Les Sœurs Rondoli - Guy de Maupassant - E-Book

Les Sœurs Rondoli E-Book

Guy de Maupassant

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Beschreibung

Les Sœurs Rondoli est le sixième recueil de nouvelles de l'écrivain Guy de Maupassant |1884|.

Guy de Maupassant était un maître de la nouvelle. Cette collection affiche sa diversité vivante, avec des contes qui varient en thème et en ton, allant de la tragédie et de la satire à la comédie et à la farce. Dans un style lucidement direct, il offre un réalisme sans faille et une ironie sceptique. Il dépeint les tromperies, les hypocrisies et les vanités à différents niveaux de la société. La prostitution est décrite avec franchise, tandis que la dureté de la guerre est habilement exposée.
Ses contes ont été télévisés et ont influencé les films, les opéras et la musique rock. Sans illusion mais humain, Maupassant reste notre contemporain.
| Source Introduction par Cedric Watts, M.A., Ph.D. |

Histoires courtes :
Les Sœurs Rondoli
La Patronne
Le Petit Fût
Lui ?
Mon oncle Sosthène
Le mal d’André
Le Pain maudit
Le cas de Madame Luneau
Un Sage
Le Parapluie
Le Verrou
Rencontre
Suicides
Décoré !
Châli

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SOMMMAIRE

RECUEIL |6| - LES SOEURS RONDOLI (1884)

LES SŒURS RONDOLI

LA PATRONNE

LE PETIT FÛT

LUI ?

MON ONCLE SOSTHÈNE

LE MAL D’ANDRÉ

LE PAIN MAUDIT

LE CAS DE MADAME LUNEAU

UN SAGE

LE PARAPLUIE

LE VERROU

RENCONTRE

SUICIDES

DÉCORÉ !

CHÂLI

GUY DE MAUPASSANT

LES SOEURS RONDOLI

RECUEIL |6|

COLLECTION COMPLÈTENOUVELLES

GUY DE MAUPASSANT

Ollendorff 1904

Raanan Editeur

Livre 823 | édition 1

RECUEIL |6| - LES SOEURS RONDOLI (1884)

Les Sœurs Rondoli

La Patronne

Le Petit Fût

Lui ?

Mon oncle Sosthène

Le mal d’André

Le Pain maudit

Le cas de Madame Luneau

Un Sage

Le Parapluie

Le Verrou

Rencontre

Suicides

Décoré !

Châli

LES SŒURS RONDOLI

À Georges de Porto-Riche.

 

I

— Non, dit Pierre Jouvenet, je ne connais pas l’Italie, et pourtant j’ai tenté deux fois d’y pénétrer, mais je me suis trouvé arrêté à la frontière de telle sorte qu’il m’a toujours été impossible de m’avancer plus loin. Et pourtant ces deux tentatives m’ont donné une idée charmante des mœurs de ce beau pays. Il me reste à connaître les villes, les musées, les chefs-d’œuvre dont cette terre est peuplée. J’essayerai de nouveau, au premier jour, de m’aventurer sur ce territoire infranchissable.

Vous ne comprenez pas ? — Je m’explique.  

C’est en 1874, que le désir me vint de voir Venise, Florence, Rome et Naples. Ce goût me prit vers le 15 juin, alors que la sève violente du printemps vous met au cœur des ardeurs de voyage et d’amour.

Je ne suis pas voyageur cependant. Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemins de fer, le sommeil secoué des wagons avec des douleurs dans la tête et des courbatures dans les membres, les réveils éreintés dans cette boîte roulante, cette sensation de crasse sur la peau, ces saletés volantes qui vous poudrent les yeux et le poil, ce parfum de charbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courant d’air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencements pour une partie de plaisir.

Après cette introduction du Rapide, nous avons les tristesses de l’hôtel, du grand hôtel plein de monde et si vide, la chambre inconnue, navrante, le lit suspect. — Je tiens à mon lit plus qu’à tout. Il est le sanctuaire de la vie. On lui livre nue sa chair fatiguée pour qu’il la ranime et la repose dans la blancheur des draps et dans la chaleur des duvets.

C’est là que nous trouvons les plus douces heures de l’existence, les heures d’amour et de sommeil. Le lit est sacré. Il doit être respecté, vénéré par nous, et aimé comme ce que nous avons de meilleur et de plus doux sur la terre.

Je ne puis soulever le drap d’un lit d’hôtel sans un frisson de dégoût. Qu’a-t-on fait là-dedans, l’autre nuit ? Quels gens malpropres, répugnants, ont dormi sur ces matelas ? Et je pense à tous les êtres affreux qu’on coudoie chaque jour, aux vilains bossus, aux chairs bourgeonneuses, aux mains noires qui font songer aux pieds et au reste. Je pense à ceux dont la rencontre vous jette au nez des odeurs écœurantes d’ail ou d’humanité. Je pense aux difformes, aux purulents, aux sueurs des malades, à toutes les laideurs et à toutes les saletés de l’homme.

Tout cela a passé dans ce lit où je vais dormir. J’ai mal au cœur en glissant mon pied dedans.

Et les dîners d’hôtel, les longs dîners de table d’hôte au milieu de toutes ces personnes assommantes ou grotesques ; et les affreux dîners solitaires à la petite table du restaurant en face d’une pauvre bougie coiffée d’un abat-jour !

Et les soirs navrants dans la cité ignorée ! Connaissez-vous rien de plus lamentable que la nuit qui tombe sur une ville étrangère ? On va devant soi au milieu d’un mouvement, d’une agitation qui semblent surprenants comme ceux de songes. On regarde ces figures qu’on n’a jamais vues, qu’on ne reverra jamais, on écoute ces voix parler de choses qui vous sont indifférentes, en une langue qu’on ne comprend même point. On éprouve la sensation de l’être perdu. On a le cœur serré, les jambes molles, l’âme affaissée. On marche comme si on fuyait, on marche pour ne pas rentrer dans l’hôtel où on se trouverait plus perdu encore parce qu’on y est chez soi, dans le chez soi payé de tout le monde, et on finit par tomber sur la chaise d’un café illuminé, dont les dorures et les lumières vous accablent mille fois plus que les ombres de la rue. Alors, devant le bock baveux apporté par un garçon qui court, on se sent si abominablement seul qu’une sorte de folie vous saisit, un besoin de partir, d’aller autre part, n’importe où, pour ne pas rester là, devant cette table de marbre et sous ce lustre éclatant. Et on s’aperçoit soudain qu’on est vraiment et toujours et partout seul au monde, mais que dans les lieux connus, les coudoiements familiers vous donnent seulement l’illusion de la fraternité humaine. C’est en ces heures d’abandon, de noir isolement dans les cités lointaines qu’on pense largement, clairement, et profondément. C’est alors qu’on voit bien toute la vie d’un seul coup d’œil en dehors de l’optique d’espérance éternelle, en dehors de la tromperie des habitudes prises et de l’attente du bonheur toujours rêvé.

C’est en allant loin qu’on comprend bien comme tout est proche et court et vide ; c’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini ; c’est en parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite et sans cesse à peu près pareille.

Oh ! les soirées sombres de marche au hasard par des rues ignorées, je les connais. J’ai plus peur d’elles que de tout.

Aussi comme je ne voulais pour rien partir seul en ce voyage d’Italie, je décidai à m’accompagner mon ami Paul Pavilly.

Vous connaissez Paul. Pour lui, le monde, c’est la vie, c’est la femme. Il y a beaucoup d’hommes de cette race-là. L’existence lui apparaît poétisée, illuminée par la présence des femmes. La terre n’est habitable que parce qu’elles y sont ; le soleil est brillant et chaud parce qu’il les éclaire. L’air est doux à respirer parce qu’il glisse sur leur peau et fait voltiger les courts cheveux de leurs tempes. La lune est charmante parce qu’elle leur donne à rêver et qu’elle prête à l’amour un charme langoureux. Certes, tous les actes de Paul ont les femmes pour mobile ; toutes ses pensées vont vers elles, ainsi que tous ses efforts et toutes ses espérances.

Un poète a flétri cette espèce d’hommes :

 

Je déteste surtout le barde à l’œil humide Qui regarde une étoile en murmurant un nom Et pour qui la nature immense serait vide S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon. Ces gens-là sont charmants qui se donnent la peine, Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers, D’attacher des jupons aux arbres de la plaine Et la cornette blanche au front des coteaux verts. Certe ils n’ont pas compris tes musiques divines, Éternelle nature aux frémissantes voix, Ceux qui ne vont pas seuls par les creuses ravines, Et rêvent d’une femme au bruit que font les bois !

 

Quand je parlai à Paul de l’Italie, il refusa d’abord absolument de quitter Paris, mais je me mis à lui raconter des aventures de voyage, je lui dis comme les Italiennes passent pour charmantes ; je lui fis espérer des plaisirs raffinés, à Naples, grâce à une recommandation que j’avais pour un certain signore Michel Amoroso dont les relations sont fort utiles aux voyageurs, et il se laissa tenter.

 

II

Nous prîmes le Rapide un jeudi soir, le 26 juin. On ne va guère dans le midi à cette époque ; nous étions seuls dans le wagon, et de mauvaise humeur tous les deux, ennuyés de quitter Paris, déplorant d’avoir cédé à cette idée de voyage, regrettant Marly si frais, la Seine si belle, les berges si douces, les bonnes journées de flâne dans une barque, les bonnes soirées de somnolence sur la rive, en attendant la nuit qui tombe.

Paul se cala dans son coin, et déclara, dès que le train se fût mis en route : « C’est stupide d’aller là-bas. »

Comme il était trop tard pour qu’il changeât d’avis, je répliquai : « Il ne fallait pas venir. »

Il ne répondit point. Mais une envie de rire me prit en le regardant tant il avait l’air furieux. Il ressemble certainement à un écureuil. Chacun de nous garde dans les traits, sous la ligne humaine, un type d’animal, comme la marque de sa race primitive. Combien de gens ont des gueules de bulldog, des têtes de bouc, de lapin, de renard, de cheval, de bœuf ! Paul est un écureuil devenu homme. Il a les yeux vifs de cette bête, son poil roux, son nez pointu, son corps petit, fin, souple et remuant, et puis une ressemblance dans l’allure générale. Que sais-je ? une similitude de gestes, de mouvements, de tenue qu’on dirait être du souvenir.  

Enfin nous nous endormîmes tous les deux de ce sommeil bruissant de chemin de fer que coupent d’horribles crampes dans les bras et dans le cou et les arrêts brusques du train.

Le réveil eut lieu comme nous filions le long du Rhône. Et bientôt le cri continu des cigales entrant par la portière, ce cri qui semble la voix de la terre chaude, le chant de la Provence, nous jeta dans la figure, dans la poitrine, dans l’âme, la gaie sensation du Midi, la saveur du sol brûlé, de la patrie pierreuse et claire de l’olivier trapu au feuillage vert de gris.

Comme le train s’arrêtait encore, un employé se mit à courir le long du convoi en lançant un Valence sonore, un vrai Valence, avec l’accent, avec tout l’accent, un Valence enfin qui nous fit passer de nouveau dans le corps ce goût de Provence que nous avait déjà donné la note grinçante des cigales.

Jusqu’à Marseille, rien de nouveau.

Nous descendîmes au buffet pour déjeuner.

Quand nous remontâmes dans notre wagon, une femme y était installée.

Paul me jeta un coup d’œil ravi ; et, d’un geste machinal il frisa sa courte moustache, puis, soulevant un peu sa coiffure, il glissa, comme un peigne, ses cinq doigts ouverts dans ses cheveux fort dérangés par cette nuit de voyage. Puis il s’assit en face de l’inconnue.

Chaque fois que je me trouve, soit en route, soit dans le monde, devant un visage nouveau, j’ai l’obsession de deviner quelle âme, quelle intelligence, quel caractère se cachent derrière ces traits.

C’était une jeune femme, toute jeune et toute jolie, une fille du Midi assurément. Elle avait des yeux superbes, d’admirables cheveux noirs, ondulés, un peu crêpelés, tellement touffus, vigoureux et longs qu’ils semblaient lourds, qu’ils donnaient rien qu’à les voir la sensation de leur poids sur la tête. Vêtue avec élégance et un certain mauvais goût méridional, elle semblait un peu commune. Les traits réguliers de sa face n’avaient point cette grâce, ce fini des races élégantes, cette délicatesse légère que les fils d’aristocrates reçoivent en naissant et qui est comme la marque héréditaire d’un sang moins épais.

Elle portait des bracelets trop larges pour être en or, des boucles d’oreilles ornées de pierres transparentes trop grosses pour être des diamants ; et elle avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de peuple. On devinait qu’elle devait parler trop fort, crier en toute occasion avec des gestes exubérants.

Le train partit.

Elle demeurait immobile à sa place, les yeux fixés devant elle dans une pose renfrognée de femme furieuse. Elle n’avait pas même jeté un regard sur nous.

Paul se mit à causer avec moi, disant des choses apprêtées pour produire de l’effet, étalant une devanture de conversation pour attirer l’intérêt comme les marchands étalent en montre leurs objets de choix pour éveiller le désir.

Mais elle semblait ne pas entendre.

— « Toulon ! dix minutes d’arrêt ! Buffet ! » cria l’employé.

Paul me fit signe de descendre, et, sitôt sur le quai : « Dis-moi qui ça peut bien être ? »

Je me mis à rire : « Je ne sais pas, moi. Ça m’est bien égal. »

Il était fort allumé : « Elle est rudement jolie et fraîche, la gaillarde. Quels yeux ! Mais elle n’a pas l’air content. Elle doit avoir des embêtements ; elle ne fait attention à rien. »

Je murmurai : « Tu perds tes frais. »  

Mais il se fâcha : « Je ne fais pas de frais, mon cher ; je trouve cette femme très jolie, voilà tout. — Si on pouvait lui parler ? Mais que lui dire ? Voyons tu n’as pas une idée, toi ? Tu ne soupçonnes pas qui ça peut être ? »

— « Ma foi, non. Cependant je pencherais pour une cabotine qui rejoint sa troupe après une fuite amoureuse. »

Il eut l’air froissé, comme si je lui avais dit quelque chose de blessant, et il reprit : « À quoi vois-tu ça ? Moi je lui trouve au contraire l’air très comme il faut. »

Je répondis : « Regarde les bracelets, mon cher, et les boucles d’oreilles, et la toilette. Je ne serais pas étonné non plus que ce fût une danseuse, ou peut-être même une écuyère, mais plutôt une danseuse. Elle a dans toute sa personne quelque chose qui sent le théâtre. »

Cette idée le gênait décidément : « Elle est trop jeune, mon cher, elle a à peine vingt ans. »

— « Mais, mon bon, il y a bien des choses qu’on peut faire avant vingt ans, la danse et la déclamation sont de celles-là, sans compter d’autres encore qu’elle pratique peut-être uniquement. »  

— « Les voyageurs pour l’express de Nice, Vintimille, en voiture ! criait l’employé. »

Il fallait remonter. Notre voisine mangeait une orange. Décidément, elle n’était pas d’allure distinguée. Elle avait son mouchoir sur ses genoux ; et sa manière d’arracher la peau dorée, d’ouvrir la bouche pour saisir les quartiers entre ses lèvres, de cracher les pépins par la portière, révélaient toute une éducation commune d’habitudes et de gestes.

Elle semblait d’ailleurs plus grinchue que jamais, et elle avalait rapidement son fruit avec un air de fureur tout à fait drôle.

Paul la dévorait du regard, cherchant ce qu’il fallait faire pour éveiller son attention, pour remuer sa curiosité. Et il se remit à causer avec moi, donnant jour à une procession d’idées distinguées, citant familièrement des noms connus. Elle ne prenait nullement garde à ses efforts.

On passa Fréjus, Saint-Raphaël. Le train courait dans ce jardin, dans ce paradis des roses, dans ce bois d’orangers et de citronniers épanouis qui portent en même temps leurs bouquets blancs et leurs fruits d’or, dans ce royaume des parfums, dans cette patrie des fleurs, sur ce rivage admirable qui va de Marseille à Gênes.  

C’est en juin qu’il faut suivre cette côte où poussent, libres, sauvages, par les étroits vallons, sur les pentes des collines, toutes les fleurs les plus belles. Et toujours on revoit des roses, des champs, des plaines, des haies, des bosquets de roses. Elles grimpent aux murs, s’ouvrent sur les toits, escaladent les arbres, éclatent dans les feuillages, blanches, rouges, jaunes, petites ou énormes, maigres avec une robe unie et simple, ou charnues, en lourde et brillante toilette.

Et leur souffle puissant, leur souffle continu épaissit l’air, le rend savoureux et alanguissant. Et la senteur plus pénétrante encore des orangers ouverts semble sucrer ce qu’on respire, en faire une friandise pour l’odorat.

La grande côte aux rochers bruns s’étend baignée par la Méditerranée immobile. Le pesant soleil d’été tombe en nappe de feu sur les montagnes, sur les longues berges de sable, sur la mer d’un bleu dur et figé. Le train va toujours, entre dans les tunnels pour traverser les caps, glisse sur les ondulations des collines, passe au-dessus de l’eau sur des corniches droites comme des murs ; et une douce, une vague odeur salée, une odeur d’algues qui sèchent se mêle parfois à la grande et troublante odeur des fleurs.  

Mais Paul ne voyait rien, ne regardait rien, ne sentait rien. La voyageuse avait pris toute son attention.

À Cannes, ayant encore à me parler, il me fit signe de descendre de nouveau.

À peine sortis du wagon, il me prit le bras.

— « Tu sais qu’elle est ravissante. Regarde ses yeux. Et ses cheveux, mon cher, je n’en ai jamais vu de pareils ! »

Je lui dis : « Allons, calme-toi ; ou bien, attaque si tu as des intentions. Elle ne m’a pas l’air imprenable, bien qu’elle paraisse un peu grognon. »

Il reprit : « Est-ce que tu ne pourrais pas lui parler, toi ? Moi, je ne trouve rien. Je suis d’une timidité stupide au début. Je n’ai jamais su aborder une femme dans la rue. Je les suis, je tourne autour, je m’approche, et jamais je ne découvre la phrase nécessaire. Une seule fois j’ai fait une tentative de conversation. Comme je voyais de la façon la plus évidente qu’on attendait mes ouvertures, et comme il fallait absolument dire quelque chose, je balbutiai : « Vous allez bien, madame ? » Elle me rit au nez, et je me suis sauvé. »

Je promis à Paul d’employer toute mon adresse pour amener une conversation, et, lorsque nous eûmes repris nos places, je demandai gracieusement à notre voisine : « Est-ce que la fumée de tabac vous gêne ? Madame. »

Elle répondit : « Non capisco. »

C’était une Italienne ! Une folle envie de rire me saisit. Paul ne sachant pas un mot de cette langue, je devais lui servir d’interprète. J’allais commencer mon rôle. Je prononçai, alors, en italien :

— « Je vous demandais, madame, si la fumée du tabac vous gêne le moins du monde ? »

Elle me jeta d’un air furieux : « Che mi fa ! »

Elle n’avait pas tourné la tête ni levé les yeux sur moi, et je demeurai fort perplexe, ne sachant si je devais prendre ce « qu’est-ce que ça me fait ? » pour une autorisation, pour un refus, pour une vraie marque d’indifférence ou pour un simple : « Laissez-moi tranquille. »

Je repris : « Madame, si l’odeur vous gêne le moins du monde… ? »

Elle répondit alors : « mica » avec une intonation qui équivalait à : « Fichez-moi la paix ! » C’était cependant une permission, et je dis à Paul : « Tu peux fumer. » Il me regardait avec ces yeux étonnés qu’on a quand on cherche à comprendre des gens qui parlent devant vous une langue étrangère. Et il demanda d’un air tout à fait drôle :

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Je lui ai demandé si nous pouvions fumer ?

— Elle ne sait donc pas le français ?

— Pas un mot.

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Qu’elle nous autorisait à faire tout ce qui nous plairait.

Et j’allumai mon cigare.

Paul reprit : « C’est tout ce qu’elle a dit ? »

— Mon cher, si tu avais compté ses paroles, tu aurais remarqué qu’elle en a prononcé juste six, dont deux pour me faire comprendre qu’elle n’entendait pas le français. Il en reste donc quatre. Or, en quatre mots, on ne peut vraiment exprimer une quantité de choses. »

Paul semblait tout à fait malheureux, désappointé, désorienté.

Mais soudain l’Italienne me demanda de ce même ton mécontent qui lui paraissait naturel : « Savez-vous à quelle heure nous arriverons à Gênes ? »

Je répondis : « À onze heures du soir, madame. » Puis, après une minute de silence, je repris : « Nous allons également à Gênes, mon ami et moi, et si nous pouvions, pendant le trajet, vous être bons à quelque chose, croyez que nous en serions très heureux. »

Comme elle ne répondait pas, j’insistai : « Vous êtes seule, et si vous aviez besoin de nos services… » Elle articula un nouveau « mica » si dur que je me tus brusquement.

Paul demanda :

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle a dit qu’elle te trouvait charmant.

Mais il n’était pas en humeur de plaisanterie ; et il me pria sèchement de ne point me moquer de lui. Alors, je traduisis et la question de la jeune femme et ma proposition galante si vertement repoussée.

Il était vraiment agité comme un écureuil en cage. Il dit : « Si nous pouvions savoir à quel hôtel elle descend, nous irions au même. Tâche donc de l’interroger adroitement, de faire naître une nouvelle occasion de lui parler. »

Ce n’était vraiment pas facile et je ne savais qu’inventer, désireux moi-même de faire connaissance avec cette personne difficile.  

On passa Nice, Monaco, Menton, et le train s’arrêta à la frontière pour la visite des bagages.

Bien que j’aie en horreur les gens mal élevés qui déjeunent et dînent dans les wagons, j’allai acheter tout un chargement de provisions pour tenter un effort suprême sur la gourmandise de notre compagne. Je sentais bien que cette fille-là devait être, en temps ordinaire, d’abord aisé. Une contrariété quelconque la rendait irritable, mais il suffisait peut-être d’un rien, d’une envie éveillée, d’un mot, d’une offre bien faite pour la dérider, la décider et la conquérir.

On repartit. Nous étions toujours seuls tous les trois. J’étalai mes vivres sur la banquette, je découpai le poulet, je disposai élégamment les tranches de jambon sur un papier, puis j’arrangeai avec soin tout près de la jeune femme notre dessert : fraises, prunes, cerises, gâteaux et sucreries.

Quant elle vit que nous nous mettions à manger, elle tira à son tour d’un petit sac un morceau de chocolat et deux croissants et elle commença à croquer de ses belles dents aiguës le pain croustillant et la tablette.

Paul me dit à demi-voix :

— Invite-la donc !