Madeleine Férat - Émile Zola - E-Book

Madeleine Férat E-Book

Émile Zola

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Beschreibung

Le père de Madeleine Férat, après avoir fait fortune, se ruine dans des spéculations hasardeuses. Il décide de partir en Amérique refaire sa fortune, mais son bateau fait naufrage. Il a laissé à sa fille ce qu'il avait pu sauver de sa fortune avant d'embarquer. Le tuteur auquel il l'a confiée fait le projet de l'épouser. Devant son refus, il tente de la violer. Madeleine Férat s'enfuit. Elle va vivre de la rente que lui a laisser son père. Peu après, elle rencontre Jacques, un chirurgien, et ils deviennent amant. Mais celui ci doit partir en mission au Cochinchine et il l'abandonne...

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Seitenzahl: 457

Veröffentlichungsjahr: 2018

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Madeleine Férat

Émile ZolaMadeleine FératPage de copyright

Émile Zola

1840-1902

Madeleine Férat

Cinq titres précèdent le cycle des Rougon-Macquart : La confession de Claude (1865), Le vœu d'une morte (1866), Les mystères de Marseille (1867), Thérèse Raquin (1867) et Madeleine Férat (1868).

Le roman de Zola, Madeleine Férat, publié en 1868, a été tiré de sa pièce, Madeleine. Il parut d’abord en feuilleton sous le titre La honte.

Madeleine Férat

Édition de référence :

Œuvres complètes illustrées

Paris, Bibliothèque­Charpentier,

Eugène Fasquelle, éditeur, 1906.

À Édouard Manet

Le jour où, d’une voix indignée, j’ai pris la défense de votre talent, je ne vous connaissais pas. Il s’est trouvé des sots qui ont osé dire alors que nous étions deux compères en quête de scandale. Puisque les sots ont mis nos mains l’une dans l’autre, que nos mains restent unies à jamais. La foule a voulu mon amitié pour vous, cette amitié est aujourd’hui entière et durable, et je désire vous en donner un témoignage public en vous dédiant cette œuvre.

Émile Zola.

1er septembre 1868.

I

Guillaume et Madeleine descendirent de wagon à la station de Fontenay. C’était un lundi, le train se trouvait presque vide. Cinq ou six compagnons de voyage, des habitants du pays qui rentraient chez eux, se présentèrent à la barrière avec les jeunes gens, et s’en allèrent chacun de son côté, sans donner un coup d’œil aux horizons, en gens pressés de regagner leur logis.

Au sortir de la gare, le jeune homme offrit son bras à la jeune femme, comme s’ils n’avaient pas quitté les rues de Paris. Ils tournèrent à gauche et remontèrent doucement la magnifique allée d’arbres qui va de Sceaux à Fontenay. Tout en montant, ils regardaient, au bas du talus, le train qui se remettait en marche, avec des hoquets sourds et profonds.

Quand le train se fut perdu au milieu des feuillages, Guillaume se tourna vers sa compagne et lui dit avec un sourire :

– Je vous ai prévenue, je ne connais pas du tout le pays, et je ne sais trop où nous allons.

– Prenons ce sentier, répondit simplement Madeleine, il nous évitera de traverser les rues de Sceaux.

Ils prirent la ruelle des Champs-Girard. Là, brusquement, le rideau d’arbres de la grande allée s’ouvre et laisse voir le coteau de Fontenay ; en bas, il y a des jardins, des carrés de prairie dans lesquels se dressent, droits et vigoureux, d’énormes bouquets de peupliers ; puis des cultures montent, coupant les terrains en bandes brunes et vertes, et, tout en haut, au bord de l’horizon, blanchissent, à travers les feuilles, les maisons basses du village. Vers la fin septembre, entre quatre et cinq heures, le soleil, en s’inclinant, rend adorable ce bout de nature. Les jeunes gens, seuls dans le sentier, s’arrêtèrent instinctivement devant ce coin de terre d’une verdure presque noire, à peine dorée par les premières rousseurs de l’automne.

Ils se donnaient toujours le bras. Il y avait entre eux cette vague gêne d’une intimité récente qui a marché trop vite. Lorsqu’ils venaient à songer qu’ils se connaissaient depuis huit jours au plus, ils éprouvaient une sorte de malaise à se trouver ainsi seul à seul, en pleins champs, comme des amants heureux. Se sentant encore étrangers et forcés de se traiter en camarades, ils osaient à peine se regarder ; ils ne se parlaient qu’en hésitant, par crainte de se blesser sans le vouloir. Ils étaient l’inconnu l’un pour l’autre, l’inconnu qui effraie et qui attire. Dans leurs allures lentes d’amoureux, dans leurs paroles vides et douces, même dans les sourires qu’ils échangeaient dès que leurs yeux se rencontraient, on lisait l’inquiétude et l’embarras de deux êtres qu’un hasard marie brutalement. Jamais Guillaume n’aurait cru souffrir autant de sa première aventure, et il en attendait le dénouement avec une véritable angoisse.

Ils s’étaient remis à marcher, jetant des coups d’œil sur le coteau, coupant leurs silences par une conversation à bâtons rompus, où ils ne mettaient rien de leurs vraies pensées, et où il était question des arbres, du ciel, du paysage qui s’étendait devant eux.

Madeleine touchait à sa vingtième année. Elle portait une toilette très simple d’étoffe grise, relevée par une garniture de rubans bleus ; un petit chapeau de paille rond coiffait ses admirables cheveux d’un roux ardent, aux reflets fauves, qui se tordaient et se massaient en un énorme chignon derrière sa tête. C’était une grande et belle fille dont les membres souples et forts annonçaient une rare énergie. Le visage était caractéristique. Le haut avait une solidité, presque une dureté masculine ; la peau se tendait fortement sur le front ; les tempes, le nez et les pommettes accusaient les rondeurs de la charpente osseuse, donnant à la figure le froid et la fermeté d’un marbre ; dans ce masque sévère, les yeux s’ouvraient, larges, d’un vert grisâtre et mat, qu’un sourire éclairait par moments de lueurs profondes. Le bas du visage, au contraire, était d’une délicatesse exquise, il y avait de voluptueuses mollesses dans l’attache des joues, aux deux coins de la bouche, où se creusaient de légères fossettes ; sous le menton, mince et nerveux, se trouvait une sorte de renflement qui allait s’attacher au cou ; les traits n’étaient plus tendus et rigides, ils étaient gras, mobiles, couverts d’un duvet soyeux, ils avaient mille petits plans flexibles et devenaient d’une finesse adorable à certains endroits où le duvet manquait ; au milieu, les lèvres un peu fortes, d’un rose vif, paraissaient trop rouges pour ce visage blanc, à la fois sévère et enfantin.

Cette étrange physionomie était faite en effet d’austérité et de puérilité. Quand le bas dormait, quand les lèvres se pinçaient dans les moments de réflexion ou de colère, on ne voyait que le front dur, l’arrête nerveuse du nez, les yeux mats, le masque solide et énergique. Puis, dès qu’un sourire ouvrait la bouche, le haut semblait s’adoucir, on n’apercevait plus que les lignes molles des joues et du menton. On eût dit le rire d’une petite fille dans le visage d’une femme faite. Le teint était d’une blancheur laiteuse et transparente, à peine taché de quelques grains de rousseur vers les angles des tempes ; sous l’épiderme satiné, le sang coulait, bleuissant la peau.

Souvent, l’expression ordinaire de Madeleine, une sorte d’orgueil rude, se fondait brusquement dans un regard d’une ineffable tendresse, d’une tendresse de femme faible et vaincue. Un coin de son être était resté enfant. Tandis qu’elle suivait l’étroit sentier au bras de Guillaume, elle avait des gravités qui accablaient singulièrement le jeune homme, et de subits abandons, des soumissions involontaires qui lui rendaient l’espérance. À sa démarche ferme, légèrement cadencée, on devinait qu’elle avait cessé d’être jeune fille.

Guillaume avait cinq ans de plus que Madeleine. C’était un garçon grand et maigre, d’allure aristocratique. Son visage long, aux traits amincis, eût été laid sans la pureté du teint et la hauteur du front. Toute sa physionomie annonçait le fils intelligent et affaibli d’une forte race. Il avait, par moments, de brusques tressaillements nerveux, et paraissait d’une timidité d’enfant. Légèrement courbé, il parlait avec des gestes hésitants, interrogeant Madeleine du regard avant d’ouvrir les lèvres. Il craignait de déplaire, il tremblait que sa personne, que son attitude et sa voix ne fussent désagréables. Se défiant toujours de lui-même, il se montrait humble et caressant. Puis, quand il se croyait méconnu, des élans de fierté le redressaient. La fierté était toute sa force. Il aurait peut-être commis des lâchetés, s’il n’y avait eu en lui un orgueil inné, une susceptibilité nerveuse qui le faisaient se roidir contre tout ce qui blessait ses délicatesses. C’était un de ces êtres aux sentiments tendres et profonds qui ont des besoins cuisants d’amour et de tranquillité, et qui s’endorment volontiers dans une douceur éternelle ; ces êtres d’une sensibilité de femme, oublient aisément le monde pour se réfugier au fond de leur propre cœur, dans la certitude de leur noblesse, dès que le monde les mêle à ses hontes et à ses misères. Si Guillaume se perdait dans les sourires de Madeleine, s’il éprouvait une joie exquise à regarder son teint nacré, il lui venait parfois, à son insu, un pli de dédain aux lèvres, quand la jeune femme lui jetait un coup d’œil froid, presque moqueur.

Les jeunes gens avaient tourné le coude que fait le chemin des Champs-Girard, et se trouvaient dans une ruelle qui s’allonge entre deux murailles grises d’une monotonie désespérante. Ils pressèrent le pas pour sortir de ce corridor étroit. Puis ils continuèrent leur promenade à travers champs, par des sentiers à peine frayés. Ils passèrent au pied du coteau où se dressent les énormes châtaigniers de Robinson, et arrivèrent à Aulnay. Cette course rapide avait fouetté leur sang. Leur esprit s’était détendu aux tiédeurs du soleil, dans l’air libre qui leur soufflait à la face des bouffées âpres et chaudes. L’état tacite de guerre où ils étaient en descendant de wagon, avait peu à peu fait place à une familiarité de bons camarades. Ils oubliaient les raideurs de leur caractère ; la campagne les pénétrait d’un tel bien-être qu’ils ne songeaient plus à s’observer ni à se défendre l’un contre l’autre.

À Aulnay, ils s’arrêtèrent un instant à l’ombre des grands arbres qui entretiennent en ce lieu une éternelle fraîcheur. Ils avaient eu chaud au soleil, ils sentaient avec délices le froid des feuillages leur tomber sur les épaules.

Quand ils eurent repris haleine :

– Du diable si je sais où nous sommes ! s’écria Guillaume. Mange-t-on, au moins, dans ce pays ?

– Oui, ne craignez rien, reprit gaiement Madeleine, nous serons à table dans une demi-heure... Venez par ici.

Elle l’entraîna vivement vers l’allée bordée de palissades qui conduit sur le plateau. Là, elle quitta son bras, se mit à courir comme un jeune chien pris de folie joyeuse. Toute sa puérilité se réveillait en elle, elle redevenait petite fille dans l’ombre fraîche, dans le silence frissonnant des arbres. Ses sourires éclairaient sa face entière et mettaient des transparences lumineuses dans ses yeux gris ; les grâces enfantines de ses joues et de ses lèvres adoucissaient les lignes dures de son front. Elle allait, puis revenait, en laissant échapper des éclats de gaieté, tenant ses jupes à poignée, faisant un grand bruit d’étoffes froissées et laissant derrière elle un vague parfum de violette. Guillaume la regardait avec béatitude ; il avait oublié la femme froide et orgueilleuse, il se sentait à l’aise, il s’abandonnait à ses tendresses pour cette grande enfant qui s’enfuyait en l’appelant, et qui, tout d’un coup, se tournait, accourait se pendre à son épaule, lasse, caressante.

À un endroit, le chemin a coupé une butte de sable, le sol est couvert d’une fine poudre dans laquelle le pied enfonce. Madeleine prit plaisir à choisir les places les plus molles. Elle poussait de petits cris aigus en sentant ses bottines disparaître. Elle s’efforçait de faire de grandes enjambées, et elle riait de ne pouvoir avancer, retenue par le terrain mouvant. Une fille de douze ans aurait joué ainsi.

Puis le chemin monte avec des brusques détours, entre des buttes boisées. Ce bout du vallon a un aspect solitaire et sauvage qui surprend au sortir des frais ombrages d’Aulnay ; quelques rochers percent la terre, les herbes des talus sont roussies par le soleil, de grandes ronces traînent dans les fossés. Madeleine vint prendre en silence le bras de Guillaume ; elle était lasse, elle éprouvait un sentiment indéfinissable sur cette route pierreuse et déserte, d’où l’on ne voyait pas une maison, et qui tournait dans une sorte de trou sinistre.

Encore frissonnante de ses jeux et de ses rires, elle s’abandonnait. Guillaume sentait son bras tiède presser le sien. À ce moment, il comprit que cette femme lui appartenait, qu’il y avait en elle, sous l’implacable énergie du cerveau, un cœur faible ayant des besoins de caresses. Quand elle levait les yeux vers lui, elle le regardait avec une humilité tendre, avec des sourires humides. Elle se faisait souple, coquette ; elle avait l’air de quêter l’amour du jeune homme comme une pauvre honteuse. La fatigue, les voluptés des ombrages, le réveil de sa jeunesse, le lieu sauvage qu’elle traversait, tout mettait dans son être une émotion amoureuse, une de ces langueurs des sens qui font tomber aux bras d’un homme les femmes les plus fières.

Guillaume et Madeleine montaient à petits pas. Parfois le pied de la jeune femme glissait sur une pierre, et elle se retenait à l’épaule de son compagnon. C’était autant de caresses, ni l’un ni l’autre ne s’y trompait. Ils ne parlaient plus, ils se contentaient d’échanger des sourires. Ce langage leur suffisait pour traduire l’unique sentiment qui emplissait leur cœur. Le visage de Madeleine était adorable sous l’ombrelle ; il avait une pâleur tendre, avec des ombres d’un gris argenté ; autour de la bouche, des lueurs roses couraient, et, il y avait là, au coin des lèvres, du côté de Guillaume un petit réseau de veines bleuâtres d’une telle délicatesse qu’il prenait à ce dernier des envies folles de poser un baiser à cette place. Il était timide, il hésita jusqu’au haut de la montée. Là, en voyant tout d’un coup le plateau s’étendre devant eux, il sembla aux jeunes gens qu’ils n’étaient plus cachés. Bien que la campagne fût déserte, ils eurent peur de cette large étendue. Ils se séparèrent, inquiets, embarrassés de nouveau.

La route suit le bord de la hauteur. À gauche se trouvent des carrés de fraisiers, des champs de blé immenses et nus, qui se perdent à l’horizon, plantés d’arbres rares. Au fond, le bois de Verrières fait une ligne noire qui semble border le ciel d’un ruban de deuil. Des pentes se creusent à droite, découvrant plusieurs lieues de pays ; ce sont d’abord des terrains noirs et bruns, des masses puissantes de feuillage ; puis les teintes et les lignes deviennent vagues, le paysage se perd dans un air bleuâtre, terminé par des collines basses dont le violet pâle se fond avec le jaune tendre du ciel. C’est une immensité, une véritable mer de coteaux et de vallons, que piquent de loin en loin la note blanche d’une maison, le jet sombre d’un bouquet de peupliers.

Madeleine s’arrêta, grave et songeuse, devant cette immensité. Des souffles chauds couraient, un orage montait lentement du fond de la vallée. Le soleil venait de disparaître derrière une vapeur épaisse, et, de tous les points de l’horizon, grandissaient de lourds nuages d’un gris cuivré. La jeune femme avait repris sa physionomie dure et muette ; elle semblait avoir oublié son compagnon, elle regardait le pays avec une attention curieuse, comme une vieille connaissance. Puis ses yeux se fixèrent sur les nuages sombres, et elle parut rêver à de cuisants souvenirs.

Guillaume, debout, à quelques pas d’elle, l’examinait, pris de malaise. Il sentait qu’un abîme se creusait à chaque instant entre elle et lui. À quoi pouvait-elle rêver ainsi ? Il souffrait de n’être pas tout pour cette femme. Il se disait, avec une secrète frayeur, qu’elle avait vécu vingt ans sans lui. Ces vingt années lui paraissaient d’un noir terrible.

À coup sûr, elle connaissait le pays ; elle y était peut-être venue jadis avec un amant. Guillaume mourait d’envie de la questionner, mais il n’osa le faire avec franchise ; il craignit de recevoir une réponse sincère qui blessât son amour. Il ne put cependant s’empêcher de demander en hésitant :

– Vous êtes venue quelquefois ici, Madeleine ?

– Oui, répondit-elle d’une voix brève, plusieurs fois... Hâtons-nous, il pourrait pleuvoir.

Ils se remirent en marche, à quelque distance l’un de l’autre, perdus chacun dans ses pensées. Ils arrivèrent ainsi au chemin de ronde. Là, à la lisière du bois, se trouve le restaurant où Madeleine conduisait son compagnon. C’est une laide bâtisse carrée que les pluies ont crevassée et noircie ; sur le derrière, du côté du bois, une haie vive enclôt une sorte de cour plantée d’arbres maigres. Cinq ou six bosquets couverts de houblon s’appuient contre cette haie. Ce sont les cabinets particuliers du cabaret ; des tables et des bancs de bois grossiers s’y allongent, fixés dans la terre ; sur les planches des tables, les culs des verres ont laissé des ronds rougeâtres.

L’hôtesse, une grosse femme commune, poussa un cri de surprise en voyant Madeleine.

– Ah ! bien, cria-t-elle, je vous croyais morte ; il y a plus de trois mois qu’on ne vous a vue... Vous vous portez bien ?...

À ce moment, elle aperçut Guillaume et retint une autre question qu’elle avait sur les lèvres. Elle parut même décontenancée par la présence de ce jeune homme qui lui était inconnu. Ce dernier vit son étonnement et se dit qu’elle s’attendait sans doute à un autre visage.

– Bien, bien, reprit-elle en se faisant moins familière, vous voulez dîner, n’est-ce pas ? On va dresser votre couvert dans un bosquet.

Madeleine avait reçu tranquillement les marques d’amitié de la cabaretière. Elle défit son châle, ôta son chapeau, et alla porter le tout dans une chambre du rez-de-chaussée qu’on louait à la nuit aux Parisiens attardés. Elle paraissait chez elle.

Guillaume était entré dans la cour. Il se promena çà et là, assez embarrassé de ses membres. Personne ne faisait attention à lui, tandis que la laveuse de vaisselle et le chien lui-même fêtaient Madeleine.

Quand celle-ci revint, elle avait retrouvé son sourire. Elle s’arrêta un instant sur le seuil, sa chevelure, libre et nue, flambait dans un dernier rayon de soleil, donnant une blancheur de marbre à sa peau ; sa poitrine et ses épaules, débarrassées du châle, avaient une largeur puissante et des souplesses exquises. Le jeune homme jeta un regard, plein d’une admiration inquiète, sur cette belle créature frémissante de vie. Un autre sans doute l’avait vue ainsi souriante sur le seuil de cette porte. Dans le malaise que lui causait cette pensée, il éprouvait un désir violent d’aller prendre Madeleine entre ses bras, de la serrer contre sa poitrine pour qu’elle oubliât cette maison, cette cour, ces bosquets, et ne songeât qu’à lui.

– Dînons vite, cria joyeusement la jeune femme... Eh ! Marie, cueillez un gros saladier de fraises... J’ai une faim !

Elle oubliait Guillaume. Elle regarda dans chaque bosquet, cherchant le couvert. Quand elle aperçut la nappe :

– Ah ! non, par exemple ! dit-elle. Je ne m’assoirai pas sur ce banc-là. Je me rappelle qu’il est couvert de grands clous qui m’ont déchiré une robe... Mettez le couvert ici, Marie !

Elle s’installa devant la nappe blanche sur laquelle la servante n’avait pas encore eu le temps de poser les assiettes Alors elle se souvint de Guillaume, elle l’aperçut debout à quelques pas.

– Eh bien ! lui dit-elle, vous ne venez pas vous mettre à table ? Vous vous tenez là comme un cierge.

Elle éclata de rire. L’orage qui montait, lui donnait une gaieté nerveuse. Elle avait des gestes secs, des paroles brèves. Le temps orageux, au contraire, accablait Guillaume, qui s’affaissait, les membres brisés, ne répondant que par monosyllabes. Le dîner dura plus d’une heure. Les jeunes gens étaient seuls dans la cour, pendant la semaine, les restaurants de la banlieue restent vides. Madeleine parla tout le temps ; elle parla de son enfance, de son séjour dans un pensionnat des Ternes, racontant avec mille détails les ridicules des sous-maîtresses et les espiègleries des enfants ; elle fut intarissable sur ce sujet, trouvant toujours au fond de ses souvenirs quelque bonne histoire qui la faisait rire à l’avance. Elle racontait tout cela avec des mines enfantines, avec des filets de voix de petite fille. À plusieurs reprises, Guillaume essaya de l’attirer sur un passé moins lointain ; comme ces malheureux qui souffrent et qui sont toujours tentés de porter la main à leur blessure, il aurait voulu l’entendre parler de sa vie d’hier, de sa vie de jeune fille et de femme ; il inventait des transitions habiles pour la forcer à lui apprendre dans quelles circonstances elle avait déchiré une robe en dînant sous un de ces bosquets. Mais Madeleine éludait les questions, se replongeait, avec une sorte d’entêtement, dans les naïves histoires de son premier âge. Cela paraissait la soulager, détendre ses nerfs, lui faire accepter plus naturellement son tête-à-tête avec un garçon qu’elle connaissait depuis huit jours à peine. Lorsque Guillaume la regardait avec des yeux où passaient des lueurs de désir, lorsqu’il avançait la main pour frôler la sienne, elle prenait un plaisir étrange à ne point baisser les paupières, et à commencer ainsi une anecdote : « J’avais alors cinq ans... »

Vers la fin du dîner, comme ils étaient au dessert, de grosses gouttes de pluie mouillèrent la nappe. Le jour était brusquement tombé. Le tonnerre grondait au loin et se rapprochait avec le fracas sourd et continu d’une armée en marche. Un large éclair violet courut sur la nappe blanche.

– Voici l’orage, dit Madeleine. Oh ! j’aime les éclairs !

Elle se leva et alla au milieu de la cour pour mieux voir. Guillaume était resté assis sous le bosquet. Il souffrait. Un orage lui causait une étrange épouvante. Son esprit demeurait ferme, il n’avait point peur d’être foudroyé, mais toute sa chair se révoltait au bruit de la foudre, surtout aux lueurs aveuglantes des éclairs. Quand un éclair lui brûlait les yeux, il lui semblait recevoir un coup violent dans la poitrine, il éprouvait une angoisse dans l’estomac qui le laissait frémissant, éperdu.

C’était là un simple phénomène nerveux. Mais cela ressemblait à de la crainte, à de la lâcheté, et Guillaume était désolé de paraître poltron devant Madeleine. Il avait mis la main sur ses yeux. Enfin, ne pouvant lutter contre la rébellion de tous ses nerfs, il appela la jeune femme ; il lui demanda, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, s’il n’était pas plus prudent d’aller achever leur dessert dans l’intérieur du restaurant.

– Mais il ne pleut presque pas, répondit Madeleine. Nous pouvons rester encore.

– Je préférerais rentrer, reprit-il en hésitant, la vue des éclairs me fait mal.

Elle le regarda d’un air étonné.

– Ah ! dit-elle simplement, rentrons, alors.

Une servante porta le couvert dans la salle commune du cabaret, une grande pièce nue, aux murs noircis, qui avait pour tous meubles des tables et des bancs. Guillaume s’assit, le dos tourné aux fenêtres, devant une assiettée de fraises à laquelle il ne toucha pas. Madeleine acheva ses fraises vivement, puis se leva et alla ouvrir une fenêtre qui donnait sur la cour. Là, elle s’accouda, elle regarda le ciel en feu.

L’orage éclatait avec une violence inouïe. Il s’était arrêté au-dessus du bois, écrasant l’air sous le poids brûlant des nuages. La pluie avait cessé, quelques souffles de vent brusques échevelaient les arbres. Les éclairs se succédaient avec une telle rapidité qu’il faisait jour dehors, un jour bleuâtre qui donnait à la campagne un air de décor de mélodrame. Les coups de tonnerre ne roulaient pas dans les échos de l’air et de la vallée ; ils avaient la sécheresse et la netteté de détonations d’artillerie. La foudre devait frapper les arbres autour du cabaret. Entre chaque décharge, il y avait un silence effrayant.

Guillaume éprouvait une anxiété cuisante à la pensée qu’une fenêtre était ouverte derrière son dos. Malgré lui, par une sorte de mouvement nerveux, il tournait la tête, il apercevait Madeleine toute blanche dans la lumière violette des éclairs. Ses cheveux roux, que la pluie avait mouillés dans la cour, retombaient sur ses épaules, s’enflammant à chaque clarté brusque.

– Oh ! que c’est beau ! cria-t-elle. Venez donc voir, Guillaume. Il y a un arbre là-bas qui semble tout en flammes. On dirait que les éclairs courent sous le bois comme des bêtes échappées... Et le ciel !... Ah ! bien, c’est un fameux feu d’artifice !

Le jeune homme ne put résister davantage à l’envie folle qu’il avait d’aller fermer les volets. Il se leva.

– Voyons, dit-il avec impatience, fermez la fenêtre. C’est dangereux ce que vous faites là.

Il s’avança et toucha le bras de Madeleine. Celle-ci se tourna à demi.

– Vous avez donc peur ? lui dit-elle.

Et elle eut un rire gras, un de ces rires méprisants de femme qui se moque. Guillaume baissa la tête. Il hésita un instant à aller reprendre sa place devant la table ; puis, vaincu par son angoisse :

– Je vous en prie, balbutia-t-il.

À ce moment, les nuages crevaient, des torrents d’eau tombaient du ciel. Un ouragan se leva qui poussa un flot de pluie dans la salle. Madeleine se décida à fermer la fenêtre. Elle revint s’asseoir en face de Guillaume.

Au bout d’un silence :

– Quand j’étais petite, dit-elle, mon père me prenait dans ses bras, les jours d’orage, et me portait à la fenêtre. Je me rappelle que, les premières fois, je me cachais la face contre son épaule ; puis cela m’a amusée de voir les éclairs... Vous avez peur, vous ?

Guillaume leva la tête.

– Je n’ai pas peur, répondit-il doucement, je souffre.

Le silence se fit de nouveau. L’orage continuait avec des éclats terribles. Pendant près de trois heures, le tonnerre gronda. Guillaume resta tout ce temps-là sur sa chaise, affaissé, inerte, le visage pâle et défait. Madeleine, en voyant ses tressaillements nerveux, avait fini par comprendre qu’il souffrait réellement ; elle le regardait avec un intérêt mêlé de surprise, étonnée qu’un homme eût des nerfs plus délicats qu’une femme.

Ces trois heures furent pour les jeunes gens d’une longueur désespérante. Ils échangèrent à peine quelques mots. Leur dîner d’amoureux s’achevait étrangement. Enfin le tonnerre s’éloigna, la pluie tomba plus fine. Madeleine alla ouvrir la fenêtre.

– C’est fini, dit-elle. Venez Guillaume, il n’y a plus d’éclairs.

Le jeune homme, soulagé, respirant à l’aise, vint s’accouder auprès d’elle. Ils restèrent là un moment. Puis elle tendit la main au-dehors.

– Il ne pleut presque plus, reprit-elle. Il nous faut partir, si nous ne voulons pas manquer le dernier train.

La cabaretière entrait dans la salle.

– Vous couchez ici, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Je vais préparer votre chambre.

– Non, non, répondit vivement Madeleine, nous ne couchons pas ici, je ne veux pas. Nous n’étions venus que pour dîner, n’est-ce pas, Guillaume ? Nous allons partir.

– Mais c’est impossible ! Les chemins sont impraticables à cette heure. Vous n’arriverez jamais.

La jeune femme paraissait très agitée. Elle se débattait, elle répétait :

– Non, je veux m’en aller ; nous ne devions pas rester la nuit.

– Faites comme vous voudrez, reprit l’hôtesse, seulement, si vous vous hasardez dehors, au lieu de coucher à l’abri, vous coucherez dans la campagne : voilà tout.

Guillaume ne disait rien ; il se contentait de regarder Madeleine d’une façon suppliante. Celle-ci évitait de rencontrer ses regards ; elle allait et venait d’un pas fiévreux, en proie à une lutte violente. Elle finit, malgré sa ferme intention de ne point le regarder, par lever les yeux sur son compagnon ; elle le vit si humble, si soumis devant elle, que sa volonté s’amollit. Il y eut un échange de regards qui la brisa. Elle fit encore quelques pas, le front dur, la face froide ; puis, d’une voix nette et brève :

– Soit ! dit-elle à la cabaretière, nous coucherons ici.

– Alors je vais préparer la chambre bleue.

Madeleine eut un brusque mouvement.

– Non, pas celle-là, une autre, reprit-elle d’un ton étrange.

– C’est que toutes les autres sont occupées.

La jeune femme hésitait encore. Un nouveau combat se livrait en elle. Elle murmura :

– Nous ferions mieux de partir.

Mais elle rencontra une seconde fois le regard suppliant de Guillaume. Elle céda.

Pendant qu’on mettait des draps au lit, les jeunes gens sortirent du restaurant. Ils allèrent s’asseoir sur le tronc d’un arbre abattu qui gisait dans un pré, à l’entrée du bois.

La campagne respirait au loin, dans la fraîcheur de la pluie. Des souffles froids traversaient l’air tiède encore où traînaient des senteurs âcres de verdure et de terre mouillées. Des bruits étranges s’élevaient sous le bois, des bruits de feuilles qui s’égouttaient, de gazons qui buvaient l’eau tombée. C’était un frisson universel, ce frisson voluptueux des champs dont un orage a abattu la poussière. Et ce frisson qui courait dans la nuit noire, prenait aux ténèbres leur charme mystérieux et pénétrant.

Une moitié du ciel, d’une sérénité exquise, était étoilée ; l’autre moitié se trouvait encore couverte d’un rideau sombre de nuages qui se retiraient lentement. Les deux jeunes gens, assis côte à côte sur le tronc d’arbre, ne pouvaient distinguer leur visage ; ils s’apercevaient vaguement, dans l’ombre épaisse qu’un bouquet de grands arbres jetait sur eux. Ils restèrent là quelques minutes sans parler. Ils entendaient leurs pensées. Ils n’avaient que faire de les dire à haute voix.

– Vous ne m’aimez pas, Madeleine, murmura enfin Guillaume.

– Vous vous trompez, mon ami, répondit lentement la jeune femme, je crois que je vous aime. Seulement je n’ai pas eu le temps de m’interroger et de me répondre... J’aurais voulu attendre encore.

Il y eut un nouveau silence. La fierté du jeune homme souffrait ; il aurait désiré que son amante tombât dans ses bras d’elle-même, qu’elle n’y fût pas poussée par une sorte de fatalité.

– Ce qui me désespère, reprit-il d’une voix basse, c’est de vous devoir au hasard... Vous n’auriez point consenti à rester, n’est-ce pas ? si les chemins avaient été praticables.

– Oh ! vous ne me connaissez pas, s’écria Madeleine ; si je reste, c’est que je le veux. Je me serais en allée au plus fort de l’orage plutôt que de demeurer ici contre ma volonté.

Elle se prit à rêver ; puis, d’un accent vague, comme si elle se fût parlé à elle-même :

– Je ne sais ce qui m’arrivera plus tard, dit-elle. Je me crois capable de vouloir, mais il est si difficile de mener sa vie !

Elle s’arrêta, elle allait avouer à Guillaume qu’un étrange sentiment de compassion l’avait seul décidée à rester. Les femmes succombent plus souvent qu’on ne croit, par pitié, par besoin d’être bonnes. Elle avait vu le jeune homme si frémissant pendant l’orage, il la regardait avec des yeux si humides, qu’elle ne s’était pas senti la force de se refuser à lui.

Guillaume comprit qu’elle se donnait presque comme une aumône. Toutes ses susceptibilités se réveillèrent, un amour offert de cette façon le blessa dans son orgueil.

– Vous avez raison, reprit-il, nous devons attendre encore. Voulez-vous que nous partions ?... Maintenant, c’est moi qui vous demande de rentrer à Paris.

Il parlait d’un ton fiévreux. Madeleine s’aperçut de l’altération de sa voix.

– Qu’avez-vous donc, mon ami ? demanda-t-elle avec surprise.

– Partons, répéta-t-il partons, je vous en prie.

Elle eut un geste de découragement.

– À quoi bon à présent ? dit-elle. Nous en reviendrons là tôt ou tard... Depuis le jour de notre première rencontre, je sens bien que je vous appartiens... J’avais rêvé de me réfugier dans un couvent, je m’étais juré de ne pas commettre une seconde faute. Tant que je n’ai eu qu’un amant, j’ai gardé mon orgueil. Aujourd’hui, je comprends que je roule à la honte... Ne m’en veuillez pas d’être franche.

Elle prononça ces mots avec une telle tristesse que les fiertés du jeune homme s’amollirent. Il redevint doux et caressant.

– Vous ignorez qui je suis, dit-il. Confiez-vous à moi. Je ne ressemble pas aux autres hommes. Je vous aimerai comme ma femme, et je vous rendrai heureuse, je vous le jure.

Madeleine ne répondit pas. Elle croyait avoir l’expérience de la vie ; elle se disait que Guillaume la quitterait un jour, et que la honte viendrait. Elle était forte cependant, elle savait qu’elle pouvait résister ; mais elle n’éprouvait aucune envie de résistance, malgré les raisonnements qu’elle se tenait. Toutes ses résolutions se brisaient dans une heure fatale. Elle était étonnée elle-même d’accepter si aisément ce que, la veille encore, elle aurait repoussé avec une froide énergie.

Guillaume songeait. Pour la première fois, la jeune femme venait de lui parler de son passé, de lui avouer que déjà elle avait eu un amant ; cet amant, dont il retrouvait le souvenir vivant et ineffaçable dans chaque geste, dans chaque parole de sa compagne, lui paraissait se dresser entre eux, maintenant que son ombre avait été évoquée.

Les jeunes gens gardèrent le silence pendant longtemps, ayant résolu de s’unir et attendant l’heure du coucher avec une singulière méfiance. Ils se sentaient accablés par des pensées lourdes et inquiètes ; pas un mot d’amour, pas une caresse ne leur montaient aux lèvres ; s’ils avaient parlé, ils se seraient dit leur malaise. Guillaume tenait la main de Madeleine ; mais cette main restait glacée, inerte dans la sienne. Jamais il n’aurait cru que sa première causerie d’amour serait si pleine d’anxiété. La nuit les enveloppait, son amante et lui, de son ombre et de son mystère ; ils étaient seuls séparés du monde, perdus dans le charme âpre d’une nuit d’orage, et rien ne battait au fond de leur être que la peur et que l’incertitude du lendemain.

Et autour d’eux, la campagne, trempée de pluie, s’endormait lentement, agitée encore par un dernier frisson de volupté. La fraîcheur devenait pénétrante ; la senteur âcre de terre et de feuilles mouillées flottait plus lourde, chargée d’ivresse, pareille à l’odeur vineuse qui s’échappe d’une cuve. Il n’y avait plus un seul nuage au ciel, la nappe d’un bleu sombre s’animait du fourmillement vivant d’un peuple d’étoiles.

Madeleine eut un frisson subit.

– J’ai froid, dit-elle, rentrons.

Ils rentrèrent sans échanger une parole. L’hôtesse les accompagna jusque dans leur chambre, et les quitta, en laissant sur le coin d’une table une bougie qui éclairait les murs d’une lueur vacillante. C’était une petite pièce, tapissée d’un ignoble papier à grandes fleurs bleuâtres, que l’humidité avait déteint par larges plaques. Un grand lit de bois blanc, peint en rouge sombre, tenait presque tout le carreau. Un air glacial tombait du plafond, des odeurs de moisi traînaient dans les coins.

Les jeune gens frissonnèrent en entrant. Il leur sembla qu’on leur jetait des linges mouillés sur les épaules. Ils restèrent silencieux, allant et venant dans la pièce. Guillaume voulut fermer les volets et y travailla longtemps sans pouvoir y parvenir ; un obstacle devait exister quelque part.

– Il y a un crochet en haut, dit Madeleine malgré elle.

Guillaume la regarda en face, d’un mouvement instinctif. Ils devinrent très pâles l’un et l’autre. Tous deux souffrirent de cet aveu involontaire : la jeune femme connaissait le crochet, elle avait dormi dans cette chambre.

Le lendemain, Madeleine s’éveilla la première. Elle descendit doucement du lit et s’habilla en contemplant Guillaume qui sommeillait encore. Il y avait presque de la colère dans son regard. Une indéfinissable expression de regret passait sur son front dur et grave que le sourire de ses lèvres n’adoucissait pas. Parfois, elle levait les yeux, elle allait du visage de son amant aux murs de la pièce, à certaines taches du plafond qu’elle reconnaissait. Elle se sentait seule, elle ne craignait pas de s’abandonner à ses souvenirs. À un moment, en reportant ses regards sur l’oreiller où reposait la tête de Guillaume, elle tressaillit comme si elle se fût attendue à trouver une autre tête à cette place.

Quand elle fut vêtue, elle alla ouvrir la fenêtre, et là s’accouda, en face de la campagne jaune de soleil. Il y avait près d’une demi-heure qu’elle rêvait, les tempes rafraîchies, le visage détendu par des pensées plus calmes, par des espérances lointaines, lorsqu’un bruit léger la fit se tourner.

Le dormeur venait de s’éveiller les yeux encore gros de sommeil, ayant aux lèvres ce sourire vague du réveil, si doux de reconnaissance au matin d’une nuit d’amour, il tendit les bras vers la jeune femme qui s’approchait.

– M’aimes-tu ? lui demanda-t-il d’une voix basse et profonde.

Madeleine sourit à son tour, de son bon sourire d’enfant tendre et aimante. Elle ne voyait plus la chambre, elle se sentait pénétrée d’une grande douceur par la demande caressante du jeune homme.

Elle rendit à Guillaume son baiser.

II

Madeleine Férat était fille d’un mécanicien-constructeur. Son père, né dans un petit village des montagnes de l’Auvergne, vint à Paris pour chercher fortune, les pieds nus, les poches vides. C’était un de ces Auvergnats trapus, carrés des épaules, d’un entêtement de brute au travail. Il se mit en apprentissage chez un constructeur de machines, et là, pendant près de dix ans, il lima et forgea de toute la force de ses mains rudes. Il amassa sou à sou quelques milliers de francs. Dès le premier coup de marteau qu’il avait donné, il s’était dit qu’il s’arrêterait seulement lorsqu’il aurait économisé la somme nécessaire pour s’établir à son compte.

Quand il se jugea assez riche, il loua une sorte de hangar, du côté de Montrouge, et s’établit chaudronnier. C’était un premier pas vers la fortune, vers les vastes ateliers de construction qu’il rêvait de diriger plus tard. Pendant dix autres années, il vécut dans son hangar, limant et forgeant de plus belle, sans prendre une seule distraction, un seul jour de repos. Peu à peu, il agrandit le hangar, il eut sous ses ordres un plus grand nombre d’ouvriers ; enfin, il put acheter le terrain et faire bâtir d’immenses ateliers, à l’endroit même où s’élevait son ancienne baraque de planches. Les objets qu’il fabriquait avaient grandi, eux aussi : les chaudrons étaient devenus des chaudières. Les chemins de fer dont la France se couvrait alors, lui fournirent des travaux considérables, et lui mirent entre les mains d’énormes bénéfices. Son rêve se réalisait : il était riche.

Jusque-là, il avait tapé sur son enclume, avec la pensée de gagner le plus d’argent possible, mais sans jamais se demander ce qu’il ferait ensuite de cet argent. Il lui fallait à peine par jour quarante sous pour vivre. Ses habitudes de travail, son ignorance des plaisirs et même des commodités de la vie, lui rendaient la fortune inutile. Il s’était enrichi plutôt par entêtement que pour tirer un bien-être quelconque de ses richesses. Il avait juré de devenir patron à son tour, et toute son existence s’était employée à tenir ce serment. Quand il eut amassé près d’un million, il se demanda ce qu’il pourrait bien en faire. Il n’était d’ailleurs nullement avare.

Il se fit d’abord bâtir, à côté de ses ateliers, une petite maison bourgeoise qu’il décora et meubla avec assez de luxe. Mais il était mal à l’aise sur les tapis de ses appartements, il préférait passer les journées au milieu de ses ouvriers, dans ses forges noires de charbon. Il se serait peut-être décidé à louer la maison et à reprendre le logement qu’il occupait auparavant au-dessus de ses bureaux, si un événement grave n’était venu modifier profondément son existence, en faisant naître en lui un homme nouveau.

Sous la rudesse de sa voix et de ses gestes, Férat était d’une douceur d’enfant. Il n’aurait pas écrasé une mouche. Toutes les tendresses de sa nature dormaient en lui, étouffées par sa vie de labeur, lorsqu’il rencontra une orpheline, une pauvre fille qui vivait avec une vieille parente. Marguerite était si pâle, si frêle qu’on lui eût donné seize ans à peine ; elle avait une de ces figures douces et soumises qui touchent les hommes forts. Férat fut attiré et ému par cette enfant qui souriait d’un air craintif, avec une humilité de servante dévouée. Il avait toujours vécu au milieu d’ouvriers grossiers, il ignorait les charmes de la faiblesse, et se mit à aimer les mains fines et le visage enfantin de Marguerite. Il l’épousa brusquement, et l’emporta chez lui comme une petite fille, dans ses bras.

Quand il la posséda, il l’aima avec une dévotion de fanatique. Elle fut sa fille, sa sœur, son épouse. Il adorait en elle sa pâleur, son air maladif, toutes ses délicatesses de jeune femme souffrante qu’il n’osait toucher de ses mains durcies. Il n’avait jamais aimé ; lorsqu’il cherchait dans ses souvenirs, il trouvait, comme unique tendresse de sa vie, la tendresse sacrée que sa mère lui avait autrefois inspirée pour une sainte Vierge blanche qui souriait mystérieusement sous ses voiles, au fond d’une chapelle de son village. Il crut retrouver cette sainte Vierge dans Marguerite ; c’était le même sourire discret, la même tranquillité sainte, la même bonté attendrie. Dès les premières heures, il avait fait de sa femme une idole et une reine ; elle gouvernait au logis, y mettait un parfum d’élégance et de bien-être, changeait la froide maison bourgeoise que l’ancien ouvrier avait fait construire, en une retraite close et sentant bon, toute tiède d’amour. Pendant près d’un an, Férat s’occupa à peine de ses ateliers ; il fut tout à ce bonheur exquis et nouveau pour lui, d’avoir un être frêle à aimer. Ce qui le charmait et le touchait parfois jusqu’aux larmes, c’était la reconnaissance que lui témoignait Marguerite. Chacun de ses regards le remerciait de la félicité et de la richesse qu’il lui avait données. Elle restait humble dans sa souveraineté ; elle adorait son mari comme un maître, comme un bienfaiteur, en femme qui ne sait de quelle tendresse assez profonde payer sa dette de bonheur. Elle s’était mariée sans regarder le visage hâlé de Férat, sans réfléchir à ses quarante ans, poussée simplement par une amitié presque filiale. Elle avait deviné que cet homme était bon. « Je t’aime, disait-elle souvent à son mari, parce que tu es fort et que tu ne dédaignes pas ma faiblesse ; je t’aime parce que je n’étais rien et que tu as fait de moi ta femme. » Et Férat, en entendant ces mots murmurés d’une voix humble et caressante, la prenait sur sa poitrine, avec des élans ineffables de cœur.

Au bout d’un an de mariage, Marguerite devint enceinte. Sa grossesse fut douloureuse. Quelques jours avant la crise, le médecin prit Férat à part et lui dit qu’il n’était pas sans inquiétude. La jeune femme lui paraissait d’une constitution si délicate, qu’il redoutait pour elle le rude labeur de l’enfantement. Férat fut comme fou pendant une semaine ; il souriait à sa femme, couchée sur une chaise longue, et allait sangloter dans la rue ; il passait les nuits dans ses ateliers déserts, venant d’heure en heure demander des nouvelles ; parfois, quand ses angoisses l’étouffaient, il prenait un marteau, puis, de toutes ses forces, avec rage, il tapait sur les enclumes, pour soulager sa colère. Le moment terrible vint enfin, les craintes du médecin se réalisèrent. Marguerite mourut en donnant le jour à une fille.

La douleur de Férat fut atroce. Il ne put trouver une larme. Quand la pauvre morte fut ensevelie, il s’enferma chez lui, il y resta dans un accablement morne. Par instants des crises de folie aveugle le secouaient. Il passait toujours les nuits au fond de ses ateliers noirs et silencieux ; jusqu’au matin, il marchait entre les machines muettes, au milieu des étaux, parmi les morceaux de fer brut qui traînaient. Peu à peu, ce spectacle des outils de sa fortune le faisait entrer dans des rages sourdes. Il avait vaincu la misère et il n’avait pu vaincre la mort. Pendant vingt ans, ses mains puissantes s’étaient fait un jeu de tordre le fer, et ses mains étaient restées impuissantes à sauver sa chère tendresse. Et il criait : « Je suis donc lâche et faible comme un enfant : si j’avais été fort, on ne m’aurait pas volé ! »

Pendant un mois, personne n’osa troubler les souffrances de cet homme. Puis, un jour, la nourrice qui allaitait la petite Madeleine lui mit l’enfant entre les bras. Férat avait oublié qu’il eût une fille. En voyant ce pauvre petit être, il pleura des larmes chaudes qui soulagèrent sa tête et son cœur. Il regarda longtemps Madeleine.

– Elle est faible et délicate comme sa mère, murmura-t-il, elle mourra comme elle.

Dès lors, son désespoir s’attendrit. Il s’habitua à croire que Marguerite n’était pas tout à fait morte. Il avait aimé sa femme en père ; il put, en aimant sa fille, se tromper lui-même, se dire que son cœur n’avait rien perdu. L’enfant était très frêle ; elle semblait tenir sa petite face pâle de la pauvre morte. Férat goûta une grande joie à ne pas retrouver d’abord sa forte nature dans Madeleine, il put ainsi s’imaginer qu’elle lui venait tout entière de celle qui n’était plus. Quand il la faisait sauter sur ses genoux, il lui prenait la folle pensée que sa femme était morte pour redevenir enfant, pour qu’il l’aimât d’une tendresse nouvelle.

Jusqu’à l’âge de deux ans, Madeleine resta chétive. Elle était toujours entre la vie et la mort. Née d’une mourante, elle avait dans les yeux une ombre vague que le sourire éclairait rarement. Son père l’aimait davantage pour les maux qu’elle souffrait. Ce fut sa faiblesse même qui la sauva, les maladies n’avaient pas prise sur ce pauvre petit corps. Les médecins la condamnaient, et elle vivait toujours, comme luit une de ces lueurs pâles de veilleuse qui agonisent sans jamais s’éteindre. Puis, quand elle eut deux ans, la santé afflua brusquement en elle ; en quelques mois, le deuil de ses yeux s’éclaira, le sang lui monta aux lèvres et aux joues. Ce fut une résurrection.

Jusque-là elle avait ressemblé à une petite morte, blanche et muette ; elle ne savait ni rire, ni jouer. Lorsqu’elle put se tenir sur ses jambes, devenues fortes, elle emplit la maison de son babil et de ses pas encore chancelants. Son père l’appelait, lui tendant les bras, et elle venait s’y réfugier, avec cette marche hésitante des enfants qui est une de leurs grâces. Pendant des heures, Férat jouait avec sa fille ; il la portait dans ses ateliers au milieu du tapage épouvantable des machines, disant qu’il voulait la rendre courageuse comme un garçon. Et il trouvait pour la faire rire des puérilités qu’une mère n’aurait pas su inventer.

Une particularité curieuse redoublait l’adoration du brave homme. À mesure que Madeleine grandissait, elle prenait sa ressemblance. Aux premiers jours, quand elle était couchée dans son berceau, toute grelottante de fièvre, elle avait eu la figure douce et triste de sa mère. Maintenant, frémissante de vie, trapue et vigoureuse, elle paraissait un garçon ; elle avait les yeux gris, le front rude de Férat, et elle était, comme lui, violente et entêtée. Mais il lui restait toujours, du drame de sa naissance, une sorte de frisson nerveux, une faiblesse innée qui la brisait au milieu de ses grosses colères d’enfant. Alors elle pleurait à chaudes larmes, elle s’abandonnait. Si le haut de sa face avait pris la dureté du masque de l’ancien ouvrier, elle ressemblait toujours à sa mère par la mollesse de sa bouche et l’humilité aimante de ses sourires.

Elle grandit, et Férat rêva un prince pour elle. Il s’était remis à diriger ses ateliers, sachant maintenant ce qu’il ferait de ses millions. Il aurait voulu entasser des trésors aux pieds de sa chère petite idole. Il se lança dans des spéculations considérables, ne se contentant plus du gain de sa maison, risquant sa fortune pour la doubler. Brusquement, une baisse eut lieu sur les fers qui le ruina.

Madeleine avait alors six ans. Férat déploya une énergie incroyable. Il chancela à peine sous le coup mortel qui le frappait. Avec cette vue juste et rapide des hommes d’action, il calcula que sa fille était jeune et qu’il avait encore le temps de lui gagner une dot ; mais il ne pouvait recommencer en France son labeur de géant ; il lui fallait, pour champ d’opération, une contrée où les fortunes s’improvisent. Son parti fut pris en quelques heures. Il décida qu’il irait en Amérique. Madeleine l’attendrait dans un pensionnat de Paris.

Il disputa les restes de sa fortune, sou à sou, et réussit à sauver une rente de deux mille francs qu’il mit sur la tête de sa fille. Il pensait que, s’il lui arrivait malheur, l’enfant aurait toujours du pain. Lui, il partait avec cent francs dans sa poche. La veille de son départ, il conduisit Madeleine chez un de ses compatriotes qu’il chargea de veiller sur elle. Lobrichon, venu à Paris vers la même époque que lui, avait commencé par être marchand d’habits et de chiffons ; plus tard, il s’était mis dans le commerce des draps et y avait gagné une fortune assez ronde. Férat avait toute confiance en ce vieux camarade.

Il dit à Madeleine qu’il reviendrait le soir, reçut en défaillant la caresse de ses petits bras, et sortit chancelant, comme un homme ivre. Il embrassa aussi Lobrichon dans la pièce voisine.

– Si je meurs là-bas, lui dit-il d’une voix étranglée, tu lui serviras de père.

Il n’alla pas jusqu’en Amérique. Le vaisseau qui le portait, surpris par un coup de vent, revint se briser sur les côtes de France. Madeleine n’apprit la mort de son père que longtemps plus tard.

Le lendemain du départ de Férat, Lobrichon conduisit l’enfant dans un pensionnat des Ternes, qu’une vieille dame de ses amies lui avait enseigné comme une excellente maison d’éducation. Les deux mille francs devaient amplement suffire à payer la pension, et l’ancien marchand d’habits n’était pas fâché de se débarrasser sur-le-champ d’une gamine dont les jeux bruyants troublaient sa quiétude de parvenu égoïste.

Le pensionnat, situé au milieu de vastes jardins, était une retraite très confortable. Les dames qui le tenaient prenaient peu de pensionnaires ; elles avaient mis la pension à un prix élevé pour n’avoir que des filles de familles riches. Elles enseignaient à leurs élèves d’excellentes façons ; elles leur apprenaient moins le catéchisme et l’orthographe que les révérences et les sourires du monde. Quand une demoiselle sortait de chez elles, elle était parfaitement ignorante, mais elle pouvait entrer dans un salon en coquette habile, armée de toutes les grâces parisiennes. Ces dames avaient compris leur métier, elles étaient parvenues à donner ainsi à leur établissement une réputation de haute élégance. C’était un honneur pour les familles que de leur confier une enfant dont elles se chargeaient de faire une merveilleuse et adorable poupée.

Madeleine fut toujours mal à l’aise dans un pareil milieu. Elle manquait de souplesse, était bruyante et brusque. Pendant les récréations, elle jouait comme un gamin, avec un emportement de joie qui troublait l’élégante retraite. Si son père l’eût fait élever à son côté, elle serait devenue courageuse, franche et droite, forte d’orgueil.

Ce furent ses petites amies qui lui enseignèrent à être femme. Dans les premiers temps, elle déplut par ses gestes, par les éclats de sa voix, à ces jeunes poupées de dix ans déjà fort savantes dans l’art de ne point déranger les plis de leurs jupes. Les élèves jouaient fort peu ; elles se promenaient comme de grandes personnes dans les allées du jardin, et il y avait des bambines pas plus hautes que la main qui savaient déjà se saluer de loin du bout de leurs doigts gantés. Madeleine apprit de ces délicieuses poupées une foule de choses qu’elle ignorait complètement. Dans les coins, derrière le feuillage de quelque haie, elle surprit des groupes qui parlaient d’hommes ; elle se mêla à ces conversations, avec la curiosité ardente de la femme qui s’éveille dans l’enfant, et reçut ainsi l’éducation précoce de la vie. Le pis était que ces gamines, toutes savantes qu’elles se croyaient, bavardaient en plein rêve ; elles souhaitaient carrément des amants ; elles se confiaient leurs tendresses pour les jeunes gens qu’elles avaient rencontrés le jour de leur dernière sortie ; elles se lisaient les longues lettres d’amour qu’elles écrivaient pendant les classes d’anglais et ne se cachaient pas leur espérance d’être enlevées une nuit ou l’autre. De pareilles causeries étaient sans danger pour de petits êtres souples et rusés. Madeleine, au contraire, en subit à jamais l’influence.

Férat avait donné à sa fille un esprit net, la décision rapide et logique de sa nature d’ouvrier. L’enfant, dès qu’elle crut commencer à connaître la vie, chercha à se faire une idée définitive du monde, d’après ce qu’elle voyait et ce qu’elle entendait au pensionnat. Elle conclut, des enfantillages de ses camarades, qu’il n’était pas mal d’aimer un homme, et qu’on pouvait aimer le premier venu. Le mot de mariage était rarement prononcé par ces demoiselles. Madeleine, dont les idées étaient toujours des idées simples, des idées d’action, s’imagina qu’on prenait un amant dans la rue, au bras duquel on s’en allait tranquillement. Ces pensées ne la troublaient en rien ; elle était d’un tempérament froid, elle parlait d’amour avec ses amies comme elle aurait parlé de toilette. Elle se disait seulement : « Si jamais j’aime un homme, je ferai comme Blanche : je lui écrirai de longues lettres et je tâcherai de le forcer à m’enlever. » Et il y avait, dans sa rêverie, une pensée de lutte qui la ravissait : c’était tout le plaisir qu’elle se promettait de goûter. Plus tard, quand elle connut réellement les hontes de la vie, elle sourit avec tristesse en se rappelant ses raisonnements de jeune fille. Mais il resta toujours au fond d’elle, à son insu même, l’idée qu’il est logique et franc, lorsqu’on aime un homme, de le lui dire et de s’éloigner avec lui.

Un pareil caractère eût été capable des volontés les plus fermes. Malheureusement, rien ne le cultiva dans sa franchise et dans sa force. Madeleine ne demandait qu’à suivre une route large, unie ; elle tendait vers la tranquillité, vers tout ce qui est puissant et serein. Il eût suffi qu’on l’armât contre ses heures de faiblesse, qu’elle fût guérie de ce frisson de servante amoureuse que sa mère avait mis en elle. Elle reçut, au contraire, une éducation qui redoubla ce frisson. Elle avait l’air d’un garçon bon enfant et tapageur, on se contenta de vouloir en faire une petite fille hypocrite. Si l’on ne put y réussir, c’est que sa nature refusa de se discipliner aux légers saluts gracieux, aux airs de tête penchés et languissants, aux mensonges du visage et du cœur. Mais elle n’en grandit pas moins au milieu de jeunes coquettes, dans un air où traînaient des parfums énervants de boudoir. Les paroles mielleuses de ses sous-maîtresses, qui avaient ordre d’être les servantes des élèves, les femmes de chambre de ce petit peuple d’héritières, amollirent ses volontés. Chaque jour, elle entendait dire autour d’elle : « Ne pensez pas, n’ayez pas l’air fort ; apprenez à être faible, vous êtes ici pour cela. » Elle perdit quelques-uns de ses entêtements, sans parvenir à se composer une ligne de conduite, de tous les conseils de coquetterie qu’elle recevait ; elle resta amoindrie, dévoyée. La notion des devoirs de la femme finit presque par lui échapper ; elle la remplaça par un grand amour d’indépendance et de franchise. Elle devait marcher tout droit devant elle, comme un homme, ayant des faiblesses étranges, mais ne mentant jamais, et assez forte pour se punir le jour où elle aurait commis une infamie.

La vie de recluse qu’elle menait, l’enfonça davantage dans les idées fausses qu’elle se faisait du monde. Lobrichon, sous la tutelle duquel elle avait été placée, venait à peine la voir de loin en loin, et se contentait de lui donner une petite tape sur la joue, en lui recommandant d’être bien sage. Une mère l’aurait éclairée sur les erreurs de son esprit. Elle grandissait, solitaire, toute à ses raisonnements, ne recevant les conseils étrangers qu’avec une sorte de défiance. Les moindres enfantillages devenaient graves pour elle, parce qu’elle les acceptait comme seule règle de conduite possible. Ses camarades, en allant le dimanche chez leurs parents, y apprenaient chaque fois un peu de la vie. Pendant ce temps, elle restait au pensionnat, elle se persuadait de plus en plus de la justesse de ses erreurs. Elle passait même ses vacances, enfermée, repliée dans ses pensées. Lobrichon, qui redoutait sa turbulence, la tenait éloignée. Neuf années s’écoulèrent ainsi. Madeleine avait quinze ans, elle était femme déjà, et devait garder désormais la trace ineffaçable des rêves dans lesquels elle avait grandi.

On lui avait appris la danse et la musique. Elle savait peindre agréablement l’aquarelle, broder de toutes les façons imaginables. D’ailleurs, elle eût été incapable d’ourler des torchons et de faire son lit elle-même. Quant à son instruction, elle se composait d’un peu de grammaire, d’un peu d’arithmétique, et de beaucoup d’histoire sainte. On lui avait fait soigner son écriture qui, au grand désespoir de ses maîtresses, était restée forte et écrasée. Sa science s’arrêtait là ; on l’accusait de saluer avec trop de raideur et de gâter son sourire par l’expression froide de ses yeux gris.

Quand elle eut quinze ans, Lobrichon, qui venait depuis quelque temps la voir presque tous les jours, lui demanda si elle serait contente de quitter le pensionnat. Elle n’avait aucune hâte d’entrer dans l’inconnu, mais en grandissant elle prenait en haine la voix mielleuse de ses maîtresses et les grâces apprises de ses compagnes. Elle répondit à Lobrichon qu’elle était prête à le suivre. Le lendemain, elle couchait dans une petite maison que l’ami de son père venait d’acheter à Passy.

L’ancien marchand d’habits caressait un projet. Il s’était retiré du commerce à l’âge de soixante ans. Pendant plus de trente années, il avait mené une vie de ladre, mangeant mal, se privant de femme, tout à l’accroissement de sa fortune. Comme Férat, c’était un rude travailleur, mais il travaillait pour ses jouissances futures. Il se proposait, lorsqu’il serait riche, d’apaiser largement ses appétits. La fortune venue, il prit une bonne cuisinière, acheta un pavillon tranquille entre cour et jardin, et résolut d’épouser la fille de son ancien ami.

Madeleine ne possédait pas un sou, mais elle était grande, puissante, et avait déjà une largeur de poitrine qui répondait à l’idéal de Lobrichon. D’ailleurs, il ne venait de se décider qu’après de longs calculs. L’enfant étant jeune encore, il se disait qu’il pourrait l’élever pour lui seul, la laisser doucement mûrir sous ses yeux, prenant ainsi un avant-goût de volupté dans le spectacle de sa beauté florissante ; puis, il l’aurait absolument vierge, il la formerait au gré de ses plaisirs, en esclave de sérail. Il mettait dans cette pensée de préparer une jeune fille à être épouse, un raffinement monstrueux d’homme qui a sevré sa chair durant de longues années.

Pendant quatre ans, Madeleine vécut en paix dans la petite maison de Passy. Elle n’avait fait que changer de prison, mais elle ne se plaignait point de la surveillance active de son tuteur ; elle n’éprouvait aucun désir de sortir, brodant des journées entières sans éprouver ces malaises qui étouffent les filles de son âge. Les sens s’éveillaient très tard chez elle. D’ailleurs Lobrichon se montrait aux petits soins pour sa chère enfant ; il prenait souvent ses mains fines, la baisait au front de ses lèvres chaudes. Elle recevait ces caresses avec un sourire tranquille, ne s’apercevait pas des regards étranges du vieillard, quand elle retirait son fichu devant lui comme devant un père.

Elle venait d’avoir dix-neuf ans, lorsqu’un soir l’ancien marchand d’habits s’oublia jusqu’à la baiser sur les lèvres. Elle le repoussa d’un geste instinctif de révolte, et le regarda en face, sans comprendre encore. Le vieux tomba à genoux, balbutiant des mots honteux. Ce misérable, qu’un désir ardent secouait depuis de longs mois, n’avait pu jouer jusqu’à la fin son rôle de protecteur désintéressé. Peut-être Madeleine l’eût-elle épousé, s’il ne l’avait pas violentée. Elle se retira tranquillement, en déclarant d’une voix nette qu’elle quitterait la maison le lendemain.

Lobrichon, resté seul, comprit la faute irréparable qu’il venait de commettre. Il connaissait Madeleine, il savait qu’elle tiendrait parole. Il perdit la tête, ne chercha plus qu’à assouvir sa passion. Il se disait qu’une violence suprême briserait peut-être la jeune fille et la jetterait vaincue dans ses bras. Vers minuit, il monta à la chambre de sa pupille ; il possédait une clef de cette chambre, et souvent, par les nuits chaudes, il s’y était glissé, pour regarder l’enfant demi-nue, dans le désordre du sommeil.

Madeleine fut brusquement réveillée par une étrange sensation de fièvre. La veilleuse n’ayant pas été éteinte, elle vit Lobrichon qui s’était coulé à côté d’elle et qui cherchait à la serrer contre lui. Elle le prit à la gorge, des deux mains, avec une vigueur incroyable, sauta vivement à terre et maintint sur le lit le misérable qui râlait. La vue de ce vieillard en chemise, pâle et blafard, dont les membres avaient touché les siens, lui causa un horrible dégoût. Il lui sembla qu’elle n’était plus vierge. Elle tint un instant Lobrichon immobile, le regardant fixement de ses yeux gris, se demandant si elle n’allait point l’étrangler ; puis elle le repoussa avec une telle violence que sa tête alla heurter le mur de l’alcôve et qu’il retomba évanoui.

La jeune fille s’habilla rapidement et quitta la maison. Elle descendit vers la Seine. Comme elle longeait les quais, elle entendit sonner une heure. Elle marcha droit devant elle, se disant qu’elle marcherait ainsi jusqu’au matin et qu’elle chercherait ensuite une chambre. Elle s’était calmée, elle n’éprouvait plus qu’une tristesse profonde. Une seule idée tournait dans sa tête : la passion était honteuse, elle n’aimerait jamais. Elle voyait toujours les jambes blanchâtres du vieillard en chemise.

Comme elle arrivait au Pont-Neuf, elle s’engagea dans la rue Dauphine, pour éviter une bande d’étudiants qui battaient les murs. Elle continua à aller devant elle, ne sachant plus où elle se trouvait. Bientôt elle s’aperçut qu’un homme la suivait ; elle voulut fuir, mais l’homme courut et la rejoignit. Alors, avec la décision et la franchise de sa nature, elle se tourna vers l’inconnu, auquel elle conta son histoire en quelques mots. Celui-ci lui offrit poliment le bras, lui conseillant d’accepter son hospitalité. C’était un grand jeune homme d’une physionomie gaie et sympathique. Madeleine l’examina en silence, puis elle accepta son bras d’un air tranquille et confiant.