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Selon une vieille prédiction, un être sera bientôt en mesure de réunir les sept éclats dispersés il y a de cela deux millénaires. Source de connaissance sur les peuples, ces éclats ont le pouvoir de réaliser les souhaits de quiconque les détient. Ombres, jeune fille pressentie pour accomplir la prophétie et libérer les hommes, entreprend un voyage initiatique sur le chemin de sa destinée. Réussira-t-elle à terrasser le détenteur de l’éclat noir qui domine l’univers ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Amateur de fantasy depuis son plus jeune âge,
Jean-Philippe Abgrall nous plonge dans un univers où l’incroyable se veut possible. Il est l'auteur du livre
Stimuler la mémoire et la motivation des élèves publié aux éditions ESF.
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Seitenzahl: 566
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jean-Philippe Abgrall
Les sept éclats
Jeux d’Ombres
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Philippe Abgrall
ISBN :979-10-377-9177-1
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« Tu es encore en train de rêver, Ombres ! »
« Je ne rêve pas, je réfléchis… Dis-moi, toutes ces plantes que nous cultivons, toi et moi, ne sont pas que des plantes médicinales. Je comprends l’intérêt de produire des remèdes à partir de ces plantes, mais les autres… »
« Hum… »
« Bon… La grande ciguë que tu cultives dans ce coin du jardin, elle peut calmer les douleurs. Et je comprends comment on a découvert qu’elle pouvait tuer, il a suffi d’une dose trop forte pour s’en rendre compte, c’est le fameux principe de Paracelse, selon lequel tout remède est un poison et aucun n’en est exempt, tout est question de dosage. Et j’imagine que d’autres, mal intentionnés, ont vite compris quel usage il pouvait en faire. C’est la même histoire pour la belladone : à petite dose et bien préparé, dans le traitement symptomatique de la toux, dans le traitement symptomatique des douleurs liées aux troubles fonctionnels du tube digestif et des voies biliaires, c’est très efficace. Mais, je suis certaine que la ressemblance du fruit avec des cerises a dû donner des idées meurtrières à d’autres ; une belle salade de fruits en offrande et le tour est joué. Alors, pourquoi récoltons-nous si précieusement ces fruits ? Je ne suis pas aussi innocente que mon âge pourrait le laisser penser, les quantités ramassées sont énormes. Je m’étonne de certaines pratiques, j’ai besoin d’explications complémentaires. »
« Hum… »
« Mais la stramoine, par exemple, je ne lui connais aucun effet bénéfique, alors pourquoi la cultive-t-on ? » L’impatience commençait à se lire sur le visage de la jeune fille.
« Hum… »
« Frère Henri ! Arrêtez avec vos “Hum… !” Vous devez m’apprendre ! Je peux comprendre que certaines propriétés de la mandragore et des légendes qui tournent autour puissent vous faire hésiter. Mais je ne suis pas bête, j’ai grandi ! Je peux comprendre beaucoup de choses ! Ce n’est pas parce qu’une plante a des racines impressionnantes d’humanité que je vais me laisser berner. Je ne vais pas me lancer dans un culte macabre, ou devenir folle en l’arrachant. Comme si une plante pouvait gémir quand on la sort de terre ! J’ai la tête sur les épaules ! Et puis, l’aspect aphrodisiaque, faut vraiment être en manque pour associer une racine de plante à l’aspect humain avec des effets stimulants… Les moines n’arrêtent pas d’en parler, je pense avoir une certaine culture sur le sujet ! À mon avis, ils ont plutôt profité des effets hallucinogènes et hypnotiques de la plante. Quant à la pratique, si je ne repoussais pas les avances de ces gros pervers… » Ombres écarquilla les yeux, elle venait de lancer sa dernière cartouche, la plus provocatrice. L’absence de réaction de frère Henri la fit exploser.
« Haaaa ! Si même ce sujet ne vous fait pas réagir, ce n’est pas la plante qui va gémir, mais moi qui vais hurler ! » Le gros homme poussa un autre soupir ! Et tournant la tête vers Ombres, il s’assit lentement entre les deux rangées de plantes médicinales. Six petites têtes se tournèrent vers lui. D’un regard, il força les autres élèves à reprendre le travail. Ombres était la seule qui ne craignait pas Frère Henri, il se demandait parfois si ce n’était pas le contraire… Oh, il avait essayé toutes sortes de pressions, de punitions, mais sans effet. Jamais il n’avait vu une telle force de caractère. Les autres élèves n’essayaient pas de l’imiter, aucun n’était prêt à endurer ce qu’elle avait enduré pour ne plus avoir à craindre leur professeur. Elle n’avait que sept ans quand il fut contraint la première fois de céder. Elle n’avait pas terminé le dessin d’une plante et il voulait le récupérer pour le corriger. Il lui avait pris de force. Elle l’avait regardé les yeux brillants de colère.
« Je ne bougerais pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas rendu mon dessin pour que je puisse le terminer. » Il l’avait regardé avec un sourire et était parti sans un mot. Mais il avait été bien surpris de la retrouver dans la même position le lendemain matin. Il avait bien essayé de la raisonner, mais elle n’avait pas dit un mot ni esquissé le moindre geste. Il l’avait regardé avec étonnement, mais habitué aux élèves depuis longtemps, il ne s’énerva pas et la laissa ainsi, pensant qu’elle céderait. Vers le milieu de l’après-midi, s’inquiétant pour elle, il lui apporta une miche de pain qu’il posa sur son pupitre. Ce n’est que le soir qu’il comprit. La miche de pain n’avait pas bougé, Ombres non plus. Ce fut le frère supérieur qui vint le soir la rencontrer.
« Ainsi, je suis contraint de me déplacer, car tu refuses de t’alimenter. Explique-moi pourquoi. »
« Je veux bien manger, au contraire, je meurs de faim, mais je veux terminer le dessin que frère Henri m’a arraché des mains. J’ai dit que je voulais terminer mon dessin et je ne ferais rien d’autre tant que je ne l’aurais pas terminé. »
« Mais ce n’est qu’un dessin, pourquoi une telle réaction ? » Elle le regarda comme un adulte regarderait avec condescendance un enfant qui ne comprend rien.
« Il a abusé de son autorité en me l’arrachant sans plus d’explication, on ne me traite pas avec si peu d’égard. Si j’ai si peu d’importance, alors, je m’arrête d’exister. Je n’ai pas de colère, je veux juste qu’on me respecte. » Le frère supérieur la regarda, amusé. Il se redressa et prit une intonation plus forte et autoritaire.
« Bien, je crois que j’ai compris, mais maintenant tu vas arrêter et aller te coucher. » Elle leva la tête, et droit dans les yeux elle l’apostropha.
« Vous me décevez ! » Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. Le frère supérieur la jaugea du regard et parti sans un mot. Le lendemain matin, au troisième jour sans eau ni repas, frère Henri vint lui apporter sans un mot son dessin. Elle était blanche et tenait à peine debout.
Il y eut plusieurs épisodes comme celui-ci et frère Henri, assis au milieu du potager, se souvenait de chacun d’eux. Alors, il regarda Ombres en secouant doucement la tête. Il n’avait pas le choix, il devait répondre. Elle restait plantée devant lui les poings sur les hanches, les jambes légèrement écartées, elle attendait, comme une guerrière, qu’il se rende. Et en poussant un autre soupir, il abdiqua.
« Je ne te réponds plus parce que tu passes ton temps à me harceler de questions, alors au bout d’un moment, je le concède, je ne t’écoute qu’à moitié. Je sais que le frère supérieur m’a chargé de t’enseigner les simples, tu n’as pas besoin de me le rappeler à chaque fois. Alors que veux-tu ? » Ombres le regarda en fronçant les sourcils. Ses yeux n’étaient plus qu’un trait, sa bouche s’était pincée un peu plus, elle allait exploser de colère, il ne se sentait pas le courage de l’affronter.
« D’accord, pas la peine de t’énerver. Mais tu le devines, je le sais. De tout temps, les hommes ont utilisé les plantes pour se nourrir et se soigner. Et certains guérisseurs n’hésitent pas à tenter l’utilisation de plantes inconnue. Mais surtout, de nos jours, les peuples communiquent entre eux, les bateaux traversent les océans, et les échanges entre les cultures augmentent les connaissances de chacun. Ça te va ? » Malgré son agacement, il savait pertinemment que ce n’était pas la réponse attendue, mais il ne voulait pas démarrer une conversation qu’il savait interminable. Il devenait évident qu’Ombres n’était plus satisfaite de l’enseignement qu’il lui prodiguait, mais il n’avait pas le droit d’en dire plus. Le règlement était strict, on ne délivre que les savoirs que l’esprit d’un enfant peut recevoir. C’était d’ailleurs une règle étendue aussi aux adultes. Seul un esprit suffisamment aiguisé peut utiliser des connaissances qui, si elles sont entre des mains inexpérimentées ou un esprit peu clairvoyant, peuvent être dangereuses. Mais encore une fois, Ombres, qui ne faisait jamais étalage de son intelligence, savait que cette règle ne pouvait s’appliquer à elle. Mais frère Henri ne pouvait pas transiger à la règle ni l’envoyer au prêtre supérieur, car cela aurait été un aveu d’impuissance.
« Non, tu le devines ! » Ses yeux s’étaient à nouveau rétrécis. Frère Henri poussa un autre soupir. Il savait qu’il devait éviter ses colères. La dernière fois, elle avait arraché une dizaine de plants avant de se calmer. Et les menaces de punition, ni même les sanctions, n’avaient d’effet sur elle. Alors encore une fois, que faire, sinon répondre ? Au diable, la règle.
« Évidemment, certaines plantes sont utilisées pour tuer, et tu le sais, sinon tu ne poserais pas la question. Nous sommes des moines guerriers, nous défendons la sainte bibliothèque de Mainrie. Alors, oui, la grande ciguë et le datura stramoine que nous cultivons n’ont pas que des usages médicinaux. Mais je suppose que ce n’est pas exactement ce que tu voulais savoir ? »
« Ben non ! Ça, je le sais déjà, évidemment, je n’ai pas besoin de toi pour ça ! Mais je me demande si tu peux m’aider. » Elle lui tourna le dos, fit quelques pas et resta immobile, regardant fixement ses pieds. Frère Henri la regarda, inquiet, comptant les secondes. Chaque instant retardant la fatidique question augmentait la complexité de la réponse à donner. Voilà deux ans qu’elle était son élève. Il ne pouvait s’empêcher d’avoir de l’admiration pour ce petit bout de femme d’à peine quinze ans. Elle en savait presque autant que lui et il avait consacré sa vie aux simples… Mais que dire de cette impétuosité ! Son cerveau bouillonnait et ne supportait pas l’absence de réponse. Il patienta, son inquiétude grandit lentement. Jamais elle ne mettait autant de temps ! Ombres pencha un peu la tête et fit une moue, comme si elle le jaugeait. Puis, sans un mot, quitta le jardin. Stupéfait, frère Henri se redressa et la regarda enjamber les rangées de plantes aromatiques puis traverser en diagonale le parterre de légumes. Où pouvait-elle aller ? Il resta la regarder bien après qu’elle eut franchi la porte du jardin. La main sur le menton, il grattait sa barbe lentement. Il eut un petit sourire, il avait compris, il savait où elle allait. Pour une fois, il l’avait devancé.
Sitôt la porte franchie, Ombres s’arrêta. Elle réfléchissait, un détail dans la réaction de frère Henri l’avait choquée. Certes, il était lourd et lent physiquement, mais il aurait dû la rappeler avant qu’elle ne franchisse la porte, elle était sous sa responsabilité. Elle reprit sa course, mais obliqua vers la droite pour emprunter la voie qui menait aux remparts. Elle courait et pestait contre cet escalier en colimaçon qui la ralentissait. Elle bouscula le garde qui se dressait au sommet et se dirigea vers le parapet. Le jardin des simples était enceint entre les remparts et la forteresse. Les lignes parfaites des cultures en tout genre longeaient le mur, et en prenaient la courbure. Cette tache de verdure éclairée de milliers de taches colorées et fleuries, au milieu de ces parois blanchies à la chaux, était du plus bel effet. L’absence de vent et un savant système de récupération des eaux pluviales permettaient à frère Henri de faire pousser tous types de plantes, et la floraison était excellente pour la saison. Mais pour l’instant, c’était frère Henri qu’elle regardait. Il grattait sa barbe, une idée avait, elle aussi, germé dans son esprit. D’un geste, elle fit signe au garde de s’accroupir. Il obtempéra en souriant. Tous connaissaient Ombres.
« Qu’est-ce que tu fais ? Tu joues encore un vilain tour à frère Henri ? »
« Non, je crois que c’est lui qui manigance quelque chose, mais comme d’habitude, il me sous-estime. »
Le frère supérieur regardait, inquiet, la ville qui s’étendait à ses pieds. La vue était magnifique, imprenable était le mot indiqué… La place forte des frères guerriers de Mainrie était placée au centre de la ville et en constituait le point culminant. La cité s’étendait maintenant sur près d’un kilomètre autour. Les toits plats s’étalaient en damiers colorés par les draps qui séchaient sur les toits. De nombreuses odeurs d’épices, de cuisine et de cultures diverses montaient jusqu’aux narines du frère supérieur. La réputation d’invincibilité des frères rassurait la population qui était de plus en plus nombreuse à s’installer au pied des murailles. Les frères les avaient dissuadés comme ils le pouvaient, mais chaque année, de nouveaux venus s’installaient. Avec le temps, les tentes de toile avaient laissé la place à de solides constructions de bois puis de torchis. La région n’étant pas sure, ils avaient l’impression d’être protégés. Et pourtant, en aucun cas, ils ne pourraient pénétrer dans l’enceinte, même si la ville était attaquée. Et c’est ce qui inquiétait le frère supérieur, il ne pouvait enfreindre la règle. Depuis des siècles, leur communauté protégeait la plus importante bibliothèque du continent, et peut être du monde. Ce qui constituait en ces temps d’obscurantisme un bien des plus précieux. Un seul livre aurait permis à une famille de vivre pendant un mois. Le vélin, les encres n’avaient pas de prix. Les prêtres recueillaient toute connaissance écrite de par le monde. Tous les ans, les plus jeunes d’entre eux, une fois leur formation terminée, partaient recueillir les savoirs les plus divers. Puis leur mission accomplie, après dix ans au moins d’errances, ils pouvaient revenir. De nombreux rois avaient tenté de prendre de force ces savoirs, mais aucun n’avait pu franchir la porte du temple.
« Grand prêtre, vous n’avez pas le choix ! Pourquoi tergiverser ? Vous le savez, mon armée est redoutée. J’ai bien conscience de votre dilemme. Votre silence obstiné me contraint à vous éclairer sur ce que votre âme de prêtre ne peut accepter. Nous sommes un peuple barbare par certains points, je le regrette, mais c’est ainsi… Comment puis-je permettre à tout un peuple d’accéder à plus d’humanité sans éducation ? Surtout si nos voisins nous refusent leurs savoirs. Nous estimons que vous n’avez pas le droit de décider si nous sommes dignes ou non de ces connaissances. Vous le savez, nous cherchons à étendre nos territoires et nous rencontrons des cultures différentes, des mœurs autres que les nôtres. Nous évoluons, vous pourriez participer à ce changement. » L’homme se rapprocha et lui aussi contempla la cité. Un mauvais sourire s’esquissait au coin de sa lèvre. Il était si sûr de lui, son discours était rodé et pervers.
Il venait du pays limitrophe, une contrée hostile constituée de montagnes encerclant une immense étendue marécageuse et envahie par une végétation dense interdisant la plupart des cultures. Ce peuple vivait depuis toujours dans la misère. Mais un nouveau roi les avait conduits vers la richesse en cultivant des herbes hallucinogènes qui poussaient uniquement dans ces zones hautement humides. La vente de cette drogue les avait sortis de la misère. Pour endiguer ce fléau, de nombreuses armées avaient été envoyées dans ces marécages pour détruire cette drogue qui rongeait les sociétés avoisinantes. Mais tous les militaires avaient péri sans même combattre, tant ce milieu était hostile pour qui n’y était pas né. Leur armée était constituée d’hommes que des centaines d’années d’adaptation génétique avaient transformés en porteur de mort ambulant. Le moindre contact vous tuait aussi certainement qu’une blessure de leurs armes souillée par les bactéries. Avec le temps, le peuple des Faderons s’était senti intouchable et avait commencé à étendre leur territoire. Leur roi était devenu une sorte de demi-dieu vénéré par un peuple à qui il avait donné la richesse. Ce peuple était aussi redouté par la méconnaissance que l’on avait de leur armée, de ce peuple, de cette région. L’inconnu engendre des légendes, des contes. Tous les enfants des pays proches connaissaient des contes effrayants. Des histoires de Faderons emportant des enfants qu’ils tuaient dans leurs contrées putrides et qui revenaient à la vie, couvert de pourriture, pour venir hanter leurs parents.
« Une belle ville que vous protégez maintenant. Car, ils pensent que vous les protégez, n’est-ce pas ? Pourrez-vous rester fidèle à la règle jusqu’au bout ? » La menace n’était qu’à peine voilée. Le grand prêtre tourna légèrement la tête et fixa sans dire un mot l’émissaire des Faderons. Curieusement, il n’était pas modifié comme pouvaient l’être ses congénères. Sa peau n’était pas recouverte de cette couche verte de bactéries mortelles. Curieux qu’il soit leur émissaire, sans doute pour endormir son interlocuteur. Il fallait se méfier de cet homme.
Le grand prêtre l’observa avec ce regard froid et imperturbable qui vous perçait. Des yeux bleu acier qui semblaient ne pouvoir jamais ciller. Mais surtout, aucune émotion ne transparaissait dans ce visage et encore moins dans ce regard, et c’était bien ce qui le rendait insupportable : l’absence d’émotion. C’était comme se heurter à un mur froid et dur, infranchissable. Le sourire de son interlocuteur s’affaissa partiellement. Il baissa la tête et afin de ne pas perdre la face, mais termina son mouvement en une courbette qui signifiait son départ. Le grand prêtre esquissa un faible sourire, presque invisible, en regardant la plaine.
« Je crains que ma visite n’ait été inutile. Nous nous reverrons. » Le grand-prêtre se retourna et contempla à nouveau la cité. Il n’avait pas dit un mot. Mais il le savait, il n’était pas complètement victorieux de l’entretien. Il n’aurait jamais dû laisser grandir cette cité autour du monastère. Il était impossible de laisser mourir tous ces gens en cas d’attaque. Les Faderons les tortureraient sous leurs yeux pendant des jours. C’était une tactique évidente, ils avaient gagné déjà plusieurs batailles de la sorte. Les rapports des frères qui espionnaient pour le compte de l’église étaient alarmants de barbarie. Il devait trouver de l’aide, ou déménager les millions de documents entassés dans les sous-sols de la ville. Et quand bien même cela ne sauverait pas la population… Les Faderons n’étaient pas de grands guerriers, mais leurs connaissances des plantes, omniprésentes dans leurs marécages, leur avaient permis d’inventer des armes particulièrement efficaces. Une seule blessure de leurs flèches empoisonnées donnait la mort, mais pas immédiatement, le blessé devenait fou et tuait tous ceux qui l’approchaient. Il devenait insensible à la douleur et ses forces étaient décuplées, l’ami devenait le pire des ennemis en un instant. Ainsi, tous les craignaient. L’antidote de ce poison n’avait jamais été découvert, et tant que ce serait le cas, cette petite armée continuerait de terroriser et de conquérir des terres plus accueillantes pour son peuple.
Toc, toc, toc…
« Entrez ! »
« Bonjour frère supérieur. »
« Ombres ? Tu ne devrais pas être en compagnie de frère Henri ? Mais je devine le motif de ta présence. » Ombres s’assit sans rien dire sur le fauteuil qui faisait face au bureau.
Le silence s’installa. Elle ne regardait plus cette pièce qui l’avait tant impressionné autrefois. De lourdes bibliothèques habillaient la plupart des murs, mais ce n’était pas ce qui détonnait dans ce bureau d’un membre de l’église. L’immense globe terrestre, les cartes accrochées aux murs et les nombreuses pointes plantées dessus étaient plus intrigants. Surtout sachant que chacune d’elles représentait un frère ou une communauté selon leur taille. Le frère supérieur n’avait jamais voulu lui expliquer le fonctionnement des fils qui relaient ces différentes pointes. Ce jour-là, elle avait vu l’air contrarié du frère supérieur quand elle était entrée sans frapper et avait compris instantanément qu’elle ne devrait pas oublier ce réseau. Depuis ce jour, chaque fois qu’elle pénétrait dans cette pièce, elle vérifiait qu’elle se souvenait de tous les fils tendus, car un jour, ce serait utile. Elle le savait.
Elle n’avait jamais accepté les règles de bienséances. Le frère supérieur était quasiment la seule personne qu’elle respectait. Trop de fois, il l’avait prise en défaut et mit en évidence les erreurs qu’elle commettait. La prudence était de rigueur, cet homme était très intelligent. Et Ombres savait reconnaître un adversaire à sa mesure.
« Je pensais qu’il était temps que tu découvres le monde extérieur. » Il la regarda, souriant intérieurement. Un léger sourire lui apprit qu’elle avait deviné la démarche de Frère Henri. Elle savait qu’il lui avait fait la demande de ne plus l’avoir comme élève, car elle était prête pour le niveau supérieur. Mais, le frère supérieur l’avait, lui aussi, deviné, et avait devancé tout cela, aussi, il lui proposait encore mieux. Elle avait mordu à l’hameçon, ses yeux la trahissaient, légèrement plus écarquillés, la bouche un peu plus pincée. Le frère supérieur soupira. Il faudra lui apprendre cela aussi, maîtriser son visage. Il ne pouvait pas tout lui dire, pas encore…
« Nous avons décidé de te former autrement, Frère Henri souhaite que tu accélères ta formation. Tu devras quitter le monastère pour étudier auprès des meilleurs. » Le sourire qu’elle lui rendit ne permettait aucune méprise. D’un bond, elle fut sur lui et le serra très fort dans ses bras. Et cela, il ne l’avait pas prévu.
« Ombres ! Reprends-toi, on pourrait nous voir ! J’ai une réputation d’homme dur et impitoyable à entretenir. » Elle s’écarta et partit en courant et en riant.
« Ombres ! Attends ! J’ai d’autres choses à te dire ! » Elle effectua un dérapage contrôlé. Elle fronça les sourcils.
« Comme toujours, il y a un mais ! Je ne suis pas assez méfiante. » Son visage s’était métamorphosé en un instant. Elle reprit sa position défensive, les poings plantés sur les hanches et les jambes légèrement écartées. Une lionne prête à bondir. Ce fut au tour du frère supérieur de rire.
« Non, ne t’inquiète pas, cela aussi va te plaire. Tu ne peux partir sans quelques connaissances du monde extérieur. Nous allons donc te former à cela avant. Frère Henri t’attend dans le laboratoire. Il est temps que tu saches comment te débrouiller seule. Soit gentil avec frère Henri, il t’aime bien, tu sais. » Elle lui sourit à nouveau.
« Moi aussi, c’est pour ça que je le taquine. » Il regarda un moment la porte qu’elle venait de franchir.
« Vous croyez donc encore que c’est elle ? » Le frère supérieur regardait un mur apparemment dépourvu de toute aspérité. Sans un bruit, une porte se découpa, laissant apparaître un vieillard chenu. Il avait un petit sourire aux lèvres.
« Cette petite a eu le don de se faire aimer de tous malgré son fort caractère, et vous-même n’y êtes pas indifférent. Ce que tout un chacun traduit par de la mauvaise humeur, je l’appelle de l’impatience. Et à cet âge, une telle envie de savoir est rare. Et, il est encore plus rare, d’avoir l’intelligence qui va avec… » Le vieil homme qui venait de prendre la parole était si vieux qu’on ne pouvait plus dire son âge. Et pourtant une grande énergie l’animait. Un curieux mélange de fragilité et de force animait sa voix comme son corps. Sa maigreur était visible sous sa soutane blanche, une vigueur nerveuse dans ses gestes qui restait en même temps souple donnait au personnage une certaine jeunesse. Il se rapprocha du frère supérieur.
« Je ne sais pas… On ne peut nier qu’elle a une mémoire hors norme et une vivacité d’esprit incroyable, mais est-ce suffisant ? »
« Votre cœur le sait, et explique vos réponses : son départ vous répugne, mais vous le savez, c’est elle ! » Le frère supérieur leva un œil amusé vers ce vieil homme. Il restait un formidable guide. Et c’était son rôle.
Il y avait six gardiens de par le monde. Six gardiens du savoir, un savoir immense. Sur chaque continent, ils avaient pour mission de récolter et de conserver toutes connaissances nouvelles, et il en était ainsi depuis des temps immémoriaux. Mais personne ne savait réellement ce qu’ils faisaient, ni comment ils obtenaient leurs informations. Et, extrêmement peu de personnes pouvaient se vanter de les avoir vus, et encore moins rencontrés. Et seuls quelques frères supérieurs, membres de la communauté des frères guerriers protecteurs du savoir, se doutaient que leur rôle ne se limitait pas à la conservation de ces connaissances. La distribution des savoirs et leur influence sur les gouvernements n’étaient pas négligeables, mais personne ne pouvait en être certain. D’aucuns soupçonnaient qu’ils avaient aussi accès à des pouvoirs, qu’ils possédaient une forme de magie. Ce qui expliquerait leur longévité inhabituelle. Ils n’avaient aucun supérieur hiérarchique et ils étaient les seuls à pouvoir nommer leur successeur et à les former. Et Ombres était pressentie pour devenir l’un d’eux, et surtout, la première femme.
« Mais, comme la prudence reste une valeur sûre, nous allons continuer à la tester. Et vous le savez, il ne nous reste pas plus de deux mois avant que les Faderons passent à l’attaque. Elle doit avoir acquis un minimum de connaissances, pour pouvoir m’accompagner afin que je la forme. Je veux qu’elle connaisse tout de la fabrication des poudres, onguent divers avant mon retour. » Le frère supérieur secoua la tête.
« Ce que vous lui demandez est impossible, les meilleurs de nos élèves ont besoin d’une année, et les moins bons mettent deux à trois ans ! »
« J’en suis conscient. Vous avez d’autres conseils à me donner ? »
« Oui, je… Excusez-moi. » Le frère supérieur se courba précipitamment.
« Relevez-vous. Le simple fait que son avenir vous tienne à cœur et un signe suffisant. Mais nous devons être certains de ses réelles capacités. Elle déborde d’énergie et s’ennuie, quelle que soit la difficulté des cours que vous lui proposez, il faut la pousser dans ses retranchements. Elle doit avoir un parcours individuel avec un tuteur attitré. Je ne crois pas que Frère Henri soit le mieux placé, vous vous êtes un peu avancé. Pour ma part, j’ai pensé au frère Grophobe. »
« Mais, sa réputation est très mauvaise. Il paraît qu’il est interdit de visite dans de nombreux temples. »
« Oui, c’est vrai et je crois que, pour une fois, sa réputation est en deçà de la réalité. Mais vous connaissez comme moi Ombres. Il faut un tuteur hors norme pour l’éduquer. Ne doutez pas de mon choix. Vous pouvez la prévenir de son arrivée et de son rôle, mais il est inutile de lui expliquer quoique ce soit quant aux enjeux, frère Grophobe s’en chargera, peut-être. Il a d’ailleurs toute liberté pour réaliser sa mission et vous mettrez tout en œuvre pour subvenir à ses besoins et je vous conseille de ne pas le contrarier dans ses intentions. D’autres ont essayé, ceci expliquant cela quant à sa réputation. » Et sans autres explications, le gardien quitta le bureau du frère supérieur.
Ombres s’inquiétait. Frère Henri n’avait pas su tenir sa langue, mais elle ne lui en tenait pas rigueur. Elle se sentait elle-même un peu coupable d’avoir autant insisté. Elle rejetait au fin fond de sa mémoire le fait d’avoir osé user de l’amour inavoué qu’il avait pour elle. Mais le jeu en valait la chandelle. Quand frère Henry lui avait annoncé la nouvelle, elle n’avait pu retenir sa joie, mais instantanément elle l’avait regretté. Le regard de frère Henry l’avait peiné. Elle s’était jetée dans ses bras, et sans un mot l’avait serré aussi fort qu’elle pouvait. Lentement, il avait laissé retomber ses bras autour d’elle.
« Prends soin de toi, Ombre. Tu me manqueras. »
« Mais je ne suis pas encore partie… »
« Non, mais je sais que cela ne va pas tarder. Qui sait si nous aurons le temps de nous dire au revoir. »
« Ce n’est pas grave. » Il la regarda interrogateur.
« Je ne vous oublierais jamais. »
« Moi non plus » Ils se regardèrent longtemps, le sourire aux lèvres. Puis Frère Henry retourna à son potager. Elle le vit s’éloigner en conservant son sourire. Elle allait avoir un tuteur ! Et quel tuteur ! Sa réputation ne jouait pas en sa faveur. Il avait été chassé de plusieurs monastères, mais personne ne savait pourquoi, et en cela même c’était curieux, car dans ce petit monde des frères guerriers, tout se savait. Et Ombres n’osait se l’avouer, mais tous ces non-dits et même cette mauvaise réputation la rendaient impatiente.
La vie avait repris depuis cette annonce. Elle patientait comme savent si bien le faire les adolescents, difficilement. Le soir tombait et comme à son habitude elle se tenait assise entre deux créneaux et observait le soleil se couchant sur la ville. En cette fin de saison, le ciel se couvrait de zébrures colorées tirant sur le mauve en passant par toutes les teintes de rouge. Aucun nuage ne venait troubler cette féérie colorée. Ombres aimait cet embrasement éternellement renouvelé et pourtant différent chaque fois, comme une nouvelle création chaque soir répétée. Elle aimait alors se perdre dans ses pensées et les laisser courir au fil du changement de couleur, son regard fixé dans le lointain. Elle ne regardait rien de particulier, mais réussissait à ne pas trop penser, juste rêver doucement, sans contrainte. C’était son moment de détente, d’apaisement, finalement elle avait l’impression de plus récupérer dans ces moments de solitude que dans ses nuits perpétuellement habitées de rêve curieux et récurrent.
Mais ce soir, elle avait quelques difficultés à trouver la sérénité. Elle était bien dans ce monastère, elle savait qu’elle avait la chance de recevoir une éducation et à ce titre elle était une privilégiée. Les enfants qui étaient sélectionnés pour venir ici étaient triés sur le volet et extrêmement peu nombreux et faisaient la fierté de leur famille. Frère Henri lui avait répété mille fois, en fait à chaque fois qu’elle s’énervait, que beaucoup aimeraient être à sa place. Et pourtant, elle n’était pas satisfaite, jamais ou presque. Alors, elle se demandait quelle aurait pu être sa vie à l’extérieur, souvent elle restait à observer les jeunes gens de son âge qui passaient non loin des murailles. Elle rêvait souvent d’aventures, de voyage par le monde. Sa vie eut été peut-être plus simple, elle aurait été libre d’aller où elle voulait, de voir qui elle voulait. Elle aurait tout simplement bien aimé rejoindre les enfants des quartiers avoisinants pour jouer avec eux. Oh il y avait d’autres enfants qui suivaient l’éducation donnée par les moines, mais ils étaient bien trop stupides, elle ne prenait aucun plaisir à jouer avec eux. Elle s’était habituée à la solitude. Et tous les soirs, elle observait discrètement les jeux des enfants de la rue en se demandant lequel pourrait être son ami, sa confidente. Mais qui voudrait d’elle ? Elle avait beau faire, son sale caractère éloignait rapidement quiconque cherchait un peu d’amitié. Mais, le plus difficile survenait à la tombée de la nuit quand un ou deux parents venaient récupérer leurs protégés, là, juste aux pieds des remparts. Même celui qui prenait une tape sur la tête pour n’être pas rentré à temps lui semblait chanceux. Des parents, ils avaient des parents. Encore une fois, elle était différente des autres enfants du monastère. Tous se rappelaient quelque chose de leurs parents. Ne serait-ce que le moment où ils les avaient quittés. Tous en parlaient. Quand le moine avait débarqué dans leur famille pour leur expliquer que leur enfant avait de bonnes capacités intellectuelles et physiques et qu’il devait d’abord faire quelques tests, pour vérifier qu’il pouvait suivre l’enseignement tant espéré. Elle, elle n’avait aucun souvenir de sa petite enfance, rien… Pas une image, pas un fragment, le vide. Comme si tout avait été effacé. Elle qui avait une si bonne mémoire, elle vivait cela comme une frustration, elle avait l’impression d’avoir deux fois perdu ses parents. Frère Henri lui avait expliqué que cela pouvait arriver après une violente chute ou un traumatisme important. Mais elle ne le croyait pas, elle aurait eu des souvenirs de sa convalescence.
Elle leva la tête pour observer les derniers rayons du soleil. Elle se releva pour surplomber les remparts. Elle poussa un cri ! On venait de la pousser violemment ! Elle tombait ! Non d’une pierre ! Elle allait s’écraser aux pieds des remparts ! Elle serra les dents et se tortilla comme une diablesse pour tomber sur ses pieds. Le temps s’était comme ralenti, elle se voyait chuter dans l’obscurité. Curieusement, elle ne criait pas. Son esprit virevoltait d’une pensée à l’autre aussi rapidement que son corps se trémoussait pour se redresser. Les pauvres rayons du soleil étaient masqués par les maisons et elle scrutait le vide à ses pieds, ce noir qui l’avalait, l’engloutissait. Elle eut le temps d’imaginer l’état de ses jambes après une chute de vingt mètres. De repenser à toute sa vie passée, à l’ami qu’elle n’avait pas. À frère Henry, au frère supérieur. Elle serra la mâchoire en pensant au peu de choses qu’elle avait vécu. À cette fin si ridicule. Elle serra encore les dents. Ombres poussa un petit cri de surprise quand elle sentit de la paille sous ses pieds. Elle s’enfonça profondément. Après deux secondes d’immobilité, elle se mit à rire.
« Tu parles d’une blague ! J’ai vraiment cru que j’y passais ! Ouais, j’suis certaine que c’est toi qui m’as poussée, toi mon tuteur ! C’est quoi le but ? Tu peux me le dire ! » Elle était à peine remontée à la surface qu’elle bascula violemment vers l’arrière ! La charrette venait de démarrer en trombe. Elle s’accrocha comme elle put aux ridelles. Les virages étaient pris à toute vitesse et dans le noir le plus complet ! Cette fois, elle allait mourir, c’était certain ! Elle entrevoyait des formes sombres défiler rapidement, elle ne distinguait rien nettement, tout allait trop vite, et étourdissait le regard. Le voyage infernal n’en finissait pas. Les cahots étaient multiples. Elle se retenait aux ridelles comme elle pouvait. Ses bras la faisaient souffrir horriblement, elle avait des crampes. Et, à chaque fois qu’elle pensait pouvoir relâcher un montant, une violente secousse la projetait en l’air, menaçant de l’éjecter, ce qui a cette allure serait évidemment fatal. Il devait être à des kilomètres du monastère maintenant. Puis, les chevaux ralentirent leur cadence, c’était trop rapide pour sauter en marche, mais plus confortable. Elle put lâcher et se laisser aller dans la paille. Il ne restait qu’à attendre qu’ils s’arrêtent. Elle essaya de crier au cocher de s’arrêter, mais elle n’obtint aucune réponse. Se redressant un peu, elle s’aperçut qu’il n’y avait personne aux commandes. Même pas de bancs pour s’asseoir et pas plus de rennes pour les guider. Les chevaux devaient savoir où aller. Elle ne se voyait pas sauter sur un des chevaux pour arrêter cette carriole. Finalement, elle s’allongea au centre de la charrette sur le dos et observa les étoiles. Elle prit quelques repères pour déterminer leur direction approximative, mais la nuit était trop sombre, tant pis… Finalement, c’était sa première aventure. Un peu brutal, mais que d’émotions, pas le genre qu’on recherche forcément, mais intense. C’était la première fois qu’elle vivait aussi intensément. Bon, elle n’irait pas jusqu’à remercier son tuteur (ce pouvait n’être que lui), mais presque. C’était la seule solution. De plus, il devait forcément être de mèche avec celui qui avait lancé cette carriole au départ, aux pieds des remparts. Des chevaux dressés pour cette tâche, une personne qui la pousse dans le noir pour qu’elle tombe pile dans le foin. Elle n’avait pas de doute. Maintenant, elle se demandait ce qui l’attendait au bout de cette cavalcade. Certes, ce n’étaient pas des méthodes ordinaires, mais il est censé lui apprendre quelque chose, alors où allaient-ils ? Et quel enseignement il y avait-il donc dans ce traitement. La route devint moins cahoteuse, mais les chevaux ne ralentirent pas. Elle s’émerveilla de leur résistance. Elle prit le parti de dormir, elle ne savait ce qui l’attendait ensuite, mieux valait prendre des forces.
Elle se réveilla lentement avec le jour qui se levait. Elle s’étira sans grâce, elle avait trop de courbatures. Ses muscles avaient été crispés trop longtemps la veille. Un regard circulaire lui apprit qu’elle était au milieu d’une clairière. D’un côté un large chemin avec deux traces bien nettes et de l’autre un sentier qui partait dans les frondaisons épaisses du bois. L’hallier de ronce qui l’entourait interdisait d’autres issues. Elle observa le chemin en contrebas. Elle était certaine d’être à des kilomètres du bourg le plus proche, il ne l’aurait pas laissé là si elle avait vraiment eu le choix, restait donc l’autre possibilité. Elle descendit de la charrette. Il devait y avoir une cabane ou quelque chose dans le genre plus haut, on ne devait pas l’avoir déposé là par hasard. Elle prit le cheval de tête par la bride, un bel alezan brûlé. Un cheval digne d’un seigneur, sa musculature était fine et puissante. Elle le regarda attentivement. Ce cheval devait valoir une fortune. Le palefrenier du monastère lui avait suffisamment expliqué l’anatomie et les qualités des différentes races pour savoir la valeur de ces chevaux. Les deux autres chevaux, de purs sangs, n’avaient pas leur place dans un attelage aussi rudimentaire, ils étaient trop fragiles pour ce genre d’emploi. Elle ne comprenait pas. Ce stratagème était trop complexe, trop coûteux et risqué pour la faire seulement quitter la ville. Elle continua sur le chemin, perdue dans de multiples conjectures.
Le soleil, qui perçait difficilement le feuillage épais du sous-bois, était déjà haut quand elle atteignit ladite cabane. Ce n’était pas une mauvaise surprise. Le toit, bas et faiblement pentu, abritait un long bâtiment fait de rondins mal équarris. Quatre fenêtres encadraient de chaque côté la porte. Le tout était partiellement ombragé par une large marquise, elle-même soutenue par plusieurs poteaux reliés par un treillage bas. Perpendiculairement, une charreterie protégerait les quatre chevaux du soleil. Elle les attacha aux anneaux prévus à cet usage. Du foin sec remplissait la mangeoire, son arrivée dans cet équipage était prévue. Le temps de les attacher, l’un d’eux en avait déjà dans la gueule.
La maison était adossée à un énorme rocher, il était impossible d’en faire le tour. La position montagneuse et élevée du site était évidente quand on s’approchait de cette extrémité de la cour, la forêt descendait le long d’un escarpement impossible à franchir. Mais du côté opposé, un petit torrent jaillissait entre les roches et formait une petite mare. Ainsi, l’endroit n’était accessible que depuis le chemin qu’elle avait emprunté le matin. Ombres eut un petit sourire, l’endroit était charmant, elle avait hâte de découvrir l’intérieur. Ici, on ne viendrait pas l’embêter.
Elle resta un moment la main sur la poignée. Elle savait ne pas être ici par hasard, qu’attendait-on d’elle ? Et qui serait derrière cette porte ? Elle poussa lentement la porte de chêne et attendit. Rien, pas un bruit. Ses yeux s’accoutumant au manque de lumière lui dévoilèrent progressivement la pièce. Une grande table, perpendiculaire à l’entrée, lui faisait face, elle était propre et nue. Juste derrière, une énorme cheminée était enfoncée directement dans une roche qui semblait soutenir l’ensemble de la maison, elle en constituait d’ailleurs le fond. De nombreuses niches y avaient été creusées et entouraient le foyer, cela lui fit penser au laboratoire du monastère, avec ses percées sur toute la périphérie du four pour faire chauffer les préparations à différentes températures en fonction de leur position. Qui pouvait bien avoir besoin d’un tel four… Sur le devant, plusieurs récipients y étaient suspendus, elle promena sa main sur les formes biscornues de certains, espérant ainsi comprendre leur fonction. Un feu se mourrait dans l’âtre. Quelqu’un était encore là peu de temps avant son arrivée. Juste au-dessus des braises, un complexe système de grilles permettait de poser, à plusieurs hauteurs, de nombreuses préparations. Jamais Ombres n’avait imaginé une telle cheminée ailleurs qu’au monastère. Elle s’avança, les lieux l’intriguaient. Dans une étagère ouverte, elle découvrit un empilement de récipients divers et vides sur plusieurs étages. À sa gauche, sur toute la longueur du mur, étaient entassés des pots de toutes tailles. Certains étaient fermés, d’autres non. Elle s’approcha, sur chacun d’eux était collée une étiquette, elle voulait les lire et savoir ce qu’ils pouvaient contenir. Mais entre elle et les mystérieux pots, un papier posé sur le bureau qui faisait face aux étagères attira son regard. Elle ouvrit de grands yeux quand elle vit que la lettre lui était adressée. Elle se doutait toutefois de ce qui l’attendait.
« Ombres, l’heure de notre rencontre n’est pas encore venue. Tu le devines, je suis ton tuteur, Grophobe. Quelle est la raison de ta présence ? Apprendre, bien sûr. Pourquoi ici ? Parce que mes méthodes ne sont pas conventionnelles et surtout désapprouvées par les moines qui t’ont jusqu’ici éduqué. Ce que tu vas apprendre ? » Ombres leva les yeux au ciel, ce jeu de questions qu’elle était supposée se poser commençait à l’exaspérer, surtout parce que c’étaient effectivement les questions qu’elle se posait.
« Tu dois réaliser trente onguents et autant de poudres en moins de deux mois, la liste est au dos de la lettre. Chacune de ces préparations est choisie pour la technique utilisée ou pour sa difficulté de réalisation, ou pour te permettre d’utiliser un outil particulier, ou une plante spécifique. Mais surtout, elles permettent de comprendre comment sont réalisées plus de deux cents recettes. Des recettes qui soignent autant qu’elles tuent, qui sont bénéfiques ou maléfiques. En connaissant cette base et avec un peu d’expérience tu devrais être capable d’en créer quelques combinaisons inédites. Tu devras être capable de les réaliser toutes, les deux cents, sans d’autres documents que ceux qui sont dans les tiroirs de cette maison. Tu devras suffisamment mémoriser ces préparations pour pouvoir, sans documents les refaire.
Certaines plantes nécessitent une très longue macération, ce qui signifie que tu dois t’organiser, planifier toutes tes préparations. Pour être franc, c’est infaisable, à moins de ne pas dormir ou très peu et d’avoir une mémoire phénoménale. Mais il paraît que tu peux y arriver, je suis impatient de le vérifier. Car j’en viens à la question ! Pourquoi le ferais-tu ? Tout simplement parce que tu en as envie. Comment ça, n’importe quoi ! » Ombres poussa un soupir, et réprima un petit sourire, cette manière de penser à sa place restait agaçante, mais aussi, était finalement assez amusante. Car effectivement, elle ne voyait pas bien l’intérêt de se tuer à la tâche. Elle arrive à peine dans ce petit coin de paradis, enfin débarrassé de ses profs et de leurs élèves imbéciles, et il faudrait travailler nuit et jour ? Elle se replongea dans sa lecture.
« Tu ne supportes plus d’être enfermé dans ce monastère, je le sais. Tu débordes d’énergie, tu ne tiens pas en place et le soir tu rêves de quitter un jour cet endroit. Mais sache que toute liberté a un prix. Bien sûr, tu pourrais rester dans un endroit comme celui-ci et vivre de chasse et de pêche, mais combien de temps ? Je t’ai observé discrètement, et j’ai posé quelques questions aux frères qui s’occupent de toi. Tu aimes découvrir, connaître, apprendre. Tu as soif de savoir. Tu leur en fais voir de toutes les couleurs et pourtant ils t’aiment bien. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi ils te supportent. Non ? Parce qu’ils aiment transmettre leur savoir et qu’ils t’en croient digne. Ils pensent que tu sauras utiliser ces connaissances et en faire profiter le monde. Chacune des préparations que tu vas apprendre peut sauver des vies, ou abréger les souffrances, ou tuer bien sûr, et tant de choses dont tu n’as pas encore idée… Tu dois comprendre que la suite de ta formation, si tu réussis bien sûr ce test, sera de découvrir le monde afin d’utiliser tes connaissances. En cas d’échec, tu retournes au monastère, prendre le temps d’apprendre tranquillement comme tous les autres apprentis, mais je suis certain que ce n’est pas ce que tu veux. Quelle est ta réponse ? Tu es prête pour le test ? J’attends un peu… » Ombres poussa un autre soupir. Elle n’avait pas besoin de lire la réponse qu’il ne manquerait pas d’avoir écrite dans les lignes suivantes. Sa vie allait changer, elle le savait et l’attendait. Depuis un moment, ses rêves étaient souvent les mêmes, elle marchait sous des paysages chaque fois différents et rencontrait des personnes intéressantes, mais invariablement ils finissaient mal et elle se réveillait en sursaut. Cela aussi devait changer, et elle espérait que sa nouvelle vie y remédierait.
« Ha ! je savais que je pouvais compter sur toi ! Bien, maintenant que tu as pris ta décision, sache que tu ne me verras pas, mais je passerais de temps en temps surveiller l’avancement de tes travaux. Si tu veux me contacter, laisse un mot en évidence sur ce bureau, j’y répondrais si ta demande est justifiée.
Au fait, j’oubliais. Pense à faire pousser de quoi te nourrir. Et apprends à chasser. Il y a quelques livres sur le sujet ici. Les environs regorgent de petits animaux. »
***
Plus d’un mois s’était écoulé. Ombres était assise sur le sommet du toit. C’était rapidement devenu une habitude, chaque soir, elle contemplait les étoiles. Du monastère, elle conservait ce rendez-vous. C’était un moment propice à la concentration, elle avait ainsi l’impression de prendre un peu d’altitudes, de prendre du recul, de se détacher de son quotidien. Elle pouvait faire le bilan de sa journée, elle repassait le film de la journée et essayait d’en tirer les enseignements. Elle contempla la table qu’elle avait disposée au centre de la cour. Dès le premier jour, elle avait rapidement évalué la situation et avait établi mentalement une liste de priorité. Une dizaine de plantes macéraient dans l’huile, elle les avait recouvertes pour la nuit d’un linge. À de nombreuses reprises, elle avait modifié les procédures de réalisation des onguents afin de gagner le maximum de temps. Elle en réalisait maintenant près de cinq par jour, ce qui était amplement suffisant pour terminer la réalisation des deux cents préparations prévues. Néanmoins, la distillation de certaines fleurs restait un procédé assez complexe, elle n’obtenait pas assez d’huile essentielle. Elle espérait pouvoir se reposer la dernière semaine et augmenter le temps de sommeil. Quand elle y repensait, elle était certaine que la victoire avait été acquise lors du troisième jour quand elle avait réussi à avoir une vision d’ensemble des tâches à accomplir, elle avait d’abord dû lire et déchiffrer l’énorme guide qu’elle avait à sa disposition. La planification qu’elle avait alors réalisée lui avait pris une journée complète. Pour tenir la cadence qu’elle s’était imposée, il fallait réaliser coûte que coûte un certain nombre de corvées. Elle n’avait que peu dormi les premiers temps. Elle espérait que l’automatisation de certains gestes lui permettrait de réduire son temps de travail journalier et de libérer sa pensée et moins se fatiguer. Chaque journée se ressemblait, il y avait la cueillette ; une tâche simple a priori, mais si le jardin qu’elle avait à sa disposition avait été soigneusement préparé à son intention, elle avait eu quelques difficultés à estimer la quantité de plantes fraîches nécessaires pour obtenir la quantité de pâte utile pour la recette après réduction. À plusieurs reprises, elle avait dû retourner au jardin et recuire certains ingrédients qui avaient réduit plus que prévu à la cuisson. Ceux qui avaient rédigé ces recettes ne devaient pas être les cueilleurs. Une autre fois, elle avait perdu beaucoup de temps en ne prévoyant pas suffisamment de bois sous son alambic, le liquide avait arrêté de bouillir et tous les ingrédients n’avaient pas été prêts en même temps, elle avait dû tout recommencer, car tout devait être mélangé à la même température, et une partie de la préparation ne pouvait pas rester trop longtemps au-dessus du feu au risque de faire exploser la maisonnette. Avec le temps, son coup d’œil s’était amélioré, et ses gestes avaient gagné en rapidité et sa fatigue diminuait. Elle avait pris beaucoup d’assurance et était parfaitement organisée, les murs étaient maintenant couverts de tableaux récapitulatifs, de chiffres et de formules qu’elle abrégeait de jour en jour pour se tester. Sa mémoire exceptionnelle lui permettait de retenir toutes les étapes des recettes prévues sur la journée et d’en faire une seule suite d’opérations qui s’enchaînait. Autant d’étapes ne permettaient pas que l’on prenne le temps de relire chaque recette.
Pour ne pas se tromper dans les différents temps de cuisson, elle avait utilisé plusieurs récipients de taille identique qui se vidaient les uns dans les autres et cela lui donnait une idée précise du temps qui passait. Elle avait détourné partiellement le petit torrent pour réaliser ce petit circuit d’eau interne qui entre autres lui permettait aussi de se réveiller à heures fixes : elle déplaçait la série de pots en cascade au-dessus de son lit et quand le dernier récipient était plein, il débordait et dégoulinait lentement sur la tête. C’était on ne peut plus efficace, bien que franchement désagréable, mais souvent elle se réveillait avant d’être inondée, son inconscient la prévenait.
Elle regardait les étoiles et souriait en repensant à toutes ces semaines de travail. Elle savait que bientôt son tuteur invisible viendrait lui rendre visite, même si les deux mois ne s’étaient pas écoulés. Elle était admirative de sa discrétion. À plusieurs reprises, elle avait vu des traces de son passage et pourtant jamais elle n’avait réussi à la voir, il devait pénétrer dans la maison quand elle était au jardin qui pourtant n’était éloigné que d’une cinquantaine de mètres de la bâtisse ou la nuit. Il est vrai que ses journées étaient si exténuantes, que le plus maladroit des voleurs n’aurait pas réussi à la réveiller. Mais elle ne désirait pas le voir, son omniprésence lui suffisait. Elle travaillait seule et c’était bien. Elle avait pris l’habitude de faire les questions et les réponses. Et cette vie de travail solitaire lui convenait. Et surtout, elle pouvait réfléchir tranquillement sans avoir à répondre à de stupides questions. Mais une part de son esprit savait qu’elle avait besoin de savoir, d’apprendre, que sa compréhension du monde était trop incomplète, elle ne pourrait tout apprendre seule. Il avait raison et elle le savait, elle avait réussi parce que sa motivation avait été aiguisée par l’envie de quitter le monastère. Elle n’aurait su le dire exactement ce qui la perturbait, mais elle ressentait une sensation de vide qu’il fallait combler, ce qu’elle venait d’accomplir ne l’avait comblé que sur le moment, mais pas rassasié. Elle sut qu’il était temps de quitter cet endroit, l’impatience allait rapidement la gagner. Elle sauta du toit et accéléra la préparation des derniers onguents, elle voulait être prête au plus tôt pour que son invisible tuteur le sache et lui donne la consigne tant attendue, de partir.
Sa surprise fut totale, et il n’avait aucun doute que l’effet était désiré. Comme tous les matins, elle se rendait à la petite cascade pour faire sa toilette quand elle s’immobilisa sur le perron de la chaumière. La charrette était postée à l’entrée du chemin qu’elle avait emprunté le premier jour en arrivant et prête à partir. Elle fut encore plus étonnée de trouver tous les récipients qu’elle avait confectionnés soigneusement rangés et précautionneusement emballés dans de petites caisses de bois. Son visage se crispa, elle n’avait encore rien entendu des allées et venues qu’il y avait eu à deux pas de son lit. Elle partit se doucher à la cascade en maugréant. À son retour, elle ne fut guère étonnée cette fois de voir un petit filet de fumée monter lentement du fauteuil de travail. Une pipe à n’en pas douter. Il était orienté vers la bibliothèque et elle ne voyait de l’occupant qu’un coude qui dépassait légèrement. Un bruissement de feuille lui apprit que son hôte lisait. Il devait déjà être là quand elle s’était levée. Lentement, le dossier pivota. Un vieillard lui faisait face. Il la regardait, amusé. Son visage était parcheminé, et ses rares cheveux étaient d’un blanc éclatant. Mais ce petit sourire un peu moqueur et ses yeux pétillants de malice lui redonnaient une certaine jeunesse. Pourquoi souriait-il ? Avait-elle l’air ridicule ? Il est vrai que ces deux derniers mois elle n’avait guère eu le temps de songer à son allure, mais tout de même… Non, celui qui se tenait devant elle n’était pas là pour se moquer. Qui était-il ? Que savait-il d’elle ? Était-ce Grophobe ? Non. Depuis un moment, elle savait que chaque nuit il venait vérifier son travail. Et surtout, il avait lu chacun de ses écrits, chacune de ses notes. Tous les matins, elle vérifiait son carnet, et il avait imperceptiblement bougé. Pourquoi relire ce carnet ? Ce n’était pas son discret tuteur. Alors qui ? Un léger grincement la sortit de ses réflexions. Elle reporta son regard sur ce visage finalement affable et en même temps inquiétant.
« Bonjour, Ombres. Oui, je te connais un peu, mais aucun écrit ne remplace une vraie rencontre. Grophobe a très bien travaillé, ses comptes rendus sont toujours très précis. Mais, j’étais impatient de voir de mes yeux ces astucieux mécanismes que tu as inventés pour mesurer le temps, de petits pots de terre qui se remplissent à vitesse constante d’eau, c’est simple dans le principe, mais difficile à mettre en place. Les multiples conduites d’eau que tu as reliées les unes aux autres ont dû demander beaucoup de patience. Ce réveil à eau est étonnant de précision. J’imagine que tu as dû ajuster la taille du trou au fur et à mesure de tes réveils en vérifiant la hauteur du soleil ? L’idée en soi est bonne, mais de multiplier les récipients intermédiaires pour gagner en précision l’est encore plus. » Ombres laissa échapper un sourire en repensant aux innombrables douches froides qu’elle avait prises quand l’une ou l’autre des attaches lâchait et que l’eau trempait ses vêtements.
« Mais, ce qui me surprend c’est la ténacité, la volonté qu’il t’a fallu pour prendre autant de temps à t’organiser pour ensuite pouvoir en gagner. C’est une grande preuve de maturité. Calculer le temps nécessaire à la cuisson et faire en sorte que l’eau qui tombe du récipient éteigne le feu quand la préparation est prête sans que ta présence soit nécessaire ; c’est vraiment stupéfiant. Je suis aussi allé voir l’irrigation que tu as mise en place dans le potager, c’est du beau travail : les plants sont tous en parfaite santé. Oui, je ne regrette pas d’être venu. » Ombres le regardait impassible et silencieuse. En fait, tous ces compliments l’agaçaient. Ils étaient inutiles, elle n’en avait pas besoin. Elle poussa un léger soupir.
« Moui… Je parle trop. À chacun ses défauts n’est-ce pas ? » Et hop une petite pique pour couronner le tout. Décidément, il l’intriguait de plus en plus.
« Il est vrai que tu ne sais pas qui je suis. Mon nom est Agosto, je suis l’un des six gardiens du savoir. Et je vais te prendre comme apprenti. » Ombres le regarda toujours impassible et muette. Pour elle, ce titre n’avait aucune importance, il aurait été roi, que sa réaction aurait été la même. Mais le regard légèrement étonné de son hôte lui permit de comprendre que ce n’était pas la réaction qu’il attendait.
« Il semble que tu aies des lacunes inattendues. Mais ce n’est peut-être pas un mal. » Il y eut un silence qu’Ombres ne sut interpréter. Elle eut beau réfléchir, elle ne voyait pas en quoi cette lacune pouvait changer quoi que ce soit. Tout comme elle n’avait jamais admis l’autorité, elle avait des difficultés à comprendre qu’on puisse se gargariser d’un titre. Pour elle, seule une explication argumentée et justifiée par une situation pouvait permettre de donner un ordre. Elle avait une certaine admiration pour le frère supérieur qui pouvait donner une consigne, quelle que soit la pression du moment, l’urgence de la situation. Sa réflexion restait intacte, elle avait appris à reconnaître l’importance de maîtriser ses émotions, de conserver sa lucidité en tout moment. Aussi admettait-elle ses ordres, ce qui toutefois ne l’empêchait pas d’en discuter âprement le contenu. Mais, pour l’instant, ce vieillard n’avait le droit qu’à de la défiance. Il devrait faire ses preuves et il avait mal démarré.
« Je pense qu’une plus longue discussion ne servirait à rien pour l’instant. Nous allons donc partir. Ton temps ici est fini. » Et il se leva et se dirigea vers la charrette sans vérifier si elle le suivait ou non. Et il avait raison, rien ne la retenait ici, dans cette bicoque. Elle aurait pu continuer, réaliser d’autre préparation, mais qu’aurait-elle appris de plus et surtout, elle n’y aurait pas pris de plaisir. Elle avait passé un bon moment ici, mais maintenant elle aspirait à autre chose, elle se rendait compte que l’ennui serait la plus pénible des expériences. Elle prit le temps de se projeter encore quelque temps dans cette maison et rapidement elle se rendit compte qu’elle s’appauvrirait. C’était peut-être cela son problème, le besoin d’en avoir toujours plus, de ne jamais se sentir rassasié ? Ce qui était certain c’est qu’elle ne trouverait pas la réponse assise sur une chaise. Elle attrapa ses maigres affaires et rejoignit son nouveau précepteur.