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Albane est morte, assassinée par son mari, Cristobal Mendoza de Bobadilla. Ni la beauté, ni l’argent, ni les privilèges de son nom n’ont suffi à la sauver. Depuis l’au-delà, sa voix s’élève pour raconter, à travers une série de flash-backs, les rouages invisibles qui l’ont menée à sa perte. Un récit bouleversant sur le féminicide, qui explore avec lucidité et émotion la mécanique insidieuse de l’emprise et du silence.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Alix Baixas est l’auteure d’un premier roman intitulé "J’irai mourir en février au fond du jardin". Dans son nouvel ouvrage, elle explore, à travers une fiction percutante, la tragédie d’un féminicide survenu dans les sphères feutrées de l’aristocratie. Car ce fléau, loin d’épargner les classes privilégiées, traverse toutes les strates sociales et nous oblige à interroger en profondeur les dynamiques de pouvoir entre les sexes.
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Seitenzahl: 357
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Alix Baixas
Maman est partie avec les anges,
Papa est parti avec les flics
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alix Baixas
ISBN : 979-10-422-7353-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toutes les femmes qui, de par le monde, souffrent et meurent, sous les coups des hommes.
Pour que les consciences s’éveillent sur cette tragédie humaine, qui dure depuis des siècles, et que l’on relègue enfin au passé cette ignominie.
Pour que l’on cesse d’accepter l’inacceptable.
Pour que le fait de naître femme ne nous condamne plus à mort.
« Quand les hommes sont opprimés, c’est une tragédie.
Quand les femmes sont opprimées, c’est une tradition. »
Loretta Cottin Pogrebin, auteure, journaliste et conférencière américaine, membre du conseil du programme « Femmes et religion » à la Harvard Divinity school
« Le féminisme n’a jamais tué personne. Le machisme tue tous les jours. »
Benoîte Groult
« Ce que j’ai enduré avec Shia est la pire chose qui me soit arrivée.
Je ne crois pas que les gens auraient pu penser que ça m’arriverait à moi.
Mais justement, ça peut arriver à n’importe qui. »
FKA Twigs, alias Tahliah Barnett, chanteuse et danseuse anglaise ; propos recueillis par le NY Times, au sujet de l’acteur Shia Labeouf, contre qui elle a porté plainte pour agression sexuelle, violence physique et psychologique.
Source : ELLE du 24 décembre 2020
« Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations.
Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux ».
Georges Orwell, 1984
« Aux antipodes de l’assurance masculine, les femmes intègrent très tôt une tendance non seulement à pratiquer l’introspection et à se remettre en question (ce qui est plutôt positif), mais aussi à douter d’elles-mêmes, à se culpabiliser sans cesse, à penser que tout est de leur faute ou de leur responsabilité, à s’excuser d’exister (ce qui est nettement moins bien). Cette tendance nous affaiblit considérablement dans un rapport amoureux, surtout quand il se révèle abusif. La violence au sein du couple profite de la fragilité de la position des femmes dans la société. »
Mona Chollet, « Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. »
« La honte devient un véritable mode d’être au monde féminin qui fait le lit de la violence conjugale et des féminicides. »
Lorraine de Foucher, « Féminicides : La Logique patriarcale la plus pure se loge au cœur de l’intime »
Le Monde, 3 juin 2020
« L’ensemble de notre système culturel et social est du côté des agresseurs, du côté des forts, du côté des puissants. Il nous faut résister aux réflexes ancestraux : déni de la gravité des faits, recours au fatalisme, paresse à affronter les personnes dominatrices. »
Marie-France Casalis, mentionnée par Hélène Devynck dans son ouvrage « Impunité »
« Comprendre sans détourner le regard, ce qu’est réellement unviol, c’est accepter que le viol n’existe que grâce au silence qu’il impose. Le premier à le savoir, c’est l’agresseur. Le silence lui assure une tranquille impunité et la permission de recommencer aussi souvent qu’il le veut. Enfermées dans la violence du traumatisme, coincées entre les murs de la honte et de la culpabilité, nous ne pouvons pas articuler notre détresse. Sa puissance de destruction est amplifiée. Dans un terrible effort pour sortir du piège, on retourne la destruction contre soi.
On se tait, et parfois, on se tue. »
Hélène Devynck, « Impunité »
« Comment montrer l’exemple ? Ce livre regorge d’hommes persuadés d’être des mecs bien. Je pensais en être un moi aussi. Mais clamer sur les toits que je suis féministe, ou que je soutiens “la lutte”, qu’est-ce que ça veut dire si en rentrant le soir je ne fais jamais une lessive, jamais la vaisselle, que je ne change pas une couche, ne cuisine pas, ne donne pas le biberon, ne me lève pas quand ma fille pleure la nuit ? Que retiendra-t-elle de mes avertissements sur les hommes et leurs vices quand à 15 ans elle me verra rabaisser sa mère, choisir seul notre lieu de vacances, agir comme un chef au motif que je suis pourvu d’une paire de couilles ?
Il paraît que tout se joue dans l’enfance. »
Mathieu Palain, « Nos pères, nos frères, nos amis – Dans la tête des hommes violents. »
« L’intégrité physique d’un homme est plus importante que celle d’une femme. »
Virginie Despentes, « King Kong Théorie. »
« Féminicide (nm) définition : meurtre ou suicide forcé d’une femme, en raison de son genre, et ce quels que soient son âge ou les circonstances.
Les féminicides s’inscrivent dans le contexte de violences patriarcales systémiques et/ou au croisement d’autres systèmes d’oppression. »
Définition officielle de L’IOF (Inter Orga Féminicides, collectif interassociations) relayé par la page Instagram noustoutes.org
L’écrit qui va suivre est un roman. Il ne s’agit en aucun cas ici d’un témoignage, d’un documentaire, ou d’une analyse psychologique. Tout ce que vous lirez ici est un récit fictif.
Néanmoins si ce texte est une pure fiction, mettant en scène des personnages imaginaires, il n’en demeure pas moins que des faits similaires existent dans la réalité, et certains actes de violence conjugale ressemblant à ceux décrits ici existent bel et bien malheureusement. De tels actes se produisent malheureusement tous les jours derrière les portes closes de certains foyers français ; ceux justement que l’on croyait « normaux », « sans histoire ».
L’écriture de certains passages fut difficile et éprouvante, et je préfère mettre en garde sur le fait que leur lecture peut s’avérer émotionnellement perturbante, voire choquante, parfois. Le but ici n’est pas de heurter les âmes sensibles, mais de dénoncer les horreurs et les brutalités indicibles, qui pourtant existent. Car il suffit de banaliser la violence faite aux femmes, sous prétexte que ce qu’il se passe dans un couple est de l’ordre du privé. Il suffit de qualifier le meurtre d’une femme par son mari de « crime passionnel », comme si la passion venait excuser l’acte. La violence, quelle qu’elle soit, ne doit pas être excusée ni tolérée. La violence, quelle qu’elle soit, psychologique ou physique, est inacceptable.
Chaque jour trois femmes sont victimes de tentatives de féminicide, et meurent sous les coups de leur conjoint ou sont poussées au suicide par celui-ci.1
En 2023, on a enregistré 217 000 plaintes pour violences conjugales, sachant qu’une seule femme sur dix seulement porte plainte…2
Le cycle de la violence conjugale est insidieux, répété, implacablement efficace, clairement indentifiable, et se déroule en 4 phases montant crescendo : le climat de tension, l’explosion de la violence, les justifications, et la lune de miel.
La violence tue, et elle tue tous les jours. En 2019, c’était 146 femmes tuées par un homme, soit 20 % de plus qu’en 2018… En 2021, 113 femmes sont mortes sous les coups de leur mari, leur conjoint ou leur ex3. Et en 2022, il y a eu, en France, 146 femmes « tuées par leur (ex) compagnon », selon #NousToutes qui décompte sur son compte Instagram le nombre de féminicides.
Au 6 janvier 2025, on décomptait déjà trois féminicides… 136 au total en 2024… Non seulement le nombre de féminicides en France ne baisse pas sous le coup de lois plus strictes ou de mesures de prévention plus fortes, mais il augmente.4
Donc on enterre en moyenne une femme tous les deux jours5 + 6, tuées très souvent par celui qui était censé les aimer et les protéger. Définitivement, oui, le machisme tue tous les jours.
Ce matin-là, il faisait un peu frais. Aussi Azucena se ravisa, et remonta à la hâte les trois étages de l’escalier en bois, devenus glissants à force d’usure, qui la menaient à ses petits vingt mètres carrés. Elle alla y chercher un gilet à mettre sur ses épaules. C’était le mois d’avril, mais le printemps tardait à venir. Cet oubli lui valut de rater son RER pour arriver chez Monsieur et Madame – elle nous appelait très respectueusement ainsi. Monsieur serait certainement furax, il détestait que son petit-déjeuner lui soit servi en retard, mais ce qu’il détestait encore plus c’est que son œuf à la coque, ne soit pas parfaitement à la coque, cela pouvait le mettre dans des colères noires, au point de jeter son journal à terre et d’envoyer valser une partie de la vaisselle d’un revers de main. Il lisait en général La Tribune, et les Échos.
Azucena trépignait sur les quais en attendant son train, qui la mènerait dans les rues bourgeoises du 16e arrondissement parisien. Nous habitions un bel hôtel particulier boulevard Suchet, dont Azucena était en charge d’une partie des tâches domestiques y afférant depuis de nombreuses années, mais aussi, et surtout, de veiller sur Léonard, mon fils. Elle aimait cette maison, et elle mettait beaucoup d’énergie et d’application à ce qu’elle soit bien entretenue. Elle en retirait une grande fierté, surtout quand les invités faisaient des compliments à « Madame et Monsieur ». Par ricochet elle en tirait de la reconnaissance pour son travail. Elle aimait profondément mon petit Léonard dont elle avait la charge depuis sa naissance, six ans auparavant. Au fil des années elle s’était attachée à cet enfant, doux et tendre, qui le lui rendait bien. Il était blond comme les blés, comme sa maman, en revanche il avait le regard de son père. C’est ce que tout le monde disait spontanément en voyant mon fils. « Monsieur Cristobal » comme elle l’appelait, avait beaucoup insisté auprès de « Madame » pour son embauche, car outre ses parfaits états de service et ses recommandations, ses origines péruviennes pesaient dans la balance afin de garantir à Léonard un apprentissage de l’espagnol au quotidien. Moi j’avais accepté, certes pour donner satisfaction à mon mari sur ce point, et aussi parce que j’estimais juste que Léonard apprenne l’espagnol, car c’était la culture de son père, mais surtout parce j’avais eu une bonne intuition sur cette candidate pour le poste de gouvernante, je savais que nous serions en phase sur les valeurs éducatives à transmettre à Léonard, et surtout qu’avec elle, Léonard ne manquerait jamais d’affection.
Ce matin-là, Azucena ne parvint pas à lire pendant son trajet, tellement son retard la stressait. Pourtant ce n’était pas la première fois qu’elle aurait du retard, même si elle mettait un point d’honneur à être ponctuelle, ce qui était le cas 95 % du temps.
Elle sortit Métro Jasmin, comme tous les matins, mais à grandes enjambées pour tenter de combler une partie de son retard. Si bien qu’elle ne put prendre le temps de glisser son sandwich à Charbel.
Charbel était un vieux SDF syrien, posté tous les jours à la sortie de cette station de métro, toujours affublé d’une vieille veste militaire kaki élimée par le temps, qu’il avait eue chez Emmaüs. Il avait la peau mate, le visage marqué d’un homme qui a vécu sa part d’enfer sur terre, mais ses grands yeux noirs et ronds comme des billes avaient gardé la lueur et la capacité d’émerveillement de l’enfance. Azucena avait fini par se prendre d’affection pour lui, à force de le croiser, et le saluer tous les matins et tous les soirs depuis autant d’années. Elle avait pris l’habitude de le nourrir. Il y avait tellement d’abondance dans la maison où elle travaillait que ce n’était que charité chrétienne que d’en faire bénéficier ce pauvre homme. Azucena était très pieuse, elle ne ratait pas la messe du dimanche, et elle priait, tous les soirs, agenouillée au pied de son lit. Elle avait beaucoup prié pour moi pendant ces dernières années, que ce soit le soir, agenouillée au pied de son lit, ou à l’église. Elle vouait un culte particulier à Sainte Rita, la sainte des « causes désespérées », et il faut croire que j’étais à ses yeux une cause désespérée. Elle allait au préalable à l’église Sainte Rita du quinzième arrondissement, mais à son grand dam, l’église était fermée, car en 2016, l’église devait être rasée au profit de logements immobiliers et parkings. Cela l’avait scandalisée. Comment peut-on raser un lieu de culte ? Elle avait été encore plus choquée de voir les CRS expulser les fidèles et le prêtre par la force en plein office. Heureusement, ce jour-là, elle n’y était pas, c’était son amie Hortense, une Martiniquaise au franc-parler, connue sur les bancs de l’église qui lui avait relaté les faits. Aussi elle allait régulièrement prier à la chapelle Sainte Rita du boulevard de Clichy.
Elle se faufila entre les passants, dans ces rues bourgeoises qu’elle connaissait par cœur, comme un automate, mais avec la rapidité et l’agilité de nos – tristement célèbres – rongeurs parisiens. Elle salua à la hâte d’un geste de la main, sa voisine, La Cesca, la concierge de l’immeuble voisin, qui balayait le devant de porte. La Cesca, était une Italienne, originaire des Pouilles, bavarde comme une pie, et sacrée commère, mais elle était toujours prête à rendre service, elle lui avait parfois gardé Léonard, quand elle devait s’absenter faire de longues courses et que le petit était trop fatigué pour la suivre au marché. Elle se prénommait Francesca, mais tout le monde l’appelait La Cesca. La Cesca était sur le point de harponner Azucena pour lui donner sa célèbre recette des orecchiettes – petites pâtes en forme d’oreilles typiques des Pouilles –, elle fut stoppée net dans son élan par le geste poli, mais sans appel d’Azucena. Elle eut juste de temps de lui dire avec un accent italien à couper au couteau, bien que cela faisait plus de vingt ans qu’elle vivait en France : « Ciao, Cara, il y a un sacré raffut, chez toi ce matin, dis donc ! ». Cela étonna, contraria et interpella Azucena, car la belle demeure dont elle avait la charge, hormis les soirs de fête où Monsieur et Madame recevaient du beau monde, était très paisible. Elle ne put s’empêcher de penser qu’à nouveau, décidément, La Cesca, se repaissait du moindre commérage, et du malheur des autres, et les attrapait à la volée goulûment comme un poisson rouge qui gobe la moindre miette qui tombe dans son aquarium. Elle avait décidément les qualités requises pour le job de concierge ! Azucena était déjà en retard, cette information rajouta de l’inquiétude à son agitation. À l’approche de la grande grille en fer forgé verte et ventrue, elle distingua l’arrière d’un camion rouge de pompier. Elle prit peur, sentit ses poils se hérisser sur des bras, mais tenta de se rassurer en se disant que peut-être il s’agissait d’un banal accident domestique : à nouveau Aladin, le chaton bien-aimé de Léonard, serait resté coincé en haut du grand châtaignier au fond du parc. En avançant encore, elle vit une voiture de la police nationale, garée à côté. Là elle blêmit. Elle comprit que quelque chose de grave venait d’arriver dans cette maison. Elle aurait pu se figer net. Mais mue par son instinct maternel, elle gravit plutôt quatre à quatre les marches des escaliers de pierre menant au perron de l’imposante demeure. Son sang ne fit qu’un tour, elle craignit le pire pour son petit Léonard. Arrivée haletante dans le grand hall d’entrée vide, c’est lui qu’elle vit, seul, assis sur les trois dernières marches, de cet immense escalier hélicoïdal en pierre de bourgogne. L’escalier était recouvert de cette belle moquette ivoire épaisse, qu’elle avait encore aspirée pas plus tard que la veille avec l’aide de Samira, la femme de ménage, donnant un effet ton sur ton avec le beige clair de la pierre de bourgogne. Si bien que ce petit être vêtu de sombre semblait perdu dans cette étendue claire. L’escalier surplombait le vaste hall d’entrée au sol de marbre à damier noir et blanc. Léonard était prostré, mutique, son petit visage entre ses mains, le regard dans le vide. Elle se rua immédiatement sur lui, laissant tomber son sac à main :
— Chiquito mio ! Que paso ? (Que se passe-t-il mon tout petit ?) lui dit-elle en espagnol, le visage terrifié, agenouillée sur la marche en dessous d’elle.
Il finit par décrocher son regard de l’immensité froide du vide dans lequel il était plongé pour la regarder enfin. Il resta muet quelques secondes, elle n’osa pas réitérer sa question, car elle vit une larme, une seule, couler sur sa joue droite alors qu’il restait impassible. Il finit par dire cette phrase qui allait rester graver à vie dans sa mémoire :
— Maman est partie avec les anges, Papa est parti avec les flics.
Elle faillit basculer en arrière, se retenant de justesse, en s’agrippant à une volute de la rambarde en fer forgé de l’escalier. Aucun son ne parvint à sortir de sa bouche béante, qu’elle étouffa d’ailleurs de sa main, horrifiée parce qu’elle venait d’entendre. Elle saisit ensuite cet enfant, qu’elle chérissait tant, dans ses bras, tendrement, comme pour le protéger de l’effroi de la situation, embrassa son front. Lui restait tétanisé, raide, pétrifié, comme s’il était sorti de son corps. Elle eut le réflexe de l’emmener dans sa chambre, le portant dans ses bras, car il était incapable de marcher. Il était encore en pyjama, son joli pyjama écossais rouge qu’elle lui avait préparé la veille, et emmitouflé dans sa robe de chambre bleu marine en velours éponge. Elle le porta comme un bébé, l’allongea sur son lit à peine défait, lui caressa la joue. Elle le dorlota ainsi un bon moment. Une fois qu’elle le sentit un peu apaisé, elle le laissa finir de se rendormir, et partit s’enquérir de la situation, vu le drame que cette maison venait de vivre. Elle était paniquée, soudain elle fut prise de spasmes, et les larmes montèrent dans ses yeux. La maison était vaste, elle ne trouvait personne dans le dédale de couloirs de l’étage, ni pompier, ni policier, personne. Elle n’osait pas appeler, crier, pour ne pas rajouter du tumulte à l’horreur que venait de vivre Léonard. Mais dans sa tête, elle ne cessait de crier « Antonio ?! Antonio !? ». Elle finit par se saisir du combiné du téléphone fixe, et composa le numéro de portable du jardinier portugais qui travaillait dans cette demeure depuis autant de temps qu’elle, son collègue de toujours.
« Antonio, c’est moi Azucena, j’ai trouvé Léonard dans les escaliers, j’ai vu la voiture de la police, le camion de pompier, mais que s’est-il passé ici ?!
— Azu, rejoins-moi dans la cuisine, je vais tout t’expliquer. L’œuvre du diable s’est abattue sur cette maison… »
Sur son chemin en descendant les escaliers, elle fut interpellée par une policière à la queue de cheval très haute, sanglée dans sa tenue bleu marine officielle, qui montait. Elle lui demanda vertement ce qu’elle faisait là, comment s’était-elle introduite dans les lieux et lui intima de décliner son identité. Intimidée, et perturbée, elle expliqua quasi en bégayant qu’elle était la gouvernante de cette maison, qu’elle travaillait ici depuis plusieurs années pour Madame Albane et Monsieur Cristobal, et montra son jeu de clefs qu’elle avait gardé dans ses mains. La policière lui rétorqua que cela ne prouvait rien, que cela pouvait être n’importe quel jeu de clef, et qu’il était interdit de s’introduire sur une scène de crime. Azucena balbutia, répétant qu’elle était sur son lieu de travail, et apercevant par-dessus l’épaule de la policière, son sac à main resté échoué en contrebas de l’escalier, s’y précipita pour en retirer sa pièce d’identité. Cela calma momentanément la flic, qui néanmoins lui demanda de rester sur les lieux, et de se tenir à la disposition de ses collègues, qui viendraient l’interroger et prendre sa déposition plus tard. Azucena, lui expliqua qu’elle avait trouvé Léonard seul sur les marches, complètement tétanisé, qu’elle l’avait calmé, et étendu sur son lit, mais qu’elle ne souhaitait pas le laisser sans surveillance trop longtemps. La flic, agent Delphine Moreau, prit acte, se radoucit, et l’informa qu’elle avait déjà alerté la pédopsychiatre de la cellule psychologique, qui était en chemin. Elle rassura en lui disant qu’en attendant l’arrivée de cette dernière, elle allait se charger personnellement de veiller sur l’enfant. Azucena, bien que polie et docile, détesta devoir se justifier ainsi face à cette policière mal aimable et accusatrice. La police avait décidément le don de faire culpabiliser les bonnes gens même quand ils étaient dans leur bon droit, pensa-t-elle.
Quand elle arriva dans la cuisine, Antonio lui avait déjà préparé un bon café bien serré. La moka sifflait, il aimait le café fait à l’ancienne. Il la fit asseoir, puis lui tendit la tasse de café. Il plia sa longue carcasse maigre pour s’asseoir face à elle. Son visage émacié et bruni par le soleil, typique d’un travail en extérieur, lui sembla encore plus sombre qu’à l’accoutumée. Ses mains, posées sur ses cuisses, lissaient les plis de son pantalon marron d’un geste lent et machinal. Son regard était vissé sur son pantalon, que ses mains ne cessaient de balayer pour repasser des plis imaginaires. Il n’osait regarder Azucena tant ce qu’il avait à lui dire était lourd et difficile. Elle, elle attendait, les yeux écarquillés, le cou tendu vers lui, la bouche mi-close, plantée face à lui… elle bouillait d’impatience, mais n’osa pas le presser avec des questions supplémentaires. Avant de s’adresser à Azucena, qui lui tendait un regard avide, inquiet et impatient, il releva la tête, repoussa une mèche de sa tignasse grisonnante qui lui barrait la vue, déglutit, et se lança :
— C’est Madame Albane. Elle est morte. Il l’a tuée, dit-il d’une voix froide et monocorde.
Antonio continua à raconter à Azucena qu’il avait ensuite appelé les pompiers puis la police, comment Monsieur Cristobal, résigné, s’était laissé passer les menottes sans renâcler. Azucena déplorait que le petit ait assisté à la scène, elle savait qu’il en garderait un trauma à vie. Comment peut-on vivre avec l’image de son père qui tue sa mère sous ses yeux ? Comment, quand on a que six ans, peut-on se relever d’une telle épreuve ?
Azucena sortit prendre l’air sur le perron de la maison. Elle aurait été fumeuse, elle se serait allumé une cigarette, mais elle ne fumait pas, elle n’avait d’ailleurs jamais fumé. Elle était livide, le ciel s’était abattu sur sa tête. Qu’allait-il advenir de Léonard, se demanda-t-elle ? Allait-on le lui enlever ? Le confier à une famille d’accueil ? Ou à sa tante Pénélope ? Ou à sa tante espagnole Carmen-Pilar ? Elle faisait les cent pas, alors que toutes ces questions venaient se fracasser sur les parois à l’intérieur de son crâne, telles des boules de billard. C’est là qu’elle aperçut ce qui restait de la mère de Léonard : un corps sans vie livide, étendu là sur le brancard du camion de pompiers, enveloppée de son déshabillé de soie rose, sa main droite dépassant de la couverture thermique dorée, même de loin elle put distinguer à son annulaire la sublime et gigantesque émeraude de sa bague de fiançailles, ce qui devait être la promesse d’un amour heureux n’était plus aujourd’hui qu’un caillou vert accroché au doigt bleui d’une morte.
Je suis Albane de Jerphanion. Je suis morte. Je suis morte sous les coups de mon époux. Je suis « partie avec les anges », comme dit mon adorable petit garçon. Je vous parle depuis là-haut. Je vais vous raconter comment je suis morte par strangulation, en ce vendredi vingt-huit avril à 7 h 36 du matin. Car la question, la seule et l’unique vraie question est : comment peut-on en arriver là ? Comment ? Eh bien, je vous dirais, lentement, insidieusement, aveuglément, pernicieusement, mais sûrement…
J’ai rencontré Cristobal, jeune, trop jeune vraisemblablement. La première fois que je l’ai vu, c’était à l’hippodrome de Longchamp lors du grand prix d’Ispahan en mai. J’étais accompagnée de mon père et de ma sœur Pénélope. Il était seul, et sa place dans les gradins était à côté des nôtres. J’avais dû y traîner ma sœur ce jour-là, la supplier pour qu’elle daigne se joindre à mon père et moi. Elle ne partageait clairement pas ma passion pour les chevaux. J’aimais leur odeur, j’aimais caresser leur pelage, même quand il était humide de transpiration après un bon galop, j’aimais la fumée qui sort de leurs naseaux par temps de brume, j’aimais la lumière qui fait luire le beau pelage roux de ma jument Étincelle. (Étincelle était une jument alezane de toute beauté, et avec laquelle j’avais un rapport parfois fusionnel, je l’adorais) Ma sœur ne comprenait pas comment je pouvais m’enticher de ces « stupides canassons au regard bovin ». Ce jour-là pour compenser le manque d’entrain, et trouver quelque intérêt à cette sortie familiale, elle s’était lâchée côté tenue, et elle arborait un couvre-chef, blanc et noir immense, des plus excentriques. Il faut dire qu’elle avait de l’allure, grande brune, mince, élancée, tellement classe. Elle, ses yeux, verts, et sa voix rauque pouvaient tout se permettre. Moi petite blonde, dans ma robe blanche en broderie anglaise, j’avais l’impression d’être un peu transparente à côté de ma sœur aînée. Ma sœur s’ennuyant ferme assise sur ces gradins à regarder des « canassons » qui courent, s’occupait à observer autour de nous. Forcément ses yeux se sont portés sur notre élégant voisin, vêtu d’un costume clair, couleur beurre frais, et d’une chemise en lin blanche. Cristobal avait un visage ovale encadré par une belle barbe naissante, mais drue, un nez franc, une épaisse chevelure brune, et de très belles mains. Il dégageait beaucoup de puissance, de sérénité, de confiance en lui, et de mystère. Bref l’Ibère dans toute sa splendeur !
Elle était assise entre mon père et moi et se dévissait la tête pour le scruter. Tant et si bien que Père et moi parvenions difficilement à échanger sur les performances de Sakura, une jeune jument prometteuse, montée par le jockey Maxime Guyon. Agacée, que nous nous contorsionnions pour arriver à dialoguer, elle proposa de changer nos places, afin que Père et moi soyons côte à côte. Ainsi elle put se retrouver assise à côté de Cristobal et engager la conversation. Mon père regardait la scène du coin de l’œil, son petit manège aiguisait sa curiosité et l’amusait.
« Bonjour, vous venez souvent, ici ? dit-elle charmeuse.
On peut dire que Pénélope s’était pris un vent royal. Et elle n’était pas habituée à cela. La connaissant, je sais que si elle avait pu elle se serait levée et serait partie sur le champ. Mais elle n’était pas à un dîner où elle pouvait claquer des doigts, appeler notre chauffeur Alphonse, se casser et planter tout le monde. Là elle était sur des gradins, physiquement coincée entre notre père et Cristobal. Elle dut ravaler sa fierté, et rester assise stoïque le temps que la course se termine. Elle se raidit et se ferma comme une huître. Subir un tel affront était nouveau pour elle. Ce fut une des rares fois où son charme légendaire n’opéra pas. Mais visiblement son approche trop directe rebuta Cristobal. On n’enferme pas deux cobras dans la même cage, vous comprenez.
Almodovar arriva troisième, c’était un score inespéré, aussi Cristobal Mendoza de Bobadilla tint promesse et nous convia tous trois à célébrer cela. Pénélope était coincée, et rageait, même si elle essayait de faire bonne figure.
« Monsieur Mendoza de Bobadilla, je tiens à vous remercier pour l’invitation, dit mon père.
Il me dévorait du regard. Je piquai un fard. Cristobal avait bien décodé le côté femme fatale vénéneuse de Pénélope. Pénélope, du haut de ses vingt-cinq ans, avait déjà l’allure d’une femme, forte, indépendante, et conquérante. Pénélope était une femme libre. Libre de ses choix, libre de son destin, libre de ses amants. Les hommes, c’est elle qui les choisissait, elle les faisait tomber dans ses filets, et pas l’inverse. J’étais une proie bien plus facile pour Cristobal. Moi la jeune, fragile, et douce Albane. Aussi il jeta son dévolu sur moi.
Je dois dire qu’à ce moment-là, bien que gênée et intimidée, je fus flattée, et je retirai une certaine satisfaction de battre pour une fois ma sœur au jeu de la séduction. Pénélope voyant qu’elle n’était pas au centre de l’attention, elle quitta poliment l’assemblée prétextant d’aller se refaire une beauté aux toilettes.
Sur ces entrefaites, mon regard croisa celui de mon ami Hadrien. Mon visage s’illumina à la vue d’une personne amie, cela rompait la dynamique de l’embarras dans laquelle je me trouvais. Aussi mon père lui fit signe de se joindre à nous :
— Hadrien, ce brave Hadrien ! Mais joignez-vous à nous, ne faites pas le timide. Hadrien est un ami de ma fille, ils partagent la même passion pour les chevaux depuis tout petit tous les deux, ils se sont rencontrés dans un box d’écurie, si ma mémoire est bonne, dit-il en aparté à Cristobal afin de lui situer le personnage.
Je sortis je ne sais plus quel prétexte pour nous éclipser, Hadrien et moi, afin de ne pas embarrasser encore plus Hadrien. Mon père appréciait Hadrien, sincèrement. Mais il ne pouvait s’empêcher de le rabaisser, plus ou moins subtilement d’ailleurs… Hadrien était mon ami d’enfance, et son dévouement à mon égard lui valait la tendresse de mon père. Mais il ne faisait pas partie de l’aristocratie, il était certes de la haute bourgeoisie –, ses parents étaient marchands d’art –, mais il n’était pas noble. Et on aurait dit que mon père ne pouvait pas s’empêcher de lui rappeler son statut. Hadrien était mon ami, c’était l’amoureux transi à qui j’avais donné ma première fois, et qui avait accepté de rester « amis » lorsque j’avais rompu, juste pour rester proche de moi. Nous le savions tous les deux tout au fond de nous.
Hadrien me demanda d’où sortait ce type. J’expliquais la rencontre fortuite. Il me dit qu’il ne le sentait pas ce Cristobal, qu’il le trouvait arrogant, infatué de sa personne, et cassant. Je mis cela sur le compte de la jalousie. Et je rétorquai que je le trouvais plutôt classe et charmant.
Mon père et Cristobal continuèrent leur discussion. Mon père s’étonna de la parfaite maîtrise de la langue française dont faisait preuve Cristobal, et le félicita. Cristobal expliqua qu’il n’avait aucun mérite, car son père était espagnol, mais sa mère était française, Aymeline de Chapuiset Le Merle, originaire de Bordeaux. Il ajouta qu’il avait hérité de vignobles du côté de sa mère dans le bordelais, dont il s’occupait, et que c’est la raison pour laquelle il venait de temps à autre en France. Mon père lui expliqua que nous avions aussi des terres en champagne, mais qu’il avait un peu du mal à s’en occuper, car il manquait de temps pour gérer les vignobles en plus de son activité première dans sa banque d’affaires. C’est ainsi qu’ils découvrirent qu’ils étaient tous deux dans le vin. La conversation allant bon train, et les affinités étant réelles, mon père proposa à Cristobal de venir voir nos terres pour avoir ses conseils. Dans la mesure où il était possible à Cristobal de prolonger son séjour en France, mon père se saisit de l’occasion de ma fête d’anniversaire avec tous mes amis et la famille au grand complet, le week-end d’après, au château, pour proposer à M. Mendoza de Bobadilla de se joindre à nous. Notre château, le Château d’Esternay-en-Valois, était un château cossu avec un domaine viticole, en champagne, non loin de Reims, et nous y produisions notre champagne : le champagne Daubigny-Prémonville. C’était forcément un lieu parfait pour accueillir tout le monde et festoyer, à l’intérieur vu les nombreuses chambres, et la grande ancienne salle de bal, mais également dehors au milieu des vignes, le temps d’un week-end.
J’étais un peu contrariée que mon père ait pris l’initiative de convier cet inconnu à ma fête d’anniversaire, sans m’en parler au préalable. Ce n’est jamais agréable d’être mis devant le fait accompli. Mais au fond de moi, si je dois être honnête avec moi-même, j’étais plutôt ravie d’avoir déjà une occasion de revoir Cristobal, l’homme qui m’avait préférée à ma sœur…
C’est ainsi que je rencontrai Cristobal Mendoza de Bobadilla, celui qui deviendrait mon mari, tout simplement à cause d’un cheval nommé Almodovar, qui devait concourir à Longchamp. Un homme que mon ami d’enfance, Hadrien Grogniard, n’avait pas approuvé dès le départ.
En parlant d’Hadrien, cela me fait penser à un épisode particulier le concernant. J’ai payé au prix fort le fait d’avoir tenté de préserver à cor et à cri notre amitié.
Il est vrai qu’Hadrien avait spontanément émis des réserves sur Cristo dès la première fois qu’il le vit. Il avait même osé me dire quelques jours avant mon mariage : « Albie, es-tu sûre de ce que tu fais ? Cet homme te rendra malheureuse. Il veut t’épouser non pas parce qu’il t’aime, mais parce qu’il veut te posséder. » (C’était une des rares personnes que j’autorisais à m’appeler « Albie », le surnom que ma défunte mère me donnait) C’est le genre de vérité, que seul un véritable ami ose se permettre, car il pense en priorité à votre bonheur, au risque de jouer le sien en perdant votre amitié. Alors mon amitié, il ne l’a pas totalement perdue. Mais je lui en ai beaucoup voulu d’avoir gâché mon bonheur aux prémices de ce qui devait être le plus beau jour de ma vie. Même si je ne l’ai pas exclu totalement de mon mariage, car il était un de mes témoins avec ma sœur, il s’en est suivi une grande vague de froid entre nous, et de mise à distance, qui dura plusieurs mois. Pour le plus grand plaisir de Cristo… Mais rapidement, je le recontactai sur un prétexte lambda, une question technique sur un acte notarié, qui relevait de son expertise en qualité de notaire. La réalité était que sa présence me manquait trop, et que s’il n’appréciait pas Cristo, après tout moi, j’étais capable de faire cohabiter ces deux hommes, que j’aimais, dans ma vie, sans que leur inimitié respective ne se télescope et ne fasse des étincelles.