Les sorcières de la nuit - Georges Glenn - E-Book

Les sorcières de la nuit E-Book

Georges Glenn

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Beschreibung

La funeste bataille de Stalingrad a été mémorable, mais combien sommes-nous à connaître le rôle déterminant des aviatrices russes menées par Marina Raskova, une figure éprise de liberté ? Ces héroïnes, avec des moyens rudimentaires, ont défié la redoutable Luftwaffe, illustrant par leur courage des valeurs de fraternité, d’amour et d’humanisme au-delà des horreurs du conflit. Leur combat ne se limitait pas au champ de bataille : elles faisaient face à toutes formes d’oppression. Il est grand temps que leur histoire, jusque-là méconnue, soit portée à la lumière et partagée avec le monde.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Georges Glenn, passionné d’Histoire et fervent féministe, redonne vie aux héros oubliés, notamment aux femmes dont le courage a été négligé. Médecin engagé, il met en lumière, à travers ses romans, les exploits méconnus de celles qui ont défendu des valeurs universelles, inspirant ainsi les générations actuelles.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Georges Glenn

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les sorcières de la nuit

Histoire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Georges Glenn

ISBN : 979-10-422-4856-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Femmes, c’est vous qui tenez entre les mains le salut du monde…

Léon Tolstoï

 

 

La femme russe donne tout quand elle aime, et l’instant et la destinée, et le présent, et l’avenir…

Fiodor Dostoïevski

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

Un ciel maussade…

Comment pouvait-il en être autrement en un pareil jour ?

Le vent glacial de Moscou drainait ses mordantes épines habituelles à cette fin décembre.

Mais elle demeurait insensible à ses morsures. Seules celles de l’âme la tourmentaient en ces instants si cruels. Peu de personnes pour témoigner de l’amitié qui la liait à celle qui descendait dans les profondeurs de sa tombe gelée.

Le temps avait œuvré dans son inexorable route vers la fin de tous mais tandis que le prêtre orthodoxe bénissait le défunt de sa croix, elle ne put s’empêcher de laisser échapper une larme le long de ses joues ridées par tant d’années.

Des gouttes d’eau bénite s’étalèrent sur le cercueil d’allure toute simple.

Une rosace de fleurs naturelles de l’Institut d’Aviation moscovite accompagnait son amie dans son dernier sommeil. Le pope acheva sa bénédiction en embrassant sa croix qu’il tendit en guise de vénération à la réduite assemblée. Puis vint l’instant du dernier baiser. Un ultime et distant baiser à cette amie pourtant si proche…

Une amie ? Non plutôt une sœur, une compagne des jours sombres et infernaux, une amoureuse de son prochain, de ses camarades de combat, de ces instants où la vie de chacun est suspendue au fil capricieux d’une destinée imposée par des tyrans.

— Adieu, Aleksandra… Tu connais enfin ce repos auquel nos sœurs sont toutes en prétention d’obtenir. Mais rassure-toi. Pour nous toutes, le chemin est déjà accompli et je ne tarderai pas à te rejoindre dans les ciels azurés de notre mère patrie.

Le pope s’inclina en une sincère révérence devant le cercueil qui se recouvrait de cette terre brun rouge du sang de millions de sacrifiés.

Malgré son jeune âge, tout au plus entamait-il la trentaine de printemps, il était de ceux qui connaissait l’histoire de celle qu’il accompagnait vers cet au-delà tant rejeté par les autorités communistes de leur époque.

« Le temps érode l’œuvre des hommes, songea la vieille femme en réajustant sa chasuble sur son costume médaillé à outrance. Bientôt, ce sera mon tour de rejoindre l’amnésie de ce temps ingrat. Mais avant tout, Aleksandra, j’aurai tout fait pour que ton souvenir et celles des nôtres persistent le plus longtemps sur cette terre de souffrance. »

— Madame, souffla avec respect le pope à son passage tandis que les quelques témoins s’éparpillaient vers la sortie du cimetière Troïekourovskoïe, je vous prie de recevoir toute mon affection et celle de mes proches.

— Je vous remercie, mon père mais…

La vieille dame étonnée de cette empathie allait interroger ce jeune pope sur les motivations inhérentes à cette remarque lorsqu’il anticipa sa question.

— Cela fait plus de soixante ans mais sachez que si je suis à vos côtés en ce funeste jour, c’est en grande partie grâce à vous et vos sœurs. Mon père a eu l’insigne honneur, enfant, de croiser votre route. Pour lui, vous étiez à ses yeux d’enfant et plus tard d’adulte comme les anges protecteurs des pauvres humains au sol.

Ses yeux devinrent soudain humides.

— Vous êtes ce que le divin accorde aux pêcheurs dans sa grande miséricorde lorsque ceux-ci s’égarent dans la démesure et l’ambition du mal. Vous êtes le bouclier et l’épée.

Jamais la vieille femme crut à son âge si avancé connaître encore le rouge monter à ses joues. Elle versa à nouveau une larme.

— Nos efforts n’auront pas été vains puisqu’ils persistent encore dans les mémoires.

Elle lui prit sa main et la glissa entre les siennes, emmitouflées.

— Mon âge est tel que je ne peux me permettre de remettre à plus tard ce que je vais faire tantôt, mon père. Et votre démarche me conforte dans ma décision. Encore merci pour votre sollicitude.

Sur ces quelques paroles, la femme effectua un demi-tour plus agile que ne le laissait espérer son grand âge. Elle emprunta l’allée principale parsemée de tombes, les unes récentes, les autres bien plus anciennes mais contemporaines de la moitié du siècle dernier, couvertes de lichens et mousses par les intempéries et que personne ne venait plus nettoyer. Et pour cause…

Une jeune fille, taille et silhouette élancée la rejoint par le côté de l’allée. Il s’agissait de Natacha, sa petite-fille, restée bien discrètement derrière une tombe pour suivre l’inhumation.

— Ça va, grand-mère ? s’enquit-elle. Elle lui prit le bas gauche dans le sien pour lui éviter de trop souffrir de sa boiterie de hanche.

— Ça va, ma petite-fille. Aussi bien qu’une mamie dans mon état puisse se porter.

— Maman et papa t’attendent à la sortie du cimetière. Ils s’inquiétaient de te laisser seule en pareil moment.

— C’est moi qui leur ai demandé. Tu le sais bien. Ne joue pas l’ingénue, Natacha ! Pas avec ta vieille grand-mère, sourit-elle.

Une bulle de chewing-gum échappa de la bouche de la toute jeune adolescente pour finalement éclater avec nonchalance.

— Je leur ai fait la leçon et ai décidé de te rejoindre malgré leurs vindictes.

La vieille femme secoua avec affection la tête et lui passa sa main fripée sur sa joue si douce.

— Ta mamie en a vu bien d’autres, tu sais. Je m’en suis sorti comme une grande, ironisa-t-elle.

— Justement, rétorqua sa petite fille, tu en as trop vu. Et trop fait. Surtout ces derniers temps après toutes ces démarches auprès de ces abrutis du ministère.

— Des abrutis qui ont entendu le sens de ma démarche, tout de même ma petite. Comme quoi, tu ne dois pas perdre espoir en l’écoute de ton prochain. Quand bien même qu’il s’agirait de fonctionnaires du ministère.

— Tu as passé ces cinq dernières années à te battre contre leur inertie.

— Les combats ne se gagnent pas en un jour. J’en ai l’amère et cruelle expérience. Mais aujourd’hui, le jour de la disparition d’Aleksandra, m’est donnée l’occasion de remédier à l’injustice de la mémoire. À ce propos, vous me déposez à la station de métro Kountsevskaïa ?

La jeune fille s’écarta pour mieux nourrir un regard outrancier à sa grand-mère.

— J’espère que tu plaisantes là ? Tu crois qu’on va te laisser errer seule dans le métro jusqu’à Kutuzovski Prospekt ? Tu te perdrais en chemin et il faudrait que l’on contacte la police pour te retrouver…

— Mauvaise fille, ironisa la vieille dame en lui ébouriffant sa longue chevelure brune, tandis que les grilles en fer forgé de l’entrée devant laquelle patientaient ses enfants, sous les premiers flocons de la journée, se rapprochaient.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

La voiture passa sous les arches du grand arc de triomphe de l’avenue Kutuzovski.

Les imposantes colonnes d’onyx noir tranchaient avec la blancheur des pierres qui supportaient à leur sommet le lourd char de bronze tiré par six chevaux et conduit par Niké, la déesse de la victoire.

Le parc Pobedy s’annonçait par la gauche.

Le véhicule marqua un arrêt à hauteur d’un contrôle. Le conducteur montra à l’agent un laissez-passer que ce dernier examina avec soin et l’amena à décrocher le téléphone de sa guérite. Une courte conversation terminée par un – Da – de circonstance et la barrière se leva donnant l’accès au parc par l’allée pavée centrale d’ordinaire interdite à toute circulation.

Près d’un kilomètre défila parmi les espaces boisés aménagés de part et d’autre de l’allée sur le mont Poklonnaïa, l’une des plus hautes collines de la ville. La mosquée de Saint-Georges-le-Victorieux sur leur gauche, s’effaça de leur vue pour finalement aboutir face à l’imposant obélisque Pobedy, monolithe de 141,8 mètres représentant les 1418 jours de participation russe à la Seconde Guerre mondiale.

La voiture traversa à vitesse réduite la place centrale pour se garer en face, juste devant l’imposant musée de la Grande Guerre patriotique.

Le conducteur coupa le moteur et se tourna vers sa mère assise à l’arrière aux côtés de Natacha. Sa voix était empreinte d’inquiétude.

— Tu es sûre, maman, de vouloir y aller seule ? Nous pouvons tous t’accompagner, tu sais ?

— C’est une chose que je dois faire seule. Une fois ma tâche achevée, vous pourrez sans problème me rejoindre. Mais comprenez-moi, je ne viens pas ici seule mais avec mes souvenirs. Alors, ne craignez rien, ceux-ci sauront me soutenir jusqu’au bout de ma démarche.

Les deux enfants opinèrent en silence.

Rien ne saurait troubler l’ambition de cette femme.

Celle-ci ouvrit la portière, se leva difficilement de son siège, une fugace grimace traversant ses lèvres, en raison de l’arthrose dévorante de ses hanches. Elle enleva sa chasuble, dévoilant l’entièreté de son costume militaire kaki parsemé de médailles tels l’ordre du Drapeau Rouge et les trois ordres de la Guerre patriotique.

— Natacha, je te prie… dit-elle à l’attention de la jeune fille qui s’empressa de lui passer un mince paquet, un carton sommairement emballé de papier kraft.

Une fois fait, la vieille femme leva les yeux face à l’immense complexe haut de trois étages, virgule de béton et d’acier soutenue et parcourue, toute de sa longueur, par des arches effilées. Un guide vêtu d’un ensemble deux-pièces de couleur sombre patientait devant l’entrée principale.

— Je suis chargé de vous mener auprès de la directrice qui vous attend. Je serai particulièrement honoré de vous prêter mon bras, dit-il en joignant le geste à la parole.

— Alors, allons-y, jeune homme. Menez-moi à bon terme. Mais si cela vous est possible, j’aimerais avant de rencontrer la directrice que vous me fassiez passer par cette salle, fit-elle en pointant du doigt le plan figurant à l’entrée.

 

 

 

 

 

Chapitre 3

 

 

 

L’ascenseur s’ouvrit au premier étage.

Le guide amena, avec la lenteur d’une personne de son âge, son invitée jusqu’à l’immense salle aux murs revêtus de plaques de marbre rouge posées en écailles.

Des vitrines, réparties tout le long, renfermaient des livres empreints des noms des vingt-six millions de victimes de cette guerre contre le mal absolu. Une sculpture de pierre blanche polie trônait au centre. Il y figurait une femme pleurant le cadavre en partie dénudé d’un jeune homme. Mais ce qui attira et subjugua l’attention de la vieille femme fut l’incroyable verrerie qui pendait en des rideaux de larmes du plafond et axée de manière concentrique sur la statue.

— Cette salle est sobrement appelée Salle du souvenir et de la douleur. Les perles de verre qui pendent du plafond sont un hommage aux larmes versées par notre peuple durant la Guerre patriotique.

La femme leva les yeux.

La faible clarté mettait d’autant en avant la lumière qui transperçait les perles. Il sentit le bras de son hôte se raidir tandis qu’elle demeurait les yeux rivés hypnotiquement au plafond. Les traits de son visage étaient figés en une souffrance qu’il ne crut pas voir chez une femme de cet âge. Il respecta ce moment de recueillement qui dura près d’une minute.

— Nous pouvons continuer, jeune homme !

— Alors, rejoignons l’autre ascenseur qui va nous mener au second étage. À la salle du Hall de la Gloire.

Les portes de l’ascenseur situé à l’autre bout de la salle au carrelage en marbre vert et blanc se refermèrent dans un silence feutré. L’ascenseur permettait de s’affranchir des larges escaliers situés de part et d’autre de la salle par ailleurs peu adaptés aux personnes âgées. Une courte montée puis l’ascenseur, parvenu au terme de sa course, livra une salle au bout d’un long couloir visuellement centré par une statue de dix mètres, proclamant debout, la main levée, la victoire et la paix, ce en direction d’une rosace de plafond, toute de verre, brillamment illuminée sur son pourtour par des spots encastrés. Les noms des héros de la Russie soviétique figuraient sur des dalles de marbre foncé réparties sur le pourtour de la salle.

Au pied de la statue, une femme en tailleur, les mains croisées sagement à hauteur du bassin, fixait l’avancée de la vieille dame.

Une fois parvenue à proximité, elle lui offrit un sourire des plus charmeurs que ses pommettes saillantes mettaient en valeur. Elle lui tendit les bras tandis que son subordonné se disposa sur le côté.

— Irina Rakobolskaïa, bienvenue chez vous !

À ces quelques mots, elle se pencha pour lui offrir un baiser sur la joue.

— Merci de votre accueil, madame la directrice.

— Je vous en prie, pas de ça entre nous. Appelez-moi simplement Valentina.

Puis, la femme, repoussant sa longue chevelure brune qui lui tombait sur le front, d’un geste machinal de la main, lui demanda d’un air complice tout autant qu’impatient.

— L’avez-vous avec vous, Irina ?

— Je crois que oui, ironisa la vieille dame, en lui tendant le carton que Natacha lui avait passé et qu’elle avait serré contre sa poitrine tout au long de sa visite.

— Merveilleux, déclara-t-elle en passant la main sur l’emballage kraft avec le respect dû à une sainte relique, nous allons faire du bon travail. Si vous me permettez, je m’absente quelques minutes le temps de voir mes spécialistes et je reviens. Je vous laisse aux bons soins d’Igor, notre guide expérimenté. N’hésitez pas à faire appel à ses services en ma courte absence.

— Ce sera fait si nécessaire, rétorqua sommairement Irina qui, passant ses mains derrière le dos, se mit à parcourir les noms des dalles de marbres.

À cette heure de l’après-midi, le musée connaissait une faible fréquentation. Quelque groupe scolaire venait s’instruire du sanglant passé de leur patrie. Les élèves d’une classe primaire s’éparpillaient tels des oisillons un peu partout dans l’imposante salle malgré les réprobations à basse voix des accompagnants.

Tout d’un coup, tel un diable surgi de sa boîte, Irina fit face à une petite devochka aux yeux pétillants.

— Dis-moi, madame…

Irina fit face à ses genoux douloureux pour se baisser à hauteur de l’enfant.

— Tes médailles, elles sont vraies ou en chocolat ?

— Voyons, Galia, n’as-tu pas honte d’importuner cette dame ? intervint sèchement l’institutrice.

— Calmez-vous, mademoiselle. Il n’y a pas de mal à une telle curiosité.

Puis se tournant vers la fillette aux yeux marron et malicieux.

— Préférerais-tu que mes médailles soient en chocolat ?

— Oui, rétorqua-t-elle fièrement car je pourrais ainsi les manger.

— Galia, comment oses-tu ? intervint l’institutrice en la tirant par la main.

— Ce n’est rien, je vous le répète… rassura Irina en appuyant sa parole de ses mains ouvertes en signe d’approbation.

— Excusez-nous encore, madame, fit l’institutrice en ramenant la brebis égarée au troupeau.

Irina sourit face à une telle fraîcheur et innocence.

Soudain, elle sentit une faiblesse dans ses jambes. Un banc à proximité sut répondre à cette attente de l’âge. Plus de quatre-vingts printemps et voici le crépuscule proche qui s’annonçait…

Irina, empreinte d’une vague de nostalgie qu’elle avait du mal à juguler, fixa son regard sur cette gamine qui, malgré la farouche volonté de cette adulte de la remettre dans les rangs, se retournait vers elle et lui criait sans cesse :

— Tu ne m’as pas répondu… Tu ne m’as pas répondu… Tu ne m’as pas répondu d’une voix qui se perdait dans les souvenirs d’une vie passée et pourtant si présente en son esprit.

 

 

 

 

 

Chapitre 4

 

 

 

— Tu ne m’as pas répondu…

La voix paraissait si lointaine. À peine audible.

Tout d’un coup, quelqu’un la secoua par les épaules. Avec une énergie motivée par une curiosité toute féminine.

— Irina Rakobolskaïa, tu ne m’as pas répondu. Es-tu sourde ou dans la lune ?

La jeune femme, d’à peine vingt-deux ans, revint à la dure réalité.

Durant un bref instant, elle avait laissé son esprit échapper à la conversation légère de sa compagne de voyage, une dénommée Akimova. Une fille originaire du village de Skopindsky. Une fille peu ordinaire. Durant le trajet qui la menait à Saratov, cette fille avait tout le temps de lui faire un rapport détaillé de son passé.

Irina dévisagea cette pipelette, le temps d’émerger de sa rêverie.

Des yeux marron appuyés par de longs sourcils, aussi noir de jais que sa chevelure en casque, un menton agité par des lèvres fines mais incroyablement sollicitées… Voilà pour le physique.

Une brave fille dont la logorrhée était probablement due en grande partie par cette peur intérieure qui suintait de chacun des passagers de ce convoi.

— Je suis désolée, bégaya-t-elle. J’ai eu une courte absence. Tu disais, camarade ?

— Aleksandra, pour toi, car si je ne me trompe, nous nous rendons à la même destination. Et si je ne fais toujours pas erreur, nous serons amenées à nous croiser. Je te demandais si tu laissais un amoureux derrière toi ? dit-elle d’un mince sourire.

— Non, pas du tout !

— Pourtant tu me paraissais ailleurs. Je pensais peut-être aux côtés de ton bien-aimé.

— Hélas, déclara Irina, la gorge serrée au point de manquer de laisser sa voix trembler sous l’émotion, les temps ne sont plus à la bagatelle.

— Mais si, s’enjoua sa compagne de voyage, au contraire ! Il nous faut profiter de chaque instant, chaque occasion. Ces temps obscurs sont une ode aux joies de la vie. Qui sait si demain, dans une heure nous serons de ce monde…

Le silence qui emplissait le wagon étouffait jusqu’à ses mots.

L’odeur âcre de sueur, les relents corporels… tout transpirait la peur, la mort toute proche.

Irina se fit violence pour se ressaisir.

— En fait, si tu veux savoir, je me demandais si je reprendrai mes cours à la fin de la guerre, là où je les ai abandonnés.

— Tes quoi ? éclata de rire Aleksandra.

Irina fit la moue. Penser à ses cours n’avait rien de déshonorant ou de drôle.

— Exactement ! Mes cours ! J’étais en quatrième année de physique 2 à l’université de Moscou. Ces putains de fascistes m’ont obligée à tout laisser derrière moi !

— Houlà ! Je serais toi, je ne me poserais même pas la question. Déjà, il nous faut repousser ces hordes noires et d’après ce qu’en a dit le camarade Staline dans son discours du 3 juillet, ce sera loin d’être chose simple.

— Chut ! moins fort, intima Irina. Il pourrait y avoir des agents du NKVD dans notre compartiment.

— Mignons en ce cas, j’espère, rajouta, toujours boute-en-train, sa voisine.

— Tu es stupide, on te l’a dit ?

— Souvent, oui !

Les deux femmes partirent dans un éclat commun de rire. Des larmes de joie s’échappèrent tandis que la peur, une tension viscérale les tenait au ventre.

— Je me rends compte que je n’ai arrêté de parler depuis que je suis montée à l’arrêt de Riazan et que du coup je ne sais presque rien de toi.

La jeune femme leva les épaules pour marquer son manque d’enthousiasme.

— Rien de bien passionnant. Je suis née à Dankov en 19. Mes parents sont enseignants en physique. Donc très tôt, j’ai baigné dans ce milieu si bien qu’après mon diplôme de secondaire en 38, j’ai intégré l’université d’État de Moscou en physique. Rien de bien passionnant.

— Bien au contraire, s’enthousiasma Aleksandra. La patrie a besoin de tronches comme toi. Qui sais si tu ne vas pas nous dégoter une idée pour botter le cul à ces nazis…

— Je crains bien que ce soit moi qui me fasse botter les fesses, ria, lèvres serrées Irina. Je ne suis pas très discipline militaire.

— En ce cas, on sera deux.

Tout d’un coup, le convoi freina.

Les affaires disposées en hauteur par les passagers s’éparpillèrent dans l’ensemble de la cabine sous les jurons de leurs propriétaires.

— Que se passe-t-il ? On n’est pas encore arrivé ?

Les deux femmes voulurent jeter un œil par la fenêtre de leur wagon.

Des jets de vapeur leur masquaient l’extérieur. Un attroupement d’hommes armés montait la garde devant le wagon précédent.

Des cris s’en échappèrent, accompagnés de bruits de courses et de bottes.

— Je crois apercevoir des miliciens ! Tiens là, chuchota Aleksandra, on dirait un commissaire politique.

De nouveaux cris, des heurts puis soudain le calme. Deux hommes sortaient du wagon, durement secoués par des miliciens.

— Ce sont des militaires. Punaise, quel âge ont-ils ? À peine 16 ans.

Les deux hommes, plutôt des enfants sortis à peine de la puberté dans des costumes bien trop grands pour leur gabarit, se firent amener sans ménagement, loin des regards des passagers. Le commissaire politique, un homme de courte carrure et au visage ingrat fit signe de son pistolet-mitrailleur, un PPSh-41, arme qui le rendait ridicule par sa disproportion, au conducteur de la motrice de remettre la vapeur. Ce qui prit pas loin d’une minute.

— Tu crois que ce sont des déserteurs ? Ils avaient l’air bien jeunes pour intégrer l’armée.

— Le camarade Staline a dit que la patrie avait besoin de chacun de nous dans la Guerre patriotique.

— Et que crois-tu que ces jeunes vont devenir ?

— Je pense qu’ils vont se faire admonester. Une bonne leçon à la manière soviétique puis…

Deux tirs en rafale coupèrent brutalement la discussion. L’ensemble des passagers se figea dans une muette terreur.

Les deux femmes échangeaient des regards incrédules.

Aucune d’elles ne voulut tourner la tête vers la fenêtre. Ce n’est que lorsque Aleksandra sortit de sa torpeur que le convoi redémarra dans un nuage de vapeur masquant le paysage. Durant le reste du trajet, elles n’échangèrent plus le moindre mot. La mort cheminait désormais aux côtés de tous.

 

 

 

 

 

Chapitre 5

 

 

 

Marina Raskova sortit un carré de tissu blanc qui faisait office de mouchoir de la poche avant de sa combinaison d’aviatrice. Elle s’essuya avec le plus de discrétion possible la sueur qui perlait de son front. Elle avait son ounchanka d’hiver sur les genoux en raison de la moiteur étouffante de l’antichambre où elle patientait depuis près de deux heures.

Voici bientôt quatre mois que le pays était à feu et à sang.

L’armée russe connaissait les pires revers au point même que le leader suprême n’en faisait plus mystère auprès de ses généraux à cran.

Plus d’un million de kilomètres carrés perdus en ce mois d’octobre 1941, des centaines de milliers de soldats prisonniers, des milliers de chars et d’avions détruits, les Allemands aux portes de Moscou… La situation devenait incontrôlable et voilà que le haut commandement des forces armées faisait la fine bouche en refusant les candidates désireuses d’intégrer l’armée de l’air, par ailleurs en pleine décomposition. Ces crétins d’officiers arrivistes de la dernière heure n’avaient guère de compétences sur le terrain.

Les efforts de Staline pour écrémer les rangs des officiers et maréchaux de la vieille garde, dans sa paranoïa habituelle voici quatre ans à peine, avaient mis à mal la puissance de l’Armée Rouge. Personne n’avait à l’époque osé contredire le grand maître du Kremlin.

Près de la moitié des officiers avaient été ainsi neutralisés pour reprendre la sémantique colorée de Beria et trois maréchaux sur cinq liquidés, Staline ne gardant que les plus incompétents, notamment Vorochilov. Un tenant inconditionnel de la cavalerie avec les résultats désastreux que l’on connaissait ce jour.

C’est ainsi que la guerre était conduite par des officiers bureaucrates désireux de plaire à leur maître et dont l’incompétence ne pouvait plus être mise en doute en ces temps de guerre. Elle se savait en partie complice de cette situation dans la mesure où elle appartenait au système. Elle avait intégré le Commissariat du Peuple aux Affaires étrangères, le NKVD, courant 1939 par pure idéologie. Elle souhaitait en tant que femme russe faire valoir la place de celle-ci dans la sécurité de cet état humaniste qui promettait de voir le jour.

Dans une optique toute pareille, elle avait établi le record féminin de vol sur longue distance en reliant Moscou et Komsomolsk en 1938, après avoir été à l’âge de vingt et un ans la première femme navigatrice. Un vol qui lui avait valu, en raison des conditions météo épouvantables, de s’éjecter de son poste de navigatrice, afin d’avoir la vie sauve en raison du crash qui s’annonçait par manque d’essence, pour passer ensuite une dizaine de jours à errer dans la neige avant de retrouver son avion posé par ses coéquipières pilotes Polina Osipenko et Valentina Grizodubova.

Jamais à son retour à Moscou, alors que la honte d’avoir dû abandonner son équipage la rongeait, elle n’aurait imaginé se voir transfigurer en héros de la nation pour avoir survécu à ce qui était somme toute un cuisant échec.

La propagande stalinienne en avait fait le modèle de la femme russe, tenace et opiniâtre dans l’adversité. Elle s’était vu décerner l’ordre de Lénine et l’Étoile d’Or la propulsant au titre de Héros de l’Union soviétique avec les honneurs et obligations inhérentes à ces distinctions.

Si ces distinctions lui avaient par la suite grandement simplifié la vie, notamment à l’académie de l’air où, à ses débuts, elle dut affronter le scepticisme du personnel masculin, elles s’étaient avérées un insidieux poison car elles l’avaient rapproché des hautes sphères du pouvoir au point de rencontrer Staline à plusieurs reprises et, par le fait, d’apprendre la réelle nature politique et répressive du NKVD.

Ainsi, ses illusions idéologiques s’étaient évaporées lorsqu’elle apprit, par une indiscrétion, le massacre de l’élite polonaise par le NKVD au printemps dernier, à la forêt de Katyn. Elle avait, du coup, songé à quitter ses fonctions au sein de la police répressive mais cela aurait signifié un flagrant désaveu des autorités politiques. Et pour elle, un aller simple au goulag.

Mais aujourd’hui que la Russie était menacée, son instinct patriotique prenait le dessus sur ses scrupules. Et c’est pour lutter à nouveau contre la sottise des officiers du ministère des Armées qu’elle avait, de toute urgence, demandé une entrevue au camarade Staline.

En effet, ces derniers mois, elle recevait de nombreuses lettres de femmes pilotes désireuses de monter au front et banalement affectées à des tâches subalternes. Agir aussi stupidement, c’était se priver de troupes motivées en une période où l’aviation était au plus mal.

Elle révisa mentalement ses arguments afin d’être, comme le souhaitait Staline, aussi précise que concise. Il détestait les ânonnements et hésitations.

Oh, bien sûr, le plus souvent, il se taisait, préférant écouter pour mieux jauger son interlocuteur.

Seuls les tressautements de sa moustache trahissaient ses intentions secrètes. Marina se doutait qu’elle était la seule à avoir remarqué ce troublant détail. Il fallait un esprit féminin pour analyser ces mimiques automatiques et tellement parlantes chez les hommes de pouvoir. Son discours lui paraissait au point. Des phrases courtes, peu structurées, éveillaient davantage l’intérêt chez cet ancien séminariste que les emphases ampoulées.

— Camarade Raskova, dit soudain le garde à l’entrée de l’antichambre. Cela va être à vous !

Marina fut étonnée de sa démarche dans la mesure où ce jeune garde au costume tabac du NKVD ne parut en rien informé d’une telle requête. Mais elle réalisa la discussion assez enflammée sur le seuil du bureau entre ce qui paraissait être le commandant Joukov et, d’après l’accent épais, géorgien, Staline.

« Vos commandants de front n’ont pas une expérience suffisante dans la conduite des opérations militaires et, manifestement, plusieurs sont déroutés. Le Politburo vous nomme commandant du front de réserve pour la défense de la capitale. Soyez ferme et sans pitié ! Les troupes du NKVD se chargeront d’appliquer l’ordre 270 », déclara ce dernier.

« Bien ! » répondit sommairement Joukov qui entamait sans le savoir un rôle, qui le suivrait jusqu’à la victoire, de pompier de service, envoyé sur toutes les lignes de front prêtes à céder.

Un bruit de bottes qui s’éloignait puis le silence.

La porte s’ouvrit sur Alexandre Poskrebychev, le chef de cabinet de Staline.

Petit, chauve avec des cheveux roux en touffe, mais très méticuleux et doté d’une bonne mémoire, il était l’agenda humain adéquat pour un homme désireux de tenir à lui seul les rênes du pouvoir et de plus le thermomètre de l’humeur de Staline.

— Camarade Raskova. C’est à vous mais préparez-vous à déguster !

Marina sentit sa langue devenir de plomb.

 

 

 

 

 

Chapitre 6

 

 

 

Le bureau du leader soviétique se situait au bout d’un couloir lumineux et délimité à son entrée par deux colonnes romanes toutes deux en marbre clair à l’instar des carreaux du sol. Un long tapis rouge menait depuis l’antichambre à un espace ouvert, structuré en une salle commune et une salle à manger, toutes deux de style géorgien avec des meubles en acajou qui privilégiaient le confortable à l’esthétique.

Poskrebychev lui ouvrait la route, avec sa démarche en canard qui lui valait de tous les proches de Staline des remarques moqueuses que peu d’entre eux, hormis Beria, n’osaient ouvertement manifester. Et à propos de ce dernier, Marina le vit, appuyé l’air soucieux, à un coin de la table de l’espace commun.

Le secrétaire de Staline passa devant lui sans le saluer. Sans doute était-il déjà présent à la réunion avec Joukov.

Marina, suivant d’à peine deux mètres Poskrebychev, se demanda si elle devait le saluer, quitte à interrompre le fil de ses pensées.

L’homme de main de Staline était redouté de tous. Marina mettait un point d’honneur, à chacune – par chance – de ses rares entrevues à afficher un air ferme et décidé. Pour elle, une femme russe valait bien un homme, si ce n’est deux dès lors qu’elle était non seulement capable de se battre aussi bien mais d’enfanter de futurs combattants. Encore que comme toute femme et mère censée, elle eût préféré mettre au monde de bons petits Soviétiques œuvrant pour le bien de l’humanité.

Seul son enfant, fruit de cette désastreuse union avec Sergeï Raskov, lui avait permis d’apporter sa modeste contribution, en partie à cause de sa propre ambition. Elle passa silencieusement sur le flanc gauche de Beria, optant pour un silence de circonstance.

— Bonjour, camarade Raskova, dit-il s’en prendre même la peine de se retourner.

Bon sang, il a des yeux derrière la tête, ce démon… songea-t-elle en lui rétorquant un bref « Camarade Beria… »

Poskrebychev ouvrit la porte du cabinet sans prendre la peine d’annoncer sa venue puis, se disposant sur le côté, invita d’un revers du bras, l’aviatrice à entrer. Une fois fait, il referma la porte pour se disposer sur le côté droit de son maître.

Le maître du Kremlin tournait le dos à la porte.

Vêtu de sa traditionnelle veste couleur mastic, tirée tout droit des uniformes de l’armée impériale, à l’exception du col rabattu plus confortable selon ses propres propos que le droit, il fumait la pipe dans un fauteuil empire. À ce qu’elle put en percevoir, il portait toujours le même style de pantalon fourré dans des bottes de travailleur. Une tenue volontairement modeste et ô combien trompeusement sereine.

Son secrétaire se pencha vers lui pour annoncer sa venue mais Staline l’interrompit sèchement.

— Me penses-tu, Sacha, sénile au point de ne pas me souvenir de mon hôte ?

Sacha était le prénom que Staline utilisait pour son secrétaire, trouvant son patronyme bien trop long. Nul n’en connaissait l’origine mais ce surnom était la preuve d’une relative affection.

Marina saisit l’opportunité et le gratifia d’un « Camarade Staline », prononcé distinctement et avec l’assurance qu’elle portait dans son projet.

Staline tourna son fauteuil dans sa direction en se levant en partie pour ce faire.

— La seule agréable vision qu’il me sera donnée de cette journée de merde, s’exclama-t-il gaillard, après un bref regard à son encontre avant de plonger dans la lecture peu satisfaisante, a priori, d’un rapport.

L’aviatrice saisit la perche tendue. Elle était toujours la première à discerner le bon moment, celui situé au carrefour des possibles. Une intuition toute féminine qui aurait bien valu aux femmes d’accéder aux plus hautes fonctions de l’État.

— Peut-être, camarade, que ta journée ne sera pas en fin de compte aussi pourrie que tu le prétends.

Staline leva les yeux en sa direction, intrigué. Il tira une bouffée de sa pipe.

— Vas-y !

Marina s’humecta discrètement les lèvres. Ne pas commencer par une analyse négative de la situation mais mettre en avant les points positifs.

— Camarade, je viens t’amener trois régiments de pilotes.

Staline se leva brutalement de sa chaise, les mains appuyées au bureau.

Il tourna la tête vers son secrétaire qui se mit à blanchir. Ses lèvres ne purent que s’entrouvrir sous la peur qui l’envahit. Il souhaitait dire qu’il ne savait rien de cette plaisanterie.

— Camarade, reprit l’aviatrice, je suis tout à fait sérieuse. Je reçois depuis le début du conflit nombre de lettres de femmes désireuses de monter au front en tant que pilotes. La plupart d’entre elles ont appris à piloter dans nos aéro-clubs. Il ne leur faudrait que peu de formation pour pouvoir les intégrer à notre glorieuse armée de l’air. Or, le haut commandement les assigne à des tâches où leurs talents ne sont mis en valeur.

— Glorieuse armée de mon cul ! cracha Staline. Timochenko avait raison de s’inquiéter dès 39 de notre impréparation en matière stratégique. Nous avions la technique mais pas une vue d’ensemble. Au final notre aviation est à la traîne tandis que celle de Goring nous talonne au cul.

— Alors, camarade, je dispose de plus de deux cents volontaires prêtes à en découdre avec cette peste noire. Et nous n’avons pas plus peur de la mort que les hommes…

La moustache de Staline connut un léger mouvement synonyme de doute.

Marina le perçut et rebondit aussitôt.

— Après avoir supporté l’homme russe, plus rien ne nous fait peur, ironisa-t-elle.

Staline afficha un discret sourire.

— Combien de temps te faut-il ?

— En général, l’entraînement dure trois ans. Mais si tu me laisses les coudées franches, je te les formerai en six mois !

— Trois, pas plus !

L’aviatrice réprima un sursaut. Trois mois, c’était purement impossible.

Manier un planeur était une chose, piloter des avions de chasse ou un bombardier, une autre. Et opter pour une formation de six mois, c’était déjà faire preuve d’une ambition démesurée.

— Trois moins, donc ! répliqua-t-elle, le cœur proche de la nausée tellement la tâche lui semblait impossible.

— Et quels avions utiliseras-tu pour leur formation ?

— De vieux Polikarpov. Des Po2 !

— Autre bonne nouvelle, car je n’aurais rien eu d’autre à te proposer. Tous nos Iliouchine, s’ils n’ont pas été détruits au sol au moment de l’invasion, se font descendre en plein ciel par la Luftwaffe.

Staline se tourna vers son secrétaire.

— Sacha, avertit la Stavka, les maréchaux Vorochilov, Boudienny et soyons pour une fois, diplomate, même l’amiral Kouznetsov que notre aviatrice bien-aimée va nous permettre de souffler un peu. Et peut-être même…

Marina fut stupéfaite de l’intensité du regard que lui portait Staline. Elle y lut une détresse profonde qu’elle ressentit avec le cœur d’une femme. Elle saisissait, en cet instant, la situation réelle de leur patrie. Elle se mit au garde-à-vous, faisant claquer ses bottes usées. L’entretien était achevé.

Poskrebychev allait lui ouvrir la porte lorsque Staline lui barra la route de son bras droit, tout en se levant et tirant une nouvelle fois sur sa pipe.

Il repoussa fermement son secrétaire et rejoint l’aviatrice stupéfaite d’une telle marque d’attention. Arrivé à sa hauteur, il plongea à nouveau son regard dans le sien. Marina le soutint avec fermeté. Quelques secondes passèrent ainsi dans un silence qui valait tous les mots.

— Étonne-nous une fois de plus, camarade. Montre à ces salopards ce que nos zhenshchiny ont dans les tripes. Que la nation soviétique est unie dans un combat qu’ils sont destinés à perdre !

Marina ne put que brièvement opiner du chef. Aucune répartie s’avérait utile.

Après quoi, Staline en personne lui ouvrit la porte. Marina passa devant lui avec la fierté d’une tâche impossible reposant sur ses épaules. Impossible pour toute personne mais pas pour une femme russe.

— Va, camarade ! La nation est derrière toi, lâcha Staline devant le garde du NKVD médusé, tout autant qu’intérieurement aigri, d’avoir échappé à un fait d’une importance capitale dont l’avenir lui confirmerait la nature.

 

 

 

 

 

Chapitre 7

 

 

 

L’aviatrice empruntait les couloirs qui reliaient le bunker de Staline au Kremlin.

Situé à la partie orientale de Moscou, en raison de l’arrivée de l’ennemi aux faubourgs de la capitale, la structure aux murs en béton de huit mètres d’épaisseur s’abritait sous un immense complexe sportif.

Une route de près de dix-sept kilomètres depuis le Kremlin le positionnait à proximité de trois aérodromes militaires. Une précaution bien utile pour évacuer les cadres du régime au cas où la ville viendrait à tomber.

Le rouleau compresseur nazi avait obligé l’armée à mobiliser tous les citoyens, vieillards, femmes et enfants à construire une ligne de défense, des fossés antichars à l’ouest de Moscou renforcée par quatre-vingt-dix mille hommes, mais en nombre hélas bien insuffisant sur la ligne de Mozhaisk.

Aussi, le leader suprême avait-il ordonné le transfert du parti communiste, des ministères civils et l’état-major général vers Kuibyshev, à la confluence de la Volga, à près de mille kilomètres de Moscou. C’est dire l’ambiance survoltée qui régnait dans ces couloirs. Tout le monde courait en tous sens, les bras chargés de dossiers, certains poussant des chariots d’archives tandis que d’autres paraissaient, telles des fourmis, se perdre dans un chaos qui les dépassait.

Marina, quant à elle, tranchait avec l’agitation électrique de ces couloirs en arborant une démarche calme, réfléchie. Et pour réfléchir, elle cogitait. Elle se devait de trouver, d’imaginer, voire de créer une méthode révolutionnaire pour raccourcir une formation de pilotes de trois ans à trois mois. Déjà qu’elle avait dû réduire à la plus simple expression nombre de composantes de l’enseignement de pilote telles la mécanique, la télégraphie… Elle avait bien une idée qui lui trottait dans la tête depuis quelque temps mais pour cela il lui faudrait un mécanicien doué.

Et ça, ce n’était pas le dernier des détails…

En effet, la plupart d’entre eux étaient affectés aux lignes de front pour faire des miracles avec des avions que la chasse allemande réduisait à l’état d’épaves. Les chaînes de production fonctionnaient jour et nuit, par tout temps dans des ateliers sans toit, les ouvrières exposées au gel, certaines même tombant mortes de froid afin de pallier les pertes engendrées par cette satanée Luftwaffe.

Ce qui laissait peu d’opportunité à Marina de dénicher un mécano de talent. Et pourtant, la formation accélérée qu’elle comptait donner à ses filles passait par un de ces mécaniciens. Il lui fallait absolument en dénicher un et…

Un nom lui vint à l’esprit. Mais pour cela, il lui faudrait vaincre quelques réticences administratives et cela lui promettait quelques grincements de dents.

 

 

 

 

 

Chapitre 8

 

 

 

— Sergueï !

Le vacarme mécanique des tours à fraiser couvrait la voix pourtant tonitruante du chef d’équipe. Les cheveux d’acier s’effilochaient de futurs moyeux en acier par pelotes entières au point que le sol en terre de l’usine se tapissait d’un revêtement métallique aux reflets chatoyants.

— Sergueï, bon sang, hurla à nouveau en vain le chef d’équipe, les mains en porte-voix.

Rien à faire, pensa-t-il, avec un tel bordel, je vais devoir le chercher.

L’homme de petite stature, mais aux épaules particulièrement larges, descendit la volée de marches métalliques du bureau d’atelier situé en bout d’usine.

Il passa parmi des gerbes d’étincelles des scies industrielles qui débitaient des segments de tôles destinées aux futures hélices d’avion. Il se faufila avec l’agilité d’un chat dans ce labyrinthe de machines-outils sur lesquelles des ouvrières travaillaient plus de quatorze heures par jour dans des conditions particulièrement difficiles.

L’œil critique du camarade Staline les épiait depuis une affiche qui trônait, pendue, en plein milieu des ateliers.

L’IL2 est aussi important pour l’armée Rouge que l’air qu’elle respire et le pain qu’elle mange, avait-il déclaré. Assez flatteur pour tous ceux qui participaient à son élaboration. Cependant, la déclaration reportée dans la Pravda faisait fi de la suite :

J’ordonne qu’à tout prix sa production soit maintenue au plus haut niveau.

Et le prix à payer pour le camarade Staline était suffisamment clair au bout de toutes ces années d’application impitoyable de ses programmes. La mort au bout du peloton, un commissaire politique en tête des fusils, ou pire, la déportation au goulag.

C’est pourquoi il se pressait de rejoindre l’ingénieur pour qu’il réponde au coup de fil qui lui était donné depuis la Place Rouge. Le chef d’équipe trouva son patron penché sur un tour à fraiser à suivre la progression de la contre-pointe sur un acier mis à la disposition de la fabrique. Il ne pouvait s’empêcher de suivre méticuleusement chaque étape de la fabrication de ses précieux jouets, comme s’il ne pouvait lui déléguer ces tâches particulièrement coûteuses en temps.

— Sergueï ! s’exclama-t-il une fois arrivé à sa hauteur. Bon sang, je te hurle après depuis près de cinq minutes.

L’homme de taille moyenne, au visage harmonieux, aux cheveux bruns peignés en arrière, vêtu d’une tunique d’ouvrier, sans distinction aucune pour son rang d’ingénieur, suivait avec minutie le processus d’alésage.

— Je sais, je sais, Nikolas, mais il faut que je voie si l’acier fourni est de qualité suffisante pour…

— Tu as un coup de fil du Kremlin.

Sergueï Iliouchine se redressa d’un coup comme saisi d’effroi !

— Tu as bien compris. Je leur ai dit de patienter mais…

Nikolas aperçut la glotte de son patron tressauter.

— Non, je ne connais pas le motif de l’appel. Simplement l’origine.

Les pires pensées s’agitèrent dans l’esprit aux aguets de l’ingénieur. Ce d’autant plus qu’il avait reçu la veille la visite surprise du commissaire politique chargé de l’application et du suivi de la production.

« Pourtant, ce fils de pute avait l’air satisfait à son départ. »

— Je… j’y vais, bégaya-t-il en laissant sur le champ son contremaître qui le suivit du regard courir comme un dératé jusqu’à son bureau.

 

 

 

 

 

Chapitre 9

 

 

 

Iliouchine, tandis qu’il grimpait les marches deux à deux, se maudissait en son for intérieur, d’avoir inventé un tel avion.

Techniquement, il n’en était pas peu fier.

Un concurrent direct du Stuka, chasseur d’assaut conçu pour résister à la DCA, son petit chef-d’œuvre lui avait valu de la part des fascistes l’honorable surnom de Mort Noire. Son aérodynamisme n’était certes peut-être pas le meilleur en la matière mais son avion permettait à l’équipage d’échapper à une mort certaine en cas de crash contrôlé, contrairement à bien d’autres modèles étrangers, américains, britanniques ou allemands.

Non, ce que son créateur nourrissait comme regrets est justement qu’il soit l’arme adaptée aux forces actuelles aériennes nazies, en faisant ainsi le rempart idéal contre les diables de Göring. Du coup, Staline en personne lui avait mis la pression quant à sa production.

Ainsi, fraîchement exilé à Kouibychev, à la boucle orientale de la Volga, proche des monts Jigouli, suite à l’évacuation de l’Usine d’Aviation d’État numéro 1 moscovite début octobre, soumis aux températures hivernales plus de la moitié de l’année, il sentait peser la lourde main du Comité central chaque fois qu’il voyait son personnel torturé par la fatigue, les rigueurs et la famine.

Il se sentait totalement impuissant face à cette maltraitance d’État. Il pouvait à la rigueur en comprendre les raisons au vu du brasier qui incendiait leur mère patrie mais pas excuser l’étatisation de tels procédés contraires aux progrès sociaux proclamés, haut et fort, par leur doctrine.

Et maintenant que lui réservait ce coup de fil ?

Il parvint, le souffle court, au bout de la volée de marche, à saisir le combiné puis s’annoncer, d’une voix à demi-étranglée :

— IIiouchine à l’appareil.

Un silence de quelques secondes pesa sur la ligne puis une voix lointaine dans un grésillement :

— Un instant, camarade IIiouchine, nous te passons le Kremlin.

Nous y sommes, songea-t-il, un étau à hauteur du ventre, c’est signé cet enfoiré de commissaire politique. J’aurais dû le pousser sous une presse quand j’en avais l’occasion.

« C’est à vous, camarade », annonça la voix à plus d’un millier de kilomètres.

La gorge de l’ingénieur se tapissa d’un goût amer, métallique lorsque des intonations plus douces, assez roulantes lui parvinrent au loin.

— Sergei ? C’est Marina ?

L’ingénieur soupira. Mais au fait de quelle Marina s’agissait-il ?

— Marina ? lança-t-il d’un ton plus détendu.

— Raskova ! Marina Raskova, l’aviatrice !

Un large sourire éclaira sa face jusqu’à peu tendue.

Il avait rencontré cette jeune femme en 1939 à une exposition aérienne au cours de laquelle le prototype de son IL2 avait suscité l’intérêt de cette tête brûlée et éveillé pour sa part un intérêt tout aussi certain pour sa personne.

— Camarade Raskova ! Quel plaisir de t’entendre !

Un bref silence, le temps pour lui d’envisager les raisons d’un tel appel de la part d’une favorite du système.

— Et que me vaut l’honneur de t’entendre dans mon coin perdu ?

La qualité de la communication fluctuait au point, parfois, de croire que son interlocutrice parlait depuis le fond d’une bouteille.

— Ton trou perdu, il m’a fallu beaucoup de patience et de charme pour le localiser, criait l’aviatrice, qui de son côté, connaissait les mêmes difficultés de communication. Vous êtes classés sovershenno sekretno1toi et ton usine. Je ne te dis pas les passe-droits qu’il m’a fallu pour t’avoir au bout du fil.

— Et donc ? demanda intrigué Iliouchine.

— J’ai besoin de toi, de tes conseils. Je recherche un mécano de talent.

L’ingénieur mit un temps à répondre. Un mécanicien de talent, il en possédait plusieurs sur site, mais tous indispensables et monopolisés à l’assemblage des moteurs en dernière étape avant montage sur carlingue.

— Eh bien, tous sont pris… commença-t-il pour excuser à l’avance sa réponse négative en la matière.

— C’est pour un projet qui tient au cœur du chef, le coupa sèchement Marina. Sinon, tu penses bien que je ne t’aurais pas ainsi dérangé.

À l’allusion du nom de Staline, Iliouchine dégagea son col de veste soudain trop étroit pour laisser échapper un soupir fort parlant.

— Ha…

— Tu comprends mieux la nature de mon appel, camarade.

— Oui ! Oui ! répéta-t-il nerveusement. En effet, si tu cherches un bon mécano, tu as beaucoup de chance d’en trouver un dans mon équipe.

— Il me le faut au plus tôt. Tu me l’envoies dès ce soir au prochain départ ferroviaire pour Samara.

— Mais… mais… bégaya Iliouchine, un mécano du jour au lendemain comme ça… Laisse-moi au moins le temps de trouver son remplaçant. En plus, tu n’as pas de liaison directe pour Samara. Le train passe au moins à deux cents kilomètres à l’ouest de…

— T’en fais pas ! Le prochain train est détourné pour Samara. Il part ce soir à 21 heures. Sur ordre de notre guide bien aimé Staline, rajouta l’aviatrice qui se doutait bien que leur conversation était sous écoute.

Sergeï saisit bien l’allusion. Il ne lui restait aucune autre échappatoire que l’obéissance aveugle.

— Il en sera fait ainsi pour notre guide et notre très sainte patrie, camarade Raskova. Je descends dans l’atelier aussitôt raccroché et lui fais préparer son baluchon. Je l’accompagnerai en personne à la gare ce soir. Puis-je au moins te demander pourquoi, camarade, si cela n’est pas sujet à discrétion.

— Non, je ne peux rien te dire mais sois certain que ton sens du devoir sera honoré quand tu le découvriras dans la presse. Les femmes russes sont aussi promises à de grands destins au sein de notre glorieuse patrie. Si tomber est permis, se relever est ordonné en ces temps de guerre, conclut Marina en le saluant d’un chantant « Camarade » avant de raccrocher.

Sergeï posa le combiné à son tour, songeur.

Le meilleur des mécanos… autant perdre une jambe et se mettre ensuite à courir le marathon. Et pourtant, il ne lui restait guère de choix. La mort dans l’âme, il descendit chercher l’élu.

 

 

 

 

 

Chapitre 10

 

 

 

L’agent du NKVD cachait mal son impatience.

Ses ordres étaient suffisamment clairs pourtant. Attendre son feu vert pour le départ du prochain train après en avoir vidé les passagers.

Le chef de gare était tout tremblotant face à l’impassibilité du commissaire politique. Celui-ci, mains croisées derrière le dos, surveillait depuis les quais, ses soldats vider les compartiments, manu militari, des passagers en partance pour le nord.

Femmes, enfants, vieillards devaient déguerpir sur le champ s’ils ne voulaient affronter une pluie de crosse de fusil. Une relative panique gagnait les quais soudain saturés et les agents ferroviaires faisaient de leur mieux pour disperser cette foule aux aguets. Mais pas assez au goût de l’agent qui s’approcha du chef de gare, le sourcil rebelle.

— Je vous laisse cinq minutes pour me dégager tout ce beau monde.

— Mais… mais… camarade, où veux-tu que nous les mettions ? articula sous l’emprise de la panique le vieil homme aux épaules courbées par le temps.

— Où tu veux ! Sur les rails, sous ta loco, ou tes chiottes mais je ne veux plus personne dans les environs lorsque le camarade commissaire politique recevra notre hôte.

Le vieil homme cracha un juron à demi étouffé, ce qui valait mieux au vu de la nature belliqueuse des envoyés de la Loubianka.

Quoi qu’il en fût, ses agents purent vider les lieux à temps, les passagers renvoyés aux abords de la gare, sous un crachin des plus glacials.

Le militaire rejoint son supérieur arborant un air satisfait. Sa tâche était terminée. Il s’en alla rejoindre le chef de gare soulagé d’avoir mené à terme sa mission sans plus de violence.

— Camarade ! Dis à ton cheminot de faire chauffer sa locomotive pour un long voyage.

— Comment ça ? Ce train va vers…

— Plus maintenant, le coupa-t-il sèchement. Sa destination est Saratov.

— Saratov… couina le vieil homme. Mais je ne sais si le conducteur aura assez de charbon.

Le commissaire politique afficha un sourire des plus sadiques.

— Assure-toi que ce soit le cas. Sinon on te mettra, toi et tes hommes, dans la chaudière, cela devrait suffire à parvenir à destination.

Le chef de gare disparut sur le champ. Ses vieilles jambes rongées par l’arthrose connaissant une seconde jeunesse avec de telles imprécations.

— Camarade commissaire, se hasarda son agent.

— Oui ?

— Puis-je demander pour qui nous détournons ce train ?

Celui-ci opéra un brusque demi-tour qui surprit le jeune agent.

— Je vois que tu es nouveau dans la Loubianka. Je vais te donner un conseil de vieux roublard. Suis ce dicton qui dit : « Sois savant mais laisse-toi prendre pour un ignorant. » Applique-le chaque jour où tu te lèves et tu éviteras le sort de mon prédécesseur.

L’agent du NKVD jugea judicieux d’appliquer ce sage conseil sur le champ et de s’exempter du sort du prédécesseur en question. Il tourna casaque en saluant son supérieur et partit rejoindre les militaires sécurisant les quais.

Le commissaire politique observa la foule amassée à l’extérieur.

Il voyait les mères blottir leurs enfants tout autant dépenaillés qu’elles, les corps se ramassant les uns contre les autres en un groupe compact afin de garder un peu de chaleur humaine. Ce spectacle eût autrefois blessé son cœur slave mais les temps n’étaient plus à la clémence et à la pitié.

Leurs adversaires n’en connaissaient aucune et lui guère plus depuis que ses frères étaient tombés sous leurs cruelles bottes aux premiers jours de l’invasion. Aussi, qui que ce soit, politique ou militaire, qui ait nécessité son intervention, cela devait être d’un intérêt certain pour la conduite de cette odieuse guerre. Et l’obéissance était un devoir sacré, ce que nombre de ses concitoyens avaient encore du mal à comprendre. Les intérêts supérieurs de la patrie dépassaient les notions individuelles, dans cette lutte à mort contre les fascistes hitlériens.

Soudain, un bruit de moteur au loin.

Son oreille d’ancien professeur de musique reconnut la mécanique mélopée d’une Gorby. La jeep circulait à toute vitesse sur les chemins de terre escarpés avec un passager à son bord.

Le commissaire porta ses jumelles aux yeux.

Il reconnut de suite le visage grimaçant de l’ingénieur Iliouchine. Il trouva assez curieux qu’un homme aussi capital pour la survie du ciel de la patrie parcoure ainsi la route depuis son usine.

Pour quitter ainsi son poste, son passager devait être de première importance. Du coup, il rangea ses jumelles pour héler son agent à l’extérieur qui lui confirma d’un signe du pouce que tout était en ordre, la chaudière de la locomotive crachant sa vapeur à toute-puissance. Puis, il rejoint l’extérieur de la gare où quelques militaires aménageaient, à coup de crosses et de cris, un passage dans le troupeau humain.

La jeep ralentit aux abords de la gare puis se disposa au pied des marches.

Iliouchine descendit en premier suivi par un homme, de haute stature, mince et les yeux rivés sur un bouquin comme si sa vie en dépendait.

Le commissaire politique s’étonna d’une telle nonchalance.

C’est pour un gus pareil qu’on m’a fait détourner ce train à la dernière minute ? pensa-t-il amèrement. Lui qui s’imaginait escorter un ponte du parti ou un militaire de haute et digne prestance. Au lieu de ça, un type qui faisait peine à voir. Un de ceux à tomber en premier sur un champ de bataille. Un inutile en somme.

Il vint toutefois à la rencontre de l’ingénieur qu’il salua martialement.

— Camarade, le train est prêt à partir. Destination Samarov. Qui dois-je escorter ? demanda-t-il, ne pouvant s’empêcher de déprécier du regard cet avorton qui ne leva même pas la tête tellement il semblait captivé par ce foutu bouquin.

— Commissaire, je vous confie Aleksei ! Veillez sur lui comme sur la prunelle de vos yeux ! Le camarade Staline lui porte la plus grande attention. Avez-vous vos ordres ?

Le patronyme de l’homme d’acier lui fit oublier toute critique péjorative.

— Da, camarade ! Je dois accompagner notre camarade à Saratov puis je l’amènerai personnellement…

Le commissaire se coupa dans son élan. La destination devait demeurer secrète.

— … à son terme, conclut-il la bouche sèche d’avoir évité une bévue des plus graves.

— Bien ! Bien !

Iliouchine secoua brièvement la tête en guise d’approbation et tendit un sac rempli à la hâte à son mécano qui s’en empara et gagna le quai sans se défaire de son livre.

Il le regarda monter dans un des wagons désormais vide suivi aussitôt par son cerbère et ses hommes. Marina lui avait demandé le meilleur de ses mécanos et il lui donnait.

Avec toutes ses qualités et ses défauts qu’elle ne tarderait certainement pas rapidement à découvrir. Mais là, ce serait à elle seule de le gérer. Lui avait assez à faire à lui trouver un remplaçant ce qui ne serait chose aisée.

Iliouchine redémarra sa jeep. Il regagnait à toute hâte son usine sous un ciel des plus menaçant.

Un avion passa au loin puis entama un piqué. Il s’agissait d’une de ses créations qui partait pour le front.

Mais en ces temps si particuliers, songea-t-il, qu’est-ce qui n’est pas menaçant ?

 

 

 

 

 

Chapitre 11

 

 

 

Le baraquement puait l’humidité et la misère.

Des fissures dans les murs de planche laissaient entrer un vent des plus glacial.

Des fleurs de moisissures constituaient l’essentiel de la décoration de ce lieu d’abandon que la neige de ces derniers jours, encore accumulée par plaque sur le toit, transformait en igloo.

— Je sais bien, s’exclama Natalia, une grande Ukrainienne brune, au corps élancé et au geste large, que Napoléon disait que la pauvreté, la misère et la privation étaient l’école du bon soldat mais là tout de même…

Elle lâcha son baluchon sur une paillasse faite de planches assemblées par quelques clous rouillés dont certains dépassaient en de hargneuses pointes, et une couche de paille fourrée dans un tissu des plus grossiers. Elle laissa son long corps s’y allonger avec nonchalance tandis que sa voisine dont elle venait à peine de faire connaissance tâchait maladroitement mais avec une touche de naïveté de dépoussiérer son matelas de fortune.

Elle lâcha une salve de toux.

— Fais gaffe qu’il n’y ait pas encore la tuberculose, s’esclaffa Natalia Mekline. Ça ne m’étonnerait pas.

Maria Smirnova était une femme robuste, bien que son apparence frêle eût laissé supposer le contraire.

Issue d’une famille de paysans, elle avait fini à force de persévérance à devenir institutrice dans ce petit village si cher à son cœur, Polioujie. En cet instant, elle se demandait si d’avoir postulé et suivi une formation de pilote dans l’aéro-club de Kalinine ne l’avait pas amené à se retrouver dans ce trou crasseux avec la hâte d’une adolescente.