Les vagues bleues du Rhin - Joey Heintz - E-Book

Les vagues bleues du Rhin E-Book

Joey Heintz

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Beschreibung

Dix ans après une liaison passionnée, un homme et une femme se retrouvent dans un cadre inattendu : une salle d’audience. Lui, avocat brillant, et elle, journaliste chargée de couvrir le procès de son propre père. Tandis que les souvenirs refont surface, entremêlés aux enjeux cruciaux du présent, les émotions s’exacerbent, se heurtant aux non-dits et aux vérités enfouies. Page après page, "Les vagues bleues du Rhin" vous entraîne dans une romance subtilement construite, depuis l’intensité de ses prémices jusqu’aux complexités du quotidien, révélant des secrets profondément ancrés, capables de tout bouleverser.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Joey Heintz, juriste et co-auteur d’articles juridiques, a trouvé dans une rencontre imprévue l’impulsion nécessaire pour replonger dans les souvenirs de ses années passées. Inspiré par cette rétrospection, il a entrepris de rédiger cet ouvrage, offrant à ses lecteurs un regard intime et réfléchi sur les moments les plus significatifs de sa vie, ceux qui l’ont façonné et marqué.

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Seitenzahl: 213

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Joey Heintz

Les vagues bleues du Rhin

Roman

© Lys Bleu Éditions – Joey Heintz

ISBN : 979-10-422-4792-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon premier amour, pour toujours

Ne pas se contenter d’admirer la fleur, mais observer la racine qui l’a fait croître et s’épanouir.

Marie Jaëll,

Lettre à Catherine Pozzi, 1913

En arrachant de son cœur les racines de toutes ses tendresses, il n’avait pas éprouvé encore cette détresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.

Guy de Maupassant, Pierre et Jean

Il savait qu’elle allait être effrayée, lui répondre, et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits.

Marcel Proust,

À la recherche du temps perdu,

« Du côté de chez Swann »

1

Horizon brumeux où le ciel caresse les cimes verdoyantes des pins au cours de cet été gris, mais florissant. Surprise d’oiseaux enchantés par le silence des confinements passés. Odeur d’humidité vivifiante, vivante. Chants haletants à deux tons. Subtilités tonales avec ses parterres parsemés de tapis feuillus jaunis par la lumière accumulée du soleil qui restitue sa vitalité emmagasinée.

Dans ce paysage commun du vignoble alsacien où mes pas font ressurgir des souvenirs qui sont encore dirigés vers la femme que je ne cesse d’aimer depuis que l’ai rencontrée, je marche en regardant au loin dans le sillon d’une allée menant à une ancienne carrière de gypse où les voies intérieures, bien qu’inconnues, ne m’effrayent plus.

Avant la saison des vendanges, l’impossible futur sans l’être chéri auquel je ne pouvais cesser de penser en avançant, si prégnant et harassant lors de notre rupture il y a dix ans, alimenté par la perspective de ne plus jamais la revoir, s’est dissipé.

Celle qui nourrit encore mon esprit, malgré ce cheminement, a demeuré pourtant si loin de ce que j’espérais pour nous. Pour elle et pour moi. Ces deux parts aimantées assemblées, irrésistiblement et physiquement attirées à leur rencontre, avec force, dont les évolutions séparées auraient dû permettre de se retrouver depuis qu’elles ne sont plus placées sur la fréquence du rejet. Reproches envolés. Rancœur dissipée. Infamie délaissée. Imaginer agir ensemble, et soi-même, en toute liberté. Comme des amants passionnés qui se sont soudés, accrochés et solidifiés pour l’éternité à moins qu’une force irrésistible ne les délie. Car elle est devenue une partie de moi qui plus jamais ne sortira. Son musc est mon souvenir. Sa chaleur, mon réconfort. Sa bouche, une passion enfouie. Son regard guettait ma motivation. Son intelligence a formé ma vision. Ses rares pleurs ont scellé des inquiétudes secrètes. Ce courant magnétique incontrôlable qui attache solidement les âmes dans les êtres avant les vivants entre eux est plus puissant que le courant de la rivière qu’il guide à travers l’influence des pôles. L’amour a dirigé le ruissellement de mes intentions comme l’eau s’est frayée un passage entre les montagnes dans la roche tassée par les millénaires.

Durant la balade du jour, surpassant la mémoire du rituel banal de la désunion, je garde le souvenir heureux des nuits de communion. L’apothéose dans l’union qui s’est concrétisée dans une chambre ou un salon, sur le cuir froid du canapé vert adouci par la couverture d’une nuance de la même famille de couleur, mais légèrement différente, sur le duvet plus chaud et moelleux dans le coin de la maison familiale, sur la table trop haute de la salle à manger, sur la chaise sans dossier devant le piano. Surtout, avant de la toucher, j’aimais la regarder et l’entendre entamer le jeu d’un morceau sur cet instrument destiné à me faire plaisir. La laisser continuer en fondant des tréfonds de l’âme d’admiration devant cette montagne d’amour, du plus haut massif figé par la neige éternelle, en léchant son sommet aussi adroitement que s’envolaient les notes en entendant une douce ballade pendant que ma tête se penchait sur son épaule droite. Puis sentir son souffle qui s’accélérait à mesure que ses doigts pitonnaient avec habileté sur les touches blanches et noires au rythme diminué de sa concentration qui se déportait vers ma bouche. Sa main senestre luttait avant de jouer toute seule. La droite était méthodiquement maintenue sur le clavier par la mienne suspendue juste au-dessus. Son cou devenait recouvert de baisers sur chaque centimètre carré avant la fin du morceau. Ma main gauche enserrait ses hanches. La droite avait remonté son bras, redescendait le long des épaules et de son ventre, caressait désormais l’intérieur de sa cuisse droite sous une robe aux multiples motifs juste relevée. Beethoven s’arrêtait de jouer. Margaux improvisait la suite des notes. Sa main gauche cherchait la meilleure partition pour pianoter de douceur sur mon visage. Nos souffles accéléraient le tempo. On atteignait l’allegro. Beethoven se faisait oublier. La symphonie amoureuse à deux tons le remplaçait. Elle était accordée comme une musique naturelle, passionnelle.

***

Margaux venait de tourner la dernière page du manuscrit entamé par ces mots qui lui avait été déposé dans sa boîte aux lettres le matin même, ou peut-être hier après que son mari l’eut ouverte pour la dernière fois. Elle terminait de lire une histoire. Pas n’importe laquelle. Une succession d’événements qui décrivait sa propre vie, effleurant ses tiraillements intérieurs, ses choix refusés, un amour qu’elle ne pouvait oublier, dont l’auteur était parvenu à trouver les mots qu’elle attendait depuis dix ans et qui, enfin, ont été couchés sur le papier par cet homme profondément enfoui dans sa chair.

La jeune femme, mariée à un autre homme il y a quelques mois, était assise depuis trois heures sur l’un des bancs de la place de l’église Saint-Georges de la ville de Haguenau, dans le nord de l’Alsace, à l’endroit même où elle avait renoué une histoire tourmentée avec l’écrivain de ce manuscrit en l’embrassant des années plus tôt à la tombée de la nuit après une première courte séparation.

Installée devant la fontaine aux abeilles de Neubourg, située à l’extrémité sud du lieu sacré, faisant face aux trois anges sculptés dans le grès rose des Vosges qui regardaient dans la même direction qu’elle et au quatrième qui fixait son regard, dissimulé derrière un arbuste récemment taillé en forme de spirale, Margaux essuya les larmes qui coulaient sur ses joues devenues rose incarnadin depuis la lecture de l’ultime chapitre du livre.

Alors qu’elle tremblait tout à la fois de bonheur immédiat, de désespoirs redoutés, de la peur d’une confusion du passé réel et d’un passé inventé, composés de chagrins liés au temps écoulé et définitivement perdu, la jeune femme se leva. Elle parvint à rassembler son manteau en fresco rouge et son sac à main assorti, vérifiait que son BlackBerry s’y trouvait, avant que ses doigts n’atteignissent le mouchoir recherché au fond du sac déposé en bandoulière pour essuyer ses yeux qui, masqués derrière de larges lunettes de soleil, brillaient aussi puissamment que la réverbération du soleil dans l’eau de la fontaine jaillissante sur laquelle veillaient les quatre anges.

Glissant le manuscrit juste refermé dans la poche garance, prise dans le tourbillon incessant du présent égaré des badineries à en oublier le mari posté sur l’assise partagée, Margaux contourna les blocs de granit de l’Église romane pour de diriger vers le nord de la ville.

L’époux, affalé sur le siège public dans l’ombre que lui procurait un imposant platane crépu, récipiendaire de la promesse d’une part de vie pour le meilleur et pour le pire, feuilletait l’air hagard une revue notariale dans laquelle il venait de publier son premier article professionnel. Il comprit depuis les instants passés avec Margaux sur le banc de cette place que le couple fragile qu’ils avaient difficilement bâti s’était définitivement effondré. L’époux ne cherchait plus à retenir l’épouse, moins encore la femme. Résolu depuis les ultimes heures qui ont marqué des moments d’années de vie conjugale aux atermoiements indécis, il accepta que leur union ne fût pas scellée comme le sont les amours d’une vie. Désemparé, mais soulagé de n’avoir dû prendre aucune décision à laquelle il se refusait – raison pour laquelle celui-là privilégia le notariat à la magistrature –, le mari qui comptait sur les noces pour relancer son couple regarda Margaux se lever, prendre ses effets personnels sans lui adresser le moindre regard, puis fouler les pavés malignement inalignés de la Grand’rue de la ville. La jeune femme avala les mètres à vitesse fulgurante et disparut de sa vue. Au même instant, elle s’éclipsa de sa vie. Margaux ne prêtait guère attention aux vitrines que d’ordinaire ses yeux demeurés enfantins regardaient. Le vent sur les globes oculaires brouillait ses visions immédiates qu’elle contribuait à créer par sa vitesse. Les badauds se retournaient à son passage sans comprendre ce qui poussait une femme à courir aussi vite. Elle ne s’en souciait plus depuis qu’elle avait appris à devenir elle-même, à avancer, et désormais elle fonçait comme une lionne chassant une proie sur la place d’Armes de Haguenau avant d’arriver dans la cour de la Décapole plus faiblement fréquentée. Celle qui cavalait les artères principales de la ville peina à distinguer les jeunes adolescents qui jouaient ou fumaient sur un tourniquet près de l’ancien moulin qu’elle ne voyait pas. Lorsqu’elle quitta l’oasis pavée et frôla la Halle aux houblons aux ouvertures magnifiées par l’architecte Guntz en 1867, Margaux savait que l’immeuble devant lequel elle avait jadis tant hésité à s’arrêter n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres, tout au plus. Elle tentait de ralentir son pouls en même temps que sa cadence. L’immeuble blanc des années 1990, déjà terni par d’apparentes moisissures et la pollution de la bourgade, se dressait désormais face à elle. L’impasse qui permettait d’y accéder lui demandait d’aborder les derniers mètres du parcours serti de vignes grimpantes qui se contorsionnaient sur des tonnelles d’ornement en montant quelques marches. Le grand moment qu’elle espérait était enfin à sa portée.

La jeune femme, dont la fréquence cardiaque ne ralentissait pas lorsqu’elle vit, après avoir ôté ses lunettes filtrantes, le nom tant attendu sur l’interphone situé à gauche du minuscule espace servant de hall d’immeuble, épongea avec son manteau les dernières gouttes de ses yeux. Ces larmes, formées par le reflux diffus de sentiments incontrôlés, tachaient son manteau d’une couleur rouge sang en retombant et en les absorbant.

Margaux espérait que son mari ne l’avait pas suivie et, surtout, qu’il soit chez lui. Non pas que son conjoint fût déjà rentré, mais que l’homme qu’elle imaginait ne plus pouvoir un jour aimer tout en éprouvant des sentiments quotidiens contraires vaquait à des occupations personnelles à son domicile. Son amour.

L’indomptable. L’impossible. Le précédent. Le premier même. Le plus blessant. Le destructeur-créateur, l’ange diabolique pascalien, mais le seul vraiment vivant, celui qui ne tombait pas dans l’oubli. Celui que son propre mari n’était jamais parvenu à combler. Toujours le même, dont ses proches amies disaient qu’il devait appartenir au rang des relégués sans parvenir à s’effacer de son souvenir. De ceux que l’écoulement des âges et des apprentissages peinait à dissiper, et dont l’apparition fulgurante irradiait toute autre réflexion.

Allait-il être présent ? Avait-il refait sa vie avec une autre personne ? Ouvrirait-il les portes ? Ces questions aléatoires traversèrent fugacement l’esprit de Margaux entre le moment où elle appuya sur l’interphone « PARKER » avec son index droit et celui où elle entendit la tonalité de la voix de l’interlocuteur appelé.

Au même moment, au troisième étage de l’immeuble, dans l’appartement moderne qu’il occupait seul depuis huit ans, Louis Parker contemplait la bouteille de vin débouchonnée plus tôt dans la journée, pour l’aérer. La bouteille provenait d’un château qui portait le prénom de son premier amour. Millésime 2011. Prêt à boire après de bonnes années de garde. 2011. Un an après leur rencontre, mais une année avant leur premier baiser. 2011. Deux résultant du néant ou de l’aléa des millénaires qui ne donnaient rien avant l’addition de la rencontre d’une âme avec une autre. Début de la suite de Fibonacci dans le désordre, à l’image de sa vie depuis quelques jours et du grand bousculement des certitudes qui s’effritaient. Un vin à la robe rubis profonde, sensuelle, d’une richesse olfactive équilibrée, mais gourmande, sans excès d’épices ni de chêne neuf. Au nez, un nectar de pleine tenue qui délivrera ses promesses en bouche, espérait-il. Des tanins doux qui ont permis au breuvage de prendre sa rondeur après des années de patience, considérait-il encore.

Il pouvait enfin y goûter. Même s’il avait préparé deux verres, il allait n’en remplir qu’un seul. Elle ne viendra pas. Non, la femme dont il espérait la présence n’avait pas entrepris de reprendre de ses nouvelles. À l’évidence, tous les signes de distanciation, dont le plus puissant, l’indifférence accumulée par le temps, indiquaient que cette femme n’éprouvait plus de sentiment à son égard. Son dernier espoir de partager un moment autour d’un verre s’était envolé ce matin même. Il lui avait demandé de le rejoindre à midi. Elle n’était pas venue. Certes, sa demande était inscrite au bas d’un courriel et le délai était court. Elle devait l’avoir jeté, comme ses missives, redoutait-il. Comme lorsqu’ils étaient amants, il se supposait trop envahissant, à la manière du phylloxéra dans les vignes, un nuisible qui, s’installant, prend de plus en plus d’espace avant de s’approprier toute la place et de détruire petit à petit tout espoir de récolte des raisins qu’il avait atteints.

Louis feignait de trop de servir en vin et en jubilait intérieurement comme souvent lorsqu’il rendait heureuses les situations anodines de l’existence. Ce jeune avocat d’une trentaine d’années avait en réalité appris de ses dégustations passées où arrêter le service, tantôt selon les usages et les conventions des lieux, des convives et des circonstances, parfois selon les capacités de résistance alcoolique des invités qui l’accompagnaient dont selon son propre baromètre, l’une des échelles les plus hautes pouvait entraîner la diction de la vérité de son consommateur juste avant que celui-là ne sombre dans la folie. Il avait goûté aux meilleurs crus français, aux vins européens, aux breuvages du Monde de Dvorak et à ceux du nouveau Nouveau-Monde, mais jamais encore à ce château. Trop symbolique. Inenvisageable. Un vin d’exception qui l’a accompagné dès le début de sa carrière au barreau de Strasbourg auquel il appartenait toujours. Il était pourtant décidé à boire aujourd’hui ce vin particulier en récompense de l’accomplissement de l’un des actes les plus importants de son existence terrestre en livrant ses sentiments qu’il avait appris à connaître par les effets d’une trop longue séparation.

Avant de parvenir à porter le buvant à sa bouche, l’originelle sonnerie stridente de son interphone retentit dans l’appartement. Ce jour-là, Louis n’attendait personne d’autre chez lui que Virginie. Avait-elle enfin compris qu’il avait éperdument évolué ? A-t-elle daigné continuer le chemin désormais apaisé qu’il était en mesure de lui proposer ?

La voix tremblante à l’autre bout du combiné était, sans hésitation possible, une autre que celle qu’il attendait.

Il débloqua la porte d’entrée de l’immeuble sans dire un mot.

La jeune femme entra dans le vestibule minuscule puis, d’un pas régulier plus lent que ses foulées, gravissait les deux premiers paliers sans s’y arrêter. Montant les dernières marches de l’escalier baigné de la lumière du soleil éclatant qui descendait d’une fenêtre de toit légèrement entrouverte, elle fixait Louis posté devant la porte de son appartement.

Il avait eu le temps de remplir le second verre.

Margaux allait se dévoiler, pleinement.

Lorsque leurs regards se croisèrent sur le dernier palier après ces années de patience, plus aucune larme ne coulait. Ni sur les verres ni sur leurs joues.

Elle s’approcha vers celui qui la remplissait d’une émotion nouvelle et, avec une assurance qu’on ne lui connaissait pas, y trempa délicieusement ses lèvres et savoura le plaisir qu’elle avait si longtemps recherché et qui enfin s’ouvrait en elle.

2

Le réveil a sonné plusieurs fois ce matin avant que la lecture de l’empreinte digitale de mon pouce, déverrouillant le téléphone portable vibrant sur le chevet carré suspendu au niveau gauche de la tête de lit, ne l’empêche de retentir à nouveau.

Allongé sur un matelas ferme, recouvert d’une couverture en coton aux motifs de poissons d’eau vive dont seuls sont tracés les épais contours, à la manière de certaines œuvres de Tom Wesselmann ou des esquisses de Rosa Bonheur, je me réveille lentement. Sous une couette bleu outremer, sans épaisseur particulière, j’émerge à l’aube de la troisième matinée de vacances d’été passée dans les bras du Rhin romantique.

Encore bousculées par l’alarme de mon téléphone, mes lourdes paupières portent les stigmates de la soirée festive et dansante organisée la veille sur le bateau, arrosée par un authentique crémant brut nature millésimé d’une maison haut-rhinoise confidentielle pour les néophytes que tous les participants de la croisière, amateurs des breuvages de cette région, ont particulièrement affectionné.

En ce nouveau jour de voyage, à peine éveillé, je ressens le regard posé sur moi par Erwin Sengler, le seul avec lequel je partage la cabine numérodix-neuf du bateau, la dixième à gauche en partant du milieu du navire. Je ne l’ai pas perçu de suite, seulement en me retournant dans mon lit, ayant pris pour habitude de dormir, dans les espaces clos, face contre le mur, dans tous les cas avec les pieds dépassant volontairement des couvertures pour que ces extrémités qui régulent généralement tout mon corps, restent fraîches. Mon ami est debout, sourire en coin des lèvres, les bras bien écartés dont les extrémités empoignent l’épaisse corniche de l’étroit balconnet accessible depuis la baie vitrée de notre cabine.

Lorsqu’il ne me dévisage pas, Erwin dirige son regard vers la poupe du bateau près de laquelle s’est amassé un groupe de canards colverts sauvages, battant becs et ailes pour obtenir les quignons de pain jetés là par des enfants de Rüdesheim, ville allemande où nous avions accosté peu avant l’aube d’après les messages sonores du capitaine.

Ma rencontre avec Erwin remonte à la première rentrée de nos parcours universitaires sur les bancs de la faculté de droit de Strasbourg. Il est devenu au fil des âges mon ami avant d’atteindre le statut précieux d’associé au sein du cabinet d’avocats « Parker & Sengler » que nous avons fondé ensemble il y a quelques années, sans que ce choix professionnel n’ait altéré le statut d’ami qu’il avait initialement acquis.

J’ai pris l’initiative de ce moment de voyage dans le lit du fleuve frontière entre la France et l’Allemagne pour nous permettre de nous éloigner des affaires juridiques et des clients qui occupaient la majeure partie de nos journées judiciaires. À vrai dire, chaque recoin de nos agendas. Nous nous sommes offert ce dépaysement pour nous évader de l’affaire que le cabinet défend pour l’un de ses plus importants clients, la société Daddy. Daddy était une entreprise familiale qui avait fait florès et rayonner le savoir-faire industriel alsacien dans la seconde moitié du XXe siècle. Face à la concurrence étrangère, elle avait toutefois amorcé d’importantes restructurations économiques avec de nombreux plans de départs, d’abord volontaires puis forcés, avant de procéder aux recrutements de nouveaux profils impossibles à satisfaire en interne, les deux situations étant fortement propices à des litiges que notre cabinet était chargé d’anticiper et, à défaut, de régler.

Les bruits venant de l’autre côté de la porte de la cabine laissent imaginer un bateau grouillant de passagers avares de franches embrassades et d’accolades, dans un esprit de camaraderie. Ces gestes d’affection, inexistants au premier soir, se manifestaient seulement parmi certaines classes d’âges habituées à voyager ensemble. Les passagers sont en grande majorité des retraités en quête d’apprentissages insatiablement nouveaux, de découvertes inexplorées et de recherche, de souvenirs enfouis ou regrettés. Leurs sagesse et gentillesse tranchent avec la frénésie tumultueuse et parfois désarçonnant des journées strasbourgeoises passées au cabinet.

Prêt à partir, le navire appareille et adapte sa vitesse toute relative aux courants du Rhin. L’embarcation, d’apparence récente, tant selon les équipements technologiques qu’elle propose, que son état de rouille encore vierge, embaume le nez du café torréfié dégagé par les grains fraîchement broyés sur place qui caresse l’odorat d’Erwin sortant de la chambre. En peu de temps, Erwin avait pris l’habitude d’occuper la salle d’eau vers onze heures, après le petit-déjeuner. Aussi, j’avais décidé de m’y aventurer avant la garnison des estomacs pour rationaliser l’espace clos devant l’insignifiante vasque, que deux êtres, aussi menus soient-ils, ne pouvaient guère occuper.

Je réitère la combinaison des événements rationalisés dans les espaces temps et géographique minimalistes depuis le départ. L’eau brûlante ruisselle sur mon crâne puis perd de sa chaleur en descendant du point supérieur de mon front sur mes joues bombées, caressant mes yeux à peine réveillés au passage et reluit la fine couche d’épiderme de mon corps comme un vernis peut faire briller la peinture d’un tableau. Elle lave les images matinales parfois aussi sales et pénétrantes que la boue vaseuse séchée, accrochée au poil de petits porcelets roses dans laquelle ils sont roulés. La colonne de douche tout juste refermée, je m’habille et me dirige vers la salle à manger à l’aménagement de style rococo.

Après un copieux buffet proposant pain frais, confiture de coings se rapprochant du cotignac de ma jeunesse accompagné d’un café corsé d’où provenaient les effluves ressentis jusque dans la cabine, offrandes mêlées de nouvelles discussions sur le parcours de vie des enfants et petits-enfants des couples attablés dont les récits se développent à partir de photographies que leurs téléphones portables conservaient en mémoire qu’ils exhibent fièrement, je rejoins la cabine embrumée de vapeurs viriles. Erwin, retourné quelques instants sur le balcon au moment où je terminais mon déjeuner, s’est ensuite dirigé sous la douche sans avoir fermé la porte coulissante de la salle d’eau. Lui aussi doit savoir que les mâles regroupés attendent patiemment le moment du dévoilement de la nudité à autrui. Réunis plusieurs jours, ils éprouvent un besoin bestial, une sorte d’instinct animal de montrer ou des regarder un autre apollon sculpté de l’ensemble de ses muscles. Par curiosité, car l’homme contemplé est beau, il l’est du moins aux yeux des personnes qui oscillent entre la protection recherchée et la virilité rarement assumée. Mais encore par comparaison dans cette société de convergence vers l’idéal type, si tant est qu’il puisse être déterminé à la fois de manière objective et figée lorsque, pourtant, les mutations le font entrer par le changement perpétuel et rapide dans la norme de la sapidité contemporaine. L’autre voulait être vu, de son nu, au su d’un autre membre du même sexe qui le jugera. L’approbation masculine, source première de confiance envers l’autre sexe. C’est ce jour-là qu’Erwin choisit de se sentir homme. Il avait perdu en lui l’assurance de la séduction que conféraient les conquêtes multipliées en raison des échecs successifs couplés avec des semestres universitaires aux résultats nettement insuffisants. Sa passion avec la jeune Laura semblait compromise, mais leur histoire pouvait durer tant elle paraissait simple. Se considérait-il en situation de pouvoir et de domination, elle subordonnée. Leurs sentiments, pour l’un de la facilité de la situation et pour l’autre l’attrait de l’interdit, s’étaient transformés avec le temps en agréable réconfort ponctuel de plaisirs charnels attendus et, au demeurant, au moins sur ce plan, satisfaits. Laura était surtout un amour de faculté, de ceux aux tourments des choix de la vie qui confortent ou qui blessent, mais qui marquent dans la plupart des cas.

Les buses aspirantes, enclenchées, mais fatiguées par les touristes qui les avaient énergétiquement utilisées, qu’il convenait de remplacer, mais qui ne le sont visiblement pas, parviennent péniblement à évacuer le voile de buée aromatisée à la poire sauvage du savon surgras biologique au beurre de karité que l’associé vient de se passer sur le corps passé d’intime à quasi-familier.

La douche s’arrête de couler sans que la pièce saturée de testostérone vaporeuse ne désembue. Je m’allonge sur le dos, un coussin recouvrant la tête de lit, coiffe par-dessus et dos contre pour tenter une deuxième lecture de La vie des elfes