Liberté - Heff Vez - E-Book

Liberté E-Book

Heff Vez

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Beschreibung

Lorsque Liberté décide de quitter François en prenant la fuite, elle n’imagine pas rencontrer, au détour d’un rayon de supermarché, Peter, un joueur de hockey étranger nouvellement recruté dans l’équipe de la ville. Le destin s’acharne à les réunir. Seulement, Liberté, en proie à des angoisses persistantes dues aux menaces de François, sera-t-elle capable de surmonter son traumatisme et d’aimer à nouveau ? Quant à Peter, partagé entre les sentiments qu’il éprouve pour Liberté et le hockey, saura-t-il lui venir en aide et lui faire croire de nouveau à l’amour véritable ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Habitante de La Chaux-de-Fonds et fan du HCC, Hockey Club La Chaux-de-Fonds, Heff Vez imagine cette romance lors d’un match de hockey. Par le truchement d’un de ses personnages, elle dépeint une personnalité narcissique propre à ces hommes qui exercent des violences sur les femmes au sein des ménages.

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Heff Vez

Liberté

Roman

© Lys Bleu Éditions – Heff Vez

ISBN : 979-10-377-5942-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

De la même auteure

Un amour singulier, Éditions du Panthéon, 2020 ;

Le damier, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;

Le manuscrit, Le Lys Bleu Éditions, 2021.

1

Le supermarché de mon quartier est noir de monde alors que je me faufile dans ses rayons. Absorbée par mes pensées, je ne prête pas attention aux clients qui s’empressent de faire leurs achats. Seule la présence de la mascotte Hugo1perturbe ma vision périphérique. Du coin de l’œil, je perçois un petit groupe d’enfants le cou étiré, glissant autour de la peluche géante afin d’obtenir un carnet de coloriage. Elle promène son gros nez sombre et se dandine sur place entre les bras tendus qui essaient de la toucher.

Depuis quelques secondes devant l’assortiment de pâtes farcies, je serre mes mains autour des anses du panier et focalise mes yeux sur les raviolis.

Il fait frais devant l’armoire frigorifique. Là où je me tiens, l’air circule et souffle sur ma gorge. Instinctivement, je remonte le col de mon manteau, sentant les frissons m’envahir. Dans mes oreilles, la musique du magasin se diffuse et étouffe les bruits des conversations. Les haut-parleurs annoncent soudainement une publicité qui n’atteint pas mon cerveau quand je ressens une présence tout près de moi. Un homme à la stature imposante me contourne tout en murmurant :

— Quelle concentration… pour des pâtes farcies…

Ces mots ont jailli dans mon dos. Je recule de quelques pas, les mains toujours agrippées aux anses de mon panier. Sans lui témoigner un intérêt particulier, je me retiens de répondre et mon corps s’écarte encore un peu plus.

L’individu redresse le torse, comme pour révéler sa présence et réplique :

— Alors ! Qu’est-ce que vous me conseillez ?

Hébétée, j’ignore s’il devine mon désarroi. L’écho de sa voix est grave et chantant, avec une intonation onctueuse peu commune. Il me fixe, le regard doux et intense. Je ferme les yeux quand je vois frémir les commissures de ses lèvres. Je n’ai plus l’habitude d’être consultée et je m’entends lui répondre comme une automate :

— Mon copain dit que j’ai des goûts de chiottes concernant la nourriture.

L’expression de son visage se métamorphose radicalement et laisse apparaître un sourire sarcastique.

— Ça, c’est un gars… C’est sûrement lui qu’on invite le mercredi soir.

J’éructe un son amusé.

— Blague à part, qu’est-ce que vous me recommandez ? renchérit-il.

Suis-je capable de conseiller qui que ce soit ?

— Je les ai toutes essayées et il prétend que c’est de la bouffe pour chien.

Pourquoi je parle de ça avec lui !

Je sens mes yeux se tendre, piquer et par réflexe je détourne la tête, sous le regard inquiet de ce client.

— Je suis désolée, lancé-je en haussant légèrement la voix pour me faire entendre par-dessus le brouhaha qui règne autour de nous.

Ma main happe 2 paquets de raviolis accrochés au présentoir et mes talons pivotent sur eux-mêmes. Le magasin est toujours aussi plein alors que je file vers la sortie, avec cette sensation d’être poursuivie du regard. Je prie intérieurement pour que cet individu ne me suive pas. C’est bien la dernière chose dont j’ai besoin en ce moment. J’ai toujours été douée pour attirer les hommes, même quand j’avais une tête de déglinguée, comme aujourd’hui.

Une file interminable se profile à la caisse. Sans faire attention aux gens qui me frôlent, je secoue la tête et respire intensément, tentant de calmer les battements précipités de mon cœur. Mes réflexions se fragmentent continuellement et mon panier me paraît de plus en plus lourd. Je ne cesse de le basculer d’une main à l’autre pour soulager la tension dans mes épaules.

François, mon bourreau, m’attend dans notre appartement.

Mon bourreau… il ne l’a pas toujours été et jamais je ne l’aurais imaginé lors de notre première rencontre. À l’époque, j’étais une fan assidue des matchs de hockey et pour rien au monde, je ne manquais une compétition. Ce soir-là, j’étais arrivée un peu en avance, attendant mes amis. Debout au bar de la buvette des juniors, je patientais, sirotant un thé chaud quand François apparut dans l’entrée. Il défilait la fenêtre de son portable, le visage concentré, lui conférant un charme fou. Hypnotisée par sa haute silhouette emprunte d’une certaine assurance, je ne résistais pas à le dévisager. Tout autour de moi, les hommes et surtout les femmes se retournaient sur son passage et se regroupaient, cherchant son contact. En outre, sa voix forte et posée dominait les autres par sa résonance et provoquait l’envoûtement. Quand nos regards s’étaient croisés, son expression était devenue séduisante.

À cet instant, je m’arrache à ce souvenir. Mon esprit ne peut s’empêcher de ressasser sa petite phrase de merde, balancée au petit déjeuner entre deux bouchées de céréales au lait :

« Tu es folle, tu m’as mal compris, je n’ai jamais dit les choses dans ce sens-là. »

Ses mots retentissent encore dans ma tête comme un carillon percutant un balancier. J’inspire profondément et essuie quelques larmes. Ce n’est pas le moment de gaspiller mon énergie en m’abrutissant davantage de sa perversion narcissique.

Je passe les quelques minutes suivantes à me donner du courage, à le chasser de ma tête et à me concentrer sur ma fuite.

Quand j’arrive à la caisse, c’est Léo, un copain d’enfance. Mon ventre se noue et ma respiration reste coincée dans ma gorge. Depuis qu’il a assisté à une énième humiliation de la part de François, il se comporte différemment. La dernière fois que nous étions à sa caisse, il n’arrêtait pas de me regarder avec une hargne inattendue tout en me disant avec ses yeux : « Envoie-le valdinguer… » et en même temps, il était agacé par mon inertie. Moi-même je ne me comprenais pas. Quand il fixait François, c’était la guerre dans ses yeux.

Le temps que j’enfile mes paquets de pâtes dans un cabas, il déballe les dernières péripéties de son frère et je remue la tête, déviant le regard à tout moment. Le nez plongé dans mon portefeuille, il évoque François, sous le regard curieux du client derrière moi. J’esquive, claquant mes lèvres d’un air crispé. Je n’ai pas envie de me justifier.

Justifier quoi d’ailleurs ?

Encombrée de mon sac à commissions, je marche à toute allure. Il fait déjà bien froid pour un mois de septembre. Je soupçonne que le climat n’est pas seul responsable de cette sensation. La tête engoncée dans mes épaules, je ne vois pas le trottoir qui me mène à notre logement. Le silence relatif de la rue me prépare à affronter les bordées assassines que François va m’instiller dès que je passerai le seuil de la porte.

Je me rappelle qu’au début, nos disputes étaient insignifiantes. Je crois même que c’était un sport que nous pratiquions à merveille pour maintenir en forme notre couple. J’éclatais de rire régulièrement pendant nos chamailleries. Je me rendais vite compte que le sujet n’était vraiment pas sérieux sur le fond et qu’on ne faisait que passer nos nerfs l’un sur l’autre.

Le temps passant, les sujets sont devenus plus corrosifs.

Au début du printemps, nous étions en train de parler des jobs auxquels il allait postuler. Je l’avais encouragé à s’engager dans des postes ambitieux, lui permettant de monter les échelons. J’étais persuadée qu’il avait des compétences au-delà de ce qu’il prétendait. Il m’avait répondu qu’il ne se sentait pas encore prêt, que je n’étais jamais contente, que c’était dans ma nature et qu’il en avait marre.

Un peu avant Noël, j’étais en train de tenter de confectionner un bijou à la main. J’éprouvais beaucoup de difficultés car je ne suis franchement pas douée. Il trouvait le temps long et il a commencé à me taquiner. Il tournait autour de moi comme une sauterelle. Je galérais encore plus et m’énervais sur moi-même. Il tenait un discours des plus pathétique. J’étais ridicule de m’exciter pour un stupide bracelet. Il avait fini par le balancer au travers de la pièce et tout s’était éparpillé. C’était un objet sans aucune valeur, mais je ne sais pas pourquoi, son geste m’avait mis dans une colère monstre. J’avais explosé.

Le court trajet renforce mon amertume. La bouche sèche, je tremble à l’idée de me retrouver face à lui, avant ma fuite. La pluie commence à tomber en fines gouttelettes, faisant glisser mes pieds sur les feuilles mortes. Un profond sentiment de lassitude m’envahit et le léger frémissement de l’air m’apaise. Ils me débarrassent momentanément de ma peur et de ma fureur.

Devant l’immeuble, je puise au plus profond de moi toute l’énergie, ne laissant pas de place à la panique et pousse la porte avec cette conviction en tête : ses petites phrases de pervers narcissique ne m’atteindront pas.

— Ah voilà le boulet ! Qu’est-ce t’as dans ton sac ?

Affalé sur le canapé, une bière à la main, son regard de champion du monde éclaire son visage. Dès que j’abandonne le cabas sur la table de la cuisine, il s’élance, dépose sa bouteille et fouille le contenu. Une goutte de sueur coule entre mes omoplates et mon estomac se renverse à la pensée de la volée verbale qui va suivre.

— Encore des raviolis… Non mais tu le fais exprès. Je crois que s’il y avait un concours sur les pâtes farcies de toutes les marques, je gagnerais à coup sûr !

Sans sourciller, il tire une chaise, s’assoit et me pousse sur le tabouret, face à lui. Il entremêle ses doigts et les craque, dégageant un bruit sec. Je ne peux détacher mon regard de ses mains blanches aux articulations qui vont et viennent au-dessous de ses genoux.

— J’avoue que tes choix en matière de nourriture me déçoivent, surtout pour une diététicienne, siffle-t-il entre les dents en suivant mon regard. Je suis persuadé que tu peux faire mieux.
— Probablement, réponds-je, enfonçant les ongles dans mes poings.

Il tourne sur sa chaise et saisit un paquet de pâtes.

— Pourquoi cette sorte ? Il me semble t’avoir dit que je ne les aimais pas.

Malgré ma résolution à lui tenir tête, je perçois des tressaillements parcourir mon corps. Je détourne les yeux vers la fenêtre ; le ciel s’obscurcit, plongeant la pièce dans une lumière sombre.

— Je me demande bien si toutes les cases de ton cerveau sont allumées en permanence ? ajoute-t-il.

Il pose le paquet de pâtes en équilibre sur un de ses genoux et me fixe tel un hibou exerçant sa puissance avec le regard.

— Après tout ce que je fais pour toi. Je t’aime comme personne et tu me traites comme un animal.

Ses lèvres minces se tendent légèrement. Il se lève et jette le paquet de pâtes sur la table. Il ouvre un tiroir et en sort un couteau. Sa vue augmente les battements de mon cœur. Mes pieds poussent sur le sol pour reculer sur le tabouret. Il appuie avec son pouce sur la lame, tel un boucher vérifiant son tranchant et se dirige vers moi, tout en cherchant mes yeux. Comme d’habitude, son petit manège destiné à éprouver mes émotions est efficace.

Afin de désamorcer son déplacement, je suggère aimablement :

— Tu peux manger dehors et retrouver tes amis, je n’ai pas très faim.

Stoppant nette sa marche, le couteau toujours à la main, il ricane. La fenêtre de son portable s’illumine et détourne son attention. Tout en lisant, il esquisse un sourire qui charme la plupart des gens, même les plus acariâtres, celui-là même qui a fait chavirer mon cœur à une certaine époque. Ses doigts tapotent un message.

— Tu n’es pas banale, Liberté…

Avec un gémissement, il tourne lentement la tête vers l’évier, vers lequel il envoie le couteau. Il arrache sa veste du porte-manteau et claque la porte, sans se retourner. J’entends ses pieds dévaler les escaliers à toute vitesse.

L’air redevient respirable.

Le corps ébranlé de soubresauts, je déverrouille mon téléphone et appelle Tom, mon meilleur ami. Sa voix est réconfortante et nous n’échangeons que les quelques mots indispensables. Quand je raccroche, c’est comme si on m’enlève un énorme poids de mes épaules. Je repousse ma frayeur et soupire de soulagement, me rendant compte que j’ai retenu mon souffle alors que je l’écoutais.

Au fil des mois, je lui ai soufflé mes angoisses et ma frustration, cherchant son point de vue. Un peu hésitante au début, je lui ai raconté nos disputes. Au bout du compte et de plus en plus embarrassé, il a fini par avoir la rage. La rage de ne pas me convaincre de le quitter. Caroline aussi n’arrêtait pas de m’encourager à partir. Elle est comme une sœur pour moi, mais surtout une confidente.

Puis ma vulnérabilité s’est amplifiée, me dépouillant de mon assurance. Leurs paroles n’étaient plus des paroles éclairées, mais des supplications.

À force, j’ai cédé à leur pression.

Les mains agitées et la boule au ventre, je réunis au milieu du salon tous les cartons que j’ai pu cacher dans les moindres recoins de l’appartement. Ces dernières semaines, j’ai joué de stratégie à plusieurs reprises pour camoufler mes empaquetages. Lorsqu’il se dirigeait vers une armoire « complice », j’attirais son attention de sorte qu’il parte dans une autre direction.

Sans pouvoir m’en empêcher, je ressens de la culpabilité et de la lâcheté aussi. Pourtant cette semaine, nous ne nous sommes parlé qu’à trois reprises et écharpés tous les jours.

J’entends Tom monter les escaliers.

Devant mes valises ouvertes, je décroche en un temps record les vêtements de ma penderie lorsque la sonnette retentit. Dès qu’il ouvre la porte, sa présence me sécurise et m’encourage.

— Salut, Liberté. Prête ?

Je laisse échapper un petit rire nerveux, pour enfin lâcher :

— Je crois…

Est-ce que je le suis vraiment ?

— Tu as pris la bonne décision, assure-t-il.

Le corps lourd, je continue à remplir mes valises, augmentant la cadence.

— J’espère. De toute façon, il ne pleut que des reproches ou des critiques dans cet appartement.

Submergée par le ressentiment, je ne retiens plus mes larmes et la voix brisée par l’émotion, je me convaincs en lui disant :

— … J’en ai assez des confrontations. J’ai tout essayé, tu le sais, je n’ai plus la force de me battre. Il n’est plus l’homme que j’ai imaginé qu’il soit. Depuis que je gagne mieux ma vie que lui, c’est l’escalade. C’est comme s’il était atteint dans sa virilité. On est au XXIe siècle… Merde !

Je prends soudain conscience que Tom est tout près de moi. Il me contemple avec un mélange d’amitié, d’empathie et de tristesse.

— Tous les hommes n’ont pas cette mentalité. Pour ma part, si je pouvais être homme au foyer, j’applaudirais.

Les roues d’une voiture crissant sur le gravier annoncent l’arrivée de Jacques. Aussitôt, Tom passe la tête par la fenêtre, attiré par le vrombissement du moteur.

— Jacques a pris la camionnette. Qu’est-ce qu’on déménage ?

Je me redresse et désigne du doigt ce qui m’appartient. Lorsque nous avons emménagé avec François, j’avais un peu de mobilier hérité de mes grands-parents.

— Le fauteuil, le lit, la garde-robe, la cuisinière et les cartons.
— Heu ! C’est Bagdad ici.

Jacques, arrêté sur le seuil de porte, agite les mains en signe de séparation.

— Salut, Liberté ! Je ne te demande pas comment tu vas !

Le regard de Jacques se pose un instant sur moi, puis il examine les cartons avec attention. Les mains sur les hanches, ses yeux font des allers-retours incessants.

— Merci, t’es sympa.
— Alors on emmène tout ça où ?

Il empile plusieurs petits cartons sur ses bras.

— J’ai loué une maison aux Bulles, près de la rue Jérusalem.

Tom lève les yeux au ciel, tapant ses cuisses avec la paume de ses mains et m’envoie un regard comme pour me dire : « plus à l’écart de la ville, on ne peut pas ».

— Je sais, dis-je. Ce n’est pas tout près mais c’est tout ce que j’ai trouvé !
— OK… et puis on doit faire vite, si j’ai bien compris, reprend Jacques.

Les bras chargés, il tourne les talons.

— Une demi-heure.
— C’est parti !

À mesure que l’appartement se vide, mes bras s’activent de plus en plus vite et je commence à avoir des contractures dans les reins. Heureusement, nous habitons au 1er étage et il ne nous faut que vingt-cinq minutes pour déserter les lieux.

Alors que je referme la porte, un pincement au cœur plonge mon cerveau dans un sentiment d’abandon. Prendre la fuite, ne me correspond pas, et en même temps, aurait-il été possible d’agir autrement ? Je n’arrête pas de penser à François lorsqu’il va découvrir mon départ. Je reste persuadée qu’il va me chercher. Son ego surdimensionné ne peut supporter que je puisse le quitter.

Sur la route, le brouillard s’épaissit à mesure que nous approchons de la sortie de la ville. Cette partie de la périphérie n’a pas grand-chose à voir avec le Val-de-Ruz, formée par deux montagnes forestières. Ici, le relief se résume à de petites dépressions qui percent entre des pâturages boisés.

Mes deux complices déblatèrent des banalités pour mieux combler mon désarroi et faire taire le vide de cette séparation. Mes larmes s’accrochent à mes cils pour ne pas les inquiéter. Tom me regarde à la dérobée de temps en temps et n’essaie pas de me faire parler. Il sait que je m’effondrerais.

Une heure plus tard, après avoir vidé la camionnette, mes deux alliés sont prêts à partir. Avec un élan fraternel, Tom m’enlace, cherchant à me réconforter et quelques larmes s’échappent à mon insu. Adossé au véhicule, Jacques me fait signe de loin. Il n’ose me regarder… l’insécurité me gagne.

— On se voit plus tard. Si tu veux un coup de main pour quoi que ce soit, n’hésite pas.
— Je t’appelle la semaine prochaine.

Seule dans mon nouveau « chez moi », je découvre cette petite maison que j’ai louée en catastrophe. Pas très grande mais juste ce qu’il faut, elle me fait un peu penser à la maison de Martine2.

Pliée dans un carton au milieu de la cuisine, la déco provençale dégage une impression de vacances. Ses couleurs pastel sont paisibles et collent au style si particulier du sud de la France. Par la fenêtre, les rayons du soleil percent les voiles de brouillard et inondent le salon avec sa cheminée. Une chaleur apaisante flotte et un sentiment de fierté me parcourt. J’ai réussi à le quitter. J’en avais des crampes au ventre lorsque j’ai pris cette décision. Seulement le besoin de me protéger, de prendre soin de moi n’était plus une option. Je dépérissais à vue d’œil.

Les bras chargés, je monte l’escalier menant à l’unique chambre. Une belle salle de douche et un dressing occupent le fond de la pièce. Je laisse mes yeux découvrir par la fenêtre la vue époustouflante sur la vallée. Elle m’offre une réelle échappatoire et surtout elle me plonge dans un nouveau départ probablement chaotique…

Je commence à défaire mes valises dans ce dressing à l’allure désuète. Pliant et rangeant soigneusement mes pulls dans la partie étagère, je suspends le reste dans la penderie. La moitié n’est que remplie et l’autre moitié vide renforce ma solitude.

La fatigue gagne mon corps mais les cartons maculant le sol un peu partout, m’obligent à déballer au moins la vaisselle. Si je veux manger la moindre, je dois trouver au moins une assiette et un verre.

Jacques a rempli le frigo. Sa compassion m’a réchauffé le cœur. Je le connais peu, pourtant je devine que derrière cette armoire à glace, il y a une belle personne.

Assise en tailleur sur le sol, je pense à ma mère. Je devrais l’appeler pour l’avertir de mon déménagement. La volonté me manque. Elle aussi avait tout de suite vu l’infâme individu qui se cachait derrière son visage enjôleur.

Tout à coup, je ne culpabilise plus de l’avoir quitté. Un sentiment de liberté parvient même jusqu’à mon cerveau. Mes craintes lors d’une future confrontation effleurent cependant mon esprit. Habitant dans la même ville, côtoyant les mêmes lieux, elle est inévitable. Consciemment, je me prépare à croiser son regard. Rien que d’y penser, mon corps tout entier se crispe. Toute ma peur remonte et fait battre mon cœur à foison.

Au bout de quelques heures, il ne me reste plus que quelques boîtes contenant des objets liés à mon adolescence. Ils me ramènent à ma vie d’avant, avant François. Je reste immobile, écoutant mon cœur et je réalise que pour la première fois depuis des mois, il bat normalement.

2

Les jours passent et je me sens toujours autant égaré dès que le visage de cette femme apparaît dans ma tête. Cette inconnue a pris une place dans mon esprit.

Je retourne régulièrement dans ce supermarché où je l’ai rencontré. Le cœur plein d’espoir, je passe le portillon, je la cherche désespérément en parcourant les rayons, pour enfin succomber à ma désillusion. Et puis je reprends du poil de la bête et me dis que c’est peut-être pour la prochaine fois.

Je ne l’ai vue que quelques minutes et pourtant ce qu’elle dégageait m’a profondément touché. Je ne suis pas quelqu’un qui se laisse facilement embarquer par l’émotion… bien au contraire. Mais lorsqu’elle a pris les paquets de pâtes dans le rayon, je sentais sa souffrance à plein nez. Mes yeux n’ont pu s’empêcher de la suivre dès qu’elle s’est précipitée dans la file à la caisse. Et je suis resté là, avec une sensation étrange et inattendue, perturbant mes sens.

Le connard qui, semble-t-il, fait partie de sa vie est encore un de ces débiles déchargeant son insécurité au travers de l’humiliation.

Il m’a rappelé mon paternel devenant régulièrement colérique lorsque ma mère rentrait tard après le boulot. Mon frère et moi assistions à leur scène. Terrifié devant cette relation bourreau-victime, je me défoulais dans l’arrière-cour en jouant au hockey, tapant le plus fort possible le puck au fond des filets. Le bruit de mes patins sur la glace couvrait leurs cris. Un jour, ma mère a compris. Elle a vu sur mon visage le tourment de cette violence. Quelques mois se sont écoulés… et la police est venue le chercher.

— Peter ! Tu rêves, t’es où là ?

La tête baissée au-dessus de mes patins de hockeyeur, Robin me bouscule. Il agite une main devant mes yeux dans une ultime tentative de me ramener dans les vestiaires.

— Je te disais qu’après l’entraînement, on va prendre un verre avec l’équipe dans un bar de la ville.

J’acquiesce, l’air absent. Il enfile ses jambières, cherchant mon regard.

— Tu souffres du mal du pays ?
— Non… Pff ! Je ne sais pas… le décalage horaire…

Si, je sais… Je ne vais quand même pas lui avouer que j’ai échangé deux phrases avec une inconnue dans un supermarché et que depuis je suis sur la lune. Je devrais avoir la tête au hockey, raison pour laquelle j’ai signé un contrat de 3 ans avec le club.

Les conversations voisines se perdent dans un murmure confus quand le coach se dresse au milieu des vestiaires.

— Bien, les gars, on va travailler « la trappe ». Notre premier adversaire est très offensif. Nous devons progresser en zone neutre et forcer les rotations.

Il explique la stratégie de jeu durant laquelle je continue d’observer mes nouveaux coéquipiers. On retrouve tous les gabarits dans une équipe. Passant du nain de jardin au molosse, les morphologies se ressemblent et s’accordent sur la glace. Les grosses pointures écoutent et intègrent vite la vision globale. Les foufous s’agitent sur le banc et réajustent constamment quelque chose dans leur équipement. Les plus effacés se grattent régulièrement la tête et s’accrochent pour décortiquer au mieux la technique de jeu avancé.

Lorsque je glisse le chandail du club sur mes abdominaux, la nostalgie du pays me prend. Sans m’en rendre compte, je le caresse avec la paume de ma main et me revois dans l’arrière-cour de notre maison au Québec. J’entends encore mon père déclarer : « Ici, tu pourras te défouler. » Sous mes yeux ahuris, une mini patinoire avait pris place en un temps record. Par la suite, tous les copains du quartier avaient élu domicile chez moi. Ma mère nous remplissait la panse avec de la poutine et des pancakes au sirop d’érable.

Je n’étais pas disposé à devenir hockeyeur professionnel. Personne dans la famille jusqu’à moi ne pratiquait ce sport, pourtant si populaire. À l’âge de 13 ans, j’ai été repéré à ma plus grande joie par le directeur sportif de l’équipe « Les Canadiens de Montréal ». J’y ai fait toutes mes classes mais je n’ai jamais pu prétendre à une place en NHL3. Le coach du moment m’a suggéré de poursuivre une carrière professionnelle de l’autre côté de l’atlantique. La Suisse… même langue, même genre de topographie. Le championnat suisse a bonne réputation au Canada et est bien structuré. Mon agent m’a convaincu, alors qu’il me décrivait le style de hockey. Les joueurs suisses aiment manier la rondelle et ne sont pas du genre à jouer de manière robuste.

Je baisse les yeux sur l’abeille qui remplit le centre de mon chandail. Elle me rappelle que ce club m’a offert cette opportunité. Dès le début et le premier coup de patin, j’ai tout de suite senti une équipe avec un énorme potentiel. Nous ne sommes pas encore soudés mais les liens se tisseront. La volonté de travailler est omniprésente. Certains joueurs font preuve de persévérance, de patience aussi et l’étincelle naissante dans certaines pupilles dicte la gagne. Je ne regrette pas mon choix, même si c’est étrange de me retrouver sur le banc d’un club suisse.

À la sortie des vestiaires, la voix roucoulée de Robin me lance :

— On va la boire cette bière ?

Robin joue dans l’équipe depuis 6 ans. Il représente un pilier et une référence pour l’équipe. Originaire de La Chaux-de-Fonds4, il est visiblement bien ancré dans cette ville.

— Ouais, j’arrive.

Nous échangeons un regard entendu. Là-dessus, il me tourne le dos, emmitouflé dans sa grosse veste et épaule son sac de sport.

Personne autour de moi ne réalise que cet entraînement m’a vraiment déconnecté, oubliant temporairement la détresse émotionnelle de cette femme. J’inspire à pleins poumons pour effacer son visage, tout en quittant la patinoire. Au-dehors, des rideaux de pluie se déversent de l’avant-toit. Le caniveau de la rue déborde abondamment, il étouffe le roulement des pneus sur la route et modifie étrangement la portée des bruits.

Robin fait les cent pas sur le trottoir, l’oreille collée à son portable.

— On prend ma voiture ! crie-t-il, alors que nous transbahutons nos équipements.

Il miaule avec sa copine, riant et blaguant à la fois. Je souris en entendant son accent suisse-allemand qui lui donne un côté ravageur.

Tout le chemin, nous n’arrêtons pas de jacasser. Je me montre un peu plus curieux quant à savoir ce qui la conduit à devenir hockeyeur.

— Mes parents m’ont proposé une initiation au hockey alors que j’avais à peine cinq ans, raconte-t-il. Plutôt hyperactif et de constitution forte, je me suis vite pris au jeu et ne voulais plus quitter la patinoire, au grand désespoir de ma mère. En m’inscrivant, elle n’a jamais présumé que je pouvais devenir accro à ce point. Quand il a fallu m’acheter un équipement, j’ai cru qu’elle faisait une attaque tellement les prix étaient exorbitants. Mon père était mon allier. Il était persuadé que ce sport pouvait m’apporter un certain équilibre, à juste titre d’ailleurs. Il m’encourageait passablement et participait par sa présence aux entraînements.

À ce souvenir, un sourire joyeux éclaire son visage. Il fait un signe à l’approche du bar où la moitié de l’équipe stationne devant l’entrée. Juste avant d’arrivée, il me tape l’épaule, l’expression enjouée.

Sur cet air rieur, je m’attends à entrer dans un bar traditionnel. Or je découvre un espace qui me fait penser à un intérieur de saloon comme on en rencontre à Montréal. Les yeux grands ouverts, je plonge les bras dans la paire de portes « batwing » et m’imprègne de cette même atmosphère sombre. Des tonneaux renversés, chacun disposé aléatoirement, font office de tables. Je peux facilement concevoir des scènes de bagarres générales ou de duels aux pistolets, tant le lieu est mythique. La plupart des joueurs sont collés au comptoir, discutent ou se dandinent au son de la musique. Robin tourne sur lui-même et semble chercher sa copine. Au-dessus de ma tête, une galerie suspendue par des chaînes aux poutres du plafond, supporte des centaines de bières. Les breuvages affichent des étiquettes qui remplissent les yeux. Ils me ramènent au Canada où deux brasseries dominent le marché. Sauf qu’à Québec et en Ontario, des micro-brasseries indépendantes occupent les bistrots et font figure de contrebande. Au milieu de toutes ces bouteilles, je repère une ambrée canadienne.

Frôlé par-derrière, une odeur familière emplit mes narines. J’ai la sensation de sentir ma propre odeur. Lentement, je pivote sur moi-même. Avant même de l’apercevoir, je sais que c’est elle. Mes yeux contemplent sa silhouette de dos. Avec le brouhaha, je n’entends pas Robin me demander ce que je bois.

— T’es un rapide toi !

Sans la perdre de vue, je marmonne :

— C’est qui ? Tu la connais ?
— Liberté.

Le bruit du bar s’intensifie de sorte que je n’entends pas ce qu’il dit. Je me penche vers sa bouche.

— Elle s’appelle Liberté.

Je le regarde avec insistance, sous son regard amusé.

— Oublie… de toute façon, elle n’est pas pour toi.

Le ton indigné, je rétorque :

— Pourquoi ?

Robin conserve son expression amusée, me regardant attentivement.

— Aaaah, Liberté… c’est… comment te dire. La plupart des mecs rêvent de sortir avec elle. Elle est inaccessible. Alors tu bois quoi ?

Il me faut quelques secondes pour lui répondre.

— Une ambrée.

Mon regard ne décolle pas de cette jeune femme et n’aspire qu’à la dévorer. Elle porte une robe de laine coquille d’œuf, mettant en valeur ses formes harmonieuses qui décrochent quelque chose en moi. Je sais que je la dévisage ouvertement. Je ne peux pas m’en empêcher.

Elle est entourée d’un groupe de filles discutant à tout va, mais elle garde le silence. De temps en temps, elle sourit, sort son portable de sa poche et fait défiler la surface. C’est certain, elle doit être perturbée par ce type.

Peu à peu, je reprends mes esprits. Je l’ai retrouvé, c’est tout ce qui compte. À présent, le bar est comble et un refuge contre la pluie qui sévit toujours. Le gros de la clientèle est composé d’hommes et je réalise que plusieurs têtes se tournent vers moi et les joueurs. Manifestement, Robin est bien connu. Il salue les gens autour de lui et j’ai droit à quelques regards intrigués, sans que personne m’aborde. Me faisant signe de le suivre, je me faufile dans la foule alors que mes yeux reviennent inlassablement sur Liberté. Je dois prendre sur moi pour détourner la tête et arrêter de la regarder.

— Santé ! Salut, moi c’est Steph, le frère de Robin.
— Santé ! Peter.

Steph cache le petit groupe de filles. Je me décale légèrement pour observer le profil de Liberté.

— L’atterrissage n’est pas trop rude ?
— Un peu le décalage.

Il trépigne continuellement sur place et je n’arrête pas de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule. En l’observant plus intensément, je la devine ailleurs. Elle fronce régulièrement les sourcils d’un air soucieux et semble trop préoccupée pour remarquer les rires des autres filles.

— Tu as déjà pu visiter la ville ?
— Non mais j’ai deux trois bricoles à acheter, donc je vais me lancer.
— Si tu veux un guide, je peux t’accompagner.
— Ton frère me l’a proposé.

Steph s’éclaircit la voix et se penche vers moi, tellement la cacophonie des conversations prend de l’ampleur.

— Comment tu trouves la patinoire ?
— À quelques détails près, c’est la même qu’au Canada. C’est juste une question de capacité. La patinoire de Montréal peut accueillir plus de 20 000 personnes…
— Pff !

Il est intercepté par derrière, virevolte de côté et je me retrouve seul. Je promène mon regard sur l’affluence et la cherche constamment. Elle n’a pas bougé du comptoir, seulement elle ne se retourne jamais par ici. Je me déplace, contourne Steph qui fait volte-face. Il saisit mon manège et bascule son corps dans la direction de ma vue.

— … Liberté ?

J’entrouvre la bouche puis la referme sans émettre un son. Des frissons picorent ma nuque quand je balbutie :

— Ouais.

Je soupire à mon insu, sans comprendre pourquoi son prénom me met dans un tel état. Des joueurs s’entassent derrière moi et s’impatientent de ne pas parvenir au comptoir.

— Laisse tomber, elle ne sort avec personne. Tous les mecs ici ont essayé…

Je ne peux m’empêcher de rouler des yeux abasourdis et rétorque :

— Elle est avec un mec pourtant.
— Comment tu le sais ?

Il me dévisage d’un air entendu, avec une moue fureteuse.

— Oh, c’est une drôle d’histoire…

Steph détourne les yeux et garde le silence, comme s’il réfléchit à sa réponse.

— Elle était… elle n’est plus et puis avec François… c’est le même qu’elle, mais en fille. Toutes les nanas lui courent après. Donc forcément, ils ne pouvaient que sortir ensemble. Avant lui, elle est restée seule très longtemps. Ce n’est pas une fille facilement accessible.

Pendant que je l’écoute, une sorte de trop-plein en moi m’étouffe. Je meurs d’envie de lui parler, il faut que je l’approche.

— Tu peux me la présenter ?
— Si tu veux !

Je le suis dans son dos alors que nous nous frayons un passage vers le groupe de filles. Steph est arrêté par deux copains, puis par d’autres et nous rebondissons d’un groupe à l’autre, sans pouvoir la rejoindre. La conversation s’engage avec des fans et ma tentative de lui être présenté s’échoue continuellement.

Au moment où on s’approche à un mètre, une procession de nouveaux arrivants bouscule le groupe de filles et nos regards se croisent.

Une gêne indéfinissable traverse la lueur de ses yeux qui se détournent brutalement. Liberté oblique vers une des filles pour chuchoter à son oreille. Elle enfile son manteau le visage tourmenté, guignant la porte. Je sors de ma contemplation, me rendant compte que Steph me parle :

— Pardon ?
— Je disais : je crois qu’elle part

C’est là que je remarque ses traits tirés et la pâleur de ses joues. Je me tourne vers Steph qui me fait un signe d’assentiment. Il se penche vers moi et déclare sur un ton amusé :

— Des filles, il y en a plein ici.