Les yeux fermés - Thierry Sandre - E-Book

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Thierry Sandre

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Beschreibung

Qui chante son mal, l’enchante. Où ai-je lu cette phrase ? Je ne sais plus. Et je ne peux pas chercher. Il me faudrait mes yeux de jadis. C’est une de mes tortures. Je m’y suis mal habitué. Jadis, je n’avais pas de meilleure joie : à la moindre défaillance de ma mémoire, au moindre doute, je recourais à mes dictionnaires. J’en avais une assez belle collection, où ma curiosité toujours en éveil trouvait une nourriture généreuse. Ils faisaient le désespoir de ma pauvre maman, parce qu’ils menaçaient d’encombrer la maison. Quels cris d’effroi bien simulé, il m’en souvient avec douceur, quand, vers 1910, je rapportai la dernière édition du Moreri ! Mais quelle volupté, pour un garçon de dix-huit ans, à découvrir Bayle ! Et je mentirais, si je reniais les heures que j’ai passées à feuilleter les divers Larousse, jusqu’au plus modeste. Mes chers dictionnaires ! S’ils ne me suffisaient pas, j’allais à la Bibliothèque Nationale. Mon plaisir, plus profond, commençait sur le seuil de la Salle de Travail. Sitôt entré, je prenais, d’un long regard, possession de la halle immense où la lumière était si faible en décembre et, en juillet, la fraîcheur si savoureuse.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


THIERRY SANDRE

LES YEUX FERMÉS

ROMAN

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385748067

A ÉDOUARD ESTAUNIÉ

I

Qui chante son mal, l’enchante. Où ai-je lu cette phrase ? Je ne sais plus. Et je ne peux pas chercher. Il me faudrait mes yeux de jadis. C’est une de mes tortures. Je m’y suis mal habitué. Jadis, je n’avais pas de meilleure joie : à la moindre défaillance de ma mémoire, au moindre doute, je recourais à mes dictionnaires. J’en avais une assez belle collection, où ma curiosité toujours en éveil trouvait une nourriture généreuse. Ils faisaient le désespoir de ma pauvre maman, parce qu’ils menaçaient d’encombrer la maison. Quels cris d’effroi bien simulé, il m’en souvient avec douceur, quand, vers 1910, je rapportai la dernière édition du Moreri ! Mais quelle volupté, pour un garçon de dix-huit ans, à découvrir Bayle ! Et je mentirais, si je reniais les heures que j’ai passées à feuilleter les divers Larousse, jusqu’au plus modeste. Mes chers dictionnaires ! S’ils ne me suffisaient pas, j’allais à la Bibliothèque Nationale. Mon plaisir, plus profond, commençait sur le seuil de la Salle de Travail. Sitôt entré, je prenais, d’un long regard, possession de la halle immense où la lumière était si faible en décembre et, en juillet, la fraîcheur si savoureuse. Tables, fauteuils, pupitres pliants, le bureau des bibliothécaires au fond et l’allée qui conduit vers eux, étudiants et vieillards penchés en vis-à-vis sur leurs papiers et leurs livres, un gardien qui remet à sa place un tome de La Grande Encyclopédie mal rangé, les casiers des catalogues en fiches, le coin de la Réserve, celui des périodiques, je revois tout. Il paraît que, depuis la guerre, on a donné aux travailleurs l’éclairage électrique ; ainsi leur est-il permis de travailler plus longtemps en hiver et sans se fatiguer les yeux. Si seulement je pouvais craindre encore de me fatiguer les yeux ! Mais je ne peux plus aller à la Bibliothèque Nationale : je ne sors plus de chez moi, si quelqu’un ne m’accompagne. Je n’ouvre plus moi-même un dictionnaire. Telle est ma noire servitude : je suis aveugle. Et qui me dira, ce soir, où j’ai lu qu’à chanter son mal on l’enchante ?

II

Sans ce qui fut, Michelle m’aurait aidé à retrouver l’auteur que je cherche. Plus d’une fois, elle a ouvert pour moi l’un de ces dictionnaires que je ne peux plus ouvrir. Elle avait si gentiment appris à les manier ! Et, quand je m’excusais de lui imposer des lectures souvent rebutantes, elle me reprochait mes excuses avec plus de gentillesse encore. Mais Michelle est bien la dernière à qui je demanderais de m’aider dans la circonstance présente. Il faudrait lui expliquer pourquoi je m’intéresse tant à la belle phrase qui me hante, ce soir. Il faudrait lui dire que je souffre, que j’ai souffert plutôt, et que je voudrais enchanter mon mal. Il faudrait lui avouer trop de choses qu’elle n’a peut-être jamais soupçonnées, qu’elle ne saura peut-être jamais, qu’il vaut peut-être mieux que jamais elle ne sache. Avait-elle, avant ce qui fut, mesuré combien je devrais souffrir ? Et pressent-elle, à cette heure qu’elle est loin de moi par ma volonté, que, trois jours après son départ, il me semble qu’elle est partie depuis trois semaines et que je regrette ma décision ? Mais c’est pour elle que j’ai voulu ce voyage. Il ne s’agit pas de moi. J’étais à bout de forces. Je le croyais, du moins. Depuis qu’elle est partie, je ne suis plus sûr de le croire. Comme la maison est vide ! Et comme je suis seul ! Mais je l’ai voulue aussi, cette solitude. J’ai refusé de prendre le secrétaire que Michelle tenait à me laisser en s’en allant. Je n’ai besoin de personne. Cette épreuve d’un mois que je désire pour elle et pour moi-même, j’en attends le plus grand bien pour tous deux : pour elle, parce que le changement d’air et le retour dans sa famille, aux lieux de son enfance, achèveront de la guérir ; c’est une vieille médecine que le bon sens populaire ordonne. Quant à moi, quelque dures que me soient notre séparation et la rupture provisoire d’habitudes où mon égoïsme se complaisait, je verrai, dans ma nuit, si j’ai trop présumé de mon courage ou si je ne me suis pas exagéré ma peine. Enchanterai-je mon mal ? Mais le chanterai-je seulement ?

III

Quiconque a ses deux yeux sourirait de mon ambition. Je connais à quelles difficultés je me heurterai. S’il suffisait d’être malheureux pour créer une œuvre d’art, musées et bibliothèques seraient pleins de splendeurs. Je songe à Beethoven, devenu sourd, qui n’entendit jamais ses plus belles symphonies. Mais quel supplice, quand on n’est pas Beethoven ! On dit que Gabriele d’Annunzio, devenu aveugle, écrivait ses vers un par un sur de longues bandes de papier. Mais, si l’on n’est pas un poète lyrique de l’envergure de Gabriele d’Annunzio, comment se risquer à tenter l’aventure ? Aussi n’ai-je pas tant de vanité. Avec ce qu’il me plaît de consigner en ces pages, que d’ailleurs je ne suis pas certain d’achever, je n’ai pas l’intention de composer un livre pour le public. C’est mon histoire que je veux conter, elle me lie de trop près ; elle n’appartient pas à moi seul ; je n’aurais pas le cœur de la travestir ; et je ne suis pas assez impudent pour la conter à tout le monde. Au surplus, parce que je suis aveugle, j’aurais l’air de solliciter la pitié du lecteur. Je n’accepte pas la pitié de n’importe qui. Je n’accepterais peut-être aucune pitié. J’écris pour moi, pour plus tard comme pour tout de suite, pour tromper les heures de ma solitude et pour que Michelle, un jour, qui sait ? apprenne ou comprenne, — plus tard, plus tard, quand nous serons vieux, ou quand j’aurai disparu. Personne autour de moi, puisque Michelle est loin, ne peut en ce moment déchiffrer ce que j’écris. Aux yeux de ma vieille Joséphine, qui lit fort mal l’écriture ordinaire, mes pages de points sont de parfaits grimoires parfaitement inintelligibles. J’ai devant moi vingt-sept jours de loisirs et de liberté. A moins d’imprévu, j’aurai sans doute plus de temps qu’il ne m’en faut pour aller jusqu’au point final. Si j’écrivais un roman, je montrerais moins d’assurance. Une œuvre d’art exige d’autres soins. Mais ma voie est différente. J’écris mon histoire, pour moi, et non plus même pour Michelle, comme je l’ai d’abord souhaité ; car il serait navrant qu’elle pût penser, un jour, que j’ai désiré jouer au héros.

IV

Un héros, moi ? Il n’est rien de tel que remuer de grands vocables pour prendre conscience de ses limites. En s’examinant soi-même dans l’abstrait, on a tendance à s’exalter. Mais, si l’on compare, l’orgueil baisse la tête. Qui donc, étant loyal, ne se trouva jamais plus petit que son rêve ? Je ne suis pas un héros. Je ne suis qu’un homme entre les hommes, pareil à beaucoup d’hommes, sans défauts trop vils, sans vertus excessives. Parce que je viens de subir une épreuve où mon bonheur a failli se perdre, parce que j’ai peut-être aidé le destin, d’un coup de pouce et rien de plus, je n’aurai pas l’outrecuidance de me placer trop haut. Au demeurant, le drame d’où je sors tout ému, quelle gloire en pourrais-je tirer ? C’est le drame de bien des hommes et de bien des femmes, le drame banal auquel peu de ménages auront su échapper, le drame de la tentation : vieille histoire dont les couples les moins héroïques ont renoué le fil dans leur vie très quotidienne sans s’imaginer qu’ils eussent quelque mérite à déjouer la catastrophe imminente ; vieille histoire qui tourne au tragique si les personnages manquent de caractère ou, plus simplement, de patience ; vieille histoire que tel ou telle que je connais écouterait conter sans supposer que ce fût aussi la sienne, tant il y a d’hommes et de femmes qui ont les yeux mieux fermés que moi, qui suis aveugle ; pauvre histoire, enfin, dont je m’enfle peut-être l’importance, à cause qu’elle fut la mienne. N’est-ce pas un travers humain que de s’estimer seul capable de certaines façons de sentir ? En vain l’expérience nous oblige à la modestie. Chacun se croit meilleur ou plus délicat que le voisin. Et sans doute est-ce là l’une des raisons qui nous poussent malgré nous à accepter les périls successifs que nous réserve la vie. Si tous se jugeaient à leurs justes dimensions, qui sont dans l’ensemble assez dérisoires, où est le mortel qui ne demanderait pas à mourir dès sa rencontre avec le malheur ? Mais on parle d’idéal, de religion, ou d’amour, ou de faiblesse. A la vérité on préfère, le plus souvent, un beau mensonge. Les couleurs ne troublant plus mon attention, saurai-je ne pas me mentir ?

V

Certes, quand je remonte le long de mes souvenirs, les couleurs ne troublent pas mon attention. J’ai pris dans la nuit l’habitude nécessaire d’évoquer les choses autrement. Quelle est ma dernière image de Michelle, de Michelle prête à me quitter, il y a quatre jours ? C’est l’image d’une Michelle un peu triste : sa voix était mal assurée, et sa main cherchait à ne pas s’attarder dans la mienne. Je me la représente, ma chère Michelle, détournant la tête avec l’envie de me dérober le secret de son regard, comme si je devais le voir, ou voir qu’elle détourne la tête, et comprendre. N’avait-elle pas eu ces gestes, ces mêmes gestes, et cette voix, lorsque je la quittai, en août 1915, après ma première blessure et ma convalescence ? La scène eut lieu dans le vestibule de la même maison. Je partais alors vers un avenir incertain, mais j’étais encouragé par la promesse que je croyais lire aux yeux fervents de ma jeune amie. Cette fois, je suis resté. Michelle, à son tour, partait. Quelle promesse aura-t-elle trouvée au fond de mes orbites dévastées ? Je lui tendais toute ma tendresse muette, que l’orgueil et la prudence m’imposaient de ne pas trahir. Aura-t-elle compris ? Il fut un temps où elle se flattait de saisir le plus fugace de mes sentiments à des signes pour toute autre imperceptibles ; et ma mère, qui en doutait, en fut jalouse. Ainsi, elle prévenait le plus souvent mes désirs en m’épargnant la peine de les exprimer jusqu’au bout. Ma mère avait le coup d’œil moins prompt. Michelle triomphait avec une pudeur de fiancée. Ce temps est déjà loin. Je le dis sans amertume. Je sais trop que rien n’est immuable ici-bas, et je n’accuserai ni Michelle, ni ma mère. Il ne faut pas que j’oublie que Michelle était très jeune quand nous nous sommes fiancés et que fut assez lourde l’atmosphère où nous avons vécu depuis 1918. Quant à ma mère… Mais je ne peux pas tout dire d’un coup.

VI

Quand nous sommes venus pour la première fois dans la maison où je suis encore au moment que j’écris ceci, je touchais à ma seizième année. C’était en juillet, et j’achevais à peine ma classe de rhétorique, — vieux style et nouveaux programmes, — au lycée de Pau. La seconde terminée au lycée Faidherbe de Lille, le médecin avait ordonné qu’on m’éloignât du Nord, si l’on ne tenait pas à me laisser mourir de tuberculose pulmonaire sous un climat pernicieux. Un an d’internat dans la molle capitale du Béarn me rétablit assez bien pour que toutes craintes fussent écartées, et, l’été naissant, ma mère abandonna mon père aux joies restreintes d’une garnison trop septentrionale où il était chef de bataillon, et s’installa pour les vacances à Guéthary. Notre maison, près de la mer, n’était pas fastueuse. Elle ne ressemblait guère aux villas plus ou moins basques, qui ont envahi la côte entre Bayonne et Hendaye, depuis une dizaine d’années. Mais rien du Guéthary d’alors ne ressemblait au Guéthary de 1927. Aucun grand hôtel n’y rappelait aux bourgeois sans fortune éclatante que le commerce de l’alimentation est l’un des meilleurs, du moins en espérance, quant au bénéfice. Guéthary n’était qu’un petit village de pêcheurs où se réfugiaient, pour juillet, août et septembre, quelques familles qui ne pouvaient aspirer à la vie ardente que l’on menait à Biarritz et qui fuyaient déjà Saint-Jean-de-Luz, plage attaquée par le luxe. Dans ce Guéthary modeste, la maison que ma mère avait louée, et que, par la suite, elle acheta, ne forçait pas l’attention des passants. Elle était absolument telle que dût l’élire une femme qui n’aimait point se faire remarquer. Quand nous nous y installâmes, elle et moi, je n’aurais jamais cru que, moins de vingt ans plus tard, j’y habiterais, mais sans ma mère qui l’avait choisie et la trouvait charmante. La maison est toujours pareille. Ma mère se repose pourtant ailleurs pendant les mois d’été.

VII

Un fils ne fait pas un tel aveu sans émotion : ma mère était jolie. Faut-il en dire davantage pour l’excuser ? Mais ai-je besoin d’excuser ma mère ? On pourrait lui prêter des faiblesses qu’elle n’eut pas, peut-être des coquetteries, voire des légèretés. On la trahirait. Et quant à moi, comment n’aurait-on pas le droit de me juger ? Car j’aimai ma mère, dès l’enfance, avec une tendresse totale et, de son côté, elle me couvait ardemment. J’ai connu depuis qu’il y a des femmes dont il est juste de relever qu’elles sont plutôt mères qu’épouses. D’autres se montrent différentes et semblent porter partout le regret d’avoir un enfant qui exige sa part d’affection. Ma mère, elle, ne m’a jamais compté les caresses. Je les recevais comme la chose la plus naturelle du monde, mais sans égoïsme, sinon sans quiétude. De mon père, je n’eus pas à être jaloux ; de quoi je pus conclure, quand je devins capable d’observer, qu’il n’avait pas su rendre ma mère heureuse. Mais, à mesure que je grandissais, je sentais — les enfants ont de ces intuitions — que ma tendresse ne suffirait peut-être pas toujours à me valoir en retour celle de ma mère. J’aurais préféré que mon père eût pour elle plus d’attentions, moins d’indifférence apparente, qu’il se libérât un peu d’une dignité perpétuelle qui nous glaçait, ma mère et moi, et qui, peut-être aussi, n’était qu’empruntée. Tant d’hommes craignent de se diminuer, s’ils n’ont pas, même en famille, un air de réserve qui impose ! Peut-être. J’ai maintes restrictions à glisser sans cesse dans tout ce que je dis. Qui oserait affirmer ou nier en de semblables matières ? La vérité n’est pas d’une seule pièce. Mille nuances lui donnent un visage plus humain. Je ne voudrais rien reprocher à mon père ; mais peut-être n’est-ce pas ma faute, si je n’ai pas su lui garder un souvenir moins tiède. Longtemps je lui ai tenu rancune de n’avoir pas rendu ma mère heureuse. Ma rancune s’est apaisée. Tout s’apaise. De loin, je souris à ces jours de mon adolescence où j’étais en secret si content d’occuper seul le cœur de ma mère.

VIII

De mon premier séjour en Pays Basque, il me souvient comme d’hier. Après le printemps de Pau, — printemps d’internat, printemps déprimant, — l’été de Guéthary fut magnifique ; soleil sur l’océan assoupi dont les marins redoutent les réveils, nuages hauts et paresseux que soudain chasse le vent de l’orage imprévu, pluies bruyantes et brèves sous lesquelles les routes, blanches de poussière, se couvrent d’une boue qu’une heure de soleil retransforme en poussière, et là-bas, au delà de l’église rustique, l’horizon dentelé de montagnes bleues qui, aux heures moins chaudes, attiraient nos promenades, ce sont des bouffées de chaleur tempérée, de lumière douce, de parfums sains, qui me remontent à la mémoire. L’ombre même, si rare, au pied des platanes bas, avait une saveur que je n’ai pas trouvée en d’autres lieux. Près de la route d’Espagne, un sandalier, à cheval sur le banc de son établi, façonnait en chantant les semelles de tresse. J’entends encore le son étouffé du poing frappant la semelle sur la planche luisante, et la mélopée que l’homme chantait, chanson triste dont s’égayait le travail. Il paraît qu’on ne voit plus de sandalier près de la route d’Espagne, où trop de puissantes voitures se succèdent à présent intarissablement sans soulever de poussière. Mais il me plaît d’en douter. Le dimanche, du moins, les petites Basquaises, demeurées coquettes, — et la plupart ont gardé leurs cheveux longs, — continuent d’aller à la messe, nu-tête sous la mantille noire. Elles y chantent toujours avec la même ferveur des cantiques incompréhensibles qui étonnent l’étranger, et que je chante aussi, par bribes, sans comprendre. Chansons, cantiques, incantations du Pays Basque, le plus fidèle de tous les pays à ses coutumes, simplement le plus fidèle ! Si peu de choses y ont changé depuis vingt ans ! Moi-même, qui ne vois plus, je le reconnais et je m’y reconnais. C’est là que ma mère m’avait appris à aimer.

IX

A Guéthary, nous menions une vie assez retirée. Le plus souvent, ma mère restait à la maison quand j’allais sur la plage, où je retrouvais, pour le bain et les vides bavardages de l’adolescence, quelques camarades, filles ou garçons. La côte, ici, est difficile, en effet. Les sentiers par où l’on descend à l’océan sont abrupts. A les remonter en plein mois de juillet, ma mère ne goûtait qu’un plaisir contestable. Elle préférait m’attendre au jardin, parmi les buissons d’hortensias aux fleurs énormes et les rosiers qui, après leur prodigieuse générosité de mai et de juin, se préparaient à éblouir septembre. Comme elle avait les joues fraîches, à mon retour, sous mes baisers ! Comme elle quittait gracieusement son livre ou sa broderie pour me regarder et m’écouter ! Dans ces minutes du retour où je lui contais les minimes incidents de la matinée, elle était toute à moi et je m’en réjouissais. Vais-je en laisser déduire qu’à d’autres moments elle m’échappât ? Non point. Il nous arrivait certes, quelquefois, d’abandonner notre bonne retraite de Guéthary pour passer l’après-midi à Saint-Jean-de-Luz, car ma mère ne détestait pas les distractions, et à Guéthary nous n’avions pas de casino. On ne dansait pas tous les jours, ni partout, en ce temps-là, comme on a dansé depuis le 11 novembre 1918. Une fête de danse organisée par un casino prenait vraiment allure de fête, et les jeunes gens n’affectaient pas de s’y amuser : ils s’y amusaient. En de telles occasions, ma mère ne manquait presque jamais de me dire :

— Allons à Saint-Jean-de-Luz, mon petit.

Je m’empresse d’ajouter que c’était moi qui dansais, quand elle insistait, mais non pas elle. A cette époque déjà si lointaine, une mère ne se donnait pas en spectacle à son fils, ce qui ne signifie pas qu’ils s’ennuyaient ensemble. Mais je dois avouer que la mienne, qui ne recherchait aucun hommage, était assez souvent sollicitée, et en tout cas évidemment admirée. Et cela me semblait insupportable ; de quoi je démêlais mal les raisons.