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Jacques Lafolye

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Aux rives d’une Loire mythique, Qibliq, potier et inventeur visionnaire, affronte une menace terrifiante : un chef de clan aux pouvoirs inquiétants veut s’emparer de ses filles jumelles, Héron-noir et Héron-rouge. Ces terres habitées par des êtres fabuleux et dominées par les Téman, descendants autoproclamés de la Déesse-mère, deviennent le théâtre d’une lutte acharnée. Pour fuir l’emprise du monstre, Qibliq ose l’impensable : construire le tout premier bateau. Une épopée fondatrice, entre légende et invention.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Lafolye puise son inspiration dans les terroirs, à la manière de Michener ou de Jennings. En choisissant un cadre préhistorique, il s’affranchit des contraintes de l’Histoire pour laisser libre cours à son imagination. "Liger – La vengeance de Qibliq" entame une fresque romanesque ambitieuse, où les Ligériens traverseront les âges jusqu’à nos jours.

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Seitenzahl: 468

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jacques Lafolye

Liger

La vengeance de Qibliq

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jacques Lafolye

ISBN : 979-10-422-7697-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Une évasion mouvementée

Loire surgit enfin. Depuis le temps qu’elle concentrait ses forces dans l’obscurité ! Les foudres du mont Mézenc, assis sous de noirs stratocumulus, déluge et feu, faisaient du lieu de son évasion un Locus Terribilis, sans égal, isolé, désert, que les pluies détrempaient sans répit, orage après orage. Le tonnerre et les nuées formaient à Loire une aide précieuse pour dissimuler les torrents alliés, noyés de boue, qui sans cesse grossissaient ses forces.

Elle n’a qu’un but : la percée, la cavale hors de sa prison de pierre vers l’air libre et le soleil – non qu’elle pensât. Pas à proprement parler. Par tempérament, elle est plutôt encline à suivre la pente naturelle des choses, à s’y couler, à saisir par opportunisme la moindre occasion d’agir en se laissant porter par son propre courant.

C’est donc au moment le plus favorable, dans le silence et en secret, qu’elle sort insidieusement. Les bras, d’abord, infiltrés dans les anfractuosités des pierres, par petits à coups, comme dissolvant la roche çà et là. Elle finit par trouer la muraille du Mézenc. Alors elle charge de toutes ses forces, brise les derniers obstacles, surgissant au grand jour, se répand impétueusement par cent voies confluentes sur les pentes rocailleuses parsemées d’éboulis. Nul être pour assister à sa désincarcération. L’atmosphère chargée brûle d’un crépuscule inquiet. Elle fuit rageusement le lieu de sa naissance. Plus tard, ses forces regroupées, elle ralentit. Elle a déjà tout oublié de sa fureur. Elle oublie, les fleuves ont semblable mémoire, car c’est évidemment d’un fleuve qu’il s’agit.

La principale activité d’un fleuve est de faire et refaire son lit. Les hommes s’amollissent sur des couches matelassées, les grands chiens roux tassent leur litière en tournant sur eux-mêmes – et ainsi pratiquent d’autres bêtes. Les fleuves, eux, font leur lit en creusant. En cela, Loire se révèle férocement habile : son débit puissant lui fore un tunnel sans voûte que ses flots successifs approfondissent.

Loire 1

Pour lors, les glaces recouvrent tout, sans solution de continuité avec les mers occidentales, de blanc unicolore. On peine à croire que des hommes aient pu y survivre. C’est le cas pourtant. Les hommes, ce sont ceux dits de Neandertal, coupés du reste de l’humanité par les chaînes de glaciers qui enclavent l’Europe. Ils se sont, au fil des générations, si bien adaptés à leur impitoyable environnement qu’à la fin, ils constituent un rameau distinct et nouveau d’hominiens. Vous les connaissez, les hommes de Neandertal, ces brutes de légendes : fronts obtus, sourcils épineux, mâchoires fuyantes. On vous a répété que ces bêtes à peine humaines ne figuraient certes pas au nombre de vos ancêtres directs, de lointains cousins au pire, ignorés par la famille… Heureusement, la vérité finit par se faire jour : ces ogres nomades et chasseurs ont pratiqué les premières inhumations rituelles, laissé de merveilleuses traces artistiques, perfectionné des outils prodigieux…

Ils sont les victimes du premier « délit de sale gueule ».

1

Les affamés

Hanhého, Sauteur néandertalien, se met à quatre pattes sous son abri, un mélange de peaux hétéroclites vaguement cousues ensemble, et à peine soulevées par des morceaux de bois. Aussitôt sa faim se rappelle à lui et une nouvelle crampe lui durcit le ventre. Il glisse sa tête et ses épaules au-dehors puis sort et se lève, pour embrasser d’un regard circulaire leur camp et l’étendue du paysage : quelques abris, semblables au sien mais plus vastes, au pied d’un cirque glaciaire dont les derniers éboulements les encerclent presque ; une plage blanche que ferme à quelques pas de lui, la surface d’un lac immense et gelé.

Des lieux connus de Hanhého, pour y avoir vécu des regroupements réguliers de Têtes-en-haut, identiques à celui-ci – « Tête-en-haut » est le nom que les hommes de Neandertal se sont donné, les animaux étant appelés Têtes-devant. D’habitude, les familles s’installaient là avec bonheur, car les montagnes les abritaient des intempéries comme au creux d’une main protectrice. Autrefois, le gibier et le poisson abondaient, chaque retour de chasse était une fête, les chasseurs croulaient sous la nourriture et les peaux, la viande s’amoncelait dans les réserves ; autrefois, les yeux pétillaient d’allégresse.

Mais, depuis que les glaciers craquaient – depuis presque dix ans, selon notre manière moderne de compter –, les glaces s’étaient affaiblies, de façon d’abord imperceptible puis de plus en plus violente. À présent, les eaux, qui souvent ne sont plus prises qu’en surface, trahissent les pêcheurs au trou ; les montagnes s’ouvrent sur des blessures soudaines et inattendues, lâchent leurs crêtes le long de leurs pentes ; des pans entiers de leurs falaises coulissent subitement à la verticale.

Dans ces conditions encore inéprouvées, des dangers surgissent, les habitudes ne rassurent plus personne. L’air, quant à lui, est devenu désagréablement chaud.

L’abri d’Hanhého est placé un peu à l’écart, près du verrou d’un des glaciers, en limite de la zone abritée. À sa droite, il aspecte la plage, prolongée jusqu’au lointain, qui ne s’élève plus derrière lui que par des dunes ; à gauche, le camp des Néandertaliens : quatre grandes familles.

« Trop », pense le sauteur. « Pas gibier. » De fait, à cause de la raréfaction des proies, ce rassemblement-ci réunit trop de bouches. Les chasseurs partaient de plus en plus longtemps, rentrent presque chaque fois bredouilles, tandis qu’au camp la situation empire. Les réserves de nourriture amenées par les familles avaient presque disparu, il n’était plus question de les utiliser à présent ; il fallait préserver ce qu’il en restait pour le moment où l’on repartirait. La vérité est simple : nourris d’expédients, de rongeurs piégés ; du groupe, soumis à un rationnement drastique, aucun n’échappe à la faim et à son cortège de crampes, de vertiges et d’obsessions boulimiques ; ils meurent d’inanition. Depuis peu, il faut même tenir un ordre prioritaire dans le partage des aliments : la première part aux chasseurs et aux femmes enceintes, les enfants et les autres femmes reçoivent peu, on ne nourrit quasiment plus les vieillards. Les Têtes-en-haut sont devenus irascibles et improductifs, comme alourdis par leurs ventres, tendus et pourtant désespérément vides. « Faim ». Tout de suite, Hanhého regrette d’avoir formulé le mot dans sa tête, car son estomac y a répondu par un rot douloureux.

Un trio ronchonneur de mâles passe devant son abri. Ils saluent le sauteur qui les suit un moment des yeux, réagissant mentalement à leur passage : « Des jeunes. Mais pas chasse… » Les jeunes avancent sans but manifeste, les traits marqués comme dans l’effort. Hanhého a capté un mot de leur morne conversation, un nom, celui d’Hanhin. Et en effet ! Hanhin, le meilleur chasseur du groupe, n’a pas eu raison d’insister, en utilisant toute son influence pour que ce rassemblement ait bien lieu.

Et voilà le résultat, se dit Hanhého. Si ça se trouve, je devrai bientôt sauter pour l’un des nôtres. Un des plus faibles, que l’inanition sculpte en creux, de telle façon que son Arbre-de-l’intérieur semble prêt à ramper hors de son corps…

Hanhého surveille étroitement ceux dont les mouvements se font plus rares. C’est là son rôle : à l’instant où un Tête-en-haut se fige, il devient un Plus-bouger et le sauteur de son groupe le fait emmener à l’écart ; ensuite, après que l’homme a complètement raidi, il saute pour appeler les Vieux-raides à venir dévorer ce Nouveau-raide. – ou plutôt, il saute et danse et psalmodie, dans une gesticulation qui, si elle n’est pas parfaitement interprétée dans son moindre détail, déchaînera la vindicte des Vieux-raides contre le peuple des Têtes-en-haut. Voici pourquoi un Sauteur est si important, pourquoi on le protège et on le respecte. Un groupe de Têtes-en-haut ne saurait survivre sans Sauteur.

Mais pour lors, ce n’est pas d’Hanhého ni des Vieux-raides qu’il s’agit. Les chasseurs ne sont pas rentrés après plusieurs soleil-pas-soleil ; l’angoisse étreint donc les Têtes-en-haut demeurés au camp. Les chasseurs pourraient ne pas rentrer… et alors ils seraient tous promis à la raideur…

Hanhého sursaute : une main vient d’attraper une de ses épaules, par derrière :

« Rien ? » demande Honhan, une jeune adulte – à la chevelure luisante, dont chaque mâle du groupe guette les premières règles, tant sa beauté juvénile hante leurs rêves.

Hanhého connaît le sens de sa question : depuis l’entrée de son abri, il sera le premier à percevoir de loin le retour des chasseurs.

« Rien », répond-il.

Ils détaillent ensemble l’horizon vide, jusqu’à ce qu’un bruit tonitruant leur parvienne, les faisant tressaillir.

« Ravin ! » affirme Hanhého tourné vers les falaises. Le vacarme s’éteint dans des roulements diffus. Non loin, dans les terres, une des vallées, sente profonde quasi enfermée entre deux glaciers, vient de disparaître, engloutie par un éboulis, éden pour arbres maigres, secret trésor verdi de mousse et de lichens, aux anfractuosités peuplées d’une faune polymorphe et véloce ; ces vallées ont de tout temps été vitales pour les groupes Néandertaliens campant près du lac, qui y trouvent en abondance petit gibier, plantes, champignons et baies, et surtout du bois dont ils font provision autant qu’ils peuvent ; ainsi des foyers brillent-ils à chaque tombée de la nuit.

Il y a peu encore, il n’en disparaissait, de ces vallées salvatrices, qu’une de temps à autre. À présent, l’effritement des hauteurs glaciaires intervient à intervalles rapprochés, de trop nombreuses vallées sont régulièrement ensevelies et les Têtes-en-haut ont peur que les montagnes, toutes ensemble, tombent sur eux. Pas seulement les Têtes-en-haut : les bêtes aussi pressentent le danger. Voilà pourquoi on en chasse de moins en moins. Les hommes pensent qu’elles ont fui…

« Faim ! » laisse soudain échapper Honhan qui a recommencé à guetter l’étendue gelée à leur droite, si bien concentrée qu’elle n’a même pas dû s’apercevoir qu’elle avait parlé tout haut. Ils sont à bout. Le Sauteur contemple le camp habité de silhouettes indolentes, qu’aucune activité organisée n’anime plus. Même les enfants demeurent prostrés.

« Chasseurs, vite », prient-ils en silence. « Viande. » L’attente continue. La peur aux pieds tremblants a pris possession de tous.

Une seconde femme les rejoint. Honhon, bien que son aînée partage avec Honhan une amitié inaltérable ; toutes deux proviennent de la même famille – une des quatre présentes au regroupement – celle menée par Hanhin. Honhon fait partie des femmes de Hanhin. Ils sont ensemble et, en dépit du fait que Honhon n’ait jamais enfanté, heureuse ainsi. Honhan, elle, qui appartient au même cercle étroit de parenté, approche seulement de l’âge fatidique de la procréation. Elle aurait dû commencer sa vie de femme pendant ce regroupement et, sûrement, chaque étalon des autres familles s’y serait frotté, tant le poil clair et épais et les appâts affriolants de la jeune fille illustrent au mieux les canons de beauté recherchés par les Têtes-en-haut, si leurs dramatiques conditions actuelles de famine et de délabrement ne les avaient complètement éloignés de la gaudriole. Honhon soupire, les yeux anxieusement portés au lointain ; sa main effleure machinalement son bien le plus précieux, les graines de pierres orange et translucides enfilées sur un tendon de renne qu’elle porte en sautoir et qu’elle ne quitte jamais : jadis, son groupe partageait souvent ce même lieu avec d’autres groupes venus de loin. ; ils arrivaient à chaque fois à échanger des merveilles, comme ce collier d’ambre, que le premier homme de sa vie avait troqué pour elle.

Les deux femmes, pour toutes dissemblables qu’elles paraissent, l’aînée grisant déjà et se ternissant quand sa cadette resplendit chaque jour un peu plus, se ressemblent pourtant. C’est que tous les individus du peuple de Neandertal ont été façonnés par l’évolution de façon identique. Plutôt grands, ils pourraient cependant passer pour courts sur pattes, car leurs muscles les rendent épais et larges. Tous sont poilus du chef aux pieds. Leur menton fuit un peu vers leur col, tandis qu’au contraire leurs sourcils saillent en visière au-dessus de leurs yeux et, dans ces regards bruns, luit la force d’arpenter en tout temps la nature sans jamais se poser vraiment.

D’autres Têtes-en-haut se sont déplacés jusqu’au trio formé par le Sauteur, Honhon et Honhan. Honhon comme ses congénères, cherche à capter du mouvement sur la plaine glacée mais ses yeux ne sont plus aussi bons depuis quelque temps ; un réseau mouvant de fils presque invisibles tremble devant elle quand elle regarde au loin.

En sorte qu’elle tressaille lorsqu’un petit garçon hurle soudain près de ses jambes :

« Là ! Là ! »

2

Le retour des chasseurs

Un groupe d’une demi-douzaine de silhouettes approche.

Tous les Têtes-en-haut crient, appellent. Ceux restés au camp commencent à courir vers le trio de Honhon qui s’est déjà élancé sur la plaine, à la rencontre des arrivants. C’est la ruée générale. Chacun des Néandertaliens galvanisés par l’espoir de manger court aussi vite qu’il le peut. Les enfants mènent le train. Honhon et le Sauteur se sont laissé distancer par les plus jeunes tel Honhan. Le camp presque entier s’échelonne sur la plaine dans la cacophonie générale, les plus âgés claudiquant à l’arrière. Seuls les mourants restent à leur place.

« Qui ? s’interroge Honhon. Les coureurs approchent du groupe. Honhon peut maintenant voir qu’il s’agit bien de leurs chasseurs. Elle reconnaît Hanhin, son homme, qui les mène (nos lecteurs les mieux concentrés auront sans doute remarqué que dans ce groupe de Têtes-en-haut, les noms des femmes commencent tous par “Hon” et ceux des hommes par “Han”). Honhon voit qu’Hanhin et les trois hommes qui le suivent ne portent rien d’autre que leurs armes.

« Pas de viande », se rembrunit-elle. Mais son cœur se réchauffe aussitôt car les deux derniers chasseurs charrient une masse claire, de bonne taille… un renne, peut-être…

Cependant les exclamations des coureurs, arrivés près des chasseurs, expriment plus la surprise que l’allégresse. L’erreur de Honhon lui apparaît comme elle approche : ce qui, de loin, avait pu passer pour un renne blanc est en fait un Tête-en-haut lourdement vêtu de fourrures et cuirassé de glace.

Honhan est revenue en courant jusqu’à elle, sa large face ronde surexcitée.

« Qui ? demande Honhon.

— Pas Han-Hon. Étranger ! » s’exclame Honhan, en saisissant le bras de Honhon pour l’aider à courir plus vite.

« Étranger, s’inquiète cette dernière. Danger ? »

Les chasseurs et leur fardeau ayant continué vers le camp, tous les Néandertaliens se voient réunis. On stoppe ; les amis retrouvent leurs amis ; les femmes leurs hommes ; et ceux-ci leur progéniture. Le soulagement des retrouvailles domine un moment mais laisse rapidement place au découragement. L’extrême fatigue des chasseurs, jointe à la déception de les voir rentrer sans nourriture fraîche, provoque partout gémissements sonores et lamentations. L’état des revenants émeut : à peine s’ils tiennent debout. Ils ne marchent plus que par habitude. Quatre femmes prennent en charge le Tête-en-haut inanimé. La colonne repart et les retardataires qu’elle croise se voient contaminés par la morosité ambiante.

Hanhâne, chasseur au torse puissant mais à la voix de jouvencelle, le principal rival de Hanhin aux yeux de tous, était resté près du camp avec quelques hommes de sa famille pour protéger les vieux et les provisions. Il ne se presse pas pour rejoindre les autres et va droit au Tête-en-haut étranger que les femmes posent devant lui. Du bout du pied, il écarte la capuche gelée. Une moitié du visage de l’homme apparaît. La face, jusque-là inexpressive de Hanhâne, grimace alors avec mépris, tandis qu’il gronde : « Encore un Huiheu ! » C’est un fait. Le jeune homme ramassé par l’équipe de chasse appartient bien à ce peuple de Têtes-en-haut étrangers aux Néandertaliens, au faciès démesurément rond. Ses yeux disparaissent derrière le gras de ses pommettes, son poil et ses cheveux sont plus noirs qu’un trou de pêche sur la glace, sa taille courte et sa peau tendue sur une épaisse couche de graisse dénonceraient un Huiheu, même de loin.

Depuis assez longtemps maintenant, des Huiheus solitaires parcourent le monde des Néandertaliens – ce qui n’était jamais arrivé de mémoire d’homme – et ces derniers réagissaient de plus en plus vivement à ce qu’ils considéraient comme des intrusions. Surtout depuis que les ressources alimentaires baissaient.

Il y a peu, les Huiheus ont commencé à rôder en famille, là où ils n’auraient pas dû et ont attaqué un petit groupe de néandertaliens qui a dû en tuer un pour les mettre en fuite.

Ensuite, les Néandertaliens ont constaté que le Huiheu Nouveau-raide, le mort, portait comme ornement des morceaux d’arbre-de-l’intérieur de Tête-en-Haut, des os humains. Cette découverte avait frappé le groupe, de terreur. Tous les Têtes-en-haut, sans exception, traitent les Raides avec respect : dès qu’un Plus-bouger se fait Raide, un Sauteur arrive, tourne autour en criant, agite les bras pour appeler les Vieux-raides, les esprits, et tous les spectateurs fuient sans se retourner. Alors, les Vieux-raides s’emparent du Nouveau-raide et prennent le temps qu’ils veulent pour le dévorer. Au bout d’un moment, il ne reste plus du Nouveau-raide que l’arbre-de-l’intérieur.

On sait bien en outre qu’en ouvrant un phoque ou un renne, on en sort aussi un arbre-de-l’intérieur dont on peut, en le cassant, sucer la sève. Beaucoup de chasseurs se parent de morceaux d’arbres-de-l’intérieur de leurs proies les plus féroces, mais on n’aurait jamais imaginé qu’un Tête-en-haut porterait sur lui des morceaux d’un Nouveau-raide. Ces choses-là appartiennent aux Vieux-raides et à eux seuls.

À l’époque de cette bagarre et de cette découverte, les Têtes-en-haut étaient restés accroupis autour du Huiheu qu’ils avaient tué. Ils avaient longuement gémi et montré les dents en signe de peur. Puis le Sauteur avait sauté et les femmes et les enfants s’étaient mis à rôder sur le lieu de la bataille, pour voir si l’un des ennemis n’aurait pas laissé tomber quelque chose de bon ou d’utile. Un sac de peau fut finalement trouvé. Dedans, la main poilue d’un Tête-en-haut, mi-desséchée, mi-pourrie ! Tous purent avec horreur y voir, bien gravée dans sa chair, une marque de morsure… La morsure n’était pas celle, allongée, d’un loup. Non plus celle d’un ours, beaucoup plus large. Et de plus, la main ne portait pas de trace d’arrachement mais avait été coupée net. … et surtout, elle était cuite ! La quasi-totalité des hommes avait fini par penser qu’elle avait été prise sur l’un de ses semblables par un Tête-en-haut, pour servir de viande. L’idée qu’un Tête-en-haut, même un Huiheu, pourrait manger de cette viande avait bouleversé la grande majorité du groupe mais, quand l’histoire eut fait le tour des camps Néandertaliens, il y en avait eu – Hanhâne le premier – qui n’avaient pas trouvé une telle idée si répugnante… « Les Têtes-devant, les sans-dents, les animaux de toutes sortes mangent bien les Tête-en-haut », arguaient-ils. « Oui, mais pas nous », soutenaient les autres.

3

Catastrophe

Le même soir, le rassemblement, femmes, marmots, hommes et vieillards, fait cercle autour du feu crénelant bas qu’on alimente de bouts de bois prélevés dans un ravin et d’une sorte de tourbe mêlée de mousse et d’éléments organiques. Hanhého survient avec le Tête-en-haut étranger porté par deux hommes. On allonge le corps glacé et inconscient au plus près du foyer dont il sort une fumée putride à l’odeur âcre d’excréments calcinés.

Un des jeunes chasseurs qui ont rapporté le Tête-en-haut étranger, brûle du désir de paraître en racontant leur aventure. Il entre dans la lumière et se lance :

« Huiheu, glace, phoque. » Il guette le sol, le poing levé, puis écarte les mains et émet des sons sourds : « Glace. » Il mime une brisure soudaine de la glace. « Huiheu. Dedans. » Bruit de succion évoquant une immersion profonde suivie d’un rapide mouvement de paume vers le haut : L’immergé remonte à la surface. Puis, le jeune homme désigne Hanhin. « Camp. »

Ce discours-fleuve le laisse béat et dans l’assemblée chacun juge, en lui-même, des conséquences de l’évènement. Ils font le recoupement avec les changements qui perturbent leur vie depuis quelque temps. La consternation apparaît sur tous les visages. Car un fait s’impose à l’esprit de tous : les glaces ne sont plus sûres, même près de cet endroit jusqu’ici préservé. Sans glaces fermes, plus de pêche. Leur dernière ressource alimentaire abondante devient, elle aussi, inaccessible. Un des hommes articule enfin : « Pas poisson…

— Plus phoque, continue un autre.

— Plus renne. »

Les voix mêlées, « plus… plus… plus… » déroulent la litanie des espèces en train de disparaître de leur univers. Même si des optimistes évoquent au contraire les lapins et les perdrix… c’est bel et bien la face blême de la famine qui se révèle à leurs yeux.

L’atmosphère catastrophique arrache quelques plaintes sourdes, au chœur dispersé des femmes. Elles se chauffent, imitées en échos par les enfants : dans quelques heures, si on les laisse faire, un lamento nasal éclatera hors de leurs mâchoires et de leurs bouches béantes résonnera un concert de gongs de leurs voix entremêlées.

Mais Hanhâne se lève et interrompt d’un geste le chœur des femmes. Il pointe d’un doigt le Tête-en-haut étranger. Les regards convergent à nouveau vers celui-ci, qui gît, minéral ; les fourrures dont il est couvert fument en dégelant. Une petite mare l’encercle et il semble ainsi reposer sur un miroir que le feu hante d’éclats dorés. La voix brusque de Hanhâne réclame : « Sauter ? » Le Sauteur s’agenouille près du Huiheu, approche sa joue de son visage et écoute avant de nier. « Soleil ? » insiste Hanhâne, impatient. « Soleil, sauter… pas sauter… » tergiverse le Sauteur en se redressant. Tout autour, on renâcle : le Sauteur n’a pas l’air d’être capable d’anticiper. Il va s’asseoir près du feu, en face du gisant. « Là », conclut-il, signifiant ainsi péremptoirement qu’il va veiller près de l’étranger.

Hanhin se passe la main sur le front puis, dans le silence revenu, désigne au groupe la direction prise par les derniers troupeaux aperçus, celle vers laquelle tous les animaux terrestres semblent se diriger. « Marcher », dit-il. Ce « marcher » ouvre sur autre chose, un départ définitif. Vers où ? Et jusqu’à quand ? Ils possèdent si peu de réserves ! Personne, cependant, ne formule d’objection. Quel autre choix ont-ils ?

Cependant, Hanhâne insiste auprès du Sauteur : « Le feu est bon ? »

L’autre jour, il avait été le plus déterminé à suggérer que dévorer un autre Tête-en-haut n’était pas si abject. Évidemment sa question est ambiguë, nul ne s’y trompe. Elle peut aussi bien montrer sa sollicitude pour le jeune Tête-en-haut gelé ou son intérêt pour le morceau de viande qu’il représente… Le Sauteur fait la moue et claque de la langue en signe de doute.

Honhon se sent hérissée par l’avidité cannibale de Hanhâne. Toujours à se mettre en avant et à exiger, celui-là ! Elle le sent capable de tout pour assouvir ses appétits de viande ou de pouvoir, quitte à consommer son semblable en affamant le reste du groupe…

Alors elle pivote vers Hanhin, son homme et chasseur d’élite du groupe qui comprend ce qu’on attend de lui et se lève pour prendre la parole. Il n’a pas encore ouvert la bouche que Hanhâne s’écrie : « Hanhin ! Silence ! »

Un malaise compact couvre l’assistance. La lune, maîtresse des esprits égarés, serait tombée près du feu, que la stupeur générale n’en eût pas été plus violente.

Un chasseur d’élite élevait la voix devant tous pour exiger qu’un autre chasseur d’élite se taise !

Décidément cette nuit est une nuit folle, un bouillon de surprise.

Hanhâne saute au milieu du cercle. Il prend violemment Hanhin à partie : « Huiheu gelé, pas bon. Hanhin faire couic. Pas couic, pas bon. » Et il finit sa tirade en s’empoignant la gorge pour montrer ce qu’Hanhin doit faire au Huiheu. Des grondements menaçants échappent à d’autres hommes. Ils se bourrent de coups de poing approbateurs. Hanhin foudroie Hanhâne du regard mais celui-ci lui tient tête, les yeux dans les yeux. La rumeur hostile et les battements de poings rageurs forcissent. Hanhin sent qu’il doit agir tout de suite mais hésite à se battre avec son rival.

Un partisan de Hanhâne l’assomme alors par-derrière.

Le rassemblement se dissout. Un parti nombreux reste avec Hanhâne. Le reste, en fait les partisans de Hanhin, fuit avec des cris d’hirondelles ; la plupart, sous les huttes de peaux. Honhon se fait aider pour traîner Hanhin jusque sous leur l’abri. Quant au Sauteur, il a disparu.

4

L’exil de Honhon

Les amis de Hanhâne ont avivé le feu. Ils ont pioché sans retenue dans la maigre réserve de bois, puis ont mis à rôtir le Huiheu entièrement déshabillé. De toutes parts, l’odeur de la viande grillée attire à Hanhâne de nouveaux partisans, des cannibales – ou des anthropophages si vous préférez. Bien avant l’aube, repus mais surexcités, ce vaste parti a décidé de parachever son coup d’État. Hanhâne en tête, ils envahissent à travers tout le camp les abris tendus presque à ras du sol où il faut progresser à quatre pattes sur les corps imbriqués et dissimulés sous des amoncellements de fourrures. Nulle autre lumière que celle des étoiles ne pénètre ces endroits résonnant de ronflements, puant le mucus, le suint, la sueur et la merde. Dans le vaste abri de la famille de Hanhin, Hanhâne retrouve pourtant aisément son chemin.

C’est que, dans ce chaos apparent, règne un ordre secret. Les places y sont fixées et conservées suivant la hiérarchie informulée du groupe. Lorsqu’il écrase ici un sein du genou, là, une mâchoire du coude, Hanhâne sait à qui l’un et l’autre appartiennent, sans avoir besoin d’écouter les voix qui protestent à son passage.

Les meilleures places sont celles du fond : plus éloignées des coulis de vent introduits par l’ouverture béante ; elles abritent Hanhin et ses femmes. Hanhâne va jusqu’à Honhon, trouve à tâtons une de ses mains et la serre au poignet ; les cris de la femme, surprise dans son premier sommeil, finissent de réveiller tous les occupants du lieu. Elle piaille, rue des quatre fers, empêtrée dans ses lourdes couvertures, sans parvenir à dégager son poignet de l’emprise brutale. Vaillamment, Honha attaque la forme indistincte de l’agresseur de son ami, griffes en avant, et prend aussitôt un revers de l’avant-bras en plein visage, qui la laisse pantelante. Les autres occupants – une vingtaine – s’égaillent vers l’extérieur en criant. Hanhâne extirpe Honhon hors des fourrures qui l’enrubannent, avec des gestes sûrs de dépeceur de gibier. Puis, sans soucis de ses coups, il l’emporte au-dehors à bras le corps.

Partout, ce ne sont qu’échauffourées jusqu’à ce que la totalité des anti-Hanhâne ait été arrachée à leurs abris. Hanhé, le principal lieutenant de Hanhâne, et deux autres hommes, ont maîtrisé Hanhin, encore à demi sonné, et l’ont transporté près du feu. Hanhâne retient toujours Honhon, nue et déjà violacée de froid et de rage impuissante. Tous deux se dirigent vers Hanhin. Une fois bien en vue de celui-ci, Hanhâne lâche Honhon qui trébuche et finit à quatre pattes, sur la glèbe gelée. Elle grelotte, autant de peur que de la morsure du vent. Son visage rond, tendu vers Hanhin, se couvre de larmes silencieuses. Du bout du pied, Hanhâne la bascule sur le flanc. Hanhin veut s’élancer en avant mais les hommes qui le ceinturent, le calment d’un nouveau coup de hampe de lance au sommet du crâne. Honhon gémit le nom de Hanhin comme celui-ci tombe par terre. Elle se recroqueville quand la poigne brutale de Hanhâne lui ouvre les mâchoires. Hanhin inspecte la dentition d’Honhon et grogne sourdement en y constatant l’absence de plusieurs dents. Il fait branler sous son index incisives et canines, dans les gencives quelque peu pourries de sa victime. Il grogne à nouveau. Honhon referme ses avant-bras contre sa poitrine mais il les écarte sans ménagements et s’empare des seins qu’il malaxe et étire avant de les laisser retomber. Celle-ci couine de douleur et s’enroule encore plus sur elle-même sans parvenir à éviter les doigts calleux qui glissent jusqu’à son ombilic puis s’enfoncent plus bas, sans merci. Après cette ultime exploration, Hanhin se relève et son diagnostic tombe sans tarder sur la gisante, secouée de petits spasmes et qui le fixe de ses yeux implorants : « Honhon. Plus bonne. Plus enfant. » Il a haussé le ton afin que tous l’entendent clairement. Elle se jette contre ses genoux et les enlace. En même temps, elle cherche avec sa bouche à atteindre son sexe, dans un réflexe de séduction animale. Hanhâne s’éloigne vers la rive du lac en la tirant par les cheveux.

« Honhon mauvais. Partir », crie-t-il de sa voix ridiculement grêle. Honhon, après quelques pas, se met à hurler et à se tordre les membres. Elle sait que son exil est sans appel. Mais elle tente encore, à genoux, d’apitoyer Hanhâne qui s’éloigne, le groupe, le vent, le monde entier. Dans son affolement, elle ne s’est même pas aperçue qu’Hanhâne était reparti.

Hanhâne, revenu dans le cercle, s’empare sans barguigner d’un bras de Honha, qui s’est enroulée dans une peau de renne, et gagne avec elle le centre du camp, près du feu déclinant. Là, il clame à plusieurs reprises : « Honha ! Honha ! … », tout en exhibant la jeune fille aux quatre points cardinaux, successivement. Il la tient serrée dos à lui, par les épaules, sans équivoque, dans un geste de possession viril. Le groupe tout entier reforme le cercle autour d’eux. Honhon, elle-même, se rapproche, mais timidement. Tous attendent. Hanhin a demandé la propriété exclusive de Honha. Jusqu’alors, les mâles présents ne se sont pas privés de couvrir Honha, la plus attirante des jeunes femelles. À partir de cet instant, si personne ne dit mot, aucun autre que Hanhin n’aura plus le droit de la toucher. Dans un dernier mouvement de provocation, le vainqueur du jour dénude sa nouvelle favorite, la désignant à la concupiscence publique. Silence, toujours.

De son côté, le Sauteur commence à tenter, en douce, de retirer du feu le corps aux trois quarts dévoré de l’étranger : au soleil levant, croit-il, il sautera pour convier les Vieux-raides à finir le festin. Ainsi doit-il advenir ! Mais Hanhâne voit son manège, il adresse un signe au plus proche de ses hommes. Et le Sauteur meurt à son tour, frappé dans le dos par un épieu. Il s’abat d’un bloc, face contre terre. Son meurtrier extrait sa lance du cadavre. Une dizaine de guerriers, dont Hanhâne, tous en armes, font masse.

Le reste des Néandertaliens est comme statufié. Quelques hommes cependant, convergent autour d’Hanhin revenu à lui et qui avance maintenant vers Hanhâne enfin déterminé à défier celui-ci. Il grince des dents, roule des yeux et frappe ses pectoraux velus de ses poings. Habituellement, ce type de démonstration déclenche un duel mais cette nuit-ci n’a plus rien d’habituel. Hanhâne se contente de cracher par terre, tandis qu’un de ses nervis fait exploser le crâne de Hanhin avec sa hache de pierre au mépris de tout esprit sportif. Hanhâne désigne les deux nouveaux cadavres : « Viande ! » affirme-t-il.

Hanhâne pousse un cri guttural en la désignant et tout le groupe se retourne vers elle. Honhon se sauve. Pas assez vite pourtant, pour éviter les premiers cailloux. Longtemps, les enfants la poursuivent sur la plaine glacée. Lorsqu’enfin, ils abandonnent, le camp a disparu de la vue de Honhon. Elle reste seule avec le vent dans la nuit. Ce vent mort sa chair et la nuit l’emplie d’effroi. Elle s’assoit, genoux repliés contre elle entre ses bras serrés, enfouie sa tête entre eux et se remet à pleurer.

5

Carnage

Une angoisse soudaine prend Honhon aux tripes. Elle sort de sa torpeur pour s’apercevoir que ses mains, ses pieds, ses fesses plaquées à même le sol se sont mortellement engourdis, pendant son moment d’abandon. Elle se relève lourdement. Ses extrémités la brûlent. Elle doit absolument réagir, se secouer, sinon… L’instinct de survie lui prodigue l’adrénaline nécessaire à ses mouvements. Elle arpente le terrain à grands pas, luttant contre les fourmis qui la rongent. Puis elle se met à scruter le sol des yeux, trouve rapidement ce qu’elle cherche : un endroit où la couche superficielle de glace, en fondant, a transformé la terre en boue. Elle s’y roule puis, avec des gestes experts, achève avec les doigts d’enduire du mieux qu’elle peut tout son corps. La gadoue froide lui transperce l’épiderme mais elle sait qu’en séchant sur elle, cette boue formera une cuirasse entre sa peau et l’extérieur. Un pis-aller qui n’aura qu’un temps, mais qui va au moins lui éviter de mourir gelée tout de suite. Tout en se frottant, elle réfléchit ; sa meilleure chance de survie à terme, se trouve dans le camp : quelques chutes de fourrure, un ou deux projectiles, une arme, des hameçons, des pierres à feu, un bon biface pour tailler la glace et dépecer de menues proies… Le minimum vital, sans lequel elle se sait perdue. Prudemment, par cercles, protégée par sa carapace de boue qui lui permet de se fondre dans le paysage, elle revient vers le campement distant de sept ou huit cents mètres, guidée vers lui par les relents du foyer et la chaude odeur de bête de ses ex-compagnons. Elle a l’intention de profiter de leur sommeil pour se glisser parmi eux et voler tout ce qu’elle pourra porter.

Le hurlement lugubre la saisit par les ouïes, sur un pli de terrain, en fait une petite butte au sommet de laquelle elle rampe. Le camp est juste derrière, à portée de ses yeux fatigués. Elle se tend, cherchant à disparaître au ras du sol : que se passe-t-il ? Quelqu’un l’a aperçue ? Les cris continuent. Subrepticement, centimètre après quelques centimètres, elle se remet en branle. Un charivari indicible emplit le camp, accompagné d’une agitation tellement confuse qu’elle ne parvient à rien distinguer clairement. Peu à peu, elle comprend qu’elle assiste à une bataille. Beaucoup des silhouettes emmêlées, découpées en ombres chinoises sur le flanc de la falaise qui forme un décor au drame, sont tombées et restent étendues, sans mouvements. Les femmes et les enfants ont disparu dans les abris. Les hommes survivants se battent encore. Dans ces conditions, elle ne peut pas entrer dans le camp pour voler ce qu’elle l’avait prévu, elle va finir ici, allongée sur cette butte, si elle n’en redescend pas vite. À reculons, elle commence à dé-gravir l’éminence. Le désespoir monte en elle. Elle réprime de nombreux sanglots, lamentablement, mais d’autres lui échappent. La couche de boue sur son ventre et ses seins se désagrège à force de frotter sur le sol. Elle a de plus en plus froid. Juste une flamme en elle mais à chaque instant moins vive, voilà tout ce qui l’empêche encore de s’abandonner définitivement à son sort. Et soudain, son cerveau engourdi lui fait pressentir une présence, Tête-en-haut ou Tête-devant, approche par sa droite. Elle hume : un peu de musc ; ses oreilles lui apportent les sons produits par un souffle oppressé, à peine contenu, accompagnés de menus crissements de glace remuée. Honhon parvient à s’accroupir. La peau de la partie antérieure de son corps se remet à cuire, comme si des myriades de mouches noires l’attaquaient, emportant chacune un minuscule morceau de chair. Quant à sa partie postérieure, elle reste uniformément insensible, comme tuée par le gel. Elle se concentre sur ce qui approche et que la butte cache encore à sa vue. Les bruits perçus pourraient provenir d’un animal blessé, se traînant avec force, grognements et ahanements. Honhon croit à présent qu’une des victimes de la bataille à laquelle elle a assisté vient chercher refuge ici. La partie de son cerveau que le froid n’a pas encore frappé de léthargie lui conseille de fuir mais elle n’en a plus la force ; elle est résignée à subir son destin. Les bruits continuent.

Enfin, des contours apparaissent : un animal, lui semble-t-il, de forte taille et bizarrement hétéroclite de poils et d’odeurs. À la senteur du musc, s’ajoutent à présent d’épais remugles de poissons. L’animal paraît inoffensif, à l’agonie peut-être. Honhon retrouve espoir : sauter sur la bête moribonde, l’achever, lui crever le ventre pour s’y enfouir au chaud parmi les entrailles, voler sa chaleur, tant qu’il lui en reste, voilà son plan de salut. Le tas de poils a obliqué, droit vers elle, sans toutefois paraître discerner sa présence. C’est le moment ! Honhon rassemble ses dernières forces, fonce, écrase la bête de tout son poids. Elle frappe, des mains, des genoux, du front, de façon désordonnée, emportée par une rage de vivre incoercible. L’animal a stoppé net sous la charge folle et un gémissement s’en élève, chevrotant, obstiné et nettement humain, qui saisit Honhon par surprise. Elle connaît cette voix ! Quelle magie est-ce là ? Elle dégringole et roule à trois mètres de la chose inconnue. Un rire frais pousse alors sa stupéfaction au paroxysme, tandis que la « bête » tressaute et se contorsionne, changeant de forme comme si elle se divisait depuis l’intérieur, jusqu’à ce que le visage hilare de Honha émerge d’entre les poils, aussitôt suivi de ses bras, grâce auxquels elle sort entière des fourrures qui la masquaient. Honhon se jette contre elle en sanglotant. La tiédeur du vêtement de phoque qui couvre Honha se transmet à leurs deux peaux. Honha serre Honhon contre elle, caresse son dos et ses cheveux, souffle dans son cou une haleine chaude et roucoulante.

Honhon avait dans son enfance, vu naître Honha et celle-ci, encore bébé, s’était tout de suite agrippée à son aînée de la même façon qu’au cours de cette angoissante nuit.

Les deux amies restent ainsi collées à partager un long moment de bonheur, puis Honha s’écarte doucement. Elle s’agenouille pour inventorier sous les yeux de Honhon, les trésors qu’elle a amenés. Car c’est bien de trésors qu’il s’agit : d’abord une vaste peau d’ours et des bottes en rennes, qu’Honhon revêt avec délices. Ensuite, deux gros morceaux de viande gelés et, pour finir, pêle-mêle, tirée d’une autre peau, de loutre celle-là, arrondie en ballots : du bois, un petit fagot de flèches, un casse-tête, des silex, un biface aux arêtes acérées, un nécessaire de couture, un rare morceau de sel gemme et même le cher collier d’ambre de Honhon aux boules couleur feu. Celle-ci n’en finit pas de pleurer de joie. Elle n’en revient pas : Honha a dévalisé le groupe de ses plus précieuses possessions ! Les grands yeux noirs de Honha irradient de fierté : « Prendre. Chercher Honhon. Trouver. »

Ses mains encore enfantines brassent ce butin sous le nez de Honhon. Elle tombe toutes deux à genoux et s’enlacent encore, mélangeant leurs rires. Finalement, Honhon reprend pied dans la réalité : « Partir », dit-elle.

Honha acquiesce. Les deux femmes se partagent hâtivement leur bagage et s’élancent. Elles laissent à leur gauche, la diane déjà proche.

Au camp le calme est revenu. Auparavant, les partisans de Hanhin s’étaient rebellés, les hommes s’étaient empoignés, l’ensemble du camp était entré en éruption, avaient couru et crié à tue-tête, l’air s’était empli de l’odeur ferreuse du sang et de celle, fade, des viscères répandus, les partisans de Hanhâne avaient massacré l’un après l’autre ceux de Hanhin.

6

Le tyran d’un jour

La rage monstrueuse de Hanhâne fait trembler le camp. Il vient d’apprendre que Honha a disparu et avec elle, une grande partie de leurs réserves de bois, de viande et de sel ! Sa fureur redouble avec la montée de sa frustration : le corps savoureux de la fugitive faisait partie du tribut au vainqueur…

Honha avait eu tout le temps nécessaire pour préparer son coup car la nuit et une bonne partie de la journée suivante s’étaient écoulées dans une animation fiévreuse pour Hanhâne et ses complices. Ils avaient occupé tous ensemble une demi-journée à équarrir et à débiter les cadavres des victimes du massacre. Une tâche nouvelle pour eux qui n’avaient encore jamais pratiqué la boucherie en gros sur des carcasses de Têtes-en-haut. Cependant, après quelques essais, ils s’étaient rendu compte qu’il n’était pas plus difficile de désarticuler proprement un ami de Honhon qu’une otarie ; l’un comme l’autre contenant un arbre-de-l’intérieur à peu près identique. Le labeur avait vite pris son rythme de croisière : une équipe dépossédait les Nouveaux-Raides de leurs vêtements avant de les amasser dans un coin du camp, avec les objets qui leur avaient appartenu ; une fois nu, le corps passait entre les mains d’hommes plus forts, chargés de le démembrer et de le vider ; une troisième équipe grattait alors l’arbre-de-l’intérieur, jusqu’à en décoller la moindre languette de viande ; enfin, une quatrième équipe enroulait les viscères dans les tripes et les nouait pour former un paquet compact. Une besogne plus efficace d’instant en instant, longue et harassante, néanmoins. Le temps pressait, chacun le savait par expérience du gibier, la tâche devait être achevée avant que les Nouveaux-raides ne se transforment en statue de glace cassante, impossible à travailler. De plus, ils craignaient tous que les Vieux-raides ne surviennent pour exiger leur dû : ce festin qu’on était en train de leur voler. Quels supplices les esprits feraient-ils alors subir aux voleurs ? La nervosité des bouchers croissait avec le temps. Ils sursautaient au moindre bruit soudain, jetaient des regards inquiets en tous sens. Des disputes sans fondements éclataient.

Le découpage terminé, l’emballage de la viande et des paquets de viscères dans toutes les peaux inutilisées, avait été vite expédié. Il savait par expérience que ces aliments allaient finir de geler à cœur à l’air libre, et pourraient être consommés longtemps plus tard. Tout ceci accompli, le soleil ayant franchi son zénith depuis longtemps, Hanhâne avait ordonné d’allumer et de charger en bois jusqu’à la fournaise le feu central. Ensuite, il avait demandé qu’on lui amène les six fils recensés de Hanhin, qu’il avait lui-même tués l’un après l’autre. On avait jeté leurs dépouilles au bûcher – ceux-là ne seraient pas mangés, par peur qu’un peu du courage de leur père ne se perpétue à travers la chair de sa descendance. Ces meurtres avaient été perpétrés au son des sanglots des femmes aux bras desquelles les six enfants avaient été arrachés. La totalité du groupe avait été ensuite convoquée autour des ballots de viande et Hanhâne avait aussitôt avidement cherché Honha des yeux. Il ne la trouva pas bien qu’il l’ait cherchée partout. C’est alors que sa colère avait éclaté.

Maintenant, il barrit, les yeux fous, et secoue sa hache, et tous courbent l’échine devant ce furibond. Avec les hommes titubant de fatigue et les femmes dans les affres, serrant les plus jeunes contre elle, le groupe, traumatisé par cette nuit sanguinaire, revêt une apparence fantomatique. Spectacle d’effroi qu’Hanhâne, pris de folie furieuse, ignore. Il se domine ; sa haine envers Honha le refroidit : il doit commander, agir pour qu’on se mette en branle, poursuivre et rattraper la fuyarde, la voleuse, la… Son drame est déjà celui des tyrans : craints, on tremble à les conseiller ; respectés, ils se méfient de tous.

Il donne donc l’ordre à deux de ses partisans les plus sûrs, de surveiller le démontage des abris par les femmes et commence à chercher la piste de Honha. Il pense que sa charge la ralentit. Qu’à marche forcée, ils seront sur elle avant le prochain soleil. Il découvre, à peu de distance, des traces de pas sur la neige. Il va s’élancer mais s’aperçoit que personne, à part lui, ne manifeste la moindre envie de bouger. Resté un moment interdit à fixer les autres, médusé par leur absence d’obéissance, il revient vers le groupe, mi-pestant, mi-bredouillant, déjà désemparé. Hanhé, son ami d’enfance, vient à sa rencontre et désigne le ciel en disant : « Nuit ». Hanhâne accueille Hanhé avec une grêle de coups de poings et de ruades, qui le couche par terre. Il ne parvient pas à intégrer le fait de ne pas d’être désobéi : son esprit frustre ne parvient ni à lui montrer suffisamment cette évidence pour qu’il puisse l’admettre, ni à lui souffler une réaction appropriée. Il se contente de rugir encore et encore, en griffant l’air de ses armes, et le groupe inerte reste à l’observer. En désespoir de cause, Hanhâne saisit le premier venu – Hanhé, son ami proche – par une patte et se met à le frapper. L’homme fait le gros dos, soumis tel un chien subissant sans y répondre le courroux de son maître. Le reste du groupe se tait, toujours immobile. Tout comme Hanhé, l’homme est assommé. Hanhâne chancelle. Il cherche vainement un soutien ou un défi… n’importe quelle réaction dans les visages torves et abrutis, dans les regards rivés à lui. Ses propres yeux se brouillent. Il doit s’asseoir et prend ainsi la mesure de sa fatigue. Son sang, après lui avoir surchauffé la tête, semble maintenant refroidir en lui. Il se sent faible, piteux, seul et malheureux. Une des ex-concubines de Hanhin, la mère d’un des fils martyrisés l’après-midi même, s’approche du tyran. Elle tient à la main la longue allène d’os, avec laquelle elle réparait, la veille encore, les habits de ses morts. Hanhâne reste prostré, le front bas. La femme lui tord les cheveux en arrière par surprise. Il se rebelle, secouant la tête violemment et tourne le tronc pour attraper la femme mais celle-ci, d’un geste vif et précis, lui crève l’œil droit, avant de sauter en arrière. Hanhâne souffle comme un phoque au trou tandis que son cristallin se vide sur sa joue, esquisse un mouvement pour se dresser, se casse en deux dans un soubresaut foudroyant puis s’abat sur le flanc, le cerveau transpercé.

7

Vers Loire

Les deux amies ont marché jusqu’au milieu du soleil suivant. Puis elles ont profité de la fin du jour pour s’improviser un abri, une fosse dans la neige, à l’abri d’une colline. Elles en ont tapissé le fond avec peaux et fourrures. Allumer du feu, impensable, la fumée trahirait leur présence. Elles se sont serrées l’une contre l’autre et ont couvert leur nid avec leur peau d’ours. Ensuite, Honha raconte de son mieux ce qui s’était passé au camp. Tant qu’elle marchait, des questions avaient lanciné l’esprit de Honhon : qui avait attaqué le camp ? Qui était mort et qui avait survécu ? Comment Honha avait-elle pu voler tant de choses et s’enfuir ? Mais elles n’avaient pas assez de tout leur souffle pour soutenir la marche et les questionnements de Honhon étaient restés sans réponse. Maintenant qu’Honha lui a tout raconté, Honhon pleure en silence son monde perdu, finissant par s’endormir sans s’en apercevoir contre la peau nue de sa cadette.

Au petit jour, il a neigé. Elles débarrassent à la volée leurs vêtements des grains de neige bleus et humides. Honhon ressent toujours la morsure de sa peine mais Honha, elle montre une force de caractère inattendue. C’est elle qui pousse à l’action. La marche reprend. Pour brouiller leurs traces, elles traînent au sol une partie de leurs fourrures. Une courte halte pour se mettre en bouche un bout de viande séché à mâchouiller, et elles sont à nouveau en route. Le problème, c’est l’eau. Au camp, de la neige réchauffée au feu dans des outres les abreuvait. Là, elles n’ont d’autres ressources que de s’en mettre directement dans la bouche et cette ouate ardente les brûle. Elles savent toutes deux qu’elles ne tiendront pas longtemps comme ça. Même en léchant de temps en temps leurs morceaux de sel, comme leurs mères le leur ont montré quand elles étaient enfants. Il leur faut de l’eau liquide, un torrent ou un lac, ou tuer rapidement un animal pour boire son sang encore chaud. Animées par l’instinct de survie, elles obliquent sans avoir besoin d’en parler, vers le sommet de chaque élévation, pour fouiller le panorama de ses pentes, à la recherche d’une mare, d’une flaque retenue en contrebas, d’un ruisselet qu’elles traverseront en barbotant. Leur second soleil de marche se termine comme le premier, au fond d’un trou tiède mais sans aucune eau à boire. Ce soir-là, leur urine chaude parvient à peine à hydrater leurs lèvres fendillées.

***

Elles ont tué un lièvre blanc, dans sa peau, elles ont mis des pierres plates, préalablement chauffées au feu. Le premier qu’elles aient osé allumer depuis le début de leur fuite. Les pierres ont fondu la neige à l’intérieur de leur outre improvisée et elles ont pu boire un peu. Elles ont eu peur que la fumée ne les trahisse mais ça n’a pas été le cas. Elles recommencent tous les jours et depuis, chassent si bien qu’elles ont pu coudre une petite poche en chevreuil pour chauffer la neige et conserver près d’elles plus qu’une paume de main d’eau fraîche chacune.

***

Elles progressent depuis longtemps sans faillir, toujours dans la même direction approximative qu’elles estiment aux feux dans le ciel nocturne. Elles avancent, tournant toujours le dos à leur pays de glace, l’étoile Polaire, la-flamme-qui-brûle-plus-fort-en-haut. Plus facilement, car leurs corps, d’abord martyrisés par les efforts, se sont aguerris. Leur nouvelle vie s’était rassise d’habitudes neuves, confortée par des innovations techniques. Une lanière de cuir faite de morceaux assemblés, assez longue pour s’en ceindre le front et tirer leur bagage au lieu de le porter, des moufles de lapins pour chacune, avec le poil à l’intérieur. Une provision de mousses, tenues soigneusement au sec, leur sert de boutefeux. Elles sont certaines à présent que, pour une raison mystérieuse, personne ne les traque et elles seraient facilement heureuses si le sentiment de leur isolement ne les poignait, par bouffées, leur tirant à tour de rôle des flots de larmes soudaines, que l’autre vient aussitôt essuyer.

Au cours de leur vie passée, elles n’avaient connu que l’alternance de longues nuits avec des jours très courts. Comme elles continuent leur chemin, elles constatent avec surprise que les nuits rétrécissent drastiquement. Après bien des soleils, le jour en vient à égaler la nuit. La nature autour d’elles subit elle aussi des changements qui les stupéfient. De plus en plus, l’herbe remplace la neige, les demi-teintes, la blancheur aveuglante ; des arbres qui leur semblent géants changent parfois de couleur avant de se dénuder finalement pendant de longues périodes ; beaucoup des Têtes-devant qu’elles croisent leur sont désormais inconnus. La vie foisonne partout. Ces bizarreries les effraient sans doute. Néanmoins, elles poursuivent bravement leur périple à travers ces régions inconnues. Droit devant elles. Leur espoir : Croiser un groupe de Têtes-en-haut et s’y agréger. Elles parlent peu, échangeant quelques gestes parfois, le plus souvent se devinant sans effort l’une l’autre. Depuis de nombreux soleils, la température s’adoucit. Trop. Et trop vite. De hautes herbes couvrent le sol, tel que de toute leur vie, elles n’en avaient pas encore autant vu. Elles ne dorment plus dans des trous mais en surface, entre des fourrures, sans craindre de mourir gelées. Un soir, au bivouac, allongées ventre à fesses, Honhon ouvre la conversation, après avoir épongé son front ruisselant :

« Honhon. Pas bon. »

Honha rit et porte la main de son amie jusqu’à son front à elle, qui sue aussi à grosses gouttes :

« Honhon eau. Honha eau. Bon. Bon », affirme-t-elle, rassurante. Elle cherche un mot de leur langue, capable d’expliquer la sensation de chaleur qu’elles ressentent et trouvent : « Honhon. Honha. Feu. Dedans. Bon. Soleil. Pas peau-peau-peau. » Elle fait le geste d’empiler des fourrures : « Allez ! » C’était un très long discours, après lequel elle s’endort subitement. Honhon reste songeuse. Sa sueur la dérange. Elle se lève, marche un peu ; l’air vif l’assèche. Elle sait bien, elle, que rien de semblable n’a été vécu auparavant : jamais, dans les récits des anciens, il n’est question d’une nuit qu’un Tête-en-Haut passe nu au-dehors impunément, comme elle aujourd’hui, ni de jours entiers sans voir glaces ni neige. Elle soupire. Cette chaleur, loin de la réjouir, l’oppresse. Elle ne s’y habitue pas. « Soleil. Trop », pense-t-elle amèrement. Son temps lui paraît révolu. Sans Honha, il lui semble qu’elle n’aurait pu survivre et l’avenir lui fait peur.

***

Elles marchent à travers une herbe haute, coupante, uniformément fauve que paissent à perte de vue des troupeaux de bisons et d’herbivores cornus. À la grande surprise des deux amies, de nombreux arbres y forment, par endroits, des bois denses où abondent les fourrés bruissant de vie. Hors de ces bois, la température monte et plus encore chaque jour. Depuis longtemps, elles ne s’habillent plus que de bandes de peaux, ayant enterré leurs plus lourds vêtements au creux d’une combe, bien signalés par un rocher isolé et aisément reconnaissable. C’est un nouvel éden qu’elles foulent, une Cocagne inépuisable, creusée de loin en loin par des mares profondes, entre lesquelles jouent des cours d’eaux limpides et sages. La profusion des bois les émerveille. Surtout la variété des essences. Dans leur ancienne vie – l’ont-elles réellement vécue ? – Honhon n’avait eu l’occasion de voir que des conifères revêches, attroupés, hauts et maigres comme des coucous. Ces arbres-là, cependant, étaient précieux aux Têtes-en-hauts. Leurs branches solides, coupées au prix des efforts conjugués de plusieurs chasseurs, servaient de mâtures à leurs abris, et leurs écorces, comme leurs épines séchées et leurs pommes, de combustibles. Par contre, les arbres d’ici, bouleaux et châtaigniers pour les plus hauts, prennent une multitude de formes différentes. Certains, couverts de baies qui, après quelques coliques se sont révélés succulents, d’autres offrant à portée de leurs mains de minces branches aisément capturables, droites et solides, ou au contraire si incroyablement flexibles, qu’elles s’en font des bracelets et des couronnes, quand elles ne leur servent pas à prendre au piège quelques-uns des petits animaux qui pullulent alentour.

Elles demeurent dans une hutte, à l’orée d’une châtaigneraie abritant un trou d’eau, qu’elles ont construite et couverte de joncs et de boue séchée. Elles ont une vie facile, ne serait-ce le danger venu des gros ruminants qu’il leur faut parfois écarter en criant. Elles sont seulement assombries, par moments encore, par l’absence d’autres Têtes-en-hauts. Honha surtout, au plus fort de ses appétits sexuels, se lamente parfois d’être si jeune et vigoureuse et néanmoins insatisfaite.

Autour d’elles, les saisons alternent deux par deux, une chaude après une froide – mais si peu, jamais moins de dix-huit de nos degrés centigrades – puis encore une chaude, puis une autre froide. À l’issue de cette dernière, Honha réclame : « Allez ! » La main tendue dans la direction suivie obstinément depuis le début de leur voyage. Honhon regimbe : elle aurait bien terminé ses jours dans ce paradis. Elle finit par se laisser convaincre, un peu à cause de l’entrain communicatif de Honha et beaucoup par peur de rester toute seule.

La rencontre entre Loire et les deux femmes se produit un matin, tôt, alors que le fleuve vient juste de se couvrir de strass orangés. Parvenues sur une petite marne nue, elles s’accroupissent au bord de son lit. Sur ce fleuve, cent fois plus large que les plus gros cours d’eau qu’elles aient jamais connus, un voile de brume à peine perceptible achève tendrement de filer.