Louliana - Christian Guého - E-Book

Louliana E-Book

Christian Guého

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Beschreibung

Après l’effondrement du communisme qui a laissé son pays exsangue, Louliana, jeune femme russe de milieu modeste, ne peut plus supporter la misère qui mine sa famille. Elle espère trouver l’amour et la prospérité sous d’autres cieux.
Son regard se tourne vers la France. Elle consulte les annonces de propositions de rencontres ou de mariages qui en proviennent. Elle établit, tant bien que mal, une correspondance avec Fabricio, un Portugais expatrié, employé au port de Bassens, en Gironde. Celui-ci s’est installé avec sa mère, à Bordeaux.
 Louliana et Fabricio finissent par se marier, et de cette union naît une petite fille, Agnessa. Mais très vite, Louliana déchante. Son mari est jaloux, violent ; il boit.
Louliana décide alors de tout quitter et de retourner en Russie. Le jour même où elle tente de rejoindre l’aéroport de Roissy pour s’envoler enfin vers Moscou, elle croise le chemin de M. G. dans le train Bordeaux-Paris…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Christian Guého est originaire de Touraine. Il est marié et a deux enfants. Docteur en Lettres et docteur en Droit, il a fait carrière dans la Fonction publique. Installé depuis peu en Aveyron, il s’est mis à l’écriture.

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Christian Guého

Louliana

ou le Désert de l’amour

Roman

© Lys Bleu Éditions – Christian Gueho

ISBN : 979-10-377-0678-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

Ce premier mercredi du mois de mai, G., après avoir vainement cherché une place de stationnement, gara sa Clio III le long du boulevard Heurteloup, sur un espace réservé aux handicapés. Un bref sentiment de honte l’envahit, mais il était pressé et sa détermination ne faiblit pas. Il se résigna à assumer, en outre, le risque probable de contravention.

Comme il en avait l’habitude, G. se rendit directement au kiosque situé dans le hall de la gare de Tours pour y acheter Le Canard Enchaîné. Il entendit l’horloge centrale sonner 8 heures. Son train partait pour Paris Montparnasse dans moins de dix minutes. Il prit cependant le temps de jeter un coup d’œil sur les titres des journaux déjà exposés : la campagne présidentielle battait son plein et les unes n’en avaient que pour François Hollande et Nicolas Sarkozy. Un quotidien donnait déjà, dans un sondage Louis Harris, le premier largement vainqueur.

G. poussa un soupir de lassitude et glissa Le Canard dans son vieux cartable fripé. Il rejoignit rapidement le quai de départ. Le chef de gare, debout près de la motrice, lui fit signe de se dépêcher. Il lui fallait changer à St Pierre-des-Corps. La navette, dans laquelle il monta d’un bond, l’y déposerait dans moins de 6 minutes.

Entre Tours et St Pierre-des-Corps, la navette traverse des territoires désolés : espaces en friche couverts d’herbes folles, monceaux de ferrailles divers et rouillés entreposés ici et là par la SNCF, anciens immeubles d’habitation délavés et couverts de tags. Ce temps de liaison permet donc à l’esprit de s’abstraire du présent, de s’abandonner aux images du passé ou d’imaginer l’avenir.

G. pensa à sa femme, Carla, qui était restée au lit, ce matin. Elle se plaignait d’avoir du mal à respirer et avait 38° 5 de fièvre. Carla fumait beaucoup. Des Philipps Morris bleues. Au moins, une quinzaine de cigarettes par jour. Comme son métier d’institutrice l’obligeait à se sevrer durant l’essentiel de la journée, elle compensait par une consommation considérable de tabac, avant, pendant et après les repas, y compris le petit déjeuner. Sa deuxième difficulté, disait-elle, était de se prénommer Carla. Car c’était, aussi, le prénom de l’épouse du président de la République, et certains de ses collègues enseignants ne manquaient pas de la moquer souvent en mimant, avec les mains, des accords de guitare. Elle ne comprenait pas ces comportements imbéciles, elle aimait son prénom. De plus, elle devait contenir, presque quotidiennement, les démarches du représentant du principal syndicat enseignant de son établissement, qui l’invitait avec insistance à s’encarter. G. se demanda si l’impression d’étouffement que sa femme éprouvait était seulement liée à la cigarette…

Un bruit de freinage strident fit comprendre à G. que la navette entrait en gare de Saint-Pierre-des-Corps. Il se souvint qu’il devait occuper la place 56 extérieure de la voiture 7 du TGV en provenance de Bordeaux. Pour une fois, le TGV était à l’heure. G. considéra immédiatement qu’il arriverait à Paris dans les délais prévus, et qu’il pourrait commencer son cours de master 2 d’Histoire du Droit sans se faire attendre de ses étudiants. Il progressa lentement vers sa place dans la file des passagers montés à Saint-Pierre-des-Corps.

Sur le siège qui lui avait été désigné, G. aperçut, de loin, la poignée d’un sac à main de couleur rouge. Il se rapprocha, puis, toujours debout dans le couloir de la voiture, leva les yeux vers le passager qui se trouvait côté fenêtre. C’était une passagère. Celle-ci regardait obstinément à l’extérieur du train et semblait manifester la plus totale indifférence à l’effervescence qui régnait autour d’elle. G. s’accorda quelques secondes pour la dévisager de profil. Ses cheveux étaient blonds et bouclés. Elle avait un teint pâle qui mettait en relief deux lèvres ourlées, parfaitement recouvertes d’un rouge vif. Sous un gilet sans manches en cuir léger, de couleur mauve, apparaissait un corsage blanc, magnifiquement brodé au col. Une chaîne dorée, à laquelle était rattachée une améthyste, pendait jusqu’à l’entre-seins. Ses jambes, croisées, mettaient en évidence un jean bleu troué au genou. G. remarqua, enfin, que l’une des deux baskets blanches qu’elle portait aux pieds était délacée.

Sa future compagne de voyage scrutait toujours l’extérieur de la vitre. À ce moment-là, le train s’ébranla, et G. fut projeté, sans résistance possible, sur l’accoudoir de son siège. La jeune femme se retourna alors vers G., l’air surpris. Celui-ci bredouilla quelques excuses, et en profita pour demander si le sac à main posé près d’elle lui appartenait bien.La jeune femme l’enleva aussitôt, sans mot dire, et le mit sur ses genoux. G. put enfin prendre sa place.

Le train prenait de la vitesse. G. cala son cartable sur le support de restauration, pencha la tête en arrière, croisa les bras, ferma les yeux et s’offrit à l’assoupissement. Carla avait beaucoup toussé, cette nuit, elle avait même vomi un peu, et il avait eu du mal à trouver le sommeil. Il avait plus d’une heure devant lui pour évacuer la fatigue qui, déjà, progressivement, l’envahissait.

Un coup de coude intempestif de sa voisine de banquette le fit sursauter. Elle demanda pardon, avec un assez fort accent que G. ne put identifier. Il répondit, presque mécaniquement, que cela n’était pas grave. Leurs regards se croisèrent pour la première fois. Il lui sourit. Elle répondit furtivement à son sourire puis, soudain, ouvrit un journal dans toute sa largeur. G. comprit qu’elle l’avait involontairement heurté en voulant en ouvrir les pages.

La tête de la jeune femme disparaissait complètement derrière son journal tellement elle le tenait haut. Jetant un regard en biais sur les titres, il remarqua immédiatement que le texte était rédigé en russe. La seule chose qu’il put clairement interpréter fut la date chiffrée du quotidien : 14 avril 2012. Or, nous étions le 02 mai 2012 ! G. pencha à nouveau la tête en arrière, les yeux rivés au plafond du wagon. Il prenait le TGV chaque semaine, mais c’était la première fois qu’il voyageait auprès d’une passagère russe. Enfin, était-elle vraiment russe ? Si oui, où allait-elle ? Que faisait-elle ? Pourquoi lisait-elle un journal vieux de 15 jours ? G. se surprit à commencer à raisonner en enquêteur. Il n’avait, pourtant, que faire de la vie de cette femme. Il se demanda un instant si l’attention qu’il lui portait ne révélait pas quelque anomalie mentale. Était-il en train d’être frappé d’une curiosité pathologique ? Devenait-il maniaque ?

Le train, dans un vacarme étourdissant, traversa la gare de Vendôme à pleine vitesse. G. considéra alors qu’il était sans doute plus opportun de relire les notes qui allaient lui permettre de structurer son exposé du jour sur les Ordalies au Moyen Âge. Il sortit un paquet de feuilles manuscrites de son cartable qu’il tint en l’air, quelques instants. Mais il n’eut pas le courage d’aller jusqu’au bout. Il replaça presque aussitôt, avec lenteur et précaution, ces feuilles dans leur chemise d’origine. Puis, à nouveau, il se tourna le plus discrètement possible vers sa compagne de voyage. Celle-ci avait toujours la tête enfouie dans son journal.

Dans une quarantaine de minutes, maintenant, le TGV entrerait en gare de Paris-Montparnasse. Une espèce de voix intérieure susurra à G. qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Mais quelle perte et quel temps ? Il se sentait poussé à adresser la parole à cette femme, sans raison objective. Cette pensée de l’écrivain contemporain, Linda Lê, lui traversa l’esprit :

« J’éprouve de l’attirance pour les êtres funestes ; c’est un désir enfantin que de vouloir rencontrer le loup, d’avoir peur ».

Mais en quoi cette femme pouvait-elle être funeste ? En quoi pouvait-elle faire peur ? Et le loup, c’était plutôt lui ? La sirène du train retentit. G. perçut cela comme un signal, et il demanda à sa voisine, en anglais, sur un ton chantant qu’il ne se connaissait pas, « if the news were good » Celle-ci baissa son journal, tourna lentement la tête vers lui et le dévisagea. G., le sourire figé, attendit le verdict de son audace. Soudain, elle éclata de rire et lui dit qu’elle parlait français, avec un accent presque voluptueux que G. trouva spontanément attachant. Elle enchaîna en lui indiquant qu’il y avait beaucoup de mauvaises nouvelles et bien peu de bonnes, et que ça n’allait toujours pas bien en Russie, en ce moment. G. s’étonna, avec intérêt, de sa nationalité encore supposée. Elle répondit qu’elle était, en fait, d’origine russe, mais qu’elle avait été naturalisée Française, il y a neuf ans.

G., tout heureux de ce premier échange, se dit qu’il fallait tout faire pour que la conversation ne cesse pas. Il se perdit en compliments sur le charme slave, fit l’hypothèse qu’elle habitait Paris. Elle fit un signe négatif de la tête. Elle précisa qu’elle vivait à Bordeaux mais, qu’aujourd’hui même, elle retournait dans son pays natal. La surprise non feinte manifestée par G. l’incita à poursuivre.

Elle lui expliqua qu’elle était native de Nijni Novgorod, une ville de 1 200 000 habitants, située à 400 km à l’est de Moscou, au confluent de l’Oka et de la Volga. Elle y avait passé toute son enfance et même une grande partie de sa vie d’adulte. Elle avait vécu, avec ses deux autres sœurs chez ses parents, jusqu’au jour où elle avait lu une annonce d’offres de mariages à l’étranger exposée sur la vitre d’une agence matrimoniale, en centre-ville. Elle s’était mise à rêver de trouver l’amour ailleurs que dans son pays. Elle avait trente-sept ans. Elle était encore jeune. Elle pourrait encore avoir des enfants.

Elle s’arrêta de parler, et devint pensive… G. exploita son silence pour lui demander – en faisant précéder sa question d’un « Madame » appuyé –, si elle avait eu un métier, là-bas. Elle lui répondit presque sèchement qu’elle ne voulait pas être appelée « Madame », et que « Louliana » suffirait. G., guilleret de cette marque de familiarité, vanta alors ce prénom en le déclarant chantant et fleuri. Louliana, soupçonnant alors d’être entreprise par une espèce de « dragueur invétéré du rail » lui enjoignit, avec un sourire un peu condescendant, de ne pas en faire trop. G. s’interrompit et rougit. Et comme pour retrouver sa superbe, il lui dit, à son tour, qu’il s’appelait… G.

.

Louliana poursuivit en expliquant que son prénom était assez courant en Russie, mais qu’elle ne le détestait pas. Elle précisa qu’il signifiait : qui vient de Jupiter. Elle admit qu’elle ne savait pas qui était ce dieu qu’elle supposait être romain. Elle ajouta que son nom était Maniakine. Puis, elle s’étendit sur son passé. Elle avait longtemps travaillé dans un atelier de tissage, dans la banlieue de Nijni. Elle avait obtenu l’équivalent du certificat d’aptitude professionnelle français de mécanicienne en confection. Mais elle ne s’était jamais faite à cette activité. Elle voulait aussi tenter d’échapper à la misère relative de sa famille. Elle s’était donc renseignée sur ces propositions de mariage qui concernaient la France. L’agence l’avait mise en relation avec un homme d’origine portugaise de 42 ans, grutier de son état, qui travaillait sur le site de Bassens, dans le port autonome de Bordeaux. Ils s’étaient rencontrés, de manière informelle, une première fois, à Paris. En dépit du handicap de la langue – lui ne faisant aucun effort pour comprendre et encore moins pour parler le russe –, ils savaient pourquoi ils avaient entrepris une telle démarche et s’étaient mis rapidement d’accord sur l’essentiel, c’est-à-dire de se revoir et d’approfondir la possibilité d’une relation durable.

Ils s’étaient écrit, deux ou trois fois, en français. Louliana avait vite remarqué les difficultés d’expression écrite de son correspondant, mais elle était tellement heureuse d’envisager, simplement, de quitter son pays et sa condition, que cela lui apparaissait secondaire. Au mois de juin 2003, ils s’étaient unis en l’église orthodoxe de Bordeaux.

Soudain, Louliana étouffa un sanglot. Une larme se mit à couler sur sa joue gauche. G. exprima sa confusion et ajouta, en espérant, cependant, que Louliana proteste, qu’il ne l’embêterait plus avec ses questions ridicules. Louliana protesta, en effet, et lui dit avec force que cela lui faisait du bien de pouvoir enfin parler à quelqu’un. Elle parut toutefois regretter que G., qu’elle trouvait un peu désinvolte, ne puisse comprendre son chagrin.

À cet instant, un contrôleur se présenta très poliment pour vérifier les billets, alors que Louliana écrasait une nouvelle larme sur sa joue. Le contrôleur demanda à Louliana si tout allait bien, tout en jetant un regard interrogateur vers G. Elle répondit que son voisin l’importunait depuis Saint-Pierre-des-Corps par des questions indiscrètes, et qu’elle ne pouvait pas se reposer. Le contrôleur somma aussitôt G. de s’expliquer. G., stupéfait par la réponse de Louliana, et meurtri par la suspicion du contrôleur, demeura bouche bée et la mine défaite. Celui-ci indiqua alors qu’il se voyait obligé de « faire une procédure », car il y avait visiblement un harcèlement caractérisé. Il précisa qu’il allait chercher son collègue, pour lui demander un imprimé d’enregistrement de plainte, et qu’il revenait tout de suite.À ces mots, Louliana sursauta. Elle affirma, d’une voix forte, que cela n’était pas nécessaire et, qu’en réalité, son voisin ne la dérangeait pas vraiment. Elle sollicita l’excuse de la fatigue et l’absolution du contrôleur.

Les passagers les plus proches observaient la scène. Sous leurs regards amusés, le contrôleur s’emporta en parlant d’une « histoire de fous », et fit remarquer à Louliana que ses accusations étaient aussi graves qu’irresponsables. Celle-ci blêmit puis demeura prostrée, la tête contre la vitre. Le contrôleur, la mine crispée, s’en alla.

Il s’en suivit un long silence que G. entreprit de rompre. Il demanda à Louliana, d’une voix étrangement basse, pourquoi elle s’était comportée ainsi. Elle répondit, d’abord, qu’elle ne savait pas pourquoi elle avait menti. Puis elle se reprit, et dit qu’elle pensait que le récit qu’elle avait commencé à faire de sa vie allait la libérer un peu, mais, qu’en réalité, cela lui avait fait du mal. Aussi, avait-elle dû, au moins inconsciemment, tenir G. pour responsable de sa souffrance. Serrant avec force le bras de G., elle affirma qu’« elle n’était pas folle », et le pria instamment de ne pas lui en vouloir.

G. ne répondit pas. Le train s’engouffra dans le long tunnel de Villejust. Il entrerait en gare de Paris Montparnasse dans moins d’un quart d’heure. Le visage de Louliana, sous la lumière des néons du tunnel, paraissait encore plus pâle que nature. G. prit alors conscience de son profond malaise. Pour détendre l’atmosphère, il indiqua que le terminus était tout proche. Louliana lui sourit, cette fois d’une manière franche et apaisée. Elle savait l’incident clos.

L’intermède du contrôleur l’avait empêchée de poursuivre le récit de sa vie. Elle déclara donc aussitôt, avec un air devenu grave, qu’elle était inquiète pour sa fille, Agnessa, âgée de huit ans, restée à Bordeaux. Car elle ne savait pas si elle reviendrait, un jour, en France. Elle avoua à G. sa lassitude et même son désarroi. Celui-ci l’écoutait attentivement, comme s’il s’agissait de sa propre fille.

Louliana continua en précisant qu’elle avait dû confier Agnessa à sa belle-mère, qui vivait à Libourne, et avec qui elle avait développé une forte complicité. Agnessa était, en effet, régulièrement brutalisée par son père. Louliana admit qu’elle était, elle-même, parfois, battuepar son mari, alcoolique chronique, qu’une longue cure de désintoxication au château de Longues Aygues, en Aveyron, n’était pas parvenue à sevrer. Cependant, et « pour ce qu’elle devait à la France… et à sa belle-mère » qui, maintes fois, l’avait accueillie et réconfortée, elle avait, jusqu’alors, renoncé à porter plainte. Elle avait simplement choisi de s’éclipser, de partir, seule, espérant encore se sauver du champ de ruines qu’elle laissait derrière elle.

G. restait silencieux. Louliana, elle, était soudain devenue prolixe. Elle reconnut qu’elle s’était trompée, qu’elle avait pensé, à tort, que sa vie allait nécessairement s’améliorer, ici. Elle avait idéalisé les Droits de l’Homme, la qualité de « l’esprit français ». Et puis l’euro, cette monnaie forte, si sécurisante pour ceux qui en détenaient, l’avait fascinée. Elle s’était aussi complu dans la perspective d’un emploi, certes modeste, mais stable. Or, elle n’avait fait que multiplier les intérims, dans des domaines qui n’avaient rien à voir avec sa qualification professionnelle. Elle avait d’ailleurs quitté, sans regret, il y a deux mois déjà, son dernier emploi d’aide-fleuriste, dans un commerce de la rue du Pas Saint-Georges, en plein centre de Bordeaux. Heureusement, sa belle-mère l’avait aidée à tenir bon jusque-là, sinon, elle aurait sans doute fait « une bêtise ».

Certains voyageurs quittaient déjà leur siège pour gagner les portes de sortie. G. demeurait silencieux. Il se dit qu’il aurait sans doute mieux valu qu’il ne connaisse rien de la vie de cette femme, qu’il s’abstienne, finalement, de l’aborder. Ce récit douloureux contrariait son train-train habituel. Bien sûr, il y avait des hauts et des bas avec Carla, mais cela ne portait jamais sur l’essentiel. Par ailleurs, les doctes discussions qu’il pouvait avoir avec ses collègues enseignants étaient toujours feutrées et ne prêtaient guère à conséquence. En outre, les rares amis qu’il recevait à la maison étaient triés sur le volet, et se targuaient de connaître une vie conjugale plutôt harmonieuse. Bien sûr, G. n’était pas dupe des apparences, mais il s’en contentait. Au fond, il avait peur que sa vie bien rangée ne soit perturbée par des réalités auxquelles il n’était pas préparé.

Le TGV perdit soudain de la vitesse. G. se contorsionna pour s’extraire de son siège et se tint debout, dans le couloir, empêché qu’il était d’avancer par les autres passagers déjà agglutinés devant les portières. Louliana se leva à son tour. G. l’invita à passer devant lui. Elle s’exécuta. G. observa qu’elle ne portait que le petit sac à main rouge qu’il avait tout de suite remarqué en rejoignant sa place. Louliana le mit en bandoulière. Elle se servit du journal en langue russe comme éventail, pour brasser l’air confiné et la chaleur lourde qui commençait à envahir le train.

Un changement d’aiguillage, doublé d’un coup de frein puissant, fit vaciller l’ensemble des passagers. Louliana perdit l’équilibre et fut plaquée contre G. Incapable de se redresser, elle lui saisit le bras, en s’excusant. G., instinctivement, avait posé sa main droite sur la hanche de Louliana, pour éviter d’être entraîné, lui aussi. Presque en même temps, les cheveux blonds en bataille de Louliana étaient venus caresser ses lèvres, et un parfum discret mais profond l’enveloppa. G. sentit se presser, sur son sexe, le galbe des fesses de sa compagne de voyage. En moins de trois secondes, il fut accablé de sensations qu’il n’avait plus connues depuis longtemps. Il lui susurra à l’oreille quelques vers qui lui vinrent à l’esprit :

Je t’ai cherchée à la fenêtre,

Les parcs en vain sont parfumés,

Ou peux-tu, ou peux-tu bien être,

À quoi bon vivre au mois de mai ?

Louliana, ayant retrouvé son équilibre, se retourna vers lui, le regard interrogateur. G. lui fit signe de la tête que ce n’était rien. Il lui expliqua simplement qu’Aragon venait de lui rendre visite, et qu’il célébrait, avec lui, les parfums du mois de mai. Louliana écarquilla les yeux comme si G. s’était mis à lui parler chinois.

Les passagers commençaient à descendre du TGV. G. demanda à Louliana si elle avait des bagages. Louliana répondit qu’elle devait récupérer une grosse valise posée dans l’espace réservé à cet effet. Elle précisa qu’il s’agissait d’une valise noire, « comme la couleur de sa vie ». G. repéra de loin la fameuse valise. Elle empiétait sur le couloir. Un enfant était assis dessus et jouait avec la languette de fermeture. G. s’approcha, prit l’enfant par la main, et le remit à sa mère qui sortait des toilettes en finissant de s’essuyer les mains. La valise était volumineuse et sanglée. Dès la première traction, G, considéra qu’elle devait peser vingt à vingt-cinq kilos. Il proposa à Louliana de la lui porter, ce qu’elle accepta immédiatement. Il lui remit, en échange, son cartable, qu’elle saisit en souriant.

Ils se retrouvèrent tous les deux sur le quai. G. posa la lourde valise pour changer de main. Louliana se figea près de lui, le cartable dans une main, son journal dans l’autre. Durant quelques instants, G. la fixa, l’air sombre, puis il lui adressa un large sourire. Il lui fit remarquer qu’elle ressemblait à une institutrice… ou à un expert-comptable. Il lui demanda même, toujours avec malice, à quelle heure elle devait être à son bureau. Louliana ne réagit pas à la plaisanterie, et répondit avec gravité que son avion devait décoller de Roissy, pour Moscou via Francfort, à 13 h 30. Aussi ne voulait-elle pas perdre trop de temps sur ce quai de gare. Elle entraîna G. vers la sortie. Ils filèrent tous les deux vers la salle des pas perdus. G. s’arrêta à l’entrée du quai, juste au niveau du panneau indiquant le numéro de la voie. Essoufflé, la main meurtrie, Il laissa tomber la valise, et dit à Louliana qu’elle ne parviendrait pas à la traîner jusqu’à l’aéroport. Elle répondit qu’elle n’avait pas le choix et que le moment était venu que chacun reprenne son chemin. Elle remercia chaleureusement G. pour son aide, puis ajouta qu’elle devait, sans tarder, prendre une navette pour Roissy. Mais elle n’en connaissait ni le lieu de stationnement ni la fréquence des passages.

G. lui précisa qu’il y en avait toutes les demi-heures, mais il recommanda à Louliana, chargée comme elle l’était, de prendre un taxi. Il ajouta que, même le jour, on n’était pas en sécurité à Paris. En outre, regardant la valise de Louliana, il la mit en garde contre le risque d’un surpoids au moment de l’enregistrement de son bagage. Louliana répondit seulement qu’elle craignait de ne pas avoir assez d’argent pour régler le taxi, et, qu’au demeurant, elle n’avait aucune idée, ni du prix, ni du temps qu’il lui faudrait pour se rendre à Roissy par ce moyen de transport. G. l’assura qu’elle serait à l’aéroport dans trois quarts d’heure, et évalua le prix de la course à 70 euros, environ. Louliana, surprise, rétorqua qu’elle se résignerait à prendre la navette, G. fit observer que si c’était une question d’argent, il devait avoir, sur lui, deux billets de 20 euros qu’il lui donnerait bien volontiers, sans contrepartie. Il insista sur le fait qu’il serait heureux de lui rendre service.Louliana hésita. Puis elle bredouilla, les yeux embués de larmes, qu’elle ne le remercierait jamais assez pour sa grande générosité. Elle s’excusa d’être pauvre.

G., bouleversé, lui prit la main gauche et y déposa les deux billets avec douceur. Puis il lui dit qu’il devait la quitter maintenant, et qu’il allait probablement être, une fois de plus, en retard à son cours. Il ne manqua pas de lui indiquer que les taxis stationnaient côté gauche, en sortant de la gare Montparnasse. II voulut lui donner une poignée de main. Elle refusa. Elle le fixa, au contraire, quelques instants, d’un regard profond et triste. G. craignit alors qu’elle n’ait, à nouveau, à son égard, un comportement inattendu et agressif, comme celui qu’elle avait eu durant le voyage. Il lui sembla qu’elle regardait avec insistance, par-dessus son épaule. Soudain, elle poussa un cri et, désignant, de son index, un homme, au loin, affirma qu’il s’agissait de son mari, Fabricio.

G. regarda dans la direction indiquée par Louliana. Après quelques secondes d’observation, il put distinguer, entre les allées et venues des passagers, le profil d’un individu de petite taille, aux cheveux noirs abondants enveloppant les oreilles, et portant la moustache. Le col de sa chemise écossaise dépassait d’une veste légère, de couleur bleu pâle, presque trop grande pour lui. L’homme paraissait dévisager systématiquement les personnes empruntant l’escalier de sortie desservant les navettes pour Roissy. G., d’abord méfiant, déclara à Louliana qu’il était impossible que ce soit son mari. Il évoqua une erreur probable ou l’existence d’un sosie. Louliana, tout en se dissimulant derrière le pilier le plus proche, n’en démordit pas.

G. l’ayant rejointe, elle lui expliqua alors qu’elle avait passé les deux dernières nuits dans un hôtel de Bordeaux. Son mari, constatant sa disparition, avait certainement questionné sa mère, à Libourne. Celle-ci, qu’elle avait imprudemment mise dans la confidence de son départ, avait probablement indiqué à son fils les deux seules possibilités horaires qui s’offraient à elle pour rejoindre Paris-Montparnasse puis Roissy. Lui avait dû prendre le train de 5 h 49 à Bordeaux. Elle avait pris celui de 6 h 14. Depuis qu’il était arrivé, il devait arpenter la salle des pas perdus, afin de l’intercepter. Elle rappela à G. la violence du personnage, et conclut qu’elle avait eu beaucoup de chance à ne pas voyager dans le même TGV que son mari.

Puis elle adressa à G. un regard de détresse.G. ne réagit pas. Lui et Louliana étaient toujours dissimulés derrière le pilier central de la gare de Paris-Montparnasse. G. prenant progressivement conscience de la situation cocasse qu’il était en train de vivre, éclata soudain de rire, immédiatement suivi en cela par Louliana. Celle-ci, d’un geste nerveux, lui prit, alors, le poignet et sa main coula lentement jusqu’à celle de G. Leurs doigts se croisèrent. G. se dégagea doucement.

Soudain, l’homme qu’ils observaient depuis plusieurs minutes quitta son emplacement, et se dirigea promptement vers la sortie desservant les taxis, située à l’autre extrémité de la gare Montparnasse. G., désormais, prenait Louliana au sérieux. Il lui dit que, si son histoire était vraie, elle pourrait courir un grave danger. Il lui demanda la permission de rester auprès d’elle encore un peu, au moins le temps de la savoir en sécurité. Elle accepta, encore hébétée. G. avisa qu’ils devraient, pour échapper à la vigilance de cet homme, prendre le métro et, pour cela, rejoindre l’escalator qui se trouvait juste devant eux. Il prévint Louliana qu’il leur faudrait s’élancer, dès que son mari aurait atteint le passage conduisant aux taxis. Il la prévint aussi que, durant tout ce temps, et de façon à ce qu’ils agissent de manière coordonnée, il garderait sa main dans la sienne.

Louliana fit alors observer, avec véhémence, que ce n’était pas son chemin et elle demanda à G. à quel endroit il avait l’intention de l’emmener.G. le visage fermé, lui répondit qu’ils se rendraient, tous deux, à l’université Panthéon-Sorbonne, où il avait un cours dans moins de dix minutes. Il s’employa, une nouvelle fois, à persuader Louliana qu’elle était en réel danger et la somma de le suivre. Louliana étouffa comme un cri de terreur. G. la tira fortement par la main droite et l’un et l’autre, d’un pas long, rapide et presque uniforme, se dirigèrent vers la sortie. La lourde valise de Louliana, qu’il tenait dans la main gauche, lui tiraillait tellement le bras qu’il en grimaçait.

Arrivé devant les portillons, G. chercha dans ses poches un ticket de métro, qu’il remit à Louliana. Ils dévalèrent, en silence, le long couloir qui mène aux quais. G., qui prenait cette ligne chaque semaine, aurait fait le trajet les yeux fermés : d’abord, la ligne 4, direction Ported’Orléans, puis changement à Denfert-Rochereau ; enfin, le RER pour rejoindre la station Luxembourg.

Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Une rame arrivait. G. hissa la valise noire dans la voiture qui s’était arrêtée en face de lui. Il demeura près de la porte. Louliana, outre son sac à main rouge, portait toujours, avec une certaine jubilation, le cartable de G. Ils ne parlèrent pas durant le trajet, mais G. pouvait lire dans les yeux de Louliana une profonde inquiétude. Ils arrivèrent à la station Luxembourg, 10 min plus tard. Louliana sauta sur le quai. G. traîna la valise jusqu’aux sièges qui bordent le mur de la station puis s’assit.

Louliana était restée debout et ses genoux touchaient presque ceux de G. Celui-ci remarqua qu’une nouvelle larme coulait sur la joue de la jeune femme. G. s’excusa pour la fermeté de son comportement et ajouta qu’elle n’avait rien à craindre de lui. Il lui demanda de lui faire confiance, demande à laquelle elle ne répondit pas.

G. commençait à réfléchir à la situation inédite dans laquelle il se trouvait. Mais était-ce le moment ? Il fallait agir à court terme, et le premier objectif était, pour lui, de rejoindre, dès que possible, la faculté de Droit de Paris II. Il serait désormais en retard pour commencer son cours. Mais peu lui importait. N’était-il pas tenu d’assister une personne en danger ? Curieusement, il se sentait responsable du devenir de Louliana. Après une montée d’escalier particulièrement pénible, ils retrouvèrent la lumière du jour. G., fatigué et pressé, décida de héler un taxi. Là encore, il n’attendit pas longtemps. Une vieille Peugeot 307, couverte de rayures douteuses et dépourvue d’enjoliveurs, stoppa net, en double file, tout près de lui. Le chauffeur en descendit, prit la valise de Louliana, et poussa un « ouf » de soulagement lorsque celle-là retomba dans le coffre. G. et Louliana s’installèrent sur la banquette arrière. Avant même que le chauffeur n’ait réintégré son siège, G. lui indiqua la destination : Université Paris II – Panthéon.

Le taxi fit alors un périple aussi interminable qu’inattendu, qui surprit et même inquiéta G. Il prit, en effet, le boulevard St Michel, tourna à droite, boulevard St Germain, tourna à nouveau à droite, rue St Jacques, et, finalement après 20 min de trajet, s’immobilisa à l’angle de la rue Cujas. Le chauffeur se retourna vers ses deux passagers et, guilleret, réclama le montant de la course : quarante-deux euros !

G, fit un effort sur lui-même pour ne pas trahir son énervement, et pour ne pas exiger des explications du chauffeur sur le trajet, pour le moins singulier, qu’il avait suivi, ainsi que sur la somme qui lui était réclamée. Il ne put cependant s’empêcher de lui demander s’il était nouveau dans le métier. Celui-ci répondit qu’il circulait à Paris depuis douze ans, mais qu’ « il avait fait surtout les aéroports » – celui d’Orly, en particulier – jusqu’à l’année dernière. Aéroport ? G., siégeant toujours au fond du taxi, pensa à l’avion que Louliana avait raté, peut-être par sa faute, et à sa mère qui l’attendrait en vain à l’aéroport de Moscou. Le chauffeur répéta, un peu plus fortement, qu’il lui était dû quarante-deux euros. G. fouilla dans ses poches, et il s’aperçut qu’il n’avait plus guère d’espèces sur lui, sinon sa carte bancaire. Il se tourna vers Louliana et la pria de lui remettre les quarante euros dont il lui avait fait cadeau à la gare Montparnasse. Louliana s’exécuta, non sans sourire, ce qui réjouit G. Elle, qui souriait si peu, était quand même sensible au comique de la situation. Il y ajouta une pièce de deux euros qui traînait au fond de sa poche.

Ils remontèrent, tous deux, vers la place du Panthéon. Alors, rapidement, surgit devant eux ce monument à la fois massif, grandiose et mystérieux. Louliana, parvenue à l’angle de la rue Cujas, s’arrêta pour le contempler. Elle demanda à G. si c’était bien là que se trouvaient les tombeaux des « Grands hommes », de tous ceux qui avaient contribué à forger l’esprit et le rayonnement de la science et de la culture française. Elle en avait tant entendu parler avant même de venir en France. G. acquiesça et lui adressa un regard admiratif. Louliana demanda si ce bâtiment était récent. G. répondit par la négative. Il lui expliqua que les premiers fondements de cet édifice dataient de 1744, alors que Louis XV était roi de France. Le monarque avait eu l’intention de construire une église sur la montagne Sainte-Geneviève – où ils se trouvaient, tous deux – pour remercier le Ciel de l’avoir guéri d’une grave maladie. Puis, il s’interrompit, attendant la réaction de Louliana à ces premières informations. Elle lui demanda, avec empressement, de poursuivre.

G. indiqua que cette construction n’avait jamais été consacrée comme église, et que les révolutionnaires français, voulant imiter, en cela, les Britanniques, avaient décidé de changer sa destination. En 1791, il avait été convenu que ce bâtiment abriterait les dépouilles des Grands Hommes qui ont fait la France, et c’est en 1793 qu’il avait pris son aspect actuel. Louliana se plut à souligner las connaissances de G. en la matière. Ce à quoi ce dernier répondit que cela faisait des années qu’il passait, chaque semaine devant le Panthéon, et qu’il était normal qu’il se soit interrogé et renseigné sur l’histoire de ce monument. Puis il prit le poignet de Louliana, et l’entraîna à l’intérieur de l’université.

Un magnifique patio gazonné et planté de fleurs, entouré d’un déambulatoire aux arcades sculptées, s’offrit à leurs yeux. G. tout essoufflé de porter la lourde valise de Louliana, décida de la confier à l’accueil situé à droite de l’entrée. Puis ils gagnèrent le corps central du bâtiment. Ils traversèrent le grand hall qui grouillait d’étudiants. Dans un coin, des élèves du cycle préparatoire à l’École nationale de la magistrature fumaient malgré l’interdiction, et faisaient un concours de lancer de mégots. Un peu plus loin, un étudiant frappait du poing une machine à café qui refusait de lui rendre la monnaie. D’autres étudiants étaient assis à même le sol, et formaient un cercle qui leur permettait de se voir et de se parler. La grande verrière qui surmontait le hall ne laissait passer que quelques rayons de soleil et il en résultait un clair-obscur étrange. Alors qu’ils allaient atteindre l’autre extrémité du hall, et s’engager dans l’escalier qui mène aux salles de cours, un homme s’approcha de Louliana en forçant son sourire. Il l’appela Véro, et lui demanda si elle pouvait sortir à midi juste, de la salle 212, car il devait y tenir une réunion avec les parents de l’une de ses élèves.

D’abord interloquée, Louliana rougit, puis se reprit et répondit, flattée, que cela était tout à fait possible. Puis elle regarda G. qui, aussitôt, pouffa de rire. Louliana s’aperçut alors qu’elle tenait toujours, à la main, le cartable de G. et qu’il s’agissait d’une méprise. Mais elle se prit au jeu et dit à G., malicieusement, qu’ « elle avait, maintenant, rendez-vous avec ses élèves ».

Ce n’était pas en salle 212 mais 215 que G. devait intervenir. Suivi de Louliana, et après avoir gravi, quatre à quatre, les escaliers menant au deuxième étage du bâtiment principal, il accéda à un long couloir où l’attendaient moins d’une dizaine d’étudiants. L’un d’eux signala à G. que trois de ses camarades étaient déjà partis, car ils étaient lassés d’attendre. G., agacé, ordonna que tout le monde entre immédiatement en salle de cours et s’installe. Il récupéra son cartable, et invita Louliana à s’asseoir tout au fond de la pièce, le dos tourné à la seule et unique fenêtre qui donnait sur la rue Cujas.

G. s’assit sur le côté du bureau, une jambe pendante. Puis il annonça à l’auditoire qu’il aborderait, aujourd’hui, le sujet des ordalies moyenâgeuses. Il exposa quel’ordalie était un ancien mode preuve en justice, de nature religieuse, appelé aussi jugement de Dieu. Il consistait à soumettre l’accusateur et l’accusé à une épreuve essentiellement physique, dont l’issue, déterminée par Dieu, désignerait la personne innocente – et donc, a contrario, la personne coupable.

Louliana l’écoutait, subjuguée. Soudain, elle frémit à l’idée de tous ces pauvres bougres qui avaient dû subir ces épreuves, et qui, moins dotés physiquement ou intellectuellement que leurs adversaires, avaient dû succomber alors qu’ils étaient parfaitement innocents. Elle se demanda comment Dieu avait pu permettre d’insinuer, dans l’esprit des Hommes, une procédure aussi barbare ! Pour chasser cette idée, elle plongea sa main dans son sac pour y retirer le journal que lui avait envoyé sa mère, et se mit à le lire pour la énième fois. À un moment, elle n’entendit plus les mots prononcés par G. Il lui semblait vivre un rêve. Elle posa ses mains sur la table puis la tête sur ses mains. Elle ferma les yeux, et s’endormit sans que personne ne la remarque…

Un bruit de chaises l’éveilla. Le cours était terminé. Alors que les derniers étudiants quittaient la salle, G. s’approcha, presque à pas feutrés, de Louliana, et lui dit, enjoué, que l’épreuve de la sieste n’était pas une ordalie médiévale. Louliana se montra confuse, et affirma qu’« elle était toute à lui » maintenant. Réalisant l’aspect ambigu sa réponse, elle corrigea, rougissante, qu’elle voulait simplement dire qu’elle était prête à partir.

Midi avait sonné depuis quelques minutes. G. et Louliana se retrouvèrent devant la porte de l’université Paris II, sans avoir omis, auparavant, de récupérer l’énorme valise sanglée à l’accueil du bâtiment. Ils entendirent aussitôt des clameurs et des cris s’élever derrière le Panthéon. Tout ce bruit paraissait venir vers eux. Soudain, un groupe de personnes, précédées d’une énorme banderole, surgit sur la place, en provenance de la rue d’Ulm.

Des dizaines d’autres manifestants débouchèrent sur la place du Panthéon, certains brandissant des drapeaux rouges ou noirs et scandant des slogans hostiles au Gouvernement et à la Finance mondiale, d’autres s’évertuant à siffler ou à taper sur des casseroles, sans interruption. G. et Louliana, qui étaient demeurés figés, purent alors lire sur la banderole : Halte au capitalisme destructeur. Il y a d’autres mondes possibles.

Le défilé quitta la place du Panthéon pour emprunter la rue Soufflot et rejoindre le jardin du Luxembourg. De nombreux automobilistes s’étaient arrêtés en double file pour laisser passer les manifestants. Des piétons s’étaient amassés et formaient une chaîne ininterrompue tout au long des trottoirs. On ne pouvait plus circuler.

G. remarqua une jeune manifestante qui défilait à pied, son vélo à la main. Il ressemblait à ces vieux vélos hollandais, de couleur noire, à la structure lourde et pesante. Il y avait une selle et des sacoches sur le garde-boue arrière. G. prit la main de Louliana et lui cria de le suivre. Ils fendirent la foule et se retrouvèrent, en un instant, au milieu de la chaussée, aux côtés des protestataires. L’un d’eux leur souhaita la bienvenue, tout en adressant au ciel un poing vengeur.

G. répondit d’un petit signe amical de la main, pas très rassuré. Ils se rapprochèrent tous les deux de la jeune femme à la bicyclette. G. se racla la gorge et salua sa « camarade ». Il lui demanda, poliment, si elle l’autorisait à utiliser la selle de son vélo, car il n’en pouvait plus de traîner cette satanée valise qu’il avait à la main. La jeune femme parut s’étonner de « l’autorisation » demandée. Elle lui répondit Peace and love, avec un sourire angélique et lui indiqua, de la main, la selle de son vélo. Elle recommanda, toutefois, à G. de poser doucement cette valise, et de bien la tenir durant le trajet.

G. déposa donc la valise sur la selle, ce qui eut pour effet immédiat d’écraser complètement le pneu arrière du cycle. Sa conductrice fit un effort pour maintenir son guidon droit et ne pas s’effondrer avec l’ensemble. Louliana demanda quel était l’objet de cette manifestation. La jeune femme lui répondit, d’abord, qu’il y avait là tout ce que Paris compte d’anticapitalistes et d’anti-staliniens. Elle ajouta que cette manifestation avait pour but de contester le régime capitalo-libéral incarné par Sarkozy, mais qu’elle récusait tout autant le candidat social-démocrate Hollande comme futur président. Louliana releva le mot « anti-stalinien ». Ce mot résonnait toujours douloureusement en elle. Tout en marchant, elle commença à expliquer à son interlocutrice que son grand-père, qui était dans la mouvance trotskyste, avait été déporté, en 1938, en Sibérie, car il contestait les méthodes staliniennes. Les yeux rougis, elle rappela que Staline avait autorisé la mise à mort d’enfants de 12 ans, et instauré la torture systématique contre les prisonniers politiques en 1937. La cycliste l’interrompit en supposant qu’elle devait aussi, comme les autres Russes, « en baver » avec Poutine. Louliana répondit qu’elle vivait en France actuellement et que, pour ce qui est de Poutine, les choses étaient plus compliquées que ce que pensaient les Occidentaux. Elle souligna que son Président avait sincèrement le souci de la prospérité du pays, qu’il avait rétabli la liberté religieuse et qu’une classe moyenne apparaissait, ce qui n’existait pas jusqu’à la chute du communisme soviétique. Elle ajouta que sa mère vivait toujours là-bas, et qu’elle avait l’intention de la rejoindre.

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La manifestante se tut, dubitative. Le cortège, toujours aussi bruyant, était arrivé au bas de la rue Soufflot, quand G. aperçut un cordon de gendarmes mobiles qui bloquait l’accès au boulevard Saint-Michel et au Jardin du Luxembourg. Cette manifestation était peut-être interdite. Il décida alors de quitter le défilé. Il saisit Louliana d’une main, la valise de l’autre main et regagna à grands pas le trottoir où des badauds étaient toujours amassés. Il avisa, dans la rue Victor Cousin, un hôtel visible de la rue Soufflot. Il demanda instamment à Louliana d’accepter de s’installer ici, pour la nuit et précisa qu’il prendrait les frais de sa chambre à sa charge. Il l’avertit qu’il allait, également, passer la nuit dans cet hôtel mais qu’il devait, auparavant, prévenir sa femme. Il donna, comme argument, à Louliana, qu’ils devaient, tous deux, durant la nuit à venir, se donner le temps de la réflexion. Il excluait, toutefois, le retour de Louliana à Bordeaux, selon lui beaucoup trop dangereux, au moins dans l’immédiat. Il fit, en outre, constater à Louliana que, de toute façon, il était trop tard pour qu’elle puisse prendre son avion. Il lui conseilla d’essayer de téléphoner à sa mère, en Russie, afin que celle-ci ne s’inquiète pas. Toutes ces formalités étant accomplies, ils iraient, enfin, tous les deux, et à son invitation, dîner dans un restaurant à l’entour. Louliana, fatiguée et dépassée par les événements, se fendit de quelques remerciements et à la suite de G. s’engouffra dans l’hôtel des Chartreux. Cet hôtel arborait deux étoiles NN. Louliana se vit proposer une chambre au premier étage, G. au deuxième. Il était treize heures juste. Avant de se séparer, ils se donnèrent rendez-vous, devant l’entrée du bâtiment, à treize heures trente.

Accoudé au balcon de sa chambre, G. composa le numéro de téléphone de sa femme, Carla. Il lui fallait trouver un prétexte pour la convaincre qu’il lui fallait passer la nuit à Paris. Elle décrocha tout de suite, et G. établit sans attendre le contact en lui demandant des nouvelles de sa santé. Carla répondit qu’elle allait légèrement mieux, et que sa fièvre était due à un virulent début d’angine. Elle lui déclara que le médecin lui avait aussi conseillé d’arrêter le tabac, car il avait remarqué qu’elle toussotait constamment et avait les dents toutes jaunes. Elle reprocha, d’ailleurs, à G. de ne pas lui avoir signalé ces dents jaunies. Elle lui demanda, enfin, à quelle heure il comptait rentrer, et le sollicita pour qu’il prenne, avant la fermeture des pharmacies, les médicaments qui lui avaient été prescrits. G. bafouilla que cela ne lui serait peut-être pas possible. Puis, posément, il expliqua à Carla que le doyen de la faculté devait réunir, exceptionnellement, le lendemain, dès 9 h, tous les enseignants en Droit pour faire le point sur l’interprétation et l’application d’une circulaire ministérielle récente dans leurs disciplines respectives. Malicieusement, il indiqua à sa femme qu’il serait donc contraint de faire un aller-retour Paris-Tours, et qu’il en était fatigué d’avance.

Carla, sur un ton presque indigné, et à grands coups de « mon trésor » ou de « mon cœur », lui déclara qu’il ne devait pas se soucier d’elle, qu’il pouvait passer la nuit à Paris et revenir tranquillement sur Tours, le lendemain après-midi. G. protesta, d’abord, mollement contre la proposition de sa femme et feignit une profonde gêne. Puis il la couvrit de compliments et de remerciements pour sa lucidité et sa bienveillance, avant de prendre congé d’elle dans une effusion de mots tendres et affectueux.

G. raccrocha. Il n’en attendait pas tant ! Il entendit du bruit et des cris au bas de l’hôtel. En se penchant au balcon de sa fenêtre, il vit que certains des manifestants du défilé, qu’il avait lui-même emprunté, refluaient dans la rue Cousin et probablement dans les autres rues adjacentes, sous la pression des forces de l’ordre. Mais il avait, désormais, d’autres préoccupations : il n’avait apporté aucun vêtement ni produit de toilette ; pas le moindre rasoir ou la moindre savonnette. Heureusement, il trouva, dans la salle de bain, un flacon de gel douche offert gracieusement par la direction de l’hôtel. Dans un quart d’heure, il devait retrouver Louliana, devant la porte d’entrée du bâtiment. Juste le temps de se rafraîchir. G. se dévêtit, s’étendit au fond de la baignoire, se frotta le corps de mousse, et fixa le plafond, comme s’il voulait prendre à témoin le ciel de la situation à la fois étrange et exaltante dans laquelle il se trouvait…

Lorsqu’il rejoignit le parvis de l’hôtel, Louliana était déjà là. Elle s’était changée et portait une robe légère à fleurs rouges et mauves (des camélias, peut-être ?) qui laissait voir ses genoux et ses jambes magnifiquement fuselées. Elle avait aussi troqué ses baskets contre des escarpins à talons courts. Sa gorge, dégagée, ne laissait apparaître que le collier au pendentif d’améthyste qu’elle portait depuis le matin. Elle déclara à G., avec une satisfaction évidente, qu’elle avait pu communiquer au téléphone, avec sa mère, par l’intermédiaire du standard de l’hôtel. Elle l’avait informée d’un « fâcheux contretemps » et lui avait promis de préciser, dès que possible, les horaires de son prochain vol pour Moscou. Avec un air de vacancière et une décontraction que G. ne lui connaissait pas, Louliana affirma alors que toutes ces émotions lui avaient donné faim. Il apparut à G. qu’elle avait la capacité de « compartimenter » les épisodes de son histoire personnelle, et qu’elle vivait avant tout dans le présent, surtout lorsque celui-ci était heureux. Il l’entraîna aussitôt vers la rue Soufflot, et avisa un restaurant en terrasse.

Toutes les tables, disposées entre deux tentures vert-foncé sur pied, étaient agrémentées d’un bouquet de fleurs naturelles multicolores. Ils s’arrêtèrent, tous deux, devant la carte des menus que G. consulta à peine, avant d’inviter à Louliana à s’installer à la table la plus proche. Le soleil brillait entre quelques nuages blancs. La température, déjà tiède pour la saison, était propice à une exposition extérieure. Ils se retrouvèrent l’un en face de l’autre, Louliana tournant le dos au Jardin du Luxembourg tout proche. Un garçon s’approcha, tendit la carte des menus à l’un et à l’autre, et demanda si quelqu’un prenait l’apéritif. Louliana répondit immédiatement par l’affirmative, mais sans autre précision. Le garçon égrena alors la liste des alcools qu’il avait à sa disposition : Martini, ¨Porto, Pastis, Kir, Malaga, Tequila… Il fut interrompu par Louliana qui réclama un verre de vodka.

G. demeura d’abord stupéfait, puis se crut obligé de direà son invitée que sa commande était « parfaite ». Il fut presque gêné de ne prendre, pour sa part, qu’un peu d’eau, tout en indiquant qu’il boirait quand même du vin pour accompagner le repas. Le garçon s’exécuta.

Louliana aimait la vodka. Elle fit cul sec du premier verre qui lui fut servi, et en demanda un autre, immédiatement, sans se soucier de l’opinion de G. Puis, elle commanda un faux-filet – frites-salade. G. choisit, quant à lui, un bloc de saumon agrémenté de pâtes à la crème. Louliana demanda conseil à G. en ce qui concerne le vin rouge qu’elle se destinait. Flatté, G. se prit soudain pour un connaisseur en vins, et lui recommanda, en bon Tourangeau qu’il était, un Chinon « pas trop jeune ». L’un et l’autre attaquèrent leur plat de résistance en silence.

De l’endroit où elle était assise, Louliana pouvait distinguer le dôme du Panthéon. Elle fixa soudain G. et affirma ne pas comprendre pourquoi on avait inhumé, en cet endroit, ces soi-disant « Grands Hommes », au nom de « la Patrie reconnaissante ». Elle fit remarquer que ces illustres personnages n’avaient certainement pas démérité à faire ce qu’ils avaient fait, chacun dans leur domaine, mais, en même temps, qu’aucun d’entre eux ne pouvait se prévaloir d’un talent exceptionnel ou d’un destin particulier.

D’humeur badine, G. joua l’auditeur choqué. Cela eut pour effet d’amener Louliana à réagir, et à expliquer que ces personnages panthéonisés étaient simplement devenus ce qu’ils devaient être, et avaient fait ce qu’ils devaient faire. Elle récusa leur soi-disant « génie », en prétendant que tout cela n’était que fiction, et ajouta qu’il aurait sans doute mieux valu que tous soient inhumés dans le caveau familial du cimetière de leur ville ou de leur village. G. rétorqua aussitôt que Jean Moulin, par exemple, dont le tombeau est aussi au Panthéon, n’était pas un écrivain ou un savant, mais un haut fonctionnaire résistant, qui était mort sous la torture durant l’Occupation. Et que ce n’était donc pas seulement le talent ou le génie qui étaient, ici, récompensés, mais aussi l’abnégation, le courage, l’héroïsme jusqu’à l’ultime sacrifice. Louliana lui répondit alors sèchement que ce sacrifice avait été probablement dicté par un conditionnement presque fanatique aux valeurs de Nation, d’Héroïsme et d’Honneur, dont il convenait de montrer la nocivité. Elle ajouta que les poilus de la guerre de 1914 qui avaient été fusillés pour désertion, et qui voulaient simplement retrouver leurs épouses et leurs enfants, se réclamaient de valeurs plus simplement familiales, plus « tribales » peut-être, mais tout aussi respectables que celles auxquelles adhérait Jean Moulin.

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Sidéré par ce qu’il venait d’entendre, G. en laissa quelques instants sa fourchette en suspension, d’où pendaient des nouilles grasses et ruisselantes de crème et de beurre fondu. Il demanda à Louliana si elle était adepte des théories déterministes, et si elle avait lu Nietzsche, Laplace ou Taine. Louliana répondit, en éclatant de rire, qu’elle n’avait rien lu de tout cela, mais que cette idée s’imposait à elle comme une quasi-évidence. Elle aurait bien voulu avoir la moindre preuve de l’existence du libre arbitre, mais elle ne l’avait toujours pas. Elle rappela à G. qu’ils s’étaient, tous deux, rencontrés dans le train pour Paris, ce matin même, et que cela était mécaniquement inéluctable, si l’on considère l’enchaînement des effets et des causes depuis la première seconde de leurs naissances respectives. Ce qu’ils pouvaient seulement faire, à présent, l’un et l’autre, c’est essayer de donner du sens à cette rencontre, dont les conséquences dépasseraient sans doute leurs propres prédictions.

G., impressionné, lui dit qu’à sa manière, elle faisait « du Holbach ». Il réfléchit quelques instants, puis cita, de mémoire, et avec une éloquence un peu surfaite, cet auteur :

« Dans un tourbillon de poussière qu’élève un vent impétueux, quelque confus qu’il paraisse à nos yeux, dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n’y a pas une seule molécule de poussière ou d’eau qui soit placée au hasard, qui n’ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n’agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. »

Il précisa qu’il s’agissait de l’extrait d’un ouvrage intitulé Système de la nature. Louliana, le teint rosi et les cheveux dans les yeux, le regardait étrangement. Visiblement, le mélange d’alcool l’avait désinhibée G. ne s’attendait d’ailleurs pas à une réflexion aussi profonde, au milieu d’un repas qui devait être comme une pause réconfortante, après une matinée agitée. La question du libre arbitre ? Il ne se la posait plus vraiment, sans avoir, d’ailleurs, aucune certitude à ce sujet. Louliana chercha ses mots pour dire qu’on ferait certainement mieux de raser ce monument appelé Panthéon, et de construire, à sa place, par exemple, un restaurant universitaire, des logements sociaux ou encore une aire de parkings - les places de stationnement manquant cruellement à Paris. À ce moment, et curieusement, elle parut hésiter sur le raisonnement qu’elle venait de tenir, et murmura que, peut-être, l’unique personnalité qui aurait pu justifier l’existence d’une telle nécropole était Victor Hugo. Elle tenta de justifier cette exception en rappelant que ce géant de la littérature, qui avait été transporté en ce lieu, en 1885, dans le corbillard des pauvres, était aussi celui qui avait pu écrire les Rayons et les Ombres. Ce recueil de poèmes magnifiques, le seul qu’elle connaisse de cet auteur, lui donnaient, chaque fois qu’elle les lisait à haute voix, les larmes aux yeux.

G. écarquilla les yeux, et, instinctivement, regarda, à gauche et à droite, comme si quelqu’un écoutait. Remettre ainsi en cause l’histoire de ce Haut Lieu des élites républicaines le perturbait. Mais, en même temps, le regard porté par Louliana sur cette institution l’interrogeait. Dans les secondes qui suivirent, il s’étonna lui-même de la vénération béate qu’on lui avait depuis toujours demandé d’observer à l’égard de cet édifice.

Le moment du dessert arriva. Le garçon présenta la carte à Louliana. Celle-ci, manifestement, présentait des signes de fatigue. G. jeta un coup d’œil sur la demi-bouteille de vin rouge placée tout près du vase de fleurs, au centre de la table : elle était vide ! Il entendit Louliana articuler difficilement qu’elle désiraitune île flottante. Puis il la vit pousser un long soupir, et verser des larmes denses sur ses joues et sur ses lèvres, inondant un sourire triste. Le garçon de service, qui passait par là, s’en aperçut et, en se penchant vers elle, s’enquit de son état. G., agacé, lui répondit assez vivement que c’était peu de choses et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Il tendit à Louliana deux mouchoirs cleanex, en papier. Puis, machinalement, il enveloppa, de sa main droite, la main gauche de Louliana, sagement posée près du bord de la table. La nappe se plissa sous l’effet de la pression de G. et le vase de fleurs manqua de tomber. Louliana était à moitié ivre. Elle se crispait et se maintenait artificiellement droite, pour ne rien laisser paraître de son état. G. proposa de rentrer à l’hôtel et, sans attendre que Louliana réagisse, demanda l’addition. Il pensa qu’une bonne sieste ferait certainement beaucoup de bien à l’un et à l’autre. Il se leva et lui passa le bras autour de l’épaule pour l’aider à se redresser. Elle lui prit la main et lui serra les doigts tellement fort que G. en grimaça. Alors, à petits pas, ils traversèrent la rue Soufflot et regagnèrent l’hôtel des Chartreux sans un mot.

Louliana s’était fait enregistrer, auprès de la réception, sous le nom de Maniakine. À peine arrivée dans le hall de l’hôtel, elle exprima le souhait de se reposer dans sa chambre et prit congé de G. Celui-ci demeura seul et, après quelques instants d’errements, s’assit dans l’un des fauteuils du salon d’entrée. Il se pinça le menton. Il avait besoin de faire le vide, de prendre du recul par rapport à cette situation. Il pensa à Carla, qui lui témoignait sa confiance et son amour sans faille. Pourquoi lui avait-il menti ? Certes, il avait deviné le danger qui planait sur cette belle inconnue, mais il aurait pu s’épargner de vouloir la « protéger » au point de lui demander de l’accompagner sur son lieu de travail. Il aurait pu, aussi, l’aider ou l’inciter à prévenir la Police, mais le comportement de son mari, même douteux, n’était pas de nature à justifier une interpellation. Et puis, il y avait un mystère qui planait autour de cette femme, perdue, fragile, désorientée. Il voulait le percer. Pourtant, et en dépit des arguments qu’il tentait de rassembler pour ne rien regretter de son comportement aventureux, il ne se sentait pas bien. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu aussi mauvaise conscience. Il entendit les accents martiaux d’une fanfare qui donnait un concert dans le jardin du Luxembourg. Cela accentua encore son malaise. Il aurait eu besoin de se sentir enveloppé par une mélodie de Schumann, par exemple, de se laisser aller dans ce tourbillon d’émotions et d’incertitudes qui l’aspirait. Il ne put retenir un soupir bruyant, presque un gémissement. Le permanent de l’hôtel s’approcha discrètement de G., lui demanda si tout allait bien, et lui proposa une boisson. G. accepta un whisky. Était-ce « l’effet Louliana » ? Lui qui ne buvait le plus souvent que de l’eau se surprenait à commander un alcool fort, comme pour reprendre ses esprits.