lions, tigres, aigles et autres prédateurs, tous aussi exotiques les uns que les autres, je vous l’accorde volontiers ? Vous aurez remarqué que, beaucoup ne vivant pas sous nos latitudes, ces animaux primitifs seraient-ils donc à l’image de nos souverains ? demanda monsieur Bouvreuil.
— Ce ne sont là que de vains sujets de querelles ! De mon avis, ces indigènes ne sauraient prétendre à quelque noblesse ! répondit l’officier Galfont d’un air de mépris.
— Rendez-vous donc à l’évidence, monsieur Bouvreuil ! Comment osez-vous comparer les armoiries de nos prestigieuses Couronnes à celles de ces indigènes ? reprit le lieutenant Jacquemart, l’air offensé.
— L’ignorance et donc la peur qu’elles nous inspirent ! Voilà qui risque fort un jour de causer notre perte ! soupira monsieur Bouvreuil.
— Trêve de querelles de clochers, messieurs ! L’heure n’est point à ces questionnements qui relèvent de l’Académie des sciences ! L’Histoire nous appelle au premier rang ! Et nous y répondrons présents ! tonna le capitaine avec autorité.
Quelque emblème du royaume
Cette unité mobile se composait d’une vingtaine de cavaliers, parmi lesquels se trouvaient quelques femmes. Leur formation était disposée en rangs formant un large demi-cercle autour d’une autre petite unité d’une dizaine de cavaliers rangés dans un ordre qui évoquait singulièrement des chevrons dont la pointe était orientée vers l’océan, face aux marins. Tous, à l’exception de quelques hommes qui se tenaient au centre et remarquables par leurs habits de couleur pourpre et dorée, étaient équipés d’armes défensives comme offensives.
Les cavaliers portaient un casque d’un gris anthracite, décoré de gros rivets émaillés avec des protège-joues en bronze, parfaitement conçus pour leur protéger sans gêne les yeux et les oreilles. Leur tronc était couvert par une solide cuirasse formant une armure protectrice dont l’aspect évoquait singulièrement des écailles jointives, quadrangulaires sur le ventre et au dos, et espacées les unes des autres sur les flancs. Cette cuirasse protégeait leur corps du cou jusqu’à la ceinture, tels des reliefs épidermiques présentant des crêtes proéminentes. Cela avait l’aspect de scutelles propres aux crocodiliens, formant un maillage régulier, et disposés selon des rangées ne se chevauchant pas, et assurant ainsi au cavalier une certaine souplesse de mouvements. Un ceinturon était porté juste sous cette cuirasse.
S’y ajoutait un tablier assorti au casque. Il était composé de longues lamelles noires faites de corne de buffle et agrémenté de motifs d’art symbolisant l’ardeur des guerriers au combat. Les cavaliers étaient également munis d’un bouclier ovale suspendu à même le flanc de leur monture. Celui-ci avait des dimensions qui leur assuraient une protection jusqu’aux genoux. Constitué de solides plaques d’un métal dont le relief donnait l’apparence d’écailles de crocodiliens. Au centre du bouclier se trouvait une plaque métallique arrondie, ostensiblement gravée des insignes du royaume, le crocodile, mâchoires ouvertes, la tête surplombée par une couronne dorée et orientée vers le haut. L’animal appuyé sur ses vigoureuses pattes arrière, traînant sa puissante queue hors de l’eau, donnait l’impression de s’éloigner, vous tournant le dos.
Plantée sur des feuilles de palmier de part et d’autre de chaque flanc, se trouvait une lance dont la flèche était pointée vers le ciel. Cette plaque métallique au centre du bouclier, destinée à dévier les projectiles, pouvait également être utilisée pour frapper l’ennemi dans les mêlées. Des jambières faites de corne de pachydermes leur protégeaient aussi les membres inférieurs. Tous étaient munis d’armes offensives des plus redoutables : une lance, dont la hampe de bois atteignait plus d’un mètre et cinquante centimètres avec un fer de soixante centimètres de long. L’arme avait une longue portée, lorsque puissamment lancée à l’aide d’une courroie. Certains cavaliers avaient quant à eux un javelot atteignant deux mètres de long avec à son extrémité un fer long, très pointu.
Les cavaliers disposaient aussi d’un glaive. C’était une courte épée dont la lame pointue était à double tranchant pour frapper d’estoc et de taille. Cette redoutable arme de combat, dont le robuste manche taillé à même une corne de buffle ou d’éléphant assurait une certaine maniabilité à ses vigoureux guerriers, portée au ceinturon, leurs officiers l’arboraient fièrement du côté gauche quand leurs soldats la disposaient du côté droit.
Ils avaient enfin deux poignards, l’un passé au ceinturon du côté opposé du glaive, l’autre maintenu sur le flanc du tibia par une solide lanière en cuir. Ils portaient des protège-tibias qui s’enroulaient autour de la cheville et du mollet par des courroies de cuir solidement ceinturées avec des boucles métalliques. Cet uniforme militaire, bien que composé de plusieurs pièces, était suffisamment léger pour leur assurer une rapidité de mouvement lors de manœuvres ou combats. Les cavaliers qui ne portaient pas leur casque dévoilaient des coiffes modelées de leur chevelure crépue et tressée avec un remarquable style artistique :
Les unes étaient constituées de trois épaisses tresses modelées et centrées au milieu du crâne, les autres formaient une seule crête rectiligne posée entre des flancs rasés à nu et à l’aspect poli. D’autres, solidement sculptées sur la tête, se déployaient en un alignement parallèle et symétrique épousant le relief de chaque crâne. Elles s’étalaient sur leur tête, telle une eau quittant sa source en amont pour se répandre en aval. À son passage se dévoilaient plusieurs teintes, laissées tantôt à la fantaisie de chaque guerrier, tantôt à la tradition ethnique à laquelle s’attachaient les uns et les autres. Elles se déployaient en une subtile palette aux couleurs toutes ostensiblement porteuses d’une puissante symbolique.
Chacune portant l’essence d’un élément : rouge pour le sang de la vie ou de la mort, gris anthracite pour le fer des armes, blanc pour le vin de palme servi aux ancêtres en guise d’offrandes lors des rites cérémonials, marron pour la terre et ses entrailles, bleu pour l’eau ou l’air, jaune pour le soleil, et noir pour la nuit. La présence de quelques femmes parmi ces cavaliers suscita chez les marins autant de curiosité que de fascination, lesquelles forçaient leur respect, tant leur allure tenait admirablement leurs sens en émoi.
Elles arboraient un casque maintenu par une cordelette en cuir qui pendait discrètement sous leur menton. À travers une ouverture entaillée sur la partie supérieure de ce couvre-chef pointait leur longue chevelure attachée en une haute queue-de-cheval. De part et d’autre des flancs de leur monture se dévoilaient sous leur ceinturon et leur tablier leurs fermes cuisses couleur ébène. Luisant discrètement sous les rayons du soleil, leur nudité dévoilait une saillante musculature que la nature avait finement dessinée. Les sandales en cuir de buffle qu’elles chaussaient étaient attachées par de larges lanières qui remontaient jusqu’à hauteur de mollets. Sur la cuirasse qui leur était taillée, on distinguait nettement le relief de leurs courbes mammaires. Leur front était ceint par un large anneau de couleur or. Il était serti d’un médaillon incrusté de motifs dorés en forme d’arabesques, signes d’une appartenance ethnique ou d’un rang social.
Pourvu que les couleurs et insignes du royaume soient ostensibles, l’adjonction de quelques signes personnels et tribaux était tolérée et laissée à la fantaisie des guerriers et guerrières. Leurs sourcils se dévoilaient tels un tracé de pinceau subtilement exécuté par quelques mains d’une nature artistique. Ce fut comme s’ils étaient délicatement peints sur de magnifiques yeux noirs d’où pointait un regard aussi profond que les abîmes d’une falaise d’où l’on tomberait par mégarde. Les cavaliers faisant face à un soleil qui s’élevait progressivement à l’horizon, le capitaine et ses marins purent nettement distinguer les traits de ces somptueux visages d’ébène.
Leur sombre couleur leur donnait l’aspect d’un cuir tanné de longues heures par les ardeurs d’un soleil qui s’acharnait non à la fragiliser, mais à la renforcer. Seules ces peaux aussi sombres qu’insondables pouvaient supporter d’extrêmes chaleurs et résister aux vifs rayons du soleil. Sous leurs coiffures artistiques se dessinaient pêle-mêle de magnifiques traits de visage d’une remarquable diversité : de larges fronts parsemés d’épaisses rides, de hautes et saillantes paupières, des nez plus ou moins épatés, fins ou longs, des lèvres finement dessinées au-dessus de la bouche. Leur regard vif était aussi perçant que celui d’un félin fixant avec détermination les moindres mouvements d’une proie dans sa ligne de mire.
Ni la présence des marins ni leurs imposants vaisseaux aux mâts dressés tels les palmiers géants qui abondaient en cette contrée ne semblaient avoir suscité en eux quelques embarras ou intimidation perceptible. Lorsque certains cavaliers descendirent de leur monture, les marins furent aussi surpris qu’intimidés par leur haute et robuste stature. Du haut du mètre quatre-vingt-dix qu’ils avoisinaient tous, leurs gabarits, autant que leurs corps musclés et vigoureux, dominaient nettement celui des marins. Monsieur Bouvreuil murmura sur un ton d’où perçait autant de fascination que de stupéfaction :
— Dieu du ciel ! J’ignorais que des hommes pouvaient être aussi grands et vigoureux ! Je n’ose imaginer ce que pourrait être un combat au corps-à-corps avec de pareils athlètes de la nature !
— Bonté divine ! Il y a même des femmes dans leur cavalerie ! lança Robin.
— De grâce, monsieur Bouvreuil ! Épargnez-nous cette couardise devant ces indigènes ! Nous sommes des marins de la prestigieuse Couronne de France ! N’allez point ni vous rabaisser devant eux ni vous laisser prendre en défaut par quelques bouts de cuisses dénudées chez ces guerrières ! lança l’officier Galfont d’un air condescendant.
— Vous ne pouvez nier quelque génie de la nature, face à la stature de ces cavaliers ! Reconnaissez aussi la belle allure de ces cavalières que vous n’avez certainement jamais rencontrées de votre carrière de marin, ajouta monsieur Bouvreuil sur un ton railleur.
— Sachez, mon cher monsieur Bouvreuil, qu’aucun charme de ces créatures exotiques ne saurait me détourner de notre noble mission ! contesta monsieur Galfont.
— Allons ! messieurs, il suffit ! Ce n’est point la mission de l’épée que nous sommes venus mener en ce territoire ! C’est le pur hasard autant que de fâcheuses circonstances qui nous y ont menés ! Cependant, j’ose espérer qu’il sera d’une heureuse providence à notre égard ! Ces côtes seront un excellent point de mouillage pour réparer nos vaisseaux et soigner nos blessés avant de remettre le cap pour la France ! ajouta le capitaine.
— En effet, tout affrontement avec leur armée représenterait un redoutable obstacle physique pour nous ! Considérez donc nos forces à cet instant ! Elles ont été rendues exsangues autant par les Portugais que par les foudres de Poséidon ! reprit le lieutenant Bricard.
— Si d’aventure ils se révélaient ne pas être entièrement dévoués à la Couronne portugaise, cela ne pourrait pas mieux tomber pour en faire de précieux alliés du roi de France ! Dans le cas contraire, ils poursuivraient, hélas ! le dessein d’achever l’anéantissement de notre flotte, souligna monsieur Bouvreuil.
— Voilà qui relève davantage du bon sens ! Puisqu’on ne peut se fier pour l’heure à notre supériorité militaire en pareille circonstance, il nous faut donc manœuvrer autrement que par la force et l’épée, mais avec autant d’intelligence que de bon sens ! souligna le capitaine.
— Ce ne sont pas quelques cajoleries avec ces indigènes qui nous tireront d’affaire et nous aideront à rejoindre la France ! murmura dédaigneusement l’officier Galfont du bout des lèvres.
— Auriez-vous quelque objection à formuler qui irait à l’encontre de mon commandement, monsieur Galfont ? demanda le capitaine, avec insistance.
— Aucune, capitaine ! répondit l’officier Galfont, un regard des plus antipathiques à l’adresse de monsieur Bouvreuil.
— À la bonne heure ! Dans ce cas, les ordres sont clairs pour tous ! tonna le capitaine, fronçant les sourcils et l’étreignant d’un vif regard.
Quelque divine raison des choses
À la vue de ces énormes hyènes tenues en laisse par deux cavaliers positionnés à chaque extrémité de cette formation, les marins restèrent figés d’effroi durant quelques instants.
Nous nous avançâmes vers eux d’un pas hésitant, lequel trahissait ouvertement quelque méfiance. Nous nous efforçâmes d’éviter toute brusquerie de geste devant ces redoutables carnassiers admirablement apprivoisés par la main de ces hommes.
— Bonté divine ! Vous aviez raison, monsieur Bouvreuil ! Ce sont bien des hyènes ! Voyez ce corps massif doté d’un thorax imposant ! Cette gueule effrayante peut broyer les os les plus solides en un éclair ! s’écria le lieutenant Galfont.
— Appelez-les comme bon vous semble ! Ces bêtes ne m’inspirent aucune confiance ! Elles me donnent déjà des frissons dans le corps ! Je vais repenser à l’idée d’en rapporter quelques-unes chez nous pour garder mon troupeau ! se ravisa Robin.
— Tu as bien raison, Robin ! Ces bestiaux ne feraient qu’une bouchée de tes brebis comme de tes vaches ! lança un autre marin.
— Messieurs ! Avançons sans violence ni posture agressive qui pourrait déclencher quelque hostilité chez nos hôtes ! ordonna le capitaine.
— À vos ordres, capitaine ! Nous sommes trop loin de nos côtes et en terre inconnue pour bomber le torse ! reprit le lieutenant Bricard.
— Nous garderons une digne posture de marins de la Couronne de France quoi qu’il advienne ! ajouta l’officier Galfont, redressant quelque peu ses épaules et se tenant de toute la longueur de son corps élancé, sous le regard inquisiteur du capitaine.
Les hyènes dressées sur leurs robustes pattes se tenaient docilement alignées aux flancs des montures. Leurs gueules entravées par une muselière tressée en lamelles de cuir les empêchaient de sortir leurs puissantes canines. Elles effectuaient avec frénésie quelques mouvements de tête qui pointaient leur museau vers le ciel, humant l’air pour capter les moindres empreintes olfactives. Notre présence, notre odeur les avaient rendues quelque peu agitées et nerveuses. Cette petite horde était capable d’anéantir à elle seule notre garnison en nous broyant de leurs puissantes mâchoires.
Les cavaliers qui les tenaient en avaient chacun trois alignées à chaque flanc de leur monture, laquelle ne semblait nullement effarouchée par leur présence. Trois hommes vêtus d’uniformes d’aspects différents s’avancèrent du haut de leurs chevaux de quelques mètres devant la formation. Celui du milieu portant un uniforme militaire était armé d’une longue épée, d’une lance et d’un couteau qu’il portait attaché au flanc du tibia. Sur son uniforme noir, nous distinguions de nombreux galons qui attestaient du haut rang qu’il occupait dans leur armée.
À ses flancs se tenaient deux autres hommes vêtus d’une sorte de simarre de couleur pourpre sur laquelle on distinguait au niveau du thorax et sur le dos les mêmes armoiries que l’on retrouvait chez les autres. Sur les franges de cet habit étaient incrustés des motifs dorés représentant trois fines cordes s’entrelaçant telles des tresses. Deux autres cavaliers en armes descendirent de leurs équidés et plantèrent fermement le manche de leurs lances dans le sable, pointe érigée au ciel et les tenant en biais tels des gardes prétoriens positionnés en vigilance devant l’entrée d’un palais.
Impassibles et aussi immobiles que des statues de pierre, leur regard épiait nos moindres mouvements. Ce protocole d’accueil qui fut des plus organisés suscita quelque admiration chez le capitaine et ses marins. Durant ces longues et éprouvantes semaines de navigation, sans vent, après avoir subi les foudres d’un océan aussi violentes qu’impitoyables, que de fois ces marins pourtant aguerris n’avaient-ils pas supplié le ciel de les épargner et de les diriger vers la terre ! Pourvu que leurs vies soient sauves ! Le capitaine avait assisté impuissant à un horrible et insoutenable spectacle qui se déployait sous ses yeux, celui du désespoir gagnant et ravageant peu à peu l’âme de son équipage. Durant la nuit qui précéda leur débarquement, il avait consigné dans son journal ces quelques lignes :
« En ce vingtième jour de février de l’an de grâce mille cinq cent dix-huit – 25 février 1518.
Ma raison semble peu à peu vaciller et chanceler dans le tumulte de l’adversité qui nous accable. Nous sommes tels de vifs écorchés, se lamentant terriblement sur leur sort, soumis à l’inexorable loi des éléments. Mais voici que soudain, à la vue de cette terra incognito surgie de quelque horizon incertain, nos âmes retrouvaient un peu de cette jubilation d’antan qu’elles avaient perdue durant la tourmente. Nos corps faméliques et meurtris par les foudres de Poséidon se ravivaient à nouveau, telle une flamme quasi éteinte sans ardeur, mais obstinée à ne point s’éteindre. La fatigue autant que la faim ayant eu raison de notre vigueur, l’euphorie que cette grâce du ciel aurait dû susciter en nous semblait aussi s’être évaporée avec nos tourments. En dépit de ces horribles circonstances, quelque infime lueur d’espoir subsistait en moi.
Elle suscitait quelques raisons d’espérer vivre, sans trop en comprendre la divine raison. L’air en frémissait sur tous nos visages ravagés telle l’ultime caresse de l’être aimé qui s’annonce comme suprême douceur de derniers instants… »
Mais voilà qu’une nature aussi surprenante que providentielle les avait menés vers cette contrée inconnue. Une généreuse nature avait fait don à ces peuples d’un corps aussi athlétique que robuste. Le ciel avait-il entendu le capitaine et ses marins implorer sa clémence en dépêchant ces âmes indigènes venues à leur rencontre ? La terreur qu’inspirait l’aspect des bêtes féroces qui les escortaient tels des chiens de compagnie suscitait quelque méfiance parmi les marins. Parvenus à leur hauteur, le capitaine et ses hommes s’immobilisèrent, les yeux écarquillés de surprise. Ils furent telles quelques ombres affligées qu’un simple souffle faisait frémir. D’un léger signe d’acquiescement de la tête, le capitaine invita le lieutenant Jacquemart à se conformer aux usages du protocole et à faire les présentations d’usage. S’exécutant sans sourciller, il ôta son chapeau et s’inclina respectueusement devant la garnison. Tous les marins lui emboîtèrent le pas et s’inclinèrent cérémonieusement :
— Au nom de Sa Majesté le roi de France, nous vous adressons notre salut, honorables hôtes ! Parlez-vous notre langue ? Nous sommes rescapés d’une tempête au large, puis avons navigué des jours sans vent ! Un léger vent providentiel nous a menés jusqu’à vos côtes ! Nous offrez-vous la permission d’y accoster pour réparer nos navires et les ravitailler avant de reprendre notre route vers la France ? demanda l’officier Jacquemart, en montrant du doigt le drapeau français que portait l’un des marins ainsi que le drapeau blanc aux mains d’un autre.
Les cavaliers demeurèrent silencieux et immobiles durant un court instant. Les marins ressentirent alors les assauts d’une peur, laquelle avait admirablement englouti leurs velléités, paralysé toute hardiesse et plongé leur âme dans les abîmes de l’incertitude.
D’un signe de tête, le capitaine enjoignit à l’officier Jacquemart de réitérer son adresse, pensant que leur langue n’avait sans doute pas été comprise. Le lieutenant murmura du bout des lèvres :
— N’étais-je pas d’avis que ce débarquement était pure folie ?
— Réitérez nos salutations, monsieur Jacquemart, sans doute ne comprennent-ils pas notre langue ! lança le capitaine d’une voix plus ferme.
— Cela ne sera pas nécessaire, messieurs ! Nous vous avons compris ! lança l’homme à la simarre d’un signe de main. La stupéfaction qui se lisait sur le visage des marins traduisait leur profond soulagement.
— Dieu soit loué ! Ainsi, vous parlez et comprenez parfaitement le français ! s’écria le lieutenant Jacquemart sur un ton exalté.
— Je suis Arou’Katchi, serviteur et chancelier de Sa Majesté la reine Ka’Bouka! Au nom de Sa Majesté notre reine, soyez les bienvenus au royaume de Guilombe ! lança l’homme.
— Royaume de Guilombe ! murmura monsieur Bouvreuil avec quelque d’étonnement.
— Je suis le capitaine Dargenteuil, chevalier du roi de France et commandant de cette flotte ! Au nom de tous les marins et du roi de France, nous vous adressons nos humbles salutations et remerciements pour l’hospitalité que votre souveraine daigne nous offrir en son royaume ! reprit le capitaine en se courbant avec déférence.
— La présence de vos navires sur nos côtes a été signalée à la reine Ka’Bouka depuis hier après-midi, ajouta le chancelier.
— Ah ! Il est vrai que nos vaisseaux ne passent pas inaperçus ! reprit le lieutenant Jacquemart avec crânerie.
— Toutefois, comme nous vous l’avons indiqué, ce n’est point le roi de France qui nous a mandés auprès de votre souverain ! Nos navires ont d’abord été pris dans une violente tempête ! Ensuite, nous avons été privés de vent durant plusieurs jours, au milieu de l’océan ! Nous avons de nombreux blessés à bord, nos vaisseaux ont subi de lourds dégâts et nous sommes à court de provisions ! Nous demandons humblement asile sur vos côtes afin de pouvoir soigner nos marins, réparer nos navires et les ravitailler avant de reprendre notre route vers la France ! formula le capitaine comme pour confirmer quelques faits.
Un court silence qui fut des plus glaçant s’installa. Ce furent des instants durant lesquels la communication n’eut lieu qu’à travers les regards que s’échangèrent les marins et cette cavalerie. Seuls régnaient le bruit des vagues et les cris d’oiseaux marins qui fendaient l’air matinal de leurs puissants battements d’ailes. Les marins semblaient à la merci de ces regards fixant leurs mines et les moindres grimaces qui se dessinaient sur les visages. Ces regards noirs, aussi pénétrants que la lame d’une épée, s’enfonçaient dans leur chair comme pour sonder leur âme, et en extraire quelque intention véritable. Pétris d’angoisse, les marins sentaient leur cœur se resserrer dans leur poitrine. Le capitaine songeait :
« Décidément, cette campagne en Terre de la Vraie Croix nous aura réservé bien des surprises ! À peine avions-nous débarqué sur ces côtes que nous voilà déjà à la merci d’effrayantes mâchoires de guerre ! Si d’aventure le récit de notre triste martyre ne leur suggérait aucun apitoiement sur notre sort, elles ne feraient qu’une bouchée de nos âmes infortunées ! »
— Sa Majesté la reine Ka’Bouka, qui compatit à votre malheur et à votre détresse, accède volontiers à votre requête ! lança le chancelier Arou’Katchi.
— Nous lui en sommes vivement reconnaissants, monsieur le chancelier Arou’Chi ! reprit le capitaine.
— Arou’Katchi… Arou’Katchi ! corrigea le chancelier, esquissant un franc sourire.
— Je suis le général P’Lountan ! lança l’un des hommes qui se tenait à sa droite.
— Tous nos respects, général ! reprit le capitaine, en lui adressant un salut militaire de la main.
— Je suis, Oupeuly Na’Kobar, major général du premier régiment de cavalerie ! lança l’une des cavalières qui se tenait à la gauche du chancelier.
— Nos respects, major Oup… ly Nobar ! reprit le capitaine, l’air confus d’avoir écorché son nom.
— Oupeuly Na’Kobar ! Je n’y vois aucun mal ! Nous comprenons que ces noms ne vous soient d’aucune familiarité ! Je vois dans vos regards que nos hyènes vous inspirent quelques crainte et curiosité ! Soyez tranquilles ! Vous ne leur servirez pas de pâtures ! Aussi étrange que cela puisse vous sembler, elles sont bien dressées ! ajouta le major.
— Bien dressées ! dites-vous ! Il faut bien vous avouer que nous n’avons guère de semblables canidés en France et en Europe ! ajouta monsieur Bouvreuil, une pointe de fascination dans le regard.
— Ceux-là ne répandent le sang que lorsqu’on leur demande ! lança le major Na’Kobar, l’air quelque peu amusé.
— N’y voyez là aucune offense ! Nous sommes fort surpris, quoique très flattés, que vous parliez si bien notre langue ! Sans doute nous aiderez-vous à répondre à quelques interrogations qui nous laissent perplexes ! Le royaume de Guilombe n’est-il pas un territoire de possession portugaise ? interrogea le capitaine Dargenteuil avec quelque air de prudence.
— Nos cartes de navigation sont pourtant très précises ! N’est-il pas vrai, monsieur Bouvreuil ? interjeta le lieutenant Jacquemart, l’air d’espérer quelque ferme acquiescement.
— En effet ! Nos cartes sont des plus correctes ! Il ne fait aucun doute là-dessus, monsieur Jacquemart !
Un court silence s’installa à nouveau. Un long frisson parcourait le corps des marins, pendant que leurs yeux se braquaient sur ces cerbères aux puissantes mâchoires. Sous la douce lumière de ce jour de février de l’an de grâce 1518, la couleur que la peur peignait sur le visage des marins se révéla des plus éclatante.
— Pour grande que soit la connaissance de vos cartes de navigation, à l’évidence elle ne vous a pas tout révélé ! ajouta le chancelier Arou’Katchi.
— Il nous tarde d’en savoir davantage sur votre royaume qui ne figure nulle part dans les récits de marins ! Puis-je vous demander où vous avez appris à parler si bien notre langue ? Comment se fait-il qu’il n’y ait aucun Portugais à l’horizon, alors que, d’après nos informations, l’empire de Guilombe serait une de leurs possessions ? questionna monsieur Bouvreuil, avec une nervosité quasi fébrile.
— Ah ! ah ! ah ! L’empire de Guilombe ! Une possession portugaise ? Vous autres, Européens, n’avez que ces mots à la bouche ! Posséder un territoire qui appartient déjà à ses habitants vous obséderait-il tant ? interrogea le major Na’Kobar, d’un ton d’où pointait autant d’irritation que de mépris.
— Nous suivre sera pour vous le mieux afin d’étancher votre soif de connaissance sur notre peuple et notre civilisation ! Il vous faut à présent oublier tout ce que vous savez, ou prétendez savoir, sur la Guilombie, car ce n’est pas en ce royaume que des esprits conquérants peuvent entrer ! Nous allons de ce pas vous conduire auprès de Sa Majesté la reine Ka’Bouka ! Ce n’est que sous notre escorte que vous entrerez dans son royaume ! ajouta le chancelier Arou’Katchi.
— Oublier tout ce que nous savons sur la Guilombie ? Mais qu’entendez-vous par là ? questionna le lieutenant Jacquemart, l’air surpris.
— Mes hommes et moi-même vous suivrons, monsieur le chancelier ! acquiesça le capitaine, coupant libre cours à quelque commentaire intempestif du lieutenant Jacquemart.
Le général P’Lountan ordonna d’un geste de main le départ de la garnison qui se mit aussitôt en branle dans un ordre dont la synchronisation fut aussi rapide qu’admirable. Le major Na’Kobar était en tête, le capitaine Dargenteuil et ses hommes leur emboîtèrent le pas au milieu de l’escadre qui se dirigeait vers la cité de Koundia. Tous cheminèrent en file indienne serpentant le long de la falaise pour atteindre son plateau qui se trouvait à quelque trois cents mètres plus haut au-dessus de leurs têtes. La cité de Koundia nichée au cœur d’une forteresse sur le littoral du golfe de Guilombe se trouvait sur un promontoire qui la protégeait de tout, des vents violents comme des invasions. C’est ici que le fondateur de cet empire, le grand roi Khafa-Khana, père de reine Ka’Bouka, décida d’élever la capitale de son empire. Cette magnifique cité, ingénieusement construite entre de robustes fortifications, disposait de citernes, donjons, ainsi que d’un embarcadère en contrebas où quelques marchands arabes, ottomans, asiatiques ainsi que russes se réunissaient pour commercer. Dans quelques grottes de la falaise jaillissaient de grands fleuves traversant le royaume. La cité ne fut jamais assiégée, ni par les Ottomans ni par une quelconque puissance extérieure. Selon les dires des anciens, sa construction autant que le sacrifice humain qu’elle avait nécessité demeurait un mystère. À mi-chemin, le chancelier demanda une halte afin de faire souffler les marins qui haletaient et ralentissaient la progression. Ce relief n’était pas des plus aisés pour des hommes déjà fort éprouvés par la rudesse de conditions de navigation. Le chancelier Arou’Katchi se tourna vers le capitaine et lui adressa d’un air compatissant :
— Quelques-uns de nos cavaliers peuvent céder leur monture à vos hommes afin de leur faciliter la montée s’ils le souhaitent ! Gravir ces collines à pied requiert de l’entraînement ! Nos soldats sont entraînés à régulièrement gravir ces trois cents mètres au pas de course !
— Au pas de course ! dites-vous ! Sont-ce bien des poumons qu’ils ont dans le thorax ? lança monsieur Bouvreuil, à bout de souffle.
— C’est fort aimable de votre part ! Je vais le leur demander ! répondit le capitaine Dargenteuil.
— Ne vous en faites donc pas, capitaine, nous sommes des soldats de Sa Majesté le roi de France, ce n’est pas une petite montée à pied qui viendra à bout de nos forces ! répondit fièrement le lieutenant Jacquemart, haletant.
— Qu’à cela ne tienne, lieutenant Jacquemart ! Je me réjouis de vous savoir en si grande forme ! Nous allons quand même accepter cette pause afin de laisser aux autres marins le temps de souffler un peu ! Nous avons beau être des soldats de Sa Majesté le roi de France, pour autant il nous arrive tous d’éprouver la fatigue ! Nul ne saurait badiner avec ce relief ! Pas même un homme de votre expérience de la montagne ! répondit le capitaine Dargenteuil, visiblement éprouvé.
— Sage décision ! Ces sentiers escarpés viennent aisément à bout des hommes les plus robustes ! Croyez-en mon expérience ! Nous allons vous donner de quoi vous désaltérer ! Cela fera du bien à vos marins ! lança le chancelier avec bienveillance.
Ils marquèrent une halte durant laquelle tous les cavaliers descendirent de leurs montures. En posant leur regard sur ces robustes carnassiers, les marins eurent quelques frayeurs. La garnison contourna cet imposant massif, le mont Ou’Baarari, par son versant ouest, ce qui les entraîna plus à l’intérieur des terres, perdant de vue l’océan et les navires. À quelques mètres de leur position, une énorme source jaillissait en une vigoureuse cascade d’eau dont ils ressentaient l’onde sous leurs pieds. Monsieur Bouvreuil consignera ces notes dans son carnet :
Les chutes du mont Ou’Baarari
« Ici, dans la profondeur de ses eaux, dont le puissant et mystérieux tumulte engouffrait notre monde, ici commençait le leur ! D’expérience de cartographe de l’Académie royale des sciences et de la marine française, jamais de toute notre vie n’avions-nous rencontré pareille splendeur en ce que mère Nature savait déployer de magnificence dans tous ses reliefs. Ceux qui se déployaient sous nos yeux semblaient d’une nature indicible. Cette garnison nous dirigeait vers quelque inconnue, structure naturelle des plus incroyables, qu’ils nommaient les chutes du mont Ou’Baarari.
Un mont qui s’étendait dans son immense grandeur sur quelques milliers d’hectares et culminait à plus de trois cents mètres au-dessus du niveau moyen de la mer. L’envergure de ces chutes atteint près de deux mille mètres avec une profondeur avoisinant cent mètres. Ainsi appelées, Ou’Baarari, signifiant en ukajnam “la vérité”. Elles présentaient un débit absolument colossal. Les millions de litres d’eau se déversant de cette cascade nous dévoilaient la force ô combien extraordinaire et titanesque de cette nature sauvage, que nos yeux de marins, aventuriers des premières heures, de nos carrières n’avions alors jamais vue ! La garnison progressait lentement vers ces magnifiques chutes, dont nous ressentions à distance éloignée les embruns vaporisés déposant quelque voile d’humidité sur nos vêtements.
Nous avions alors l’impression d’avancer vers quelque brume sous un arc-en-ciel déployant un somptueux spectre de couleurs. Les caractéristiques tant géologiques que géomorphologiques de ce paysage dépassaient notre entendement de cartographe. Les chutes du mont Ou’Baarari se jetaient avec violence et fracas dans une longue faille de ce plateau, s’échappant par d’étroits canyons qu’ils nommaient : I’Kheus Na’Peiné, signifiant dans leur idiome “les yeux du chaman”.
Plusieurs gorges escarpées et petites îles s’étaient formées sur le site. Ces gorges semblaient le fruit d’une lente érosion par le débit de l’eau et par le fleuve qu’ils nommaient M’Liik Nasii Ou’Teikh, signifiant dans leur idiome “le bassin de la reine Crocodile”. Ce fleuve serpentait dans la vallée. Notre fascination demeurait sans bornes devant pareilles majesté et démesure de cette nature. Au loin, nous apercevions des nuages d’eau s’échappant des cascades pour s’élever jusqu’au sommet de la falaise.
La série de gorges faisait partie d’un grand bassin nommé les gorges Ka’Kanda – d’où coulait en aval des chutes une autre grande source, M’Liik P’sii Ou’Thiakh – signifiant “les eaux du grand empire”. Nous marchons le long de ce grand fleuve M’Liik Nasii Ou’Teikh – avec cette frissonnante impression d’être observés par quelques étranges créatures affleurant furtivement à la surface de l’eau et disparaissant dans ses profondeurs, aussitôt que nos regards remarquaient leur présence aussi discrète que tenace. »
Les cavaliers en tête de la garnison s’arrêtèrent un instant devant les chutes, à une vingtaine de mètres de cette grande cascade qui jaillissait violemment du haut de la falaise. Le major Na’Kobar s’immobilisa un instant et se retourna vers le chancelier qui lui fit un signe de la tête, pour donner son assentiment. Elle s’avança seule sur sa monture vers la cascade sous nos regards quelque peu intrigués.
— Une voie sans issue ! Il ne manquait plus que ça ! Que diable fait-elle donc ? J’espère qu’il ne s’agit pas d’un piège ! Cet endroit semble étrange et n’augure rien de bon ! Elle va se faire écraser par la force de l’eau ! murmura l’officier Jacquemart, un regard inquiet pointé vers le capitaine.
— Gardez votre sang-froid, monsieur Jacquemart ! Nos hôtes connaissent parfaitement leur contrée ! reprit le capitaine d’une voix sereine.
— N’ayez aucune crainte, messieurs ! Restez calme et patientez juste quelques instants, le major ne court aucun risque ! L’expression de vos visages est des plus parlante, je comprends votre inquiétude ! tonna le chancelier.
Le major Na’Kobar se tint à quelques pas de l’énorme masse d’eau qui se déversait plusieurs mètres dans l’énorme faille et dont nous ressentions la puissance de l’onde sous nos pieds. Elle brandit sa lance et enfonça la pointe à travers le ruissellement de l’eau dans un coin de la roche. Nous eûmes alors cette image surréaliste d’une lance tenue par une ferme et vigoureuse main qui ne vibra pas d’un iota sous la force de l’eau, la transperçant comme pour se planter fermement dans un corps. Aussitôt, un énorme bloc de pierre de forme rectangulaire soutenu latéralement par deux autres blocs, tous taillés à même la roche de ce massif et formant un abri, glissa lentement vers l’extérieur de toute sa longueur qui avoisinait bien dix mètres, pour s’étaler au-dessus de sa tête, ouvrant ainsi l’entrée d’un tunnel creusé dans cet imposant massif rocheux. Elle venait d’ouvrir un passage dans la montagne, sous le regard stupéfait des marins.
— Tonnerre de Dieu ! Quel est donc ce prodigieux tour de magie ? lança monsieur Galfont, pris d’une nerveuse agitation.
— Oh ! n’y voyez-là aucune magie ! Et si magie il y avait, elle serait à mettre au crédit du génie de nos ingénieurs de talent ! ajouta le chancelier.
— Vos ingénieurs auraient creusé ce passage à travers cette roche montagneuse ? Et pourquoi ne marcheraient-ils pas sur l’eau ? demanda l’officier Jacquemart, l’air incrédule et narquois.
— Voilà un prodigieux ouvrage de génie civil, monsieur le chancelier ! reprit le capitaine avec une sérénité d’où perçait une sincère admiration.
— En effet ! Ce tunnel à travers le mont Ou’Baarari nous permettra de gagner un temps précieux pour atteindre le cœur de la cité de Koundia, sans être vus et sans subir les ardeurs du soleil lors de l’ascension ! répondit le chancelier.
— Et dire que cela fait plus de trente ans que je navigue et je n’ai jamais vu pareil ouvrage de génie ! lança le lieutenant Bricard.
— Foutre Dieu ! Dans quel pétrin nous sommes-nous fourrés ? interrogea Robin.
Le major Na’Kobar descendit de sa monture et posa quelques instants un genou à terre, la main posée sur sa poitrine tel un signe de recueillement imité par toute la garnison. Tous murmurant : « Oh, puissant mont Ou’Baarari ! Puisse ta terre sous nos pas nous être légère lors de notre passage, si tu nous l’accordes ! »
Puis, elle se releva, enfourcha à nouveau sa monture et autorisa d’un signe de main notre progression.
— Voilà ! À présent, nous pouvons y aller ! nous lança le chancelier, suivi d’un signe de tête pour nous rassurer.
— Vous voulez dire à travers ce tunnel ? interrogea monsieur Galfont avec quelque air de méfiance.
— En avant ! Marche ! lança le général P’Lountan.
— N’ayez crainte ! Il n’y a aucun risque pour vos hommes, capitaine ! C’est le passage que nous empruntons habituellement et qui nous évite de gravir ces sentiers abrupts ! lança le chancelier, l’air rassurant.
— Un tel passage creusé à travers cette paroi rocheuse ? Mais comment est-ce possible ? interrogea monsieur Galfont, l’œil pétillant de fascination.
— Oh, ce n’est là qu’une des nombreuses réalisations de nos ingénieurs ! Ce tunnel est centenaire ! ajouta le chancelier.
— Centenaire ! Mais comment a-t-il été creusé ? Avec quelle machine ? Quelle technique ? demanda nerveusement monsieur Galfont.
— Allons ! Monsieur Galfont, il suffit ! Refrénez donc votre curiosité et cessez de harceler notre hôte avec autant de questions ! reprit le capitaine Dargenteuil.
— Ce n’est rien ! Je conçois l’origine d’une telle curiosité ! Mais nous aurons tout le loisir de vous parler de notre civilisation le moment venu ! N’ayez crainte ! ajouta le chancelier Arou’Katchi.
Quelque empreinte d’un puissant souverain
La garnison entière pénétra dans ce tunnel sans qu’aucune projection de cette puissante eau qui jaillissait avec vigueur sur leurs têtes ne vienne nous mouiller. Cet ouvrage témoin d’une véritable maîtrise du génie civil fut des plus fascinants pour les marins. Ils eurent l’étrange impression de pénétrer dans les entrailles de la roche. Ils traversèrent ce large et long tunnel à l’intérieur duquel de nombreuses torches suspendues à même les parois leur éclairaient efficacement le passage. Il leur fallut à peine un petit quart d’heure de marche à travers un sol admirablement pavé de gravillons pour rejoindre l’autre extrémité du tunnel. Au fur et à mesure qu’ils progressaient vers la sortie, un énorme bloc de pierre en forme de porte géante coulissait lentement en s’ouvrant devant eux. Ils débouchèrent devant des gardes tenant de leurs vigoureux bras d’énormes hyènes muselées. Le major Na’Kobar, en tête de la garnison, s’avança du haut de son cheval pour les saluer et leur glisser quelques autres instructions.
Ils parvinrent au cœur de la cité de Koundia, à quelques mètres du somptueux palais de la reine Ka’Bouka qui se dressait majestueusement devant eux. Le chancelier eut la déférence d’instruire le capitaine et ses hommes sur ce royaume qui leur était totalement inconnu jusqu’alors. À leur arrivée, ils eurent droit à un accueil en grande pompe. Ils purent ainsi découvrir l’étendue des richesses d’or dont disposait ce royaume. Le capitaine consignera ainsi dans son journal de bord quelques notes de cette journée :
« Nous voilà à cet instant au crépuscule d’une longue, instructive et ô combien fascinante journée de ce vingt et unième jour de février de l’an de grâce mille cinq cent dix-huit.
Le sens de l’hospitalité que ce magnifique peuple a su déployer à notre égard dépasse de loin ce que nous avons connu en terres lointaines lors de nos navigations ! Les marins ont goûté à profusion à de délicieux mets finement préparés par des mains expertes en cuisine – nous fûmes conviés à manger quelques délicieuses grillades de volailles, bœufs, porcs et brebis finement assaisonnées à la perfection.
Nous fûmes régalés de leurs meilleurs breuvages, vins, bières brassées et aux saveurs des plus raffinées. Nous mangeâmes de succulents fruits exotiques au nectar des plus exquis pour le palais ! Agrémentant notre banquet de quelques divertissements, nous eûmes le plaisir d’assister à de somptueuses performances de danseuses aux corps et aux courbes dont l’envoûtement avait le pouvoir de semer quelque grande confusion dans l’esprit des hommes les plus hardis.
L’équipement militaire que nous avons pu voir, notamment chez les gardes du palais et les cavaliers de la garnison, fut le témoin irréfutable d’un armement de pointe dont la force de feu comme la vélocité supplantent largement les nôtres. Après tant de banquets et de beuverie, nous regagnons paisiblement nos quartiers à bord de nos bâtiments. Cette journée fut ô combien éprouvante de joie et riche d’enseignements que notre entendement n’aurait jamais imaginés ! Je remercie le seigneur d’avoir épargné nos vies et de nous avoir confiés aux mains de ce peuple ô combien admirable dans sa beauté comme dans sa bonté d’âme. Sous un ciel parsemé d’étoiles, je me retire dans ma cabine après avoir tenu conseil avec mes officiers quant à l’organisation de l’avitaillement, du carénage des navires, avant que nous regagnions notre mère patrie. La fatigue gagnant peu à peu ce corps endolori par de longues semaines aux mains de l’océan. Ce corps aujourd’hui vieilli par tant d’aventures nautiques me semble tel celui d’un vieux loup de mer – qui rejoindrait sa tanière comme on se laisserait emporter vers l’ombre où le soleil va se taire ! Voilà des semaines que nous attendions de savourer la quiétude d’une nuit paisible, délestée des pires tourments ! À présent, mon âme retrouve quelque apaisement, car cette rencontre inespérée en terre de Guilombie y pourvoyait merveilleusement.
À notre grande surprise, nous n’avons pas eu à craindre l’attaque de quelques feux ennemis ! Au cours de mes nombreuses années de navigation, j’ai rencontré nombre de souverains locaux aux pouvoirs plus ou moins grands. En ce royaume de Guilombe, nous pénétrons dans cette somptueuse ville qu’ils nomment la cité de Koundia. En chacun de ses recoins, nous ressentons l’empreinte du gouvernement d’un puissant souverain. Il y règne un admirable génie de l’administration et du gouvernement d’une cité digne de nos grandes cités grecques et romaines.
Que d’enseignements des plus déroutants et fascinants n’aurons-nous pas eu dans les murailles de cette magnifique cité. Elle est une pure création de l’empereur Khafa-Khana, son fondateur. Aux dires du chancelier, le souverain y affectionnait particulièrement les longues promenades à cheval au contact des peuples qui vivaient dans ces magnifiques vallées. Les griots chantaient que c’est au cours de l’une de ses promenades de prédilection qu’il tomba amoureux du lieu et décida d’y ériger un grand palais pour s’y installer.